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Du flux de vécus au monde objectif : le concept de constitution chez Edmund Husserl et Rudolf Carnap

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Submitted on 18 May 2018

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constitution chez Edmund Husserl et Rudolf Carnap

Jean-Baptiste Fournier

To cite this version:

Jean-Baptiste Fournier. Du flux de vécus au monde objectif : le concept de constitution chez Edmund Husserl et Rudolf Carnap. Philosophie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2015. Français. �NNT : 2015PA010532�. �tel-01795590�

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Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’université Paris I

Présentée et soutenue publiquement par

Jean-Baptiste F

OURNIER

Le 14 novembre 2015

Du flux de vécus au monde objectif :

Le concept de constitution

chez Edmund Husserl et Rudolf Carnap

Directeur de thèse :

M. le Pr. Jocelyn Benoist

(Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

Jury :

M. le Pr. Jocelyn B

ENOIST

(Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

M. le Pr. Christian B

ONNET

(Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

M. le Pr. Dermot M

ORAN

(University College, Dublin)

M. le Pr. Dominique P

RADELLE

(Université Paris-Sorbonne)

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Remerciements

Mes remerciements vont en premier lieu à mon directeur de thèse, Jocelyn Benoist, pour ses conseils toujours précieux, sa bienveillance et sa confiance plusieurs fois réaffirmées, son aide efficace et ses commentaires extrêmement stimulants et éclairants sur mon travail. Je le remercie d’avoir accepté de me suivre dès mon travail de maîtrise, de m’avoir accompagné dans toutes ces années de formation, de m’avoir donné l’impulsion et la liberté de développer une pensée philosophique personnelle et d’avoir attiré mon attention, dans un article publié en 2001, sur le problème de la constitution chez Husserl et Carnap.

Je remercie également les membres de mon jury, qui non seulement ont accepté que je leur soumette mon travail, mais ont, chacun à leur manière, participé à son élaboration. Ainsi, Jean-Baptiste Rauzy a contribué, par ses travaux sur Carnap, à attirer mon attention sur le texte passionnant qui constitue le cœur de ma thèse, « Concepts propres et impropres », sans lequel un aspect fondamental de l’ontologie carnapienne m’aurait échappé. Christian Bonnet fut quant à lui à l’origine de mon intérêt pour la question de l’idéalisme dans le contexte post-kantien, grâce à un cours de Master sur les philosophies empiristes du XIXe siècle. Je lui dois la découverte d’Helmholtz et de la philosophie autrichienne, qui jouent un rôle central dans ce travail. Dermot Moran a quant à lui contribué à élargir ma connaissance de la phénoménologie et m’a ouvert à la critique anglo-saxonne de Husserl. Je le remercie tout particulièrement pour son accueil à Dublin et sa bienveillance à mon égard lors de mes premières communications universitaires. Enfin, je remercie Dominique Pradelle pour tous les conseils qu’il m’a prodigués depuis plusieurs années, pour m’avoir fait découvrir de nombreux aspects de la phénoménologie et de la philosophie des mathématiques, et pour avoir suivi et encouragé le développement de mon travail ainsi que son possible prolongement dans une phénoménologie de la musique.

Je tiens également à remercier l’Ecole Normale Supérieure pour m’avoir permis de bénéficier de trois années de contrat doctoral, ainsi que l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne pour un cadre de travail idéal pour mes premières années de doctorat, et tout particulièrement l’Ecole Doctorale de philosophie qui m’a permis de partir à deux reprises présenter mes recherches lors de colloques à l’étranger. Je remercie également les équipes administratives des lycées Fourier à Auxerre et Chevalier d’Eon à Tonnerre qui ont pris en compte mes contraintes diverses et m’ont permis de terminer ma thèse dans de bonnes conditions.

Toute ma reconnaissance va à mes parents et mes beaux-parents sans l’aide de qui je n’aurais jamais pu accomplir ce travail, et qui se sont déplacés si souvent pour me permettre d’achever ma thèse sans que notre fils ait à en pâtir. Je les remercie du fond du cœur. Merci également à ceux qui m’ont aidé et soutenu, mes frères Vincent et Marc, mes chers grands-parents, mes amis, doctorants et non doctorants, parisiens ou bellifontains. Un grand merci à mon père et à Jean Maurice d’avoir relu l’ensemble de ce travail et de m’avoir fait bénéficier de leur regard précieux.

Enfin, un immense merci, après ces quatre années de vie placées sous le signe de nos thèses respectives, à mon épouse, Marion, qui n’a cessé de me soutenir, de me guider quand j’en avais le plus besoin, m’a aidé à réfléchir sur moi-même et mon travail, et m’a apporté l’aide et l’amour sans lesquels rien de tout cela n’aurait été possible. C’est tout naturellement à elle que je dédie ce travail dont elle a suivi les moindres évolutions et qu’elle a porté avec moi. Et bien sûr, merci à Olivier pour avoir toujours su, avec ses premiers cris, ses sourires et ses premiers mots, me ramener à la réalité !

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5 [HUSSERL]

July 4th, 1806

This being the day of the declaration of Independence of the United States and a Day commonly scelebrated by my Country I had every disposition to selebrate this day and therefore halted early and partook of a Sumptious Dinner of a fat Saddle of Venison and Mush of Cows (roots). After Dinner we proceeded on about one mile to a very large Creek which we ascended some distance to find a foard to cross. Altho’ the debth was not much above the horses belly, the water was so strong it passed over the backs and loads of the horses.

(Clark)

[CARNAP]

February 6th, 1822. Byron is on his hands and knees

as he sookies another canto of Don Juan into the daylight, by its nose;

he himself is his own ball-and-chain.

―――

Of all men, saving Sylla the Man-slayer,

Who passes for in life and death most lucky, Of the great names which in our faces stare,

The General Boon, back-woodsman of Kentucky, Was happiest amongst mortals any where;

For, killing nothing but a bear or buck, he Enjoyed the lonely, vigorous, harmless days Of his old age in wilds of deepest maze. ―――

The Contessa, meanwhile, is taking a snooze; a little dribble down her chin

is the only sign of their earlier antics

when she winkled the ‘semen’ out of ‘semantics’.

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Sauf dans les cas où une traduction française existait déjà (notamment pour les ouvrages de Husserl et pour l’Aufbau de Carnap) et sauf indication contraire, toutes les traductions de l’allemand, de l’anglais ou de l’espagnol sont de nous. Lorsqu’un choix s’imposait, nous avons toujours privilégié la proximité avec le texte original au prix de certaines lourdeurs de style.

Lorsque nous nous référons à des doctrines philosophiques extérieures au corpus (notamment à la doctrine kantienne) sans développement particulier, la connaissance que nous en présupposons de la part du lecteur est une connaissance minimale et non scientifique, et, autant que possible, dans une interprétation universellement admise. Lorsque notre analyse requiert une véritable interprétation de doctrines extérieures, nous tâchons de le signaler systématiquement.

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Introduction

§1. Présupposés, I. La constitution comme genèse de la réalité

L’étude du concept de constitution chez Husserl et Carnap est entravée par deux types de présupposés : ceux portant sur la relation entre les « écoles » philosophiques respectives de Husserl et de Carnap, et ceux portant, plus profondément, sur la notion même de constitution. Le présent travail pourrait être décrit comme une tentative de déconstruire, les uns après les autres, ces présupposés. L’objectif d’une telle entreprise n’est certes pas de nier les différences existant entre la phénoménologie husserlienne et l’œuvre de Carnap – y compris dans la période des années 1920-1928 à laquelle nous consacrerons l’essentiel de nos analyses, et qui culmine dans la Construction logique du monde (ci-après : Aufbau)1. Cependant, en moins d’un siècle depuis la rédaction de ces œuvres, la coupure entre philosophie « continentale » et philosophie « analytique » a participé à les enfouir sous une couche sédimentaire déjà importante, qui conduirait à en oublier le sens premier. Un chantier de désédimentation était donc nécessaire, qui a déjà été accompli dans une large mesure pour Husserl, et déjà engagé pour Carnap. Cependant, la confrontation des travaux de Carnap avec ceux de Husserl révèle la persistance de ces idées reçues, qui ressurgissent dès qu’il s’agit de déterminer exactement en quoi l’œuvre du premier se détache de la visée du second.

A ces difficultés s’ajoutent celles relatives au concept même de constitution, dont une lecture souvent rapide a faussé la compréhension. Il est en effet assez pratique de décrire le projet constitutif – non seulement chez Husserl et Carnap, mais plus généralement chez tous les philosophes qui utilisent ce concept ou, comme Kant, élaborent un système que l’on

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pourrait apparenter à une constitution1 – comme une tentative de « construire » ou d’élaborer la réalité à partir du chaos des sensations ou, si l’on veut éviter ce vocabulaire connoté, à partir du chaos des vécus. C’est même ainsi que Carnap en propose une première formulation, puisque la première version de l’ouvrage où il élabore pour la première fois (et également la dernière) une théorie systématique de la constitution du monde à partir des vécus s’intitule « Du Chaos à la réalité » (Vom Chaos zur Wirklichkeit2). Ce titre comporte cependant les deux principaux contresens3 que l’on puisse commettre sur le projet constitutif, y compris au sens carnapien, et que notre travail tentera d’écarter sur la base de la confrontation du sens

carnapien et du sens husserlien de cette entreprise. Carnap lui-même prendra rapidement conscience des limites de cette première formulation du projet constitutif, pour lui préférer le titre au contraire très précis de « construction logique du monde », ou, mieux, de « reconstruction » ou « post-construction » (Nachkonstruktion) logique du monde.

Le premier de ces contresens consiste à voir dans la constitution une forme plus ou moins assumée de genèse démiurgique du monde, et le titre « Du Chaos à la réalité » laisse la place à une telle interprétation, dans la mesure où le résultat de la constitution est décrit comme « la réalité ». Cela signifie-t-il que la constitution doive être comprise comme l’élaboration de quelque chose de réel à partir de quelque chose d’irréel ? La position de Carnap est, sur ce point, d’une très grande clarté : la constitution n’est en aucun cas l’élaboration de quoi que ce soit de réel, elle n’est jamais qu’une « reconstruction logique » (logische Nachkonstruktion) du monde. En d’autres termes, constituer un objet, ce n’est

1 Au point qu’un des enjeux de ce travail sera de déterminer pourquoi, chez Husserl, le vocabulaire de la

« constitution » n’apparaît véritablement de manière centrale et systématique qu’au moment où Husserl opère un « tournant idéaliste transcendantal, c’est-à-dire au moment où, quoique de manière complexe et nuancée, il se rapproche de Kant ;

2 Ces esquisses préparatoires de l’Aufbau ont fait l’objet d’une traduction récente, in R. Carnap,

Construction et réduction, textes inédits sur le physicalisme (1922-1955), Lausanne, Editions l’Age de

l’Homme, 2011.

3 Précisons cependant qu’en formulant ce premier titre, Carnap ne commet pas réellement ce contresens,

puisque la théorie de la constitution développée dans le manuscrit de Vom Chaos zur Wirklichkeit est très peu différente de celle de l’Aufbau ; le danger de ce titre tient donc plutôt à ce qu’il autorise une interprétation foncièrement erronée de la constitution opérée par Carnap.

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jamais qu’opérer sur une réalité déjà existante (et même déjà connue scientifiquement) une simple opération logique – c’est donc intégrer cette réalité à un système logique, et non pas la générer ou la construire effectivement. C’est en cela que le vocabulaire de la construction qui est celui de l’Aufbau est à la fois parlant et ambigu : la constitution est, en un sens, tout sauf un « Aufbau » au sens d’une fabrication de la réalité à partir d’un néant.

La position de Husserl est-elle cependant aussi claire que celle de Carnap, et ne devrait-on même pas lire la constitution phénoménologique comme une genèse psychologique du monde – ou au moins de son sens – qui s’opposerait ainsi frontalement à la constitution carnapienne ? On sait depuis Derrida1 que l’apparente clarté de Husserl sur ce point cache une position plus complexe, et probablement plus ambiguë et moins assumée. L’idéalisme du sens que Husserl oppose fermement à l’idéalisme « subjectif » qu’il attribue comme beaucoup d’autres à Berkeley, demeure cependant un véritable idéalisme en ce sens qu’il n’y aurait pas de réalité à proprement parler sans l’activité d’une conscience – et en cela il est bien clair que la phénoménologie husserlienne est incompatible avec la neutralité métaphysique de la pure logique carnapienne. La réalité est donc redéfinie, par rapport à la réalité pseudo-berkeleyenne de l’ « idéalisme subjectif », comme étant le sens lui-même en tant qu’il est validé par la conscience, et c’est au prix de cette recatégorisation de la notion de réalité que Husserl peut maintenir la thèse idéaliste selon laquelle il n’y a pas de réalité sans conscience, sans pour autant supposer une quelconque dépendance métaphysique-ontologique entre ces deux modes d’êtres fondamentalement différents.

Que le système de constitution s’oppose à toute forme d’ontologie « métaphysique » ne signifie pas en effet qu’il ne soit pas, essentiellement, une ontologie. Mais le terme d’ontologie se trouve également réévalué, et redéfini à son tour dans les termes d’une ontologie du sens (pour Husserl) ou des contenus conceptuels (pour Carnap), c’est-à-dire, à

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proprement parler, dans les termes d’une logique. Car loin de désigner de prime abord la fabrication (l’Aufbau au sens premier du terme) de quelconque chose à partir de rien, le concept de constitution ne désigne rien d’autre qu’un déploiement d’une certaine logique, à savoir une logique qui aurait pour vocation de déboucher sur une ontologie, ou à l’inverse une ontologie qui retrouverait son sens premier de logique de l’être. Une lecture téléologique qui ferait de la théorie de la constitution l’aboutissement de toute phénoménologie en tant que « logique des phénomènes » est donc non seulement possible, mais probablement inévitable. Mais l’enjeu de notre travail sera précisément d’établir que cet accomplissement de la phénoménologie (en un sens élargi qu’il nous faudra définir et qui inclura le travail phénoménaliste de Carnap dans l’Aufbau) dans la constitution n’implique en aucun cas que nous nous accordions avec la propre lecture de Husserl, lequel fait de la phénoménologie idéaliste transcendantale le telos de la phénoménologie et plus généralement de toute l’histoire de la philosophie depuis Descartes et Kant. Nous verrons en effet que, si le concept de constitution comporte nécessairement une dimension transcendantale, il est tout à fait propre à décrire le travail de Carnap dans l’Aufbau et même en un certain sens le travail de Husserl dans les Recherches logiques, c’est-à-dire dans des œuvres qui ne sont pas, au moins directement, assimilables à une forme d’idéalisme transcendantal. Le concept de constitution – dans son rapport téléologique au projet phénoménologique lui-même – révèle donc d’un côté le caractère irréductiblement transcendantal de la phénoménologie (quoiqu’en un sens qu’il nous reste encore à définit) et d’un autre côté l’essence logique de cette science qui, rappelons-le, s’incarne aux deux extrémités de son développement chez Husserl dans des ouvrages explicitement consacrés à la logique, les Recherches logiques, et Logique formelle et logique transcendantale. La confrontation avec Carnap nous permettra, au-delà des idées

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phénoménologie, de réarticuler la phénoménologie et la logique, et, à travers elles, le formel et le transcendantal.

§2. Présupposés, II. La constitution comme structuration du chaos

On pourrait donc dire, pour forcer le trait, que le premier contresens possible sur le concept de constitution est essentiellement dû à une surinterprétation d’une certaine dimension (idéaliste) de la phénoménologie husserlienne qui ne tiendrait pas suffisamment compte de la dimension logique – voire « logiciste » en un certain sens du terme ! – de toute constitution ; et nous verrons que c’est chez Carnap que nous trouverons un éclairage différent sur la nature même de la « logique des phénomènes ». A l’inverse, on pourrait dire que le second contresens sur la constitution proviendrait plutôt d’une lecture excessive de certains aspects de l’œuvre constitutive de Carnap, et serait au contraire corrigé par l’apport des analyses de Husserl. Ce second contresens consiste en effet à penser que la base de la constitution, la « matière brute » qu’il s’agit de construire, ou à laquelle il s’agit de conférer une « logique », serait en elle-même un pur chaos. C’est même le contresens qu’induisait le premier titre de l’Aufbau, et qui explique que Carnap y ait finalement renoncé.

En effet, si la constitution ne crée pas quelque chose à partir de rien (à moins de préciser que la différence entre « rien » et « quelque chose » n’est alors qu’une différence logique – ou sémantique), elle n’opère pas non plus une mise en ordre logique de quelque chose qui serait, de prime abord, absolument informe, à savoir un flux de vécus entièrement déstructuré. Nous verrons les raisons qui, dans les ambiguïtés du texte de l’Aufbau, expliquent cette compréhension erronée de ce qu’est, essentiellement, la constitution. Parmi ces raisons, la plus importante est l’insistance avec laquelle Carnap défend le caractère arbitraire de la constitution ; mais que la constitution soit arbitraire n’implique pas pour autant qu’elle le soit de part en part, et notamment qu’elle n’ait strictement aucun fondement dans le vécu lui-même. Car nous constaterons qu’en lisant ces textes à la lumière du concept de constitution

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tel qu’il est déployé dans la phénoménologie husserlienne, il apparaît que celle-ci repose nécessairement sur un divers déjà partiellement (pré-)structuré, voire qu’elle ne se comprend que comme la réarticulation d’une logique déjà inscrite dans l’immanence des phénomènes, et comme le déploiement des structures du vécu.

Cette définition de la constitution est très clairement thématisée par Husserl : le vécu n’est jamais entièrement déstructuré, et cela pour au moins deux raisons. Tout d’abord, le flux de vécus est lui-même le résultat d’une proto-constitution qui, même si elle ne peut pas être analysée comme une véritable constitution (pourrait-on alors parler, comme Carnap, de « pseudo »-constitution ?), organise les vécus de manière immanente selon la dimension temporelle, et leur confère ainsi une structure déjà déterminée, laquelle servira de base à la constitution dans son ensemble. Enfin, le vécu tel que l’analyse la phénoménologie est de part en part traversé par une relation fortement structurante, à savoir la relation intentionnelle par laquelle la conscience vise un objet. Or l’intentionnalité est une structure forte qui offre à la constitution un fil directeur que nous analyserons en termes de motivation. Le vécu sur lequel se fonde la constitution phénoménologique est donc déjà pré-structuré si bien que la constitution ne consistera, en un sens, qu’en son redéploiement sur la base de la description phénoménologique.

On se gardera bien, cela va de soi, de chercher chez Carnap une structure aussi forte dans le vécu auto-psychique. L’intentionnalité, chez Husserl, interdit toute forme d’arbitraire dans la constitution, qui est au contraire inscrite nécessairement1 dans la visée intentionnelle de l’objet, et c’est là le contraire même de la conception carnapienne. Mais il ne faudrait pas pour autant négliger la structuration – faible – que Carnap suppose être celle du vécu pour effectuer cette constitution. Nous verrons en effet que l’ensemble de la construction logique du monde repose sur une pré-donation du monde – ou plus précisément de sa structure

1 Ce terme « nécessairement » entrera même de manière centrale dans la définition que Husserl donnera,

au §115 des Idées directrices, du « problème de la constitution », et que nous étudierons dans le dernier chapitre de la première partie de ce travail.

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ontologique – qui ne peut être donnée que dans une « phénoménologie naturelle » que la deuxième partie de notre travail s’attachera à définir, et dont le système de constitution à proprement parler ne sera que la réarticulation dans le langage (arbitraire) de la logique des relations. La pré-structuration du monde est en effet telle qu’elle impose, non pas un langage constitutionnel (lequel n’est le résultat que d’une décision), mais une certaine ontologie minimale dont nous proposerons un aperçu qui nous permettra d’en établir la quasi-identité avec l’ontologie husserlienne telle qu’elle est développée dans le deuxième tome des Idées directrices. L’enjeu de notre travail sera alors de déterminer dans quelle mesure et de quelle

manière cette pré-structuration des vécus fonde la structuration logique du monde. De ce point de vue, la traduction anglaise de l’Aufbau sous le titre de « structure logique du monde » (The Logical Structure of the World 1 ) soulève un enjeu important de l’ouvrage : la « reconstruction » logique du monde ne fait en un sens que déployer la structure logique du monde, même si cette structure ne peut qu’être exprimée dans un langage nécessairement arbitraire. Notre interprétation reposera sur la mise au jour d’un modèle de structures plus faibles que celles que donne à la constitution l’intentionnalité husserlienne, mais plus fortes cependant que les structures purement logiques qui, à vrai dire, sont à peine structurantes. Ce modèle sera celui de la topologie, en tant que cette branche des mathématiques repose sur des structures qui, au regard de l’algèbre, paraissent faibles (puisqu’elles ne peuvent offrit aucune place au discontinu), mais qui nous paraîtront fortes au regard de la logique formelle pure. C’est pourquoi l’aboutissement de notre travail consistera à dévoiler le rôle fondamental que joue la constitution de l’espace dans l’élaboration du concept husserliano-carnapien de constitution

Notre lecture de la constitution carnapienne repose donc sur l’idée d’une « structure logique du monde », et donc en dernière instance sur l’interprétation de la formule par

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laquelle Carnap lui-même définit son entreprise, à savoir comme une « reconstruction » ou « post-construction » (Nach-konstruktion) rationnelle du monde. A prendre au sérieux cette expression, on ne pourrait pas en effet tomber dans les contresens que tenterons d’écarter au fil de ce travail. Car si la constitution est une simple reconstruction, cela signifie bien qu’elle ne prétend pas fabriquer de toutes pièces la réalité, mais cela signifie également qu’elle ne part pas d’un pur chaos, mais bien d’une connaissance pré-constitutive du monde. Cette connaissance n’est autre que la science elle-même, dans ce qu’elle peut avoir d’inabouti, notamment en ce qui concerne sa structure globale – à savoir l’articulation entre les différentes sciences – mais dans ce qu’elle peut avoir, encore et surtout, de structuré.

Or à la description carnapienne de la constitution comme reconstruction logique répond l’idée husserlienne selon laquelle le « problème de la constitution » se résume à étudier à la lumière de la description phénoménologique la manière dont les objets se constituent, et à déterminer cette constitution comme donation de sens. La confrontation des

systèmes de constitution de Husserl et de Carnap nous amène donc au croisement de deux axes, l’un opposant l’idée d’une constitution relevant d’une décision et « imposée » aux objets par le philosophe-logicien (Carnap) à l’idée que les objets « se constituent » selon les lois objectives de leur essence (Husserl), l’autre opposant la logique formelle (Carnap) à l’idée d’une donation de sens (Husserl). Nous verrons cependant que les systèmes de constitution respectifs de Husserl et de Carnap ne correspondent pas aux extrémités de ces deux axes (constituer/se-constituer, logique formelle/donation de sens), mais reposent au contraire sur une articulation plus complexe de ces quatre dimensions. Le plan de notre travail s’insèrera dans ce cadre, afin de dépasser les différents présupposés qui s’opposent à la confrontation des systèmes de constitution de Husserl et Carnap. Parmi ces préjugés, ceux relatifs à l’incompatibilité supposée de l’empirisme logique et de la phénoménologie comptent parmi les plus tenaces.

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§3. Présupposés, III. Husserl et Carnap

REMONTER LE RHIN ET LE DANUBE

Que Husserl et Carnap aient appartenu aux deux mouvements réputés opposés de la philosophie du XXe siècle, cela est indéniable, et constitue l’enjeu le plus vaste de notre travail, dont la prétention serait, sur la base d’un retour aux sources communes des concepts husserlien et carnapien de constitution, de participer à l’étude de la généalogie des philosophies analytique et phénoménologique, ainsi qu’à la réévaluation de leurs véritables points de divergence. Ce travail s’inscrit donc dans la lignée des analyses de l’histoire de la philosophie analytique menées notamment par Michael Dummett1. Pour le philosophe oxonien, la philosophie analytique et la phénoménologie seraient comparables au Rhin et au Danube, puisant leur source dans les mêmes montagnes, s’écoulant parallèlement l’un à l’autre pendant une partie de leur trajet, avant de diverger et de déboucher sur deux mers différentes. Michael Dummett propose une lecture de cette divergence progressive reposant essentiellement sur la notion de « tournant analytique » dont il attribue la paternité à Frege, et qui culmine dans l’œuvre de Carnap. Nous proposerons une lecture divergente, quoique dans un esprit assez semblable, de l’opposition entre phénoménologie et philosophie analytique : grâce au concept de constitution, nous pourrons lire l’œuvre même de Carnap comme le lieu d’une réarticulation du « tournant analytique » et de la « logique des phénomènes » qui caractérise la « phénoménologie » en un sens élargi du terme. Nous pourrons ainsi projeter sur les systèmes de constitution de Husserl et de Carnap la grille de lecture dummettienne, et plus précisément l’image du Rhin et du Danube (avant de la dépasser dans les derniers chapitres de notre travail).

C’est pourquoi le plan de notre travail prendra la forme d’une lecture chronologique inversée des œuvres respectives de Husserl et Carnap. En effet, nous partirons des œuvres de

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maturité de ces auteurs (notamment des trois tomes des Ideen pour Husserl et de l’Aufbau pour Carnap), c’est-à-dire du stade de l’évolution de leurs pensées respectives où la divergence de leurs conceptions de la constitution est déjà affirmée, puis nous remonterons aux sources communes de l’entreprise constitutive, à travers l’étude de textes antérieurs, et notamment d’une série de textes de jeunesse sur l’espace. Nous découvrirons ainsi la source commune de la constitution phénoménologique et de la construction logique du monde, à la fois dans la référence à certains auteurs comme Mach ou Kant, dans l’ancrage dans l’histoire des mathématiques (Hilbert), et dans des questionnements communs, portant notamment sur la relation transcendantale entre la logique objective et son fondement subjectif, qu’il s’agit, pour l’un et l’autre de ces auteurs, de démarquer de la psychologie.

SUR UNE POSSIBLE INFLUENCE DE HUSSERL SUR CARNAP :REMARQUE METHODOLOGIQUE

Le projet de notre travail repose sur un postulat, selon lequel le rapport existant entre Husserl et Carnap ne peut s’expliquer par un jeu d’influences, quel que soit par ailleurs leur bienfondé historique. Quel que soit l'intérêt d'une étude par exemple de l'influence de Husserl dans la genèse de la philosophie carnapienne, le risque d'une telle étude serait de fausser notre compréhension du projet constitutif de Carnap, et de réduire le concept husserlien de constitution à un simple outil, une source d'inspiration plus qu'un objet d'étude. La confrontation des conceptions husserlienne et carnapienne de la constitution suppose au contraire une mise entre parenthèses de la question des influences, et même de la question de la chronologie : l'articulation de la logique formelle et de la logique matérielle, de la forme et de l'expérience, ou encore de l'objectif et de l'arbitraire, est elle-même un problème objectif qui exige de notre part une véritable neutralité historique. Cependant, il est nécessaire, à l'orée de notre travail, de rappeler certains faits qui, malgré leur portée limitée, justifient la confrontation de deux systèmes de pensée aussi étrangers l'un à l'autre que la phénoménologie husserlienne et la construction logique du monde carnapienne.

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Si l’on devait en effet faire reposer l’ensemble de notre travail, à savoir la possibilité d’une confrontation des systèmes de constitution de Husserl et Carnap, sur les « faits historiques » et sur une éventuelle influence directe de Husserl sur Carnap, il faudrait se limiter aux quelques références aux Idées directrices ainsi qu’aux Recherches logiques qui ponctuent l’Aufbau1, mais qui demeurent toujours très vagues et générales, sauf sur quelques points qui constitueront les pierres de touche de plusieurs chapitres de notre travail ; mais il faudrait également nous intéresser aux contacts directs qui ont pu avoir lieu entre Husserl et Carnap. Or de ce point de vue, des études récentes nous permettent d’établir avec un degré de certitude satisfaisant deux faits, dont la portée, quoique fort limitée, n’est cependant pas négligeable : 1. Il y a effectivement eu un certain nombre de contacts entre Husserl et Carnap, et aucun des deux n’a entièrement ignoré l’autre ; 2. Mais à aucun moment ces contacts n’ont été réellement importants ou particulièrement significatifs.

Le premier point est facile à établir. Il suffit pour cela d’ouvrir la Husserl-Chronik de Karl Schuhmann à la page 281, où l’on peut lire : « SS 1924-1925 : Rudolf Carnap nimmt an H.s Oberseminaren teil »2. Ce fait, attesté dans une lettre de Landgrebe à Husserl (dont il était l’assistant à l’époque)3, est digne d’être remarqué : le fonctionnement de l’Université

allemande impliquait en effet que la participation au Séminaire d’un Professeur (et en particulier d’un Professeur aussi reconnu que Husserl à cette époque) fît partie du parcours normal d’un jeune Docteur, comme l’était alors Carnap. Ces séminaires étaient souvent

1 Cf. R. Carnap, Aufbau, 1928, §3 p. 60 (au sujet de la définition de la constitution : « En outre, il y a aussi

des points de rapprochement avec la visée de Husserl d’une « mathesis » des vécus »), §64 p. 138 (sur le choix d’une base auto-psychique : « A l’origine du système de constitution, les vécus doivent être pris comme ils se donnent ; les positions de réalité et d’irréalité qui les accompagnent ne sont pas conservées, mais « mises entre parenthèses » ; on pratique par conséquent la réduction phénoménologique (épochè) au sens de Husserl »), §65 p. 142 (sur le donné sans moi : « par contre nous divergeons de différents systèmes avec lesquels nous sommes par ailleurs d’accord sur des points importants, par la conception d’un donné sans moi : Schuppe, Natorp, Driesch, Husserl, Jacoby, Russell…), §124 p. 213 (sur la constitution de l’espace physique : « Il faut encore mentionner les discussions de Poincaré sur la tridimensionnalité de l’espace, de même que celles de Becker sur les niveaux constitutifs de la spatialité à la suite des idées de Husserl »), §164 p. 272 (sur l’intentionnalité : « La théorie traditionnelle de l’intentionnalité remonte à Brentano et a été poursuivie par Husserl »).

2 Husserl Chronik, Hua Dokumente, Band IV, p. 281.

3 Cf. Lettre de Landgrebe du 9 novembre 1932, in E. Husserl, Briefwechsel IV, Hua-Dokumente, Band III/4, p.

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l’occasion d’un contact privilégié avec la pensée du maître, favorisant ainsi le jeu des influences et la création d’écoles de pensée. A l’inverse, les cours magistraux étaient beaucoup plus impersonnels, ce qui fait dire à l’un des principaux commentateurs de l’influence de Husserl sur Carnap, Guillermo R. Haddock, que Carnap connaissait certainement bien mieux Husserl que Frege1, contrairement à ce que semble suggérer sa propre autobiographie intellectuelle2. Que cette affirmation soit exagérée est à peu près certain, mais il demeure vrai que la participation de Carnap aux séminaires de Husserl pendant trois semestres n’a rien d’anodin – et cela d’autant moins que l’on sait par ailleurs que c’est précisément durant cette période que Carnap rédige l’Aufbau, ainsi que certains textes sur l’espace où il développe précisément l’idée d’une constitution.

On peut à partir de là, toujours en s’appuyant sur les faits rassemblés par Karl Schuhmann, faire librement quelques conjectures, et tenter de repérer – quoique de manière strictement invérifiable tant Carnap fut discret sur la question d’une possible influence du maître de Freiburg sur son œuvre – les points sur lesquels Husserl aurait pu directement influencer Carnap.

Husserl, dans le temps où Carnap suit ses séminaires, travaille notamment sur Kant et l’idée de philosophie transcendantale3. On peut difficilement douter de l’intérêt que le jeune

Carnap a pu trouver à ces questions, lui dont la dissertation doctorale Der Raum interrogeait parallèlement, deux ans plus tôt à peine, les conceptions kantienne et husserlienne de l’espace intuitif, et qui, de plus, prenait apparemment parti pour Husserl contre Kant, et donc discrètement contre le directeur de la thèse : le néo-kantien Bruno Bauch4. Les années

1 G. R. Haddock, The Young Carnap’s Unknown Master : Husserl’s Influence on Der Raum and Der Logische

Aufbau der Welt, Burlington, VT, Ashgate, 2008, pp. 1-2.

2 R. Carnap, Intellectual Autobiography, in P. A. Schilpp (ed.) The Philosophy of Rudolf Carnap, Lasalle,

Illinois, Open Court, pp. 3-84.

3 On trouvera le résultat de ces années où Husserl réfléchit sur la portée de la philosophie transcendantale

kantienne dans Philosophie première, t. I, Histoire critique des idées, Paris, PUF, 1970.

4 Ce point est longuement étudié par Guillermo Haddock qui en donne comme souvent une vision

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1925 sont pour Husserl des années d’intense réflexion sur les origines historiques de la problématique constitutive-transcendantale ; Husserl donne ainsi plusieurs conférences sur Berkeley, en plus de son séminaire sur Kant, et tente ainsi de délimiter son propre idéalisme par rapport à celui de ses prédécesseurs – contexte passionnant pour un jeune docteur soucieux de donner un sens inédit à l’entreprise de constitution et de concilier les systèmes philosophiques, comme il le déclare explicitement dans l’introduction de Der Raum, le reconnaît encore dans l’Aufbau et continue à le rechercher jusque dans le « Principe de Tolérance » de la période de maturité.

De même, les années 1924-1925 constituent la période où Husserl se consacre à la psychologie phénoménologique. Là encore, comment ne pas se demander la part de l’influence de Husserl sur la riche psychologie formelle que constitue l’étude du niveau auto-psychique du système de constitution de l’Aufbau1 ? N’y aurait-il pas dans ces pages une réponse, voire un pendant, à la psychologie phénoménologique husserlienne de cette époque ? Ces conjectures sont séduisantes ; elles fournissent autant de pistes pour une étude des relations historiques entre Husserl et Carnap. Seule celle du questionnement de l’idéalisme transcendantal kantien semble en outre avoir été réellement étudiée par les commentateurs.

Il est donc probable qu’il y ait eu une influence directe de Husserl sur Carnap, mais gardons-nous de tirer trop de conséquence de ce premier fait, car celui-ci est en effet compensé par un second fait, tout aussi certain : les relations entre Husserl et Carnap ont pour le moins été distantes, et n’ont été réellement marquantes ni pour l’un ni pour l’autre.

Du côté de Husserl, cette affirmation est un euphémisme : Carnap, de toute évidence, ne fit jamais partie du cercle pourtant assez large d’élèves ayant bénéficié d’une attention

Husserl pour ne pas blesser son directeur, mais serait encore bien plus profondément marqué par la phénoménologie qu’il ne le reconnaît même en 1922.

1 Cf. « Ebauche d’un système de constitution », « A. Les niveaux inférieurs : les objets du psychisme

propre », Carnap, Aufbau, 1928, pp. 197 sqq. L’influence de la psychologie phénoménologique que Husserl développe dans ses cours à cette époque est difficile à établir, et nous serons plutôt amenés, au cours de ce travail, à établir des points de rencontre entre la constitution du psychisme propre chez Carnap et la phénoménologie de la conscience interne du temps, telle qu’on la trouve exposée dans E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1964.

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particulière de la part du maître. En témoigne le volume du Briefwechsel des Husserliana où se trouve réunie la correspondance de Husserl avec ses élèves de la période de Freiburg1 ; ce volume ne contient en effet aucune lettre de Carnap ou destinée à Carnap, et seulement deux occurrences de son nom, complétées par une troisième dans le volume des lettres de la période de Göttingen2. Ces lettres datant toutes des années 1930, durant lesquelles Carnap est, aux yeux de Husserl, associé au nom de son détracteur au Cercle de Vienne, Moritz Schlick, la relation de Professeur à étudiant a laissé place à une relation professionnelle très distante et peu bienveillante.

Ces lettres résument en tout cas la difficulté à se prononcer clairement sur l’importance de l’influence de Husserl sur Carnap. Ainsi, la lettre de Landgrebe du 11 novembre 1932, souvent citée parce qu’elle constitue la preuve de la participation de Carnap au séminaire de Husserl, rapporte une conversation que l’ancien assistant de Husserl aurait eue avec Carnap, nouvellement nommé Professeur à Prague, où celui-ci aurait affirmé se rappeler très clairement (et agréablement) de la période où, à Freiburg, il assistait à ces séminaires. Cette information pour le moins banale soulève pourtant une objection majeure à de nombreuses affirmations des commentateurs de Carnap. D’un côté, cette lettre atteste contre certains commentateurs ultra-analytiques (et contre une certaine tendance de Carnap lui-même, dans les périodes viennoise et américaine de son œuvre, d’effacer les traces de l’influence de Husserl sur sa première philosophie) que Carnap a assisté de manière suivie au séminaire de Husserl, donc bien plus assidument qu’aux cours de Frege par exemple. D’un autre côté, cette lettre laisse entrevoir l’opposition désormais frontale qui sépare Husserl de Carnap, et interdit de céder à la tentation (que plusieurs commentateurs « phénoménologues » pourraient facilement avoir) de voir en Carnap un héritier parmi d’autres de l’enseignement de Husserl. L’insistance de Landgrebe sur le fait que Carnap « affectionne encore » la

1 E. Husserl, Briefwechsel III, Hua-Dokumente, Band III/4. 2 E. Husserl, Briefwechsel III, Hua-Dokumente, Band III/3.

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phénoménologie est en effet révélatrice du sentiment de rejet éprouvé par Husserl lors de l’arrivée de Carnap à Vienne. L’assimilation stricte de Carnap aux « positivistes » du « Cercle philosophique » de Vienne, que Husserl opère dans sa lettre à Ingarden du 14 janvier 1936, irait dans le même sens, ainsi que la désobligeante référence à Carnap dans une lettre à Heidegger datée du 9 mai 1928 : pour remplir le poste vacant de Heinrich Scholz à l’Université de Kiel, Husserl recommande, parmi ses trois anciens étudiants en compétition, Moritz Geiger et Oskar Becker contre Carnap.

Au lieu d’attribuer à Carnap, sur le seul fondement de sa présence aux séminaires de Husserl des années 1924-1925, une volonté d’occulter une référence à Husserl supposée centrale dans son œuvre afin de rendre compte du nombre relativement limité de références à son œuvre dans l’Aufbau et dans d’autres textes de cette époque, il sera donc plus simple d’admettre que, bien que certaine, l’influence directe de Husserl sur Carnap fut limitée. Husserl fut probablement l’une des nombreuses références qui ont stimulé l’esprit particulièrement éclectique du jeune Carnap ; mais on ne peut pas prendre au sérieux la philosophie du premier Carnap, ni d’ailleurs percevoir la véritable importance de Husserl dans l’élaboration de son projet d’une construction logique du monde, si l’on fait de Carnap un héritier de Husserl. En effet, si Carnap emploie le terme de « constitution », il est probable que ce soit pour souligner une certaine parenté entre son projet et celui de Husserl, mais ce constat n’appelle en rien une étude historique génétique. Au contraire, en adoptant une position génétiquement neutre, nous pouvons mettre au premier plan un problème d’un autre type : si l’on ne cherche pas à niveler la différence entre Husserl et Carnap en faisant de Carnap un héritier caché de Husserl, si on prend au contraire la mesure de l’écart qui sépare leurs conceptions respectives de la constitution, alors on peut se demander ce que peut bien être la constitution, ou plus précisément le projet de constitution, pour donner un même

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Carnap avait été un disciple de Husserl, cette question ne se poserait pas, dans la mesure où la source de son concept de constitution serait aisément assignable ; mais puisque Carnap n’a eu, comme nous l’avons rappelé, qu’une relation distante avec Husserl et n’a certainement jamais fait partie de ses « disciples », il faut bien chercher les raisons pour lesquelles, à un moment donné de son cheminement, sa philosophie « rejoint » celle de Husserl, au point de culminer dans le projet constitutionnel.

REVUE DE LA CRITIQUE

Cette mise entre parenthèses de la question de l’influence historique de Husserl sur Carnap place d’emblée notre travail en marge par rapport à de nombreux travaux consacrés à la confrontation de ces deux philosophes. Or l’accent mis par ces commentateurs sur la relation historique entre Husserl et Carnap s’explique par les problématiques des tout premiers travaux consacrés à ce sujet, et s’inscrit dans le cadre de la prise de conscience tardive, par la philosophie dite « analytique », de l’importance de sa propre histoire.

Une référence semble commune à la quasi-totalité des articles portant sur les origines de l'Aufbau, la référence aux travaux de Michael Friedman, qui constituent une rupture importante par rapport à une certaine lecture traditionnelle de Carnap et structurent le champ de ces études depuis près de trente ans. Traditionnellement, les textes de Carnap, et particulièrement l'Aufbau, étaient lus comme une entreprise strictement phénoménaliste et réductionniste, et comme le pur prolongement du programme russellien des années 1910, exposé dans Our Knowledge of the External World1, sans que soit même posée le plus souvent la question de la compatibilité de ces deux sources d’inspiration ; cette lecture avait amené, dans les années 1950 et dans le cadre de la critique généralisée du positivisme logique, à une remise en question profonde des thèses les plus essentielles de l'œuvre de Carnap, mises

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en échec dans des articles désormais classiques de Quine1, Goodman2, etc. Les travaux de Michael Friedman ont tenté, contre cette tradition, de montrer que le projet carnapien ne correspondait pas strictement au programme phénoménaliste, réductionniste et positiviste ainsi stigmatisé, mais s'inscrivait dans une tradition tout autre, allemande et néo-kantienne :

Je pense que cette conception massivement partagée du but premier et de la signification de l'Aufbau est fondamentalement erronée. Il est vrai, bien sûr, que l'Aufbau contient une tentative importante d'opérer une réduction phénoménaliste. Il est également vrai que cette tentative est un échec. Cependant, en concentrant l'attention exclusivement sur le problème du phénoménalisme, on est conduit à une grave distorsion du véritable contexte philosophique et des réelles motivations philosophiques de l'œuvre de Carnap. Cela a pour conséquence que le développement du positivisme du vingtième siècle repose lui-même sur une distorsion de ce contexte et de ces motivations philosophiques.3

Une nouvelle lecture de Carnap s'impose ainsi, qui demeure aujourd'hui très importante chez les commentateurs. Cependant, la lecture de Michael Friedman est elle-même tributaire d'une tradition remontant aux travaux importants des années 1970-1980 sur la continuité d'un certain mouvement philosophique souvent défini comme pré-analytique car centré sur le concept d’analycité, et qui prendrait sa source chez Kant pour culminer chez Carnap. Alan W. Richardson, disciple de Michael Friedman, rappelle, dans son article « Logical Idealism and Carnap's Construction of the World »4 les principales étapes de cette tradition : Susan Haack, en 1977, publie un article relevant les ressemblances entre les problématiques kantiennes et carnapiennes (« Carnap's Aufbau; Some Kantian Reflexions »5), mais aboutissant à un relatif échec, dû à l'incommensurabilité de deux pensées séparées par plus d'un siècle et demi de révolutions scientifiques. C'est donc comme une tentative

1 W. Quine, “Two Dogmas of Empiricism”, in From a Logical Point of View, Cambridge, MA/London,

Harvard University Press, 1953.

2 N. Goodman, The Structure of Appearance, Harvard University Press, Cambridge, 1951, et “The

significance of Der Logische Aufbau der Welt”, in P. A. Schilpp (ed.) The Philosophy of Rudolf Carnap, Lasalle, Illinois, Open Court, 1963.

3 M. Friedman, “Carnap’s Aufbau reconsidered”, Nous, vol. 21 n°4, 1987, p. 522.

4 M. Friedman, « Logical Idealism and Carnap’s Construction of the World », Synthese, vo. 93/1, 1992, pp.

59-92.

5 S. Haack, « Carnap's Aufbau; Some Kantian Reflexions », 1977, repris in S. Sarkar, Science and Philosophy

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d'actualiser le projet kantien en lui donnant un ancrage sûr dans les nouvelles sciences, que certains auteurs, dont Alberto Coffa1, essaieront de lire l'œuvre de Carnap ; l'apport important de Joëlle Proust2 consiste à étayer cette thèse d'une étude du rôle de la distinction analytique/synthétique de Kant à Carnap. L'étape supplémentaire de cette histoire consistera à remplacer l'étude de l'influence kantienne par l'influence néo-kantienne, plus directe, sur Carnap.

Michael Friedman restera à mi-chemin entre ces deux dernières étapes, et ce n'est que dans les articles de deux de ses disciples, Carlos Moulines et Alan Richardson, que l'influence directe de la philosophie néo-kantienne sur Carnap fera l'objet d'une étude approfondie. La méthode de Carlos Moulines, consistant à faire le décompte des références de Carnap dans l'Aufbau aux différents philosophes de son temps, a été fortement critiquée, notamment pour l'impasse faite sur la question de l'influence de Husserl3. Sa tentative de pousser l'étude de la constitution chez Carnap dans le sens de la mise au jour d'un « modèle avant la lettre d'un système d'intelligence artificielle » nous sera cependant d’une grande utilité pour comprendre ce que fait la constitution « à la Carnap », notamment par opposition à la constitution

phénoménologique opérée par une conscience « vivante ». Alan Richardson, de son côté, étudie dans un article important de 1992, « Logical Idealism and Carnap's Construction of the World », l'influence néo-kantienne sur Carnap à travers une comparaison de certaines thèses

de l'Aufbau avec Substance et Fonction de Cassirer. L'étude de Der Raum, mais aussi de la Physikalische Begriffsbildung de 1926 et de l'Aufbau, montre l'évolution de la notion de

synthétique a priori, en rupture avec le kantisme strict, et en un sens bien plus proche de la thèse de Cassirer. Richardson aboutit à la thèse suivant laquelle l'Aufbau « serait la première tentative systématique de comprendre que la logique et les mathématiques peuvent nous

1 A. Coffa, The Semantic Tradition from Kant to Carnap, Cambridge, Mass. Cambridge University Press,

1991.

2 J. Proust, Questions de forme. Logique et proposition analytique de Kant à Carnap, Paris, Fayard, 1986. 3 C. Moulines, « Making sense of Carnap’s Aufbau », Erkenntnis, 35, Special Volume in Honor of Rudolf

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permettre de rendre compte de l'objectivité de l'empirie »1 ; l'écho au projet kantien est évident : « rendre compte » traduit ici « provide an account of », traduction libre de la question transcendantale kantienne. Le mot est prononcé : l'entreprise de Carnap est transcendantale.

On reviendra bien sûr sur cette thèse, et sur l'ambiguïté de ce terme2 ; mais, quel que soit le nom qu'on voudra donner à cette entreprise, on ne pourra pas ne pas reconnaître qu'elle a au moins en commun avec celle de Husserl (et de nombreux néo-kantiens) ce qui nous permet d'imaginer au moins pouvoir la qualifier de « transcendantale ». Si l'influence de Husserl sur le premier Carnap reste un problème ouvert, celle, plus générale, de « la tradition épistémique allemande » est désormais hors de doute. Richardson y classe tout naturellement « diverses variétés de néo-kantiens, des phénoménologues transcendantaux (Husserl, Hans Driesch) aux néo-kantiens orientés historiquement comme Heinrich Rickert, en passant par les néo-kantiens orientés scientifiquement, comme Cassirer ou Bruno Bauch. »3

C'est donc primordialement en tant que néo-kantien que le nom de Husserl apparaît dans le champ des études carnapiennes. Il ne faut pas négliger ce fait : tout d'abord, il corrobore notre thèse selon laquelle l'influence de Husserl sur Carnap n'est pas quantifiable, ni même isolable ; l'influence de Husserl n’est qu’un aspect ou une face d'une influence plus générale, et plus importante, de la philosophie allemande du début du siècle. De plus, il faut reconnaître que les références faites à Husserl, notamment dans l'Aufbau, sont principalement de deux types : soit en tant que logicien (référence à certaines thèses techniques des Recherches Logiques), soit comme l'un des grands penseurs allemands dont il s'agit de faire la

revue. Ainsi, un des textes les plus souvent cités pour corroborer la thèse de l'influence husserlienne, au §64 de l'Aufbau, où se trouve justifié le choix de la base auto-psychique, cite Husserl à double titre : comme l'inventeur d'une méthode pour isoler cette région (« on

1 A. Richardson, « Logical Idealism and Carnap’s Construction of the World », Synthese, 93, 1992, p. 60. 2 Cf. le deuxième chapitre de la première partie de ce travail.

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pratique par conséquent la réduction phénoménologique au sens de Husserl ») et d'un vocabulaire technique pour la décrire, et comme l'un des auteurs ayant choisi cette base, sans

pour autant tenir une position solipsiste (« Gomperz..., Ziehen..., Husserl... : nécessité de l'intersubjectivation », dit la note « revue de la littérature »1). La référence à Husserl est le plus souvent la référence à l'un des principaux acteurs dans le champ des problématiques néo-kantiennes. Ainsi, même la critique de la théorie (pour le coup) husserlienne de

l'intentionnalité (§164) s'inscrit dans le cadre de la discussion des principales thèses philosophiques auxquelles le système de l'Aufbau est censé apporter une solution définitive. Or il faut bien reconnaître que cette partie de l'Aufbau n'est pas centrée sur l'étude de Husserl, mais sur celle, plus générale, des questions débattues dans le cadre de la philosophie allemande du début du siècle, dont Husserl est (mais n'est que) l'une des figures importantes.

La réponse au problème de l'influence de Husserl sur Carnap dépend des interprétations possibles de cette contextualisation des thèses husserliennes dans le champ d'une philosophie allemande massivement néo-kantienne. D'un côté, prendre au sérieux et au pied de la lettre l'éclectisme affiché de l'Aufbau et des autres textes de jeunesse de Carnap reviendrait à relativiser l'influence husserlienne au profit d'une influence post-kantienne plus large dont la première ne serait qu'un aspect. Mais d'un autre côté, il peut être légitime de chercher une influence phénoménologique plus profonde, plus ou moins volontairement occultée par Carnap dans un nuage de références. Carnap opérerait une technicisation des thèses de Husserl pour masquer son penchant phénoménologique profond.

Cette thèse nous conduit à une nouvelle position dans le champ de la critique carnapienne, position radicale avec laquelle nous serons amenés à discuter tout au long de ce travail. Cette thèse consiste à penser, non seulement contre la lecture traditionnelle (phénoménaliste, logiciste et réductionniste), mais également contre la lecture néo-kantienne

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de Carnap, que c'est en Husserl qu'il faut chercher la principale influence et référence implicite de son œuvre de jeunesse, jusqu'à l'Aufbau comprise. Parmi les représentants de cette position, on retiendra deux noms : Verena Mayer et Guillermo E. Rosado Haddock, auteur d’une des seules monographies entièrement consacrées à la question des relations entre les philosophies de Husserl et Carnap, et dont l'étude linéaire de Der Raum fournit la preuve la plus solide d'une influence substantielle de Husserl sur Carnap. Les travaux de ces deux auteurs ont été prolongés par d'autres études plus précises, mais moins panoramiques, centrées principalement sur le thème privilégié de l'espace1.

L'article polémique de Verena Mayer, « Die Konstruktion der Erfahrungswelt : Carnap und Husserl »2 propose une lecture parallèle de Husserl et Carnap permettant de lire

l'œuvre de ce dernier comme une forme de réécriture du projet phénoménologique. Cet article fournit des éléments d'analyse précieux pour notre étude : ainsi, l'idée selon laquelle les « systèmes de constitution » des deux auteurs sont construits de manière analogue3 mérite d'être analysée de près, ce à quoi nous consacrerons d'ailleurs le premier chapitre de la deuxième partie de ce travail4. Certaines thèses, au contraire, éveillent des soupçons, comme lorsque Verena Mayer affirme que « le concept de constitution et l'idée d'un système de constitution avec pour base le flux de vécu, sont pris par Husserl et Carnap dans le même sens »5. Cette dernière thèse, stimulante mais critiquable, constitue la toile de fond de la présente étude, qui se présente comme une tentative de lui apporter une réponse nuancée.

Dans cette perspective, nous nous appuierons principalement sur deux études plus récentes : celle de Jocelyn Benoist et celle de Guillermo E. Rosado Haddock. L'article de

1 Cf. les articles regroupés dans la rubrique Carnap/constitution de l’espace dans notre bibliographie. 2 V. Mayer, « Die Konstitution der Erfahrungswelt. Carnap und Husserl », Erkenntnis, 35 (1-3), Special

Volume in Honor of Rudolf Carnap and Hans Reichenbach, Dodrecht, Kluwer, 1991, pp. 316-339.

3 V. Mayer, « Die Konstitution der Erfahrungswelt. Carnap und Husserl », Erkenntnis, 35 (1-3), Special

Volume in Honor of Rudolf Carnap and Hans Reichenbach, Dodrecht, Kluwer, 1991, p. 288.

4 Cf. la deuxième partie de ce travail, chapitre I, §§ 27-35.

5 V. Mayer, « Die Konstitution der Erfahrungswelt. Carnap und Husserl », Erkenntnis, 35 (1-3), Special

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Jocelyn Benoist, « l'Aufbau comme phénoménologie »1, est une réponse explicite à celui de Verena Mayer. Nous serons amenés à l'étudier de près, et quelques indications sur sa position dans le champ de la critique suffiront ici. La particularité de cet article par rapport aux autres articles cités, est de ramener au second plan la question de l'influence de Husserl sur Carnap pour lui préférer d'un côté une confrontation des deux systèmes, et d'un autre côté, mais parallèlement, une étude des sens possibles du terme « phénoménologie » mis en lumière par cette confrontation. L’auteur soulève la question de la constitution, en réaction à la thèse de Verena Mayer, comme un des éléments susceptibles de plaider en faveur de (ou contre) l'assimilation du projet de Carnap à une phénoménologie, cela dépendant du sens que l’on donne à ce terme. La problématique de notre travail est profondément tributaire des thèses de cet article, et s'en distingue en même temps quant à sa méthode : la comparaison des deux systèmes restera pour nous un moyen d'aboutir à une meilleure compréhension des ambiguïtés du concept de constitution, chez Husserl comme chez Carnap.

De ce point de vue, les deux textes majeurs de Guillermo E. Rosado Haddock sont plus éloignés de notre perspective, puisqu'ils ont pour objet l'étude de l'influence de Husserl sur le premier Carnap (d'où le titre évocateur de sa monographie : The Young Carnap's Unknown Master : Husserl's Influence on Der Raum and Der Logische Aufbau der Welt).

Dans son article « Releyendo al joven Carnap : Estudio critico de Der Raum », Guillermo Haddock étudie page par page l'influence de Husserl sur la thèse doctorale du jeune Carnap. Cette étude s'inscrit contre la tradition critique tant de Michael Friedman que d'Alan Richardson :

Nous montrons que la principale influence philosophique de Der Raum n'est ni Kant ni les néo-kantiens, mais Edmund Husserl, et que la défense que fait Carnap dans son œuvre du

1 J. Benoist, « L’Aufbaucomme phénoménologie », in S. Laugier, Carnap et la construction logique du monde,

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synthétique a priori est clairement non kantienne, mais bien plus proche de ce que Carnap interprète comme étant la conception husserlienne du synthétique a priori.1

Nous voyons maintenant dans quelle position du champ des critiques carnapiennes se situe cette thèse. Dans sa monographie sur la question, Guillermo Haddock étend cette thèse à l'Aufbau, dont il étudie certains thèmes husserliens, notamment dans une confrontation stimulante avec les critiques de Quine, et également en rapport avec le problème de la constitution. Ces études, plus par leur précision que par l'originalité de leur thèse, constituent un outil incontournable pour nos recherches, dont elles fournissent, avec l'article de Jocelyn Benoist, les principaux piliers.

Ces deux auteurs ont permis de réévaluer l’opposition de Husserl et de Carnap dans le contexte du renouvellement plus vaste des études phénoménologico-analytiques, marquées, en France, par la recherche d’un apport réciproque de ces deux traditions, et par la mise au jour d’un concept de phénoménologie capable d’embrasser tout un pan de la philosophie analytique, et outre-Atlantique, par l’intérêt grandissant de la philosophie analytique pour sa propre histoire et pour ses liens avec une tradition philosophique plus ancienne.

D’autres ouvrages plus généraux, mais inscrits dans cette double tendance, comportent des études importantes des liens de Carnap avec la phénoménologie, ou de la phénoménologie avec la philosophie analytique. Nous ne ferons ici que citer les titres des ouvrages récents s’inscrivant dans cette veine et avec lesquels notre travail proposera une discussion serrée, et dont nous étudierons les thèses au fil de notre étude. Il s’agit tout d’abord de l’ouvrage de Jean-Michel Roy, Rhin et Danube, Essai sur le schisme phénoménologico-analytique2, où l’on trouvera une discussion de la lecture dummettienne du rapport entre phénoménologie et philosophie analytique s’appuyant notamment sur la mise au jour d’un programme logiciste et sémantique commun au programme de constitution de Husserl et de Carnap. L’ouvrage récent

1 G. R. Haddock, « Releyendo al joven Carnap : Estudio critico de Der Raum », Rev. Int. Fil., Campinas, vol.

29/1, 2006, p.259.

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de François Schmitz sur Le Cercle de Vienne1 comporte également un chapitre important sur l’ancrage de la théorie de la constitution de l’Aufbau dans les articles de jeunesse de Carnap (dont sa thèse de doctorat Der Raum), lesquels renvoient d’après l’auteur au contexte néo-kantien et phénoménologique dans lequel Carnap inaugure sa pensée philosophique. Enfin, nos analyses s’appuieront sur une tendance contemporaine à relire la phénoménologie dans un sens anti-copernicien, à savoir comme une tentative de rendre à l’a priori son objectivité mise à mal par le geste kantien. L’ouvrage de Dominique Pradelle (Par-delà la révolution copernicienne)2, ainsi que les analyses de Claude Romano dans Au cœur de la raison : la

phénoménologie3, constitueront l’un des fondements de ce travail, dans la mesure où ils dévoilent le point sur lequel la constitution husserliano-carnapienne s’oppose à tout kantisme, à savoir comme relevant de lois objectives.

CORPUS ETUDIE

L’étude du concept de constitution chez Husserl et Carnap repose un corpus de textes extrêmement vaste, dans lequel il nous a paru nécessaire d’opérer une sélection. Notre étude se concentrera donc, du côté de Carnap, sur un nombre limité de textes, s’échelonnant entre 1922 et 1928, et constituant donc une première période de l’œuvre de Carnap, précisément marquée par l’élaboration d’une théorie de la constitution accomplissant un programme à la fois logiciste et phénoménaliste, et marquée par les figures de Mach et de Russell (voire de Husserl comme nous tenterons de le montrer). Il eût été possible d’étendre l’étude du projet constitutif à des œuvres physicalistes (c’est-à-dire des systèmes de constitution dans lesquels la base ne serait pas le flux de vécus auto-psychiques mais le monde des choses physiques), voire d’inclure le « principe de tolérance » des œuvres plus tardives dans le cadre du programme constitutif. Nous avons choisi d’éliminer ces textes pour plusieurs raisons : tout

1 F. Schmitz, Le Cercle de Vienne, Paris, Vrin, 2009.

2 D. Pradelle, Par-delà la révolution copernicienne, Paris, PUF, 2012. 3 C. Romano, Au cœur de la raison : la phénoménologie, Paris, Folio, 2010.

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