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PEUPLIERS VIEILLE DAME

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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LES DE LA

PEUPLIERS

VIEILLE DAME

TROISIÈME PARTIE

I

L a soirée se passa comme toutes les autres : M r s Marrable but son Martini en lisant son journal, M r s Dimmock sirota son jus de tomate en cousant. Planant sur le tout, l'agréable senteur du bon dîner qui mijotait à la cuisine.

Une autre femme eût été suffoquée des manières tranquilles et placides de M r s Dimmock. Pas M r s Marrable. Les siennes étaient aussi impeccables.

U n commentaire irrité pour commencer :

— Ils éteignaient les lumières lorsque je suis arrivée à la bibliothèque. Ils n'ont évidemment rien voulu entendre pour reprendre les livres. Les fonctionnaires, quels gens désagréables ! Et maintenant, tout en faisant mine de parcourir les colonnes du quotidien, elle réfléchissait. U n e femme de l'âge de M r s Dimmock

— en fait, n'importe quelle femme — s'embarquerait-elle pour un voyage en auto avec quelqu'un qu'elle soupçonne d'être un

Résumé des livraisons des 1S avril et Ie r mai. — Mrs Eisa Marrable. veuve aussi dénuée de scrupules qu'avide de considération, s'est retirée dans une propriété sise dans une vallée du Nouveau-Mexique, où elle est parvenue à faire croire qu'elle était très fortunée. Elle est choyée par son neveu Georges et sa nièce Julia qui convoitent sa succession. Pour se consti- tuer une fortune, elle n'hésite pas à recourir au crime. Au moyen de petites annonces, elle recrute des dames ou demoiselles de compagnie qu'elle emploie à. maintes besognes domestiques jusqu'au jour où, s'étant fait confier leurs économies, elle les assomme et les inhume dans des trous qu'elle fait creuser à son jardinier indien pour y planter de sa propre main des peupliers. Ayant ainsi fait disparaître Miss Tinsley, elle s'apprête à faire subir le même sort à Mrs Dimmock quand la présence dans le proche voisinage de Miss Harriet et de son jeune neveu James contrarient ses projets. Ceux-ci sont devenus, à, la demande de Georges, les locataires d'un cottage que Mrs Marrable possède non loin de sa maison, et la jeune fille est trop intelligente et son neveu trop bavard et curieux pour que la vieille dame démoniaque puisse poursuivre sans danger sa sinistre plantation de peupliers.Elle recherche donc un procédé nouveau pour se débarrasser de Mrs Dimmock. Dans ce dessein, elle dit à Mrs Dimmock qu'elle compte partir le lendemain matin avec elle pour entreprendre un voyage en auto. Elle est d'autant plus pressée d'agir qu'elle a surpris sa dame de compa- gnie en train de fouiller dans sa commode.

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assassin, sans s'être entourée de quelque protection ? Une modi- fication inopinée des projets en cours pourrait provoquer la panique de ce côté-là, mais M r s Marrable devrait être certaine alors qu'en se débarrassant de sa dame de compagnie, elle ne se compromettrait pas d'une manière fatale.

A six heures trente, M r s Dimmock brancha la radio, comme à l'accoutumée, pour les nouvelles et, côte à côte, les deux ennemies mortelles écoutèrent silencieusement le speaker. Une décision du conseil municipal, un hold-up dans une station-service, la politique locale, puis la météorologie : des vents violents sur le nord et le centre du Nouveau-Mexique, avec une chute de tempé- rature et de la neige au-dessus de deux mille mètres.

M r s Dimmock interrompit la radio.

— M o n DÎeu, dit-elle, j'espère que nous n'allons pas être obli- gées de remettre notre voyage à plus tard !

— Je ne pense pas, nous verrons demain matin, rétorqua M r s Marrable.

Elle réprima un petit frisson de triomphe : sa dame de compa- gnie était inquiète.

— L'agneau doit être cuit... A quelle heure partirons-nous ? M r s Dimmock se dirigea vers la cuisine, puis se retourna :

— N e croyez-vous pas qu'il serait bon de prévenir la police que la maison sera vide ? Comme ça, ils pourraient la surveiller d u coin de l'œil.

M r s Marrable faillit s'étrangler avec son Martini.

— Ils ne s'occupent pas de ça, i c i , dit-elle.

II

Tandis que, une fois de plus, M r s Marrable passait une nuit

"blanche à fixer le plafond tout en réfléchissant, de l'autre côté de la route, Harriet Crewe ne dormit guère mieux.

A deux reprises, elle fut éveillée par le bruit de branches cassées par le vent s'effondrant sur le toit. Elle s'assit sur son lit, le cœur battant, scrutant du regard le noir qui l'entourait. Se rendant compte que ce n'était que la tempête, elle se recoucha et se ren- dormit d'un sommeil agité.

Pour la première fois de son existence, elle avait peur d'un chien, au point de se sentir prise de panique.

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Après avoir écouté l'émission de six heures trente, elle s'était à moitié attendue à voir surgir Mammouth — c'est ainsi que James avait baptisé la bête — car l'animal avait indiscutablement peur des éléments déchaînés. Et, lorsqu'elle l'entendit gémir en tournant autour de la maisonnette, elle dut se fâcher :

— Inutile d'insister, James. Nous ne pouvons pas le laisser entrer. Si on accueille un chien, i l faut le nourrir. De toute façon, i l peut aller se coucher dans la remise de la voiture. M r s Marrable ne veut pas qu'il vienne i c i .

— C'est M r s Dimmock qui l'a chassé, l'autre jour, rétorqua sèchement James.

— I l n'a qu'à rentrer chez l u i .

Et tandis qu'elle préparait le dîner, elle se surprit à se demander d'où pouvait bien venir ce chien qui, à en juger par son état, était régulièrement nourri et soigné. Mais que survienne la tempête, et i l arrivait pour tenter d'entrer dans la petite maison. Et une fois là, débonnaire, la queue battante, la gueule ouverte en un sourire aimable, i l s'installait et plus personne ne comptait pour l u i .

Elle allait crier à James de venir se mettre à table lorsqu'elle entendit un bruit épouvantable en provenance de sa chambre, puis un : « N o n , Mammouth ». Harriet jeta dans l'évier la cuiller qu'elle tenait à la main et se précipita.

Toutes les fenêtres de la maison étaient équipées de la même façon : un immense panneau vitré pivotait sur un axe central et se doublait d'un treillage amovible, formant écran contre les insectes.

Pour pouvoir caresser le chien, James avait ôté l'écran de treillis métallique et ouvert la fenêtre ; maintenant, Mammouth tentait d'entrer, debout sur ses pattes de derrière, et luttant avec le petit garçon.

Harriett ressentit la peur ancestrale de l'envahisseur. Elle tira brusquement James en arrière et repoussa l'énorme poitrail de toutes ses forces en criant :

— N o n ! Descends !

Mais elle sentait sa résistance faiblir contre la force du chien.

— James, ordonna-t-elle, la respiration courte, passe-moi l'écran.

Une seconde plus tard, le mince bouclier de fil de fer parvint à faire ce que toute la force d'Harriett n'avait pu réussir. Mammouth qui pesait plus lourd que la jeune femme et James réunis, recula

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devant cet ennemi d'un nouveau genre et se laissa lourdement retomber dehors.

Harriet referma rapidement la fenêtre ; toute tremblante, elle n'eut même pas le courage de gronder James. Elle fit simplement le tour de la maison pour vérifier si toutes les issues étaient bien fermées.

Et cela, pour empêcher un chien d'entrer !

A u matin, James l'éveilla pour lui faire admirer ce qu'elle n'avait encore jamais vu : un paysage qui bougeait.

Quiconque a vécu dans le Sud-Ouest des Etats-Unis connaît bien les tumbleweeds. Ce sont de mauvaises herbes très légères, que le moindre vent un peu fort arrache pour en faire des balles qui roulent comme des fantômes à travers champs. Elles viennent s'amasser contre les grillages, les clôtures, les arbres même et les paysans s'en débarrassent en les brûlant. Harriett en avait souvent vu, mais jamais comme en cette matinée grise, mordue de vent.

Les herbes roulées en balles énormes — certaines auraient atteint à la poitrine de la jeune femme — culbutaient à travers routes et champs en une multitude de processions qui se brisaient contre les arbres, pour repartir dans leur course silencieuse et folle.

A neuf heures du matin, la chambre de James et la salle com- mune baignaient dans une lueur diffuse, les vitres étant obstruées par un rideau d'herbes. Une fine poussière volait, qui s'infiltrait sous les portes, se posait sur les planchers, laissait un goût bizarre dans la bouche. A coup sûr, James allait avoir une crise d'asthme : aussi lorsqu'il la supplia de le laisser sortir, Harriet demeura-t-elle inflexible. Elle-même s'abstint de mettre le nez dehors, quelque envie qu'elle en eût.

L a matinée menaçait de s'éterniser, lorsque, à dix heures, le téléphone sonna. C'était Georges Marrable.

E n l'entendant, Harriett ressentit un petit coup au cœur. I l allait sûrement la charger de quelque commission désagréable.

Elle ne se trompait pas. De retour d ' E l Paso, i l avait essayé de téléphoner à sa tante, mais on l'avait prévenu que la ligne était en dérangement. I l pensait que c'était à cause de la tempête et l'avait dûment signalé, mais, en attendant, accepterait-elle d'aller voir si rien de fâcheux n'était arrivé à M r s Marrable ?

Cela ennuyait beaucoup Harriet, mais i l lui était difficile de refuser sans se montrer impolie et cela d'autant plus que Georges

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semblait fatigué : sa voix n'avait pas son autorité habituelle.

Quelques minutes plus tard, la tête couverte d'une écharpe, Harriet luttait contre le vent et traversait la route en direction de la maison de M r s Marrable.

III

Ce fut M r s Marrable elle-même qui vint ouvrir. I l n'était pas question qu'elle laissât Harriet sur le seuil par un temps pareil : la poussière les assaillait toutes deux au visage et, à cause du vent elles ne pouvaient s'entendre qu'en criant. D e sorte que, pour la première fois, Harriet pénétra dans le grand living-room au pla- fond voûté.

— Quel temps ! fit assez aimablement M r s Marrable. Pas très bon pour la sinusite.

Elle ôta le tampon de coton qu'elle tenait appuyé sur son œil droit. L a paupière était si humide et boursouflée, l'iris d'un vert si glauque que la vieille dame faisait penser à quelque monstre antédiluvien.

— Je suis désolée de vous déranger, dit Harriet, mais votre neveu vient de me téléphoner.

Elle fit alors part à M r s Marrable des inquiétudes de Georges, tout en se disant que la maison semblait étrangement silencieuse.

E n outre, M r s Marrable parlait d'une voix étouffée.

— Georges est vraiment très gentil, fit la vieille dame. Je m'étais aperçue que le téléphone ne fonctionnait pas et le blanchisseur l'a signalé à la compagnie. Ça ne peut faire de mal qu'une autre personne y ait également songé. Dites à Georges que nous avons tout ce qu'il nous faut. M r s Dimmock est sortie de bonne heure ce matin. Elle y tenait absolument, bien que j'aie tenté de l'en dissuader, et elle s'est fait heurter par une branche... Veuillez m'excuser.

Elle s'enfonça dans les profondeurs de la maison. Harriet, tout en examinant le lourd mobilier, l'éclat du bois poli et celui, plus étincelant de l'argenterie, entendit le bruit d'une porte de réfrigé- rateur qu'on ferme, le cliquetis des glaçons, puis la voix sévère de M r s Marrable :

— Je préférerais que vous ne vous leviez pas, M r s Dimmock, du moins, pas encore. Tenez...

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I l y eut un murmure de protestation.

— M a chère amie, personne ne peut savoir mieux que vous que l'on doit surveiller de près les coups à la tête... C'est Miss Crewe ; Georges s'inquiétait à propos du téléphone et i l l'a appelée. Maintenant, reposez-vous encore un peu. M a sinusite attendra. Et l'ordonnance aussi !

M r s Marrable réintégra le living-room.

— Puis-je vous être utile à quelque chose ? demanda Harriet.

— N o n , merci. M r s Dimmock ne se sentait pas très bien, tout à l'heure, et j'ai pensé qu'il était préférable qu'elle se repose un peu. Maintenant, elle voudrait se lever afin que je puisse m'étendre, à cause de ceci.

U n instant, elle enleva le tampon de coton de sur son œil.

— Merci encore, Miss Crewe.

Elle regarda Harriett s'éloigner dans le vent tourbillonnant, le long de la route, puis rentrer dans la maisonnette. Alors, elle fit demi-tour et traversa toute la maison, jusqu'à sa chambre silencieuse, où, dans le fauteuil roulant aux chromes étincelants offert par Georges et Julia lorsqu'elle s'était cassée la jambe, M r s Dimmock agonisait lentement.

Durant sa nuit sans sommeil, M r s Marrable avait compris que la situation actuelle ne pouvait s'éterniser. M r s Dimmock était au courant et ce n'était plus qu'une question de temps — peut-être même d'heures — ceci sans tenir compte d'autres possibilités, avant qu'elle déniche Juan et lui pose des questions. Juan, bien sûr, ne ferait pas de relation de cause à effet entre la plantation du dernier peuplier et la disparition 'de Miss Tinsley, car i l n'entrait jamais dans la maison et ne savait donc pas qui s'y trouvait, mais habilement questionné, i l dirait certainement qu'il creusait des trous inhabituellement profonds sur les instructions de M r s M a r - rable, et que ce n'était jamais lui qui plantait les jeunes arbres.

Mrs Marrable avait envisagé d'endormir la méfiance de M r s Dimmock en lui promettant d'investir son argent avec de gros profits, se donnant ainsi quelques jours de répit pour tâcher de découvrir la confidente inconnue, s'il en existait une, et mettre son propre plan sur pied. Elle savait maintenant que c'était impossible.

Aussi étroitement qu'elle surveillât M r s Dimmock, i l n'était pas possible de tout prévoir. Elle ne pouvait monter la garde auprès

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du téléphone à chaque instant du jour, elle ne pouvait empêcher qu'un mot fût glissé, elle risquait de laisser passer, sans le déceler, un signal convenu. Et puis, — et c'était là le nœud de l'affaire, — elle ne pouvait soutenir ce combat silencieux et mortel contre M r s Dimmock ; son œil malade qui, maintenant, commençait à la faire souffrir, en constituait la meilleure preuve. Après tout, je ne suis pas une jeune femme, pensa M r s Marrable, son bon sens reprenant le dessus sur sa colère.

Elle ne voulait pas dormir, trop occupée à tenter de boucher la brèche principale avec son courant rapide, mais elle faillit bien ne pas entendre les imperceptibles petits bruits dans le hall lorsqu'ils se produisirent. Elle se redressa sur son lit.

Dans l'accalmie provisoire du vent, avant qu'il recommençât la ronde des feuilles autour de la maison, M r s Marrable perçut nettement le frottement de mains contre le mur. M r s Dimmock qui se dirigeait fort mal dans le noir, se guidait le long du hall en direction de la cuisine.

Ou du téléphone ?

M r s Marrable sauta à bas du lit, ouvrit silencieusement sa porte et sortit à son tour dans le hall plongé dans l'obscurité. Mais le grondement du vent avait repris et elle ne distinguait plus rien d'autre, jusqu'à ce qu'une des chaises de la salle à manger glissât sur le parquet, sans doute parce que M r s Dimmock l'avait heurtée.

M r s Marrable sentit une vague de satisfaction l'envahir : la dame de compagnie allait certainement en direction du téléphone, faute d'avoir pu joindre plus tôt la personne à qui elle voulait parler.

M r s Marrable avança rapidement dans le noir et, d'un geste décidé, appuya sur le commutateur de la cuisine, en disant :

— M r s Dimmock ? Est-ce vous, M r s Dimmock ?

L'éclat de la lumière fut aveuglant, mais M r s Marrable qui s'y attendait eut un léger avantage. Les paupières â demi fermées, elle vit l'autre femme pivoter sur ses talons en s'abritant les yeux derrière sa main. Elle était nu-pieds et en robe de chambre, comme M r s Marrable, et elles s'observèrent toutes deux pendant environ trois secondes.

— J'ai cru entendre le téléphone, s'excusa M r s Dimmock.

J'ai d û rêver.

— A coup sûr, rétorqua M r s Marrable du ton de quelqu'un tiré brutalement d'un profond sommeil.

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Elle plissa les yeux en direction de la pendule. Celle-ci indiquait six heures vingt.

— Puisque vous êtes levée, fit sèchement Mrs Marrable, verriez- vous un inconvénient à me chauffer un peu de lait ? Autrement, je ne parviendrai jamais à me rendormir.

U n regard à travers la cuisine raccourcit l'existence de M r s D i m - mock de plusieurs heures, car M r s Marrable s'était soudain sou- venue du fauteuil roulant, léger et maniable, qui avait été rangé dans la penderie du hall.

Grâce aux bruits de la cuisine et, surtout, au rugissement du vent, M r s Marrable put ouvrir la porte de la penderie et en sortir le fauteuil qu'elle poussa jusqu'à sa chambre, sans attirer l'attention de M r s Dimmock. Agissant avec rapidité, parfaitement insensible aux tommettes glacées sous ses pieds, elle pénétra dans sa propre salle de bains dont elle referma presque complètement la porte en ressortant, après y avoir allumé la lumière. Puis elle se dirigea vers la cheminée, prit une petite bûche de bois courte sur le dessus de la pile et se cacha dans le placard situé à côté de la tête du lit.

Elle entendit l'eau couler dans la cuisine : M r s Dimmock lavait la casserole. I l y eut ensuite le « clic » de commutateur, et puis, à cause du vent, plus rien, jusqu'à l'arrivée de M r s Dimmock dans la chambre. U n verre à la main, ses ondulations blanches un peu dérangées, sa volumineuse robe de chambre rose se balançant au rythme de sa marche, elle jeta un coup d'œil par la porte entre- bâillée de la salle de bains et posa le verre sur la table de nuit...

M r s Marrable jaillit du placard et abattit la bûche de toutes ses forces. Presque simultanément, elle rattrapa sous les bras le corps qui s'effondrait et le tira en arrière, jusqu'au fauteuil roulant qui attendait. Après quelques secondes de silence, brisées seule- ment par le bruit de sa propre respiration, M r s Marrable alluma la lampe de chevet.

M r s Dimmock ne bougeait pas, mais elle n'était pas morte : tandis que M r s Marrable attendait, tous ses muscles raidis, i l y eut un éclair de bleu, ensuite un éclat blanc sous les paupières qui se fermaient. Puis la tête aux ondulations blanches retomba, inerte.

I l y avait étonnamment peu de sang et M r s Marrable ne tenta même pas de l'essuyer. Son instinct lui conseilla de ne pas brûler la bûche dans l'âtre qui avait été nettoyé le jour même ; au lieu

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•de cela, elle écarta quelques morceaux de bois et plaça son arme improvisée dessous.

L e bruit ne dérangea pas M r s Dimmock.

M r s Marrable s'éloigna de l'âtre et, précautionneusement, tâta le pouls de M r s Dimmock. Elle le sentit battre lentement, dange- reusement, dans le poignet mollement abandonné. Mais la respi- ration devenait sifflante, ronflante.

M r s Marrable se détourna et s'habilla ; son cerveau lui fit froidement remarquer qu'elle devrait agir de même pour M r s D i m - mock. Extrêmement désagréable, d'autant plus qu'elle ne l'avait jamais fait.

Elle y parvint cependant en maniant le corps mou comme une poupée de son. Une combinaison, un chemisier blanc, une jupe bleu foncé. Elle les attacherait lorsqu'elle parviendrait à redresser la femme.

L'autre allait-elle bientôt mourir ? Son teint était encore plus plombé et sa respiration plus sifflante. M r s Marrable enfila son manteau à la va-vite, ouvrit la porte de sa chambre donnant sur le patio et fit le tour jusqu'au garage. L'obscurité avait tourné au gris acier, mais le vent demeurait si violent qu'une branche de platane vint s'abattre devant M r s Marrable. S'abstenant d'allumer les phares, elle amena la voiture jusqu'au patio, puis regagna sa chambre, jetta un coup d'oeil à M r s Dimmock, tout en réfléchissant profondément. Ce n'était pas le moment d'agir à la légère... A nou- veau, elle consulta sa montre : huit heures.

Elle se rendit à la cuisine, se fit du café, le but et lava la tasse, la cuiller et la soucoupe aussi soigneusement que M r s Dimmock l'aurait fait.

Elle pensa alors à téléphoner à Georges. De retour d ' E l Paso, i l ne manquerait pas d'appeler et s'étonnerait de trouver la maison vide. I l ne fallait surtout pas qu'il vînt à un moment aussi inopportun. Elle souleva le combiné, le porta à son oreille. Aucune tonalité. L a ligne était coupée quelque part.

Mrs Dimmock n'aurait eu la possibilité de téléphoner à per- sonne !

Poussée par cette crainte, M r s Marrable avait appliqué un plan hâtivement conçu et, à cause de cela, devait maintenant faire disparaître une femme dans le coma. Une rage terrible l'envahit et i l lui fallut lutter durement contre elle-même pour recouvrer son calme. L e plus difficile restait à exécuter.

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Elle rentra dans sa chambre et enfila une paire de bas à M r s Dimmock. Ce fut affreux ; elle avait toujours eu horreur d u contact physique.

Elle mena quand même sa tâche à bien. Fort heureusement, M r s Dimmock portait des jarretières rondes, ce qui éliminait le problème du porte-jarretelles. I l était maintenant nécessaire de compléter cet habillage et, après un regard au visage couleur de cendre, M r s Marrable parvint à remonter la jupe de façon à pou- voir y enfiler le bas du chemisier qu'elle boutonna. Puis elle tira la fermeture éclair. Ce fut horrible.

Elle accrocha la robe de chambre rose dans la salle de bains de M r s Dimmock et prit dans la penderie le manteau et l'éçharpe.

N'avait-elle rien oublié ?... L e sac à main. M r s Marrable le trouva, en discret box noir — curieux, toutes ses dames de compagnie en avaient possédé de semblables — le fouilla sans rien y trouver d'extraordinaire, puis le posa sur son lit avec le manteau et l'éçharpe.

Elle ressentait une certaine surprise de l'ordre régnant partout : aucun signe de violence. O n aurait même pu croire que M r s D i m - mock s'était endormie dans le fauteuil roulant de sa patronne.

M r s Marrable la laissa, toujours râlante, et retourna à la cuisine se faire une autre tasse de café.

Maintenant que cette phase était terminée, M r s Marrable se rendit compte de deux choses : la violence du vent qui ne faisait que croître et la douleur fulgurante sous son œil droit. L e vent serait un puissant auxiliaire, la douleur non. M r s Marrable avala un cachet d'aspirine et, prenant un tampon de coton, se dirigea vers l'évier. De l'eau chaude, comme elle l'avait fait jusqu'ici, ou de la froide ? M r s Dimmock aurait su, mais M r s Dimmock n'ouvrirait plus jamais la bouche. D'une main ferme, M r s Marrable tourna le robinet d'eau froide.

I l était maintenant presque neuf heures, mais rien ne pressait.

Georges téléphonerait bientôt et, trouvant la ligne en déran- gement, ferait envoyer un quelconque dépanneur.

D i x heures sonnèrent et ce fut la visite de Harriet Crewe.

Après le départ de la jeune femme, M r s Marrable s'activa.

Elle ferma à clé la porte du devant et celle de derrière. Elle sortirait par celle de sa chambre. L e peu de sang qu'il y avait sur le crâne de M r s Dimmock avait séché ; elle prit néanmoins l'enveloppe

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de plastique d'une robe fraîchement nettoyée à sec, et l'étala soigneusement sur le siège avant de la voiture.

L e providentiel fauteuil roulant s'avéra des plus maniables.

Ses roues caoutchoutées ne laissèrent aucune marque, ni sur les briques du patio, ni sur le sol dur à proximité de la Cadillac qui attendait, portes ouvertes. M r s Dimmock ne sentit pas le vent glacial, bien qu'elle respirât encore de façon entrecoupée; mais i l se révéla un ennemi impitoyable lorsque M r s Marrable dut enfiler son manteau à l'agonisante. I l fallut ensuite installer le corps avachi sur le siège avant. Ceci fait, elle referma la portière. Pas un seul témoin de la scène, pas même un corbeau.

Dans sa chambre, M r s Marrable polit les chromes du fauteuil et l'enferma de nouveau dans la penderie. Puis elle alla ouvrir le placard où elle rangeait ses vêtements du soir, qu'elle n'utilisait que très rarement.

Trois ans plus tôt, elle s'était froidement rendu compte qu'un jour, i l serait peut-être nécessaire de fuir. Voilà pourquoi elle avait toujours une assez forte somme d'argent en espèces, un compte en banque au nom de M r s James Wilson, et une perruque blanche qu'elle tira de dessous une robe du soir en crêpe noir.

Ladite perruque avait été achetée bien avant la venue de M r s Dimmock. Elle était blanche, avec des ondulations, bref tout le contraire de la chevelure de M r s Marrable, disposée en impeccables bandeaux gris fer. Elle la posa sur sa tête et se sentit immédiatement une autre femme. Après un dernier regard, elle sortit dans le vent, ferma la porte de la chambre à clef et s'installa au volant.

...Mrs Dimmock avait légèrement bougé et ses yeux étaient entr'ouverts.

I V

Peu après leur installation, Harriet avait permis à James d'allu- mer du feu dans la cheminée, principalement pour que l'enfant ne s'ennuie pas trop. Mais, en dehors de l'odeur agréable du bois en train de flamber et de la gaîté des flammes, elle s'aperçut rapidement que la chaleur était nécessaire dans cette maison peu faite pour résister aux intempéries. D e petits courants d'air glacés se glissaient sous les portes et par les fenêtres mal jointoyées, et Harriet devait tirer les doubles-rideaux pour les enrayer un peu.

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I l ne l u i déplaisait pas de passer de temps en temps une journée à l'abri, tandis que pluie et vent faisaient rage dehors, mais, ce matin, elle se sentait déprimée et nerveuse. Elle n'avait cependant aucune raison pour cela.

Elle avait bien vu, vers dix heures, M r s Dimmock quitter la maison, conduisant la Cadillac de Mrs Marrable. Mais i l n'y avait aucune inquiétude à avoir : M r s Dimmock était la compétence même et fort capable de s'en tirer malgré les tumbleweeds, la tempête et la mauvaise visibilité. Harriet se demanda vaguement comment elle avait pu laisser M r s Marrable seule et malade et se souvint de l'ordonnance pour la sinusite.

Elle se gourmanda de se faire ainsi du souci à propos des deux femmes vivant de l'autre côté de la route. Mais elle se sentait une sorte de responsabilité envers elles, et puis, elle ne pouvait oublier l'incident de Hugh Darrah pénétrant en catimini dans la maison de M r s Marrable. I l est vrai qu'après, i l avait fait sa connaissance de façon tout à fait officielle. Mais, là encore, dans quel dessein ? Rien n'était plus facile, pour un homme comme lui, que de nouer connaissance avec Julia en vue de fréquenter la tante.

Elle en était à ce point de ses réflexions, lorsque la sonnette d'entrée retentit.

Harriet et James sursautèrent. Avec les doubles-rideaux tirés et ce grand feu de bûches dans la cheminée, ils avaient l'impression de veiller alors qu'il ne devait être guère plus de onze heures du matin. E t ce fut plus extraordinaire encore d'ouvrir la porte au vent tourbillonnant et à Hugh Darrah.

Les pensées qu'elle venait d'avoir devaient se refléter sur ses traits car, après un bref coup d'œil au visage de Harriet et un commentaire sur la tempête, Hugh Darrah se conduisit d'une façon manquant de naturel. I l s'excusa de ctéranger Miss Crewe mais, expliqua-t-il, i l avait eu Julia au bout du fil et elle s'inquiétait, ainsi que Georges, que la ligne de leur tante fût coupée. I l avait alors proposé d'aller vérifier en voiture si quelqu'un s'en occupait mais n'avait vu aucun camion de réparation dans les parages.

E n outre, i l n'y avait personne dans la maison d'en-face. Miss Crewe savait-elle si tout allait bien ?

Harriet se sentit agacée : ainsi Hugh Darrah, tout comme Georges, devait estimer, sans le dire nettement que, s'il survenait quelque chose de désagréable, tout le blâme retomberait sur elle.

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— J'avoue, déclara-t-elle d'un ton sec^ que je n'en sais rien.

Ces dames n'ignorent pas que ma ligne à moi fonctionne parfaite- ment et, après tout, je demeure juste de l'autre côté de la route !

Abandonnant son allure guindée, Darrah s'avança vers la che- minée, mit ses mains derrière son dos et se retourna vers Harriet.

— Ce n'est pas un temps idéal pour circuler sur les routes, dit-il. J'espère que M r s Marrable est bonne conductrice.

— Ce n'est pas Mrs Marrable qui est sortie, mais M r s Dimmock, corrigea Harriet presque malgré elle. Et vous devez savoir comment elle conduit, puisque c'est votre marraine.

Darrah ne baissa pas les yeux, mais une lueur de colère, vite réprimée, y brilla.

— Marraine, infirmière et aussi, très bonne amie, dit-il. Elle conduit admirablement. Ainsi M r s Marrable est en de bonnes mains.

— M r s Marrable n'est pas bien. Elle est probablement couchée.

Vous allez sans doute vous montrer surpris que je le sache, mais Georges m'a téléphoné ce matin en me demandant d'aller faire un saut chez sa tante pour voir si elle n'avait besoin de rien.

Elle fut sur le point de dire à Darrah que M r s Dimmock avait été heurtée par une branche mais s'en abstint. Elle ne voulait pas avoir l'air de se livrer à des commérages, et puis, M r s Dimmock étant partie au volant de la grosse Cadillac, sa blessure devait être insignifiante. M r s Marrable, tout en ne perdant rien de son abord rogue, s'était occupée de sa dame de compagnie avec solli- citude.

Soudain, James qui était accroupi devant le feu, prit part à la conversation.

— M r s Dimmock ne conduit pas si bien ! fit-il.

— Pourquoi dis-tu ça ? interrogea Darrah.

Harriet le savait parfaitement. Toute parole hostile à l'égard des adultes, en la compagnie de qui James se complaisait, consti- tuait l'infaillible signal avant-coureur d'une crise d'asthme. Sentant.

ses poumons se contracter et sa respiration devenir difficile, l'enfant réagissait en attaquant la première personne venue.

— I l faut aller te reposer, James, fit Harriet d'ur> air détaché.

— C'est ce que je suis en train de faire, jeta-t-il hargneu- sement.

Darrah avait saisi la situation.

I l sourit à James :

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— Il ne faut jamais avoir confiance dans une femme au volant, fit-il en s'éloignant de la cheminée.

Devant la porte, i l demanda doucement à Harriet :

— Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? Elle secoua la tête.

— N o n . C'est le vent. Ça lui passera.

I l ne dit pas « pauvre enfant ! », ou toute autre phrase fausse- ment remplie de commisération qu'Harriet détestait.

— I l a de la vitalité, dit-il, i l s'en tirera.

Idiotement, Harriet sentit ses yeux se remplir de larmes.

Elle les ravala énergiquement.

— I l s'est très bien porté jusqu'ici, articula-t-elle avec un brave petit sourire.

Darrah la considéra d'un air radouci.

— Vous avez passé par de drôles de moments, n'est-ce pas ? Ici... — D ' u n signe de tête, i l indiqua la direction de la maison de M r s Marrable. — Et là !

Avant que Harriet eût pu répondre, ou s'étonner de cette réac- tion, i l tira une carte de sa poche et y inscrivit un numéro de téléphone.

— Si vous avez des ennuis avec James, ou n'importe quoi d'autre, je suis là. A dix minutes de chez vous.

I l eut à lutter contre le vent pour ouvrir la porte, puis pour la refermer.

— Si on éteignait le feu ? demanda James d'une toute petite voix. J'ai trop chaud.

Harriet ne lui répondit pas tout de suite. L a carte à la main, elle écoutait la bruit de la voiture de Hugh Darrah qui s'éloignait.

«Voilà, se dit-elle, l'espion, le maître-conspirateur, l'ennemi parti. » Dommage, car abstraction faite de Julia, une certaine douceur et une grande compréhension émanaient de l u i .

Elle eut l'impression qu'on lui avait ôté son sentiment d'hostilité.

Pareil à une saine colère, Darrah l'avait remontée, pareil à un mot de réconfort i l l'avait soutenue.

Elle souhaita qu'il n'eût pas dit : « ou n'importe quoi d'autre... » car...

Qu'entendait-il par là, au juste ?

Elle glissa la carte derrière un miroir ovale accroché au mur.

— Et si tu prenais ton médicament, James ? dit-elle.

(15)

V

— M r s Dimmock ! jeta M r s Marrable, s'adressant à la femme installée à côté d'elle, sur le siège avant de l'auto.

U n bruit inarticulé sortit de la bouche aux lèvres grises.

Réaction au froid, pensa M r s Marrable.

— Je vous conduis chez le docteur, dit-elle tout haut.

Elle claqua la portière et mit le moteur en marche.

Son esprit était parfaitement dégagé, ses pensées froides et précises. Elle fut horrifiée par l'omission qu'elle avait failli com- mettre. Bien que M r s Dimmock fût retombée dans le coma, M r s Marrable coupa le contact avant de retourner dans la maison. Elle y prit un flacon vide de gouttes contre le rhume et revint à la voiture.

L a main de M r s Dimmock était flasque ; sous la pression de celle, gantée, de M r s Marrable, elle s'ouvrit et se referma sur le petit flacon, lequel fut ensuite enfoui dans le sac posé sur la banquette.

M r s Dimmock râlait doucement. M r s Marrable l'installa sur le siège de façon qu'on ne l'aperçût pas du dehors, puis s'empara du volant en se tenant comme sa dame de compagnie, légèrement penchée en avant.

Elle passa devant la maisonnette et, à quelque distance de là, aperçut sur la route un homme menant un étalon à la longe.

Délibérément, elle fonça droit sur eux, le cheval fit un écart, puis rua ; alors, elle se lança exagérément vers l'autre côté de la route, les roues mordant sur la berge. Elle eut la satisfaction de voir dans le rétroviseur que l'homme se retournait et regardait d'un air furieux la Cadillac qui s'éloignait.

Ses heures d'insomnie n'avaient pas été inutiles. Elle avait repensé à un petit chemin de terre, situé non loin de l'endroit où la route goudronnée tournait, et se dirigeait vers le collecteur central d'irrigation. C'était le genre d'erreur qu'une femme légère- ment commotionnée pouvait commettre en conduisant à travers des nuages de poussière soulevés par le vent.

M r s Marrable s'engagea sans hésiter dans le chemin.

Elle ne rencontra personne. Les gens qui allaient travailler étaient passés depuis longtemps, les écoliers étaient en classe, et les quelques maisons des environs avaient leurs rideaux tirés en raison de la tempête. M r s Marrable avait le matin pour elle seule.

Bientôt elle arriva au grand collecteur.

4

LA R E V U E N ° 10 «5

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C'était un canal assez profond, où circulait une eau rapide.

Aujourd'hui, elle était grise et hérissée de vaguelettes causées par le vent, encombrée de tumbleweeds et de branchettes qu'elle entraînait furieusement. M r s Marrable arrêta la voiture à l'endroit où le chemin de terre plongeait dans le collecteur, puis elle recula un peu et avança jusqu'à ce que les roues avant se trouvent engagées sur la pente du canal. Elle serra alors le frein à main, ouvrit la portière et

sortit dans le vent. » M r s Dimmock glissa avec facilité sur le plastique recouvrant le

siège avant. Lorsqu'elle eut été installée à la place du conducteur, M r s Marrable ôta le plastique protecteur, le mit en boule et le fourra dans la poche de son manteau, puis s'empara des mains de M r s Dimmock et les appuya à plusieurs endroits du volant.

M r s Dimmock murmura quelque chose.

Ce n'était pas les sons inarticulés qu'elle avait déjà émis, et ce n'était pas davantage une protestation. M r s Marrable fixa le visage cendreux — quelle ténacité avait cette femme, même agonisante ! — et demanda d'un air persuasif :

—= Qu'y a-t-il ?

Avec un effort surhumain, M r s Dimmock prononça :

— Averti, H . . .

Une dernière expiration de ses poumons, ou H comme Harriet ? M r s Marrable approcha son visage de celui de M r s Dimmock :

— Harriet ? dit-elle d'un ton encourageant.

L a tête blanche parut s'incliner en avant.

D ' u n geste brusque, M r s Marrable desserra le frein à main.

L a lourde voiture glissa le long de la pente avec la lenteur d'un ivrogne et s'enfonça presque sans bruit dans le canal.

Sous la force du courant, la portière s'ouvrit. L e corps de M r s Dimmock qui s'était effondré en avant glissa sur le côté.

Ses pieds étaient retenus par les pédales et sa tête disparut sous l'eau.

— Vraiment dommage ! pensa M r s Marrable avec un regret sincère. C'était une belle voiture.

U n certain nombre de gens auraient pu apercevoir la petite silhouette qui marchait à travers champs, la tête protégée d'un foulard. A première vue, on l'aurait prise pour une femme de ménage rentrant rapidement chez elle après son travail de la matinée. O n n'aurait jamais pensé qu'il s'agissait de M r s Marrable, toujours si droite et d'allure si dégagée, qui ne sortait jamais sans chapeau et sans sa canne à pommeau d'argent.

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Elle rentra dans la maison par la porte de sa chambre. L a bataille contre le vent l'avait épuisée, mais avant de raccrocher son vieux manteau noir dans la penderie, elle en sortit l'enveloppe de plastique, l'aplatit sur son lit, la lissa de la paume. Aucune marque ne s'y décelait. E n fait, elle pouvait fort bien retourner d'où elle venait : sur la robe bleu foncé en soie, récemment revenue de chez le teinturier. Ce qui fut fait.

Titubant de fatigue, M r s Marrable prit deux cachets de somni- fère et s'allongea sur son lit. Avant de glisser dans le sommeil, elle eut deux pensées :

Comme la maison était silencieuse et quel abri elle offrait...

Et puis H . . . H comme Harriet.

VI

Peu après quatorze heures, alors que le vent avait un peu perdu de son intensité, un dépanneur vint rétablir la ligne de M r s M a r - rable coupée par la chute d'une branche. Ceci fait, i l alla frapper à la porte mais personne ne lui ouvrit.

Quelques minutes plus tard, i l sonnait à celle de la petite maison, de l'autre côté de la route.

— Mais bien sûr, dit Harriett. Vous pouvez appeler la compa- gnie d'ici.

Elle lui indiqua son téléphone.

L'ouvrier parti, elle vint se planter devant le feu, les sourcils froncés. Curieux, à coup sûr, que M r s Dimmock ne fût pas encore revenue. Elle était partie dans le courant de la matinée, lorsque la tempête était à son point culminant, mais elle aurait d û être de retour depuis longtemps.

Plus étrange encore était le fait que M r s Marrable n'eût pas ouvert, sinusite ou non.

James finit par aller se coucher pour sa sieste, de fort mauvaise grâce, et s'endormit promptement. Harriet jeta une légère couver- ture sur lui et se mit à circuler à pas de loup dans la maison pour ne pas l'éveiller. Finalement, elle s'assit et tenta de lire, mais sans y parvenir.

Mrs Dimmock avait drogué ou empoisonné M r s Marrable et avait pris la fuite, emportant les objets de valeur. (En plein jour et dans une grosse Cadillac noire, se précisa Harriet, se moquant

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d'elle-même.) Ou bien, en faisant momentanément abstraction de Mrs Dimmock, on pouvait imaginer que Mrs Marrable avait fait une chute — à moins qu'elle n'ait eu une attaque — et se trouvait seule, sans aide. Ou, pour en revenir à Mrs Dimmock, que, mal remise de sa commotion, elle s'était perdue avec la voiture.

Dans n'importe quel cas, c'est sur Harriet que retomberait le blâme. Hugh Darrah savait qu'elle avait vu Mrs Dimmock partir seule au volant de la Cadillac et Georges et Juliase diraient, avec juste raison, qu'elle était dorénavant au courant des allées et venues quotidiennes des deux femmes.

— Ne vous est-il pas venu à l'esprit que quelque chose d'anor- mal s'était passé ? lui demanderait-on. Surtout lorsque le dépanneur est venu vous avertir que personne ne répondait dans l'autre maison ?

Harriet éprouva un soulagement momentané en réalisant sou- dain que Hugh Darrah ne devait pas être très inquiet du sort de sa marraine, sinon, il serait venu bien plus tôt pour demander si elle allait bien. Oui, mais Mrs Marrable, que Georges et Julia traitaient avec autant de précautions qu'une porcelaine chinoise...

Sans le moindre enthousiasme, Harriet téléphona à Georges, à son bureau, à trois heures moins le quart.

— Harriet Crewe à l'appareil, fit-elle assez sèchement.

— Oh ! Dites-moi, ne puis-je vous rappeler ? J'attends un coup de fil d'un client...

Le ton était tranchant.

— Non, c'est au sujet de votre tante, rétorqua Harriet, agacée.

Et elle le mit au courant de la situation.

— Bon sang ! s'exclama Georges. D'accord... Je pars tout de suite. Il serait même préférable que je passe prendre Julia à la maison, en cas de besoin...

Il y avait une indiscutable note de jubilation dans sa voix.

Julia n'était certainement pas chez elle car, lorsqu'une demi- heure plus tard, la voiture bleue vint s'arrêter devant la maisonnette, Georges était seul. Il paraissait tendu ; son visage était pâle et ses yeux durs comme des billes de verre.

— Ça ne vous ennuie pas de venir avec moi ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas que votre tante..., commença Harriet, laquelle ne tenait pas du tout à l'accompagner.

— S'il lui est arrivé quelque chose, coupa Georges, elle peut avoir besoin de l'aide d'une femme.

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I l paraissait hautement improbable à Harriet qu'une femme comme M r s Marrable permît à une main étrangère de lui boutonner seulement ses vêtements ou de lui lacer ses chaussures mais, en dépit de ses manières brusques, i l y avait quelque chose de suppliant en Georges.

James dormait toujours.

— J'enfile mon manteau, dit Harriet.

Quelques secondes plus tard, ils étaient dehors, dans le froid et la grisaille.

L e vent était tombé, et seules d'occasionnelles rafales agitaient les branches. Les montagnes complètement dissimulées par le brouillard, on se serait cru dans une vaste plaine. Les couleurs des maisons de briques ressortaient dans ce gris métallique de l'atmo- sphère — rose, blanc, bleu-ciel, mais, à cause des papiers sales et des ordures, des tas de fétus et de petites branches répandus partout, et des énormes balles de tumbleweeds accumulées un peu partout, on aurait cru, à voir ce paysage démentiel, que des géants étaient venus y pique-niquer.

— Nous n'avons rien eu de ce genre, fit Georges d'un air réprobateur.

I l appuya sur la sonnette de M r s Marrable.

L e silence était tel qu'Harriet l'avait appréhendé. Puis i l fit place à un curieux bruit traînant. L a porte s'ouvrit brusquement et M r s Marrable se dressa sur le seuil.

Immédiatement, Harriet se sentit horriblement confuse car, de toute évidence, Mrs Marrable avait été tirée de son sommeil, et n'en éprouvait aucune satisfaction. Les plis de l'oreiller se distinguaient encore sur son visage et ses paupières saillantes, plus bistres que jaunâtres, s'abaissaient sur ses yeux de tortue. Si Georges n'avait pas été là, Harriet se serait sauvée après avoir marmonné de vagues excuses. Mais i l posa sa main sur le bras de la jeune femme pour la retenir.

— Tante Eisa ! s'écria-t-il. Nous étions si inquiets... Vous sentez-vous bien ?

— Oui... jusqu'à ce qu'on me réveille, rétorqua M r s Marrable d'un air irrité. Je ne comprends pas que M r s Dimmock soit partie de la sorte, me laissant seule, alors que je me reposais enfin un peu.

I l doit être bientôt midi, et je ne crois pas qu'elle ait préparé...

Elle laissa sa phrase en suspens, et regarda alternativement Georges et Harriet.

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— Quelle heure est-il ? reprit-elle.

— Presque trois heures et demie, répondit Georges.

— Trois heures et demie !

Mrs Marrable se laissa tomber sur une chaise et passa lentement sa main sur son front. Malgré la semi-obscurité qui régnait dans la pièce, ses bagues étincelèrent.

— Mais alors, s'écria-t-elle, où est M r s Dimmock ? Elle commença par se mettre en colère :

— Je lui avais pourtant interdit de s'absenter ! Elle voulait absolument se rendre au village pour aller me chercher un médica- ment contre ma sinusite. Elle semblait d'ailleurs tout à fait remise...

— Remise de quoi ? s'enquit Georges.

Il fallait qu'il fût bien inquiet, pour se permettre d'interrompre sa tante de la sorte.

D ' u n air rogue, celle-ci raconta l'accident survenu à sa dame de compagnie, et causé par une branche d'arbre.

— Je lui ai dit qu'il était préférable de prendre des précautions.

Pour lui faire plaisir, j'ai absorbé deux comprimés qu'elle m'a donnés, et j'ai l'impression qu'ils devaient être très forts, car jeme suis endormie presqu'immédiatement... E n fait, j'ai à peine entendu la sonnette à l'instant. O n dirait, ajouta M r s Marrable en martelant les syllabes, que Mrs Dimmock a voulu avoir les mains libres pour quitter la maison. Je ne comprends pas.

Harriet pensa qu'elle comprenait très bien. Mais elle s'abstint soigneusement de regarder M r s Marrable. E n dépit de tout, elle ne voulait pas mêler Hugh Darrah à cela.

Ce fut Georges qui exprima tout haut ce que chacun pensait.

— Vous ne pensez pas qu'avant de... prendre les mesures néces- saires, vous devriez d'abord vérifier si... rien ne manque, tante Eisa ?

M r s Marrable parut surprise.

— M r s Dimmock n'est pas une voleuse, Georges, fit-elle fermement. Quelle que soit la raison de son départ, sans mon autorisation, c'est une femme d'une honnêteté irréprochable. Je serais prête à le jurer.

— Oui, oui. Une femme épatante, murmura Georges. Mais enfin, comme vous le dites, elle ne s'est pas conduite de façon normale. Elle n'aurait pas dû vous donner des somnifères aussi puissants !

— Je suis convaincue que vous vous trompez, mais enfin...

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M r s Marrable se leva et quitta la pièce. Harriet en profita pour se lever à son tour et reboutonner son manteau.

— Je vous en prie, fit Georges d'un ton implorant, restez jusqu'à ce que nous soyons fixés, voulez-vous ?

A sa grande surprise, Harriet comprit qu'il ne voulait pas demeurer seul avec sa tante.

— Je ne vois pas à quoi je pourrais servir, rétorqua-t-elle, et je n'aime pas laisser James seul trop longtemps. Si vous avez besoin de moi...

— Je vous en prie...

Après lui avoir décoché un regard étonné, Harriet céda.

Peu après, M r s Marrable revint, paraissant encore plus inquiète, et elle jeta un regard acéré à Georges.

:— Comme je le pensais, la seule chose qui manque, c'est l'ordonnance contre la sinusite. Téléphonez au drug store, Georges, pour voir si elle y est passée.

M r s Dimmock n'y avait pas été vue.

E n raison du ciel bas, et aussi parce que les jours raccourcis- saient, la pénombre s'installait doucement dans la pièce. Harriet avait la désagréable impression qu'ils étaient tous trois arrivés en avance pour une veillée funèbre. Elle dut résister à l'impulsion de se lever et d'allumer la lampe posée près d'elle. Comment pouvait-on vivre dans ce manque de clarté !

— Elle a peut-être eu un accident, suggéra timidement Georges.

Les routes...

— Nous aurions été avertis, trancha M r s Marrable. L e village est minuscule et, sans parler de ma voiture, M r s Dimmock avait sûrement ses papiers sur elle. Si elle était blessée, ou qu'on l'ait conduite à l'hôpital... Tout aussi déplaisant que cela soit, je pense que nous devons appeler la police.

Harriet qui n'avait rien dit depuis son arrivée, prit la parole :

— Vous ne pensez pas qu'avec cette tempête et cette poussière, légèrement étourdie, elle ait pu se tromper et emprunter une mauvaise route ?

Brusquement, la lampe à côté de M r s Marrable s'alluma, Pabat-jour légèrement levé en direction de Harriet, de sorte qu'elle dut cligner des yeux.

— Mais enfin, dit M r s Marrable, i l y a des maisons, des gens...

— Pas sur le chemin conduisant au collecteur d'irrigation, reprit Harriet. Les pêcheurs vont souvent par là, mais le chemin

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est habituellement désert. I l l'était sûrement, par un temps pareil.

M r s Marrable ferma les yeux et les rouvrit. Son regard se fixa sur le visage de Harriet.

— T r è s subtil de votre part d'avoir pensé à ça, dit-elle lente- ment. J'ai d û passer devant ce chemin des milliers de fois, et je l'avais complètement oublié. Georges, i l faut appeler la police immédiatement.

Mais, avant qu'ils eussent pu réagir, la sonnette retentit, les faisant sursauter tous les trois. Georges se raidit sur sa chaise et Harriet eut l'impression de vivre une histoire de fantômes. Quant à M r s Marrable, elle se leva promptement.

— L a voilà ! s'écria-t-elle triomphalement.

Et elle alla ouvrir.

Hugh Darrah se tenait dans l'embrasure et, avant qu'il eût prononcé un mot, les présents devinèrent qu'il était porteur d'une mauvaise nouvelle. Son regard se fixa sur M r s Marrable.

— Je crains, dit-il, d'avoir à vous annoncer quelque chose de terrible...

*

I l se trouvait au village, raconta-t-il, lorsqu'un jeune garçon, qui venait de sortir de l'épicerie, où régnait la plus grande agitation, s'était dirigé vers le parking, entouré de gens qui le questionnaient.

Darrah, en entendant ce qu'il disait, s'était arrêté pour écouter.

L e gosse, à qui on avait formellement interdit de se rendre au collecteur, avait cependant fait l'école buissonnière, pour aller chercher une fronde qu'il avait perdue. Et là, dans l'eau — grands gestes à l'appui — i l avait vu la grosse voiture noire avec une femme, dont le corps était moitié dedans, moitié dehors, la portière ouverte. L e cœur au bord des lèvres, le gosse avait mieux regardé.

I l s'agissait d'une femme aux cheveux blancs et elle était morte.

Darrah était immédiatement parti vers l'endroit indiqué par, l'enfant. L a voiture du shérif et l'ambulance de la police avaient déjà quitté les lieux mais l'adjoint du shérif s'occupait de faire retirer la Cadillac du canal. I l avait déclaré que la défunte s'appelait Alice Dimmock. Les papiers retrouvés dans son sac à main en témoignaient. Elle avait d û essayer de faire demi-tour sur le chemin étroit et avait perdu la tête lorsqu'elle avait senti la berge s'affaisser sous le poids de la lourde voiture...

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Harriet regardait Darrah, profondément désolée pour lui ; Darrah étudiait Airs Marrable qui, très droite sur sa chaise, encais- sait le choc avec une fermeté démentie cependant par le tremble- ment de ses mains, posées sur ses genoux. Elle semblait attendre quelque chose, peut-être tout simplement le moment où elle pour- rait recouvrer sa voix. Elle était méconnaissable et presque sup- pliante lorsqu'elle se fit enfin entendre :

— Georges, pouvez-vous m'apporter un peu de cognac...

Personne ne bougea n i ne dit mot avant que Georges revînt avec le verre plein. M r s Marrable avala la fine, les yeux fermés, comme pour mieux écouter le fonctionnement de quelque organe interne.

Sans vouloir dramatiser, on pouvait s'attendre à ce que son cœur s'arrêtât de battre.

Lorsqu'elle eut posé le verre, Darrah dit doucement :

— Je suis navré. J'aurais peut-être dû laisser le shérif vous prévenir, mais j'ai pensé...

— C'est très bien ainsi, répondit M r s Marrable. — Sa voix s'éclaircit, et elle parvint même à décocher au jeune homme l'ombre d'un sourire. — Seulement, je peux à peine y croire. Nous devions partir en voyage, toutes nos affaires étaient prêtes... Quand cela s'est-il passé ? L e sait-on ?

Darrah secoua la tête.

— L e gamin est allé au collecteur après déjeuner, mais l'acci- dent a pu se produire beaucoup plus tôt. A quelle heure a-t-elle quitté la maison ?

Harriet intervint pour dire qu'elle avait vu passer M r s Dimmock au volant de la Cadillac noire vers dix heures trente.

— Cela m'a étonné, fit-elle, car je savais que M r s Dimmock avait reçu un coup à la tête...

— Conduisait-elle normalement ? s'enquit M r s Marrable. Ne zigzaguait-elle pas sur la route ?

— Pas du tout, répondit Hariett.

M r s Marrable se frotta les yeux d'un air absent.

— Je ne peux pas m'y faire... Autant que je sache, elle n'avait pas de proches parents. Georges, téléphonez au bureau du shérif et dites-leur que je prends tout à ma charge... tout !

Diligemment, Georges se leva.

Tout en étudiant ses mains, Hugh Darrah s'interposa :

— Je n'aime pas attaquer ainsi les sujets désagréables, mais je crois qu'il y aura une enquête.

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— Bien entendu, dit M r s Marrable. Pauvre M r s Dimmock...

c'est la loi. Georges, téléphonez comme je vous l'ai dit.

Comment donc Hugh Darrah avait-il appelé M r s Dimmock ?

« Infirmière, marraine, et maintenant très bonne amie ». E t i l était assis là, permettant que les arrangements funèbres soient pris par une étrangère ! Bouleversée, choquée, Harriet se leva, et jeta à la cantonade :

— Je dois retourner auprès de James.

— James sait que vous êtes i c i , rétorqua Darrah.

— Quand même...

— Attendez, demanda Georges.

Il regarda M r s Marrable.

— Tante Eisa, vous n'allez pas passer la nuit seule ici ? Revenez 'avec moi. Julia s'occupera...

— Je crains, trancha M r s Marrable, ses vieilles manières refaisant surface, que ce ne soit précisément le moment où je ne veux pas qu'on me bouscule, Georges. Je suis certaine que Julia serait adorable, mais je me sens mieux ici. De toute façon, les auto- rités- auront des questions à me poser et je veux les aider de mon mieux. Dans un sens, je me sens responsable.

Ce qui amena une vigoureuse dénégation de la part de Georges.

— M r s Dimmock, poursuivit calmement M r s Marrable, est partie faire une course pour moi. Que j'aie été au courant ou non, le fait demeure. Si je ne m'étais pas plainte de ma sinusite...

M r s Marrable n'avait pas l'habitude de s'extérioriser de la sorte et Harriet en fut tout étonnée. Elle le fut encore davantage en entendant la vieille dame déclarer d'une voix monocorde :

— Je n'aurai pas l'impression d'être seule, puisque Miss Crewe se trouve de l'autre côté de la rue.

VII

Sans exactement savoir pourquoi, Harriet se sentait personnelle- ment atteinte par la mort de M r s Dimmock et comprenait fort bien que Mrs Marrable eût de la peine à se faire à cette idée. Cette femme avait été si rondelette, si rose, si vivante qu'il était difficile, inconce- vable même, de se la représenter victime d'un stupide accident.

E n revanche, elle n'arrivait pas à saisir l'attitude de Hugh Darrah. M r s Marrable était peut-être un dragon en ce qui concer-

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nait la vie privée de ses dames de compagnie, mais, étant donné les circonstances, Hugh Darrah n'aurait pas dû accepter qu'elle s'occupât des obsèques. Après tout, M r s Dimmock avait été pour lui plus qu'une simple relation. Et voilà qu'il la laissait enterrer par une étrangère.

A moins que...

A moins que Hugh Darrah et M r s Dimmock n'aient menti, que cette dernière n'ait été qu'une simple associée, dénuée de tout intérêt maintenant qu'elle était morte.

Harriet avait redouté les questions de James car — sans doute à cause de ses fréquents séjours en clinique, i l témoignait un vif intérêt pour les décès dont il avait connaissance. Mais i l ne parla pas de M r s Dimmock de toute la soirée. Sa longue sieste l'avait ragail- lardi, et i l était tout frétillant. ,

— M r Darrah est venu te voir, déclara-t-il tout-à-coup.

— Je sais.

— Quel âge a-t-il ?

L e genre de questions insidieuses qu'il fallait résoudre avec soin.

, — Quatre-vingt-douze ans, dit Harriet en allumant le four.

— Pas vrai, fit James. I l est marié ?

— Je ne crois pas. Pourquoi ?

— Je me le demandais, c'est tout, fit-il d'un air entendu.

— T u ferais mieux de regarder tes mains. Elles sont noires ! James s'éloigna en direction de la salle de bains en sifflotant d'un air moqueur.

Après le dîner, tout en déshabillant James, Harriet repensa au chien. « S'il revient, se dit-elle, je ne sais pas ce que je ferai. » Mais l'animal ne se montra pas et, à dix heures très précises, les lumières de la maison de M r s Marrable s'éteignirent, comme d'habitude.

E n se couchant, Harriet se demanda ce qu'allait devenir sa vieille voisine. Elle avait fort bien supporté l'annonce de la mort de sa dame de compagnie. Mais maintenant, elle n'avait plus de voi- ture, et c'était une nécessité dans la Vallée. Georges et Julia s'occuperaient-ils de ce détail ?

Elle s'endormit rapidement, et n'entendit pas les ongles gratter le verre, ni le grand corps se dresser devant la fenêtre de la chambre.

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Longtemps après le départ de Georges et de Hugh Darrah, M r s Marrable conserva devant les yeux le visage de Harriet Crewe.

Polie, et secrète, baissant son clair regard quand M r s Marrable avait dit : « Je ne comprends pas. » E t cette voix fraîche pour parler du collecteur. Pourquoi n'avait-elle pas accusé... ? Sans doute parce qu'elle n'était pas certaine qu'il s'agît d'un meurtre cette fois, en dépit de ce que M r s Dimmock lui avait révélé...

A moins qu'elle n'attendît le bon moment...

Dans ce cas, i l ne faudrait pas lui laisser beaucoup de temps.

M r s Marrable avait vraiment eu besoin de son verre de cognac.

L a présence du gamin au bord du collecteur lui avait causé une terrible frayeur rétrospective. Elle s'était crue protégée par la tempête et l'isolement de l'endroit. Or c'était une chance insensée que l'enfant ne fût pas \*snu chercher sa fronde plusieurs heures plus tôt. Elle aurait fort bien pu lever les yeux, et l'avoir aperçu, la regardant avec surprise, puis fuyant rapidement...

De son ton pompeux, Georges avait téléphoné au bureau du shérif pour les informer que M r s Dimmock avait travaillé chez sa tante, et leur apprendre dans quelles circonstances l'accident s'était vraisemblablement produit. Sa tante, avait-il ajouté, avait été profondément bouleversée, mais se tenait à la disposition des autorités au cas où...

Fort obligeamment, on lui répondit qu'il y aurait une enquête, et qu'un verdict serait rendu par le juge de paix du comté ; puis on lui apprit que le corps avait été transporté à l'hôpital et qu'une plainte avait été déposée par un homme qui, avec son étalon, avait failli être renversé par une femme aux cheveux blancs, conduisant une Cadillac.

Une fois Georges et Hugh Darrah partis, M r s Marrable se leva et avec une dextérité qui aurait surpris tous ceux qui la connais^- saient, se prépara un Martini cocktail, atrocement sec. Une demi- heure plus tard, alors qu'elle se faisait cuire un dîner qui ne ressem- blait en rien aux repas soignés auxquels elle était habituée, Julia lui téléphona.

— Tante Eisa, je suis profondément émue. Quelle épreuve affreuse pour vous ! Comment vous sentez-vous, maintenant ?

— J'étais couchée.

— Je suis désolée, reprit Julia. (Voilà pourquoi je vous télé- phone : nous comprenons que vous préfériez demeurer chez vous, mais voulez-vous que je vous envoie T o n i pour la nuit ? Nous la

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mettrions dans un taxi et elle serait chez vous dans une demi-heure?

T o n i était une Indienne dTsleta Pueblo que Julia avait admi- rablement dressée comme bonne, mais dont le regard noir et sardó- nique ne plaisait pas à M r s Marrable. E n tout cas, pensa-t-elle, voilà ce que M r s Dimmock avait presque réussi à détruire : la sollicitude, les invitations, les cadeaux princiers... les choses mêmes pour lesquelles M r s Marrable vivait et complotait.

Elle refusa l'aide de Toni.

— A propos, ajouta-t-elle, votre M r Darrah a été vraiment très gentil aujourd'hui.

Julia eut un petit rire léger.

— S i peu mien ! Mais je suis heureuse qu'il vous ait plu.

— Georges n'avait pas l'air en forme du tout. L'affaire d ' E l Paso n'aurait-elle pas marché comme i l l'entendait ?

— L'affaire d ' E l Paso ?... Oh, mais si, bien sûr. C'est tout simplement qu'il a horreur de l'avion.

E n raccrochant, M r s Marrable se dit que Julia avait semblé désarçonnée par la question. Ce qui signifiait que l'affaire n'avait pas d û être conclue ou que Georges lui avait donné une autre raison pour son absence... Une femme, peut-être ? M r s Marrable en doutait. Certes, Georges était homme à considérer les petits coups de canif dans le contrat de mariage comme une pratique entre les autres hommes mariés, et i l pouvait en donner de fréquents, mais ni le succès, n i l'échec dans ce domaine n'auraient pu amener cet air contraint qu'il avait aujourd'hui.

Pour l'instant, cela n'avait d'ailleurs aucune importance, mais ça pourrait être utile plus tard. M r s Marrable termina son dîner, fit la vaisselle, bien que cette tâche la rebutât, et regagna son living room. L e silence de la maison, où l'on n'entendait rien, pas même un robinet en train de goutter, ne la gênait pas. Après tout, elle en était responsable.

L a jeune femme, de l'autre côté de la route, devait surveiller attentivement la maison, ce soir plus que jamais. Elle était même peut-être dehors, dans le noir, en train d'épier une lumière révéla- trice dans la chambre de la défunte. Cette pensée fit se durcir de colère le visage de M r s Marrable, qui demeura solide au poste jusqu'à l'heure sacramentelle.

Comme c'était de sa maison que M r s Dimmock était partie au-devant de la mort, elle aurait certainement à répondre le lende- main à un certain nombre de questions ; aucune politesse officielle

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n'éviterait cela. Elle ferait en sorte que Georges ne soit pas là.

I l était préférable qu'elle fût seule, vieille femme frêle et désem- parée, sans l'appui de son solide neveu.

A dix heures, passant rapidement devant la gueule noire grande ouverte qu'était la chambre de M r s Dimmock, puis devant la penderie où trônait le fauteuil roulant, M r s Marrable alla se coucher.

Elle rêvait rarement, mais ça lui arriva cette nuit-là. Dans un déroulement étouffant de scènes lentes, elle se trouvait quelque part dans une pièce avec Harriet Crewe. Soudain, cette dernière se tournait vers elle en disant : « Averti. J'ai averti le shérif. » « Impos- sible », répondait M r s Marrable, le cœur battant lourdement.

E t puis, lorsqu'elle regardait de nouveau Harriet, un petit être, de la taille d'un enfant, se tenait à sa place, le regard moqueur :

« Je peux faire ça quand je veux », disait la miniature qui n'avait plus qu'une lointaine ressemblance avec Harriet, « et je peux pénétrer dans des endroits inaccessibles, et en ressortir ». Puis la créature prenait un air menaçant, effrayant.

« Je rêve », pensait Mrs Marrable, tout en sentant la douleur brûler dans sa poitrine. Elle se rendait parfaitement compte qu'à ce rythme- là, son cœur la lâcherait, ici, dans le refuge sûr et calme de son ht.

Elle s'obligea à demeurer calmement étendue sur le dos, tandis qu'elle prenait de lentes et profondes inspirations et, peu à peu, le rêve atroce se dissipa. L e reniflement persistant venu de l'obscu- rité aurait dû, lui aussi, cesser avec la disparition du cauchemar et pourtant, elle l'entendait toujours...

L a chienne, Chloé. Attirée par Harriet, encouragée à renifler partout et à creuser, peut-être pour trouver une piste à l'endroit où les pieds de M r s Dimmock avaient brièvement touché le sol, entre le fauteuil roulant et la Cadillac.

Mrs Marrable tenta bien de se raisonner, mais un accès soudain de rage la précipita hors du lit en direction de la fenêtre, où elle tapa à la vitre. Une longue tête blanche émergea de l'obscurité.

— Attends, Chloé, dit M r s Marrable.

Elle enfila ses chaussons et se dirigea vers la cuisine, après avoir fermé la porte donnant sur le living room pour que, de la route et de la maisonnette, on ne distingue aucune lumière. Rapidement, tout en essayant de contrôler le tremblement de ses mains, elle prit de la sauce d'agneau dans le réfrigérateur, la mit dans une casserole à chauffer, y ajouta des débris de viande. Puis, après une

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incursion à la salle de bains, elle versa dans le mélange le contenu de douze capsules de somnifère. Cela fait, elle jeta les enveloppes des capsules dans les toilettes et tira la chasse d'eau.

Une odeur alléchante d'agneau émanait de la jatte qu'elle posa sur le sol du patio, près de la porte de sa chambre.

— Viens, Chloé, viens, ma jolie, susurra M r s Marrable.

Et Chloé qui n'avait jamais connu en ces lieux que cailloux et injures, s'approcha lentement et prudemment.

L a longue tête soyeuse s'abaissa vers le fumet tentateur. L a chienne lappa goulûment une fois, deux fois, puis releva la tête et scruta M r s Marrable.

— Mange à t'en faire crever, Chloé, fit sardoniquement la vieille dame, devant le beau regard liquide.

Elle referma la porte et retourna à la cuisine pour y laver la casserole. M ê m e en tenant compte de son poids énorme, la bête allait avaler une dose à tuer un éléphant. Elle ne s'effondrerait pas immédiatement, mais irait mourir dans un coin, et personne ne viendrait jamais poser de question car, dans la Vallée, une atti- tude très nette prévalait pour les chiens : tant qu'ils vivaient, par- fait ; une fois morts, on en cherchait un autre ; i l y avait toujours un voisin prêt à distribuer à droite et à gauche une litière de chiots.

Et si Chloé retournait chez la perfide Harriet Crewe ? Saisie de panique, M r s Marrable eut cependant la présence d'esprit d'éteindre l'électricité dans la cuisine et dans le hall avant de rega- gner sa chambre. E n cours de route, elle ouvrit la porte donnant sur le patio.

L a jatte était toujours pleine et Chloé avait disparu.

VIII

L e shérif ayant été appelé à Placitas pour une histoire de vol à main armée, ce fut son adjoint, Armijo, qui vint voir M r s Marrable le lendemain.

N é dans une famille de sept enfants, Armijo avait été élevé à la dure. Même maintenant, i l ne parvenait pas à oublier la minuscule, antique maison de briques avec sa minuscule courette, des cordons de piments brillants pendus à travers la cuisine, une mère impé- rieuse, prématurément vieillie, qui mettait énormément d'anima-

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tion parmi ses enfants indolents, des chiens faméliques, et des pou- lets éternellement caquetants.

Armijo vivait maintenant dans un joli cottage, avec sa charmante femme et ses deux enfants. I l ne regrettait pas consciemment les piments, les poulets ou la bonne vie dure, mais, en présence de M r s Marrable, abstraction faite des bijoux, i l se retrouvait des années en arrière, lorsqu'une femme autoritaire en noire, au sens inné de la dignité et du commandement, menait toute la barque.

E n outre, le living room de M r s Marrable n'était pas un endroit où l'on osât même penser à la violence. Ici, les couteaux n'étaient pas brandis, les bouteilles brisées prenant ensuite leur place ; "

personne en ces lieux, en dépit des flacons de cristal luisant dou- cement sur le buffet, ne se gorgerait de whisky ou de vin. Tout respirait l'argent, les émotions contenues et la veillée funèbre.

Ce qui n'empêcha pas Armijo de poser ses questions. L a cause immédiate de la mort de M r s Dimmock était la noyade, mais l'autopsie avait révélé un dépôt de sang interne, causé par une blessure à la tête.

M r s Marrable expliqua comment sa dame de compagnie avait été heurtée par une branche dans la tempête.

— Elle était sortie pour aller regarder dans la boîte aux lettres, et elle est revenue, à moitié assommée en disant qu'elle avait été touchée à la tête. Je l'ai fait allonger avec une vessie de glace pilée posée à l'endroit de la blessure.

M r s Marrable toucha son œil boursouflé.

— Je ne sais pas si vous avez jamais souffert d'une sinusite, shérif, dit-elle, mais je me sentais vraiment très mal hier matin.

Je n'aurais pas d û en parler à M r s Dimmock, mais elle a tellement insisté, disant qu'elle se sentait bien, que je l'ai laissée partir pour le drugstore avec une ordonnance que j'avais.

— Nous avons trouvé le flacon vide dans son sac, opina Armijo.

A-t-elle vomi ?

— Si oui, je n'en ai rien su.

— Elle vous a donc paru normale quand elle est partie ?

— Je ne sais pas, car je ne l'ai pas vue quitter la maison. E n fait, je lui avais demandé de rester ici.

M r s Marrable eut un froncement de sourcils.

— Pour ne rien vous cacher, poursuivit-elle, j'ai trouvé curieux qu'elle veuille absolument me faire absorber deux, comprimés de

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somnifère, au lieu d'un, mais j'avais une celle confiance en elle...

Elle s'interrompit, examina la longue pièce voûtée, impecca- blement rangée.

— C'est dur de vous le demander, shérif, mais... a-t-elle souffert ?

Armijo remit son calepin dans sa poche.

— Je ne crois pas. Dans son état — elle a reçu un nouveau coup, cette fois avec le volant, lorsque la voiture a plongé dans le canal—

elle n'a pas dû sentir grand'chose. L e docteur dit que les gens réagissent de différentes façons lorsqu'ils sont commotionnés, mais en ce qui concerne M r s Dimmock, i l a trouvé surprenant qu'elle ait pu aller si loin.

Mrs Marrable lui décocha un regard réellement sincère :

— M r s Dimmock était une femme extrêmement résistante, dit-elle.

U R S U L A C U R T I S S .

Traduction et adaptation de Jacqueline et Igor B . Maslowski.

(La dernière partie au prochain numéro.)

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