LE CIRQUE DU PÈRE LACHAISE
COLLECTION " L I B E L L E S "
« Socrate se gratta la cuisse. » Platon
PHILIPPE JULLIAN
Le cirque Père du Lachaise
FASQUELLE ÉDITEURS
II, RUE DE GRENELLE. PARIS-VII
DE CET OUVRAGE IMPRIMÉ SUR VÉLIN ALFA DES PAPETERIES C E L L U N A F IL A ÉTÉ TIRÉ 50 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE I A 5 0 ET 10 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE
I A X
DÉPÔT LÉGAL, 4 TRI- MESTRE 1957, N° 609.
IMPRIMEUR, N° 1723.
© 1957 FASQUELLE ÉDITEURS.
PRINTED IN FRANCE.
Pour Pavel Tchelitchev
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs.
BAUDELAIRE La vieillesse est l'enfer des femmes.
SAINT-EVREMOND You never know what is enough Unless you know what is more [than enough.
WILLIAM BLAKE Proverbe de l'enfer
Introduction
P
OUR la plupart des défunts la mort n'est qu'une suite de la vieillesse et l'oubli la seule cause de leur décrépitude ; laissent-ils des veuves in- consolables comme des ennemis vigilants, longtemps ils gardent dans le tombeau une robuste santé, puis pâlissent quand meurent, à leur tour, ceux qui conser- vaient leur souvenir, et ils ne sont bientôt plus que l'ombre de leur ombre. Cin- quante ou soixante ans après leur décès, ils ont à peine la force de mouvoir leurs
os blanchis et légers ; ces morts, dont aucun vivant ne se souvient, disparais- sent définitivement. Certains, qui ont laissé peu de regrets, n'attendent pas si longtemps. Par contre, les morts célèbres peuvent se flatter de l'immortalité : point de jour que des étrangers ne visitent leurs tombeaux, qu'on n'édite leurs ouvrages, ou que l'on ne déplore leurs forfaits. Cela ne veut pas dire que les grands coupables échappent aux jeux du cirque, ce sont les Mistinguett du crime.
Ce cirque est, si l'on peut dire, la seule raison de vivre des morts, c'est là seu- lement qu'ils s'amusent et même, pour certains numéros, retrouvent leur aspect de vivants. La douleur physique est in- connue, les âmes ne ressentent qu'une certaine fatigue et, si on les oublie, une sensation de vide pénible. Par contre, leur amour-propre est toujours à vif, et ils ne renoncent jamais aux vanités qui
les ont occupés pendant leur vie. A peine sont-ils mis en terre qu'ils s'habi- tuent à cette nouvelle existence, surtout au Père Lachaise où tout le monde se connaît ; dans les beaux quartiers, l'en- terrement n'est guère qu'un déménage- ment. Ils portent parfois leur suaire sur les costumes dans lesquels on les a ense- velis, pour le cirque le suaire est de ri- gueur avec toutes les décorations.
Quelques âmes bien rares sont deve- nues des anges, on les aperçoit quand elles aident quelqu'un des leurs à aller au cirque, mais jamais on ne les rencontre dans les rues du Père Lachaise, elles sont connues, par dépit, sous le nom de snob, quelques folles qui imitent leurs ailes sont la risée du cimetière. Les grands hommes qui ont gardé toute leur fraîcheur sont très entourés. A la Tous- saint, derrière les barreaux des chapelles, à travers les fentes des caveaux, les
morts épient les visiteurs. Quand la nuit tombe, ils se font une beauté et se prépa- rent à aller au cirque ou bien vont visiter leurs voisins.
On reste généralement dans son quar- tier, car la distribution démographique du cimetière est, sur une moindre échelle, exactement celle de Paris. Les divisions nord-est sont celles des tombes temporai- res, du colombarium. On pense mal le long du Mur des Fédérés. Des actrices et des musiciens, Oscar Wilde, se trou- vent sur les hauteurs nord. L'on descend à l'ouest vers une monotone plaine Mon- ceau de petits hôtels particuliers en pierre grise, et le sud-ouest rappelle le seizième avec ses rues comme il faut égayées de caveaux modern'style. Les sections du centre évoquent les grands boulevards, elles reçoivent le plus de visiteurs alors que dans les pittoresques chemins de la partie la plus ancienne, autour des tom-
bes nobles et délabrées, règne le silence du faubourg Sainte-Germain. Au sud-est de l'avenue principale s'étend une rive gauche, envahie par la verdure. Le tom- beau vide d'Abélard y rappelle Cluny.
Ainsi les morts de l'avenue de l'Ouest se sentent perdus dans les allées basses de la quatre-vingt-septième Section, tou- jours mieux fleuries que les pompeux quartiers. L'est est la gauche du cime- tière, l'ouest la droite.
collection libelles
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