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TERRITOIRES ENTRE-DEUX COMME FISSURES DANS LE

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Academic year: 2021

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2. LA THÉORIe DeS AGeNCeMeNTS COMMe HYPOTHÈSe POUR LA THÉORIe ARCHITeCTURALe eT URBAINe ...28 3. STRUCTURe DU TRAVAIL De ReCHeRCHe ...29 3.1.Comment construire une thèse en architecture ? ...29 3.2. Architecture et biopolitique, un rapport rarement questionné d’un point de vue d’une pratique architecturale politique et résistante ...29 3.3. Géophilosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari et architecture : une rencontre politique ...33 3.4. Structure ...35

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TERRITOIRES ENTRE-DEUX COMME FISSURES DANS LE

JUNKSPACE

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1. JunKsPAce et PArAdiGMe du BioPouVoir

1.1. Junkspace – espace résidu

Hollandais volant, terroriste intellectuel, architecte de hangar, agitateur d’idées et star de l’architecture postmoderne, Rem Koolhaas est une figure marquante de la théorie et pratique architecturale contemporaine. Architecte, journaliste, écrivain et professeur à la prestigieuse école d’architecture de Harvard, il ne laisse personne indifférent. On le dit froid, indifférent, cynique, méchant, génial, provocateur, racoleur, fin stratège ou sans technique, bref, le dernier des architectes ou le dernier architecte, comme il se doit à une époque qui ne semble plus se qualifier que par les morts qu’elle a annoncées, voire célébrées en grande pompe :

« Dieu est mort, l’auteur est mort, l’histoire est morte, seul l’architecte reste debout… une insulte de plaisanterie évolutionniste… »1.

Koolhaas fonde deux agences complémentaires, OMA et AMO et publie de nombreux ouvrages théorisant divers phénomènes métropolitains, avant d’être récompensé du prix Pritzker en 2000.

Fort de sa notoriété, Rem Koolhaas écrit et publie plusieurs textes où il se positionne de façon radicale face à une nouvelle typologie de lieux contemporains qu’il appelle « Junkspace ». Le mot anglais « junk » possède plusieurs significations : détritus, bric à brac, désordre. en effet, la production (architecturale) névrosée issue de l’industrialisation altère le tissu urbain comme des cellules défectueuses nécroseraient le tissu humain. Cette altération de l’environnement urbain n’est autre que le Junkspace. Koolhaas dresse une brève définition du Junkspace : c’est un « résidu de la modernisation », donc le résultat direct des transformations urbaines, sociales et économiques actuelles.

Comme le dénoncent aussi des autres auteurs et études dans d’autres disciplines comme la sociologie urbaine, l’économie ou la géographie, ces transformations montrent une condition globale et cosmopolite de la ville2. La ville est devenue le lieu de la diversité, des hétérotopies, et du « glocal », abritant toutes sortes de possibilités et des promesses d'émancipation, tout en manifestant souvent les formes les plus radicales d'oppression, d'exclusion, d’inégalité et de contrôle.

Le diagnostique de Rem Koolhaas sur les métropoles propose une synthèse des forces et des tendances qui, selon lui, submergent les rapports sociaux et bouleversent les préceptes de l’agir sur la ville. Vision à la fois cynique et catastrophique de la ville – illustrée principalement au travers de 3 textes Bigness, The Generic City et Junkspace – son analyse entérine la rupture avec l’organisation sociale qui, hier, liait foi dans le progrès et désir d’autorité politique en prétendant faire évoluer le réel, homogénéiser le territoire et les modes de vie selon un schéma rationnel d’organisation. La ville serait devenue une ville générique, sans identité, sans passé, dépolitisée, sans rues, sans espaces publics, sans fin et dédiée au seul shopping. Ce junkspace dépolitisé et dés-architecturé a contaminé tout l’espace et se diffuse de façon visible à travers la surconsommation.

Mise en abyme

1.1.1_ « Quels sont les inconvénients de l’identité, et, inversement, quels sont les avantages de l’impersonnalité ? Et si cette homogénéisation apparemment accidentelle – et généralement déplorée – était un processus intentionnel, un

1 . J, p 106

2 . voir Sassen, Harvey, Castells, Florida, Sennet

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mouvement conscient, de la différence vers la ressemblance ? Et si nous étions les témoins d’un mouvement mondial de libération : "À bas le caractère ! " que reste-t-il une fois que l’identité a été abandonnée ? Le Générique ? »3

Nous avons vécu et pensé longtemps sous le signe de la différence en tant qu’exclusion, que rupture.

Il y a toujours eu un trait, une frontière, qui départageait le tout, avec un en deçà et un au-delà, et qui faisait la différence. Mais, les faits, les événements de ces temps-ci obligent à ne plus se contenter du repère de la différence. On s’intéresse aux mélanges qui ont lieu de part et d’autre de la différence.

Certains demandent le droit à la différence, puis se ravisent, le droit à la ressemblance, avant de se raviser encore : le droit à la différence qui pourrait devenir ressemblance avant de devenir différente.

L’idée de la différence ne suffit plus à comprendre ce qui se passe ; ce qui se passe de nouveau (tourbillons identitaires de toutes sortes) et ce qui se passe de tout temps et qui touche à ces vieilles choses increvables qui s’appellent la vie, la mort, l’amour… non que l’idée de différence soit fausse : elle est juste, mais limitée, pertinente mais infime ; rayon d’action plutôt réduit, liberté de mouvement très faible. Les limites mêmes du concept font que l’on s’acharne dessus pour l’étirer, l’allonger, l’élargir de force. Ainsi la pensée de la différence nous a donné la différance avec a, le différend…

mais pour s’intéresser aux mélanges qui ont lieu de part et d’autre de la différence, pour affronter les questions qui touchent aux mutations d’identité et à celles de l’origine un espacement s’impose, l’étendue d’un entre-deux, où ce qui opère n’est pas le trait de la différence mais la mise en espace des mémoires et des corps, leurs agencements.

1.1.2_ « La Ville Générique a grandi de façon spectaculaire au cours des dernières décennies. Non seulement sa taille a augmenté, mais aussi le nombre de ses habitants. »4

Pour la première fois dans l’histoire humaine, la part de la population mondiale vivant dans des agglomérations urbaines a dépassé, en 2007-2008, celle de la population vivant dans les zones rurales.

Désormais, plus de 3,3 milliards de personnes habitent en ville, dont plus de 500 millions dans des mégapoles de plus de 10 millions d’habitants, ou de très grandes villes de plus de 5 millions d’habitants. Selon les prévisions de l’Organisation des Nations Unies (ONU), le taux d’urbanisation mondial va s’accroître considérablement au cours des prochaines décennies, atteignant 59,7 % en 2030 et 69,6 % en 2050 ; les centres urbains anciens et nouveaux vont absorber l’essentiel de la croissance démographique à venir.5

Nous voici confrontés à des métropoles gigantesques et sans limites et à la perte de qualité de l’espace urbain. entre la mégastructure utopique d’Alan Boutwell et Mike Mitchell (1969), Continuous city for 1.000.000 human beings ou le Monument continu de Superstudio et les hyper-villes d’aujourd’hui, où se trouve encore la différence ?

1.1.3_ « Les architectes sont les premiers à avoir pensé au Junkspace, et l’ont nommé Mégastructure, la solution finale pour transcender leur immense impasse. Comme une multitude de tours de Babel, ces immenses superstructures dureraient pour l’éternité, grouillant de sub-systèmes éphémères qui changeraient avec le temps, hors de leur contrôle. Dans le Junkspace la roue a tourné : il n’y a que les subsystèmes, sans superstructure, particules orphelines à la recherche d’un cadre ou d’un motif. Toute matérialisation est provisoire ; couper, tordre, déchirer, enrober : la construction a acquis une nouvelle souplesse, inspirée par la couture […] des termes inconnus et inconcevables dans l’histoire de l’architecture –

3 . J p 45 4 . J p 49

5 .Organisation des Nations unies, « World urbanisation prospects. The 2007 revision population database », Department of economic and Social Affairs, New York, 2008, http://esa.un.org/unup [http://esa.un.org/unup]

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entasser, enfoncer, plier, couler, coller, jeter, doubler, fondre – sont devenus indispensables. »6

1.1.4_ « le Junkspace est une toile sans araignée ; bien que ce soit une architecture des masses, chaque trajectoire est strictement unique. Son anarchie est un des derniers moyens tangibles de faire l’expérience de la liberté. »7

Face aux effervescences et aux malaises que nous traversions, la figure de l’architecture comme instance de l’ordonnancement métaphysique du monde montre ses facettes les plus étroites : architectures qui imposent, enferment et contiennent, environnements dédiés à l’occupation et à l’observation, sculptures séduisantes mais dépourvues de sens, mailles de réseaux pour partie invisibles. À ces lignes d’absolue circonscription et capture, tactiques et « ruses » de l’habitant tentent quotidiennement de faire court-circuit.

Mais, dans ce monde bariolé, cartographié, répertorié, strié, dans ce maillage de lignes de capture et de contrôle, il y a, toutefois, des territoires comme un instant de rupture, d’inflexion, des territoires où le mode d'être spécifique de la ville devient problématique. Ces espaces produisent un nouvel horizon de territoires entre-deux, mutants, porteurs de potentialités en raison de leur « liberté » par rapport aux structures préétablies de la ville. Leur description et l'analyse est en même temps une question de poétique de l'architecture, une question de planification et de stratégie urbaine mais aussi une question politique qui impose une remise en question du rapport que l’architecture entretient avec l’altérité et la différence.

1.1.5_ « Le Junkspace est politique : il dépend de l’abolition centrale de l’esprit critique au nom du confort et du plaisir. La politique est devenue un manifeste réalisé sur Photoshop, des schémas ininterrompus de choses elles-mêmes exclusives l’une à l’autre, le tout arbitré par d’opaques ONG. […] le secret du Junkspace est qu’il est à la fois chaotique et répressif : comme l’informe prolifère, le formel s’affaiblit. »8

Les travaux de Foucault, Deleuze, Guattari, Negri et Hardt nous permettent de reconnaître le passage de la société disciplinaire à la société de contrôle. Le nouveau paradigme du pouvoir qui se réalise dans ce passage est défini par les technologies reconnaissant la société comme le domaine du biopouvoir.

Le biopouvoir est une forme de pouvoir qui modèle la vie et lui impose un ordre à la manière d’une autorité souveraine. La biopolitique est la force immanente au social, elle représente un potentiel de résistance multiple et hétérogène. Le contexte biopolitique du nouveau paradigme de pouvoir est central à notre analyse.

1.1.6_ « Le Junkspace est post-existentiel ; il vous fait douter du lieu où vous êtes, obscurcit le lieu où vous allez, efface le lieu où vous étiez. Pour qui vous prenez-vous ? Que comptez vous devenir ? (Note aux architectes : vous pensiez pouvoir ignorer le Junkspace, le visiter subrepticement, le traiter avec un mépris condescendant ou en jouir par procuration… parce que vous ne pouviez pas le comprendre, vous en avez jeté les clés… Mais à présent, votre propre architecture en est infestée, elle est devenue tout aussi lisse, englobante, continue, pervertie, agitée, pleine d’atriums…) La Juksignature™ est la nouvelle architecture : l’ancienne mégalomanie d’une profession, réduite à une dimension maniable, le Junkspace moins sa vulgarité salvatrice. »9

6 . J p 90 7 . J p 93 8 . J p 102 9 . J p 101

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Il y a des lieux où nos certitudes semblent s’évanouir. Des lieux où nos sociétés, nos convictions et croyances sont mises à nu. L’envers d’un quotidien qui nous explose en pleine figure. Lieux mentaux ou physiques où le silence devient cri et le cri devient silencieux, c’est par ici qu’on passe pour devenir différent et tenter de faire quelque chose de « sa » différence ; des « entre-deux » qui se révèlent être un passage ou une impasse, selon que l’expérience qui se joue dans cette rencontre se révèle accessible ou pas à une sorte de partage.

C’est ici que des lignes de fuite surgissent. Deleuze définit la ligne de fuite comme « une déterritorialisation.

[…] Fuir, ce n'est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu'une fuite. C'est le contraire de l'imaginaire. C'est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau. George Jackson écrit de sa prison : "Il se peut que je fuie, mais tout au long da ma fuite je cherche une arme." […] Fuir, c'est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. »10

1.2. Paradigme du biopouvoir

Dans son article « On Rem Koolhaas »11, Antonio Negri remarque que le contexte biopolitique de la métropole manque à l’analyse de Koolhaas, mais il est central à notre analyse.

La biopolitique est à la base une hypothèse formulée par Michel Foucault pour parler des transformations du pouvoir qui ont eu lieu à partir du XVIIIe siècle. elle vient à identifier toute politique qui pose comme son objet spécifique la vie, le fait biologique lui-même, et le biopouvoir sera la prise, la gestion, l’administration de la vie. Le paradigme du biopouvoir se réalise dans le passage de la société disciplinaire à la société de contrôle. Si dans la société disciplinaire la maîtrise sociale est construite à travers un réseau ramifié de dispositifs ou d’appareils qui produisent et régissent coutumes, habitudes et pratiques productives, les mécanismes de maîtrise de la société de contrôle se font toujours plus « démocratiques », toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens. Le biopouvoir est une forme de pouvoir qui devient une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré. Comme le dit Foucault,

« la vie est devenue maintenant […] un objet de pouvoir »12 ce qui témoigne de la nature biopolitique de ce nouveau paradigme. Pour Foucault, l’hypothèse de la biopolitique pouvait décrire la gestion des populations et le contrôle des corps par le pouvoir ainsi qualifiable de biopouvoir, au sens des opérations qui portent sur la vie collective et individuelle. Agamben pense que la biopolitique, la politique qui prend toute la vie, peut expliquer pourquoi le capitalisme marque à la fois la subjectivité humaine et l’objectivité des rapports de pouvoir. C’est-à-dire les individus et le rapport de force social. Pour lui il y a une articulation entre l’adhésion subjective au pouvoir du point de vue personnel et le caractère objectif du pouvoir du point de vue social, institutionnel et symbolique. Il reconnaît, lui aussi, que nous sommes dans l’ère de la reproduction et que l’on ne peut plus la distinguer de la production. À la lecture de Negri et Hardt, la biopolitique est venue à désigner un processus positif de subjectivation alternative qui s’attesterait dans l’actualité des luttes. La biopolitique représente cette force immanente au social qui crée des relations et des formes de vie à travers une production coopérative de la multitude qui rendent possibles les mouvements de résistance contre l’empire.

Considérés alors d’un point de vue biopolitique, Junkspace et l’ordre global dont il représente la matérialisation sont paradoxaux. D’un côté toutes les forces de la société tendent à s’activer comme forces productives ; mais de l’autre, ces mêmes forces sont soumises à une domination mondiale qui est constamment plus abstraite, plus restrictive, plus aveuglante et plus générique. Comment un récit

10 . D p 47

11 . Antonio Negri, « On Rem Koolhaas », dans Radical Philosophy. No. 154, 2009, p48-50

12 . Michel Foucault, « les mailles du pouvoir », dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol.4, pp. 182-201 ; citation p. 194

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« différent » peut-il être réactivé dans cette situation ?

1.3. Fissures, brèches, entres

L’objectif de départ de ce projet de recherche a été de problématiser le rapport que la théorie et la pratique architecturales entretiennent avec les territoires se trouvant dans un état d’entre-deux, d’incertain et de détachement de tout système qui se démultiplient dans les villes actuelles. Ces territoires apparaissent comme des fissures dans le Junkspace et notre hypothèse et qu’ils constituent les lieux où la productivité biopolitique de la multitude rend possibles des récits « différents ».

Ces territoires problématiques de la ville contemporaine, que nous allons nommer « territoires entre- deux », sont le résultat direct des transformations urbaines, sociales et économiques actuelles et constituent des défis conceptuels et projectuels avec des enjeux importants dans les débats sur l’avenir de la ville et dans le rapport que l’architecture entretient avec le pouvoir et le territoire.

Les territoires entre-deux forment le négatif de la ville bâtie, les délaissés, les aires interstitielles et marginales, les territoires abandonnés ou en voie de transformation, des espaces publics, des espaces du conflit et de contamination entre organique et inorganique. Ce sont les territoires du devenir inconscient des systèmes urbains, ils offrent la possibilité de l’exploration, de la découverte, de l’inattendu, de l’irrégulier, du spontané ou encore du risqué et du différent. Ce ne sont pas des lieux, puisque pas identitaires, ni sensés (appropriés à nos sens), ni orientés, ni d’orientation (qui permet de répondre à la question : où je suis ?), ni des non-lieux, puisqu’ils sont dotés de réseaux de relations, d’habitants, de dynamiques et de structures propres. Ce sont des territoires déconstruits, désarchitecturés, qui échappent aux stratégies et aux planifications, tout en faisant partie intégrante de l’espace majeur de la ville.

espaces résiduels, rebuts d’urbanisation et de stratégies, lieux épuisés, consommés – ici, la rigidité du programme architectural et de l’urbanisation montre sa face cachée – de tels territoires peuvent être difficiles d’accès physiquement ainsi que mentalement. Ce sont des territoires abandonnés, des territoires qui se sont abandonnés entre, au point que leur persistance dans le réel paraît de l’ordre de la fiction. Mais ils deviennent toutefois des espaces de l’expression et de l’occupation, tout un imaginaire pouvant y prendre place. Sans avoir une fonction préétablie, ces espaces sont en dehors des flux et des codes comme en dehors des normes et des règles, du contrôle et de la surveillance qui sont contenus dans l’appareillage de mise en conformité de l’urbanisme ou de l’architecture. Pourtant, il ne s'agit pas d'une somme d'espaces résiduels qui attendraient d’être saturés de choses ou d'être remplis de signifiés. Il ne s'agit pas non plus d'une non-ville à transformer en ville, d'un espace privé de sens auquel il faut en attribuer un, mais d'un monde parallèle aux dynamiques et aux structures propres, à l'identité formelle, inquiète et palpitante de pluralité, qui doit être compris avant tout autre chose.

Les territoires entre-deux sont des instants de rupture, de discontinuité, de disjonction dans la trame de l’urbain généralisé. Ils apparaissent comme les points critiques des agencements majeurs de la Ville Générique. Leur absence de définition claire tend à renforcer le paradoxe qui semble les caractériser : si les qualités de l’entre-deux viennent de ses propriétés résiduelles et changeantes, ainsi que de son désamarrage aux normes urbaines et sociales, comment les traduire dans un projet intentionnel tout en gardant leur potentiel ?

Cette ambiguïté semble, en partie, causée par une absence de connaissance réelle des potentiels de ces territoires ainsi que d’outils conceptuels capables de saisir leur nature incertaine et mouvante, ce qui les transforme en sujets de discours parfois opposés. Les territoires entre-deux sont vus soit comme des rebuts d’urbanisation privés de sens, en attente d’une requalification, d’une remise aux normes, soit comme des territoires idéalisés faisant l’objet d’une poétique de l’informel, du temporaire et de

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l’entre-deux, une esthétisation de la misère.

Notre hypothèse est que les territoires entre-deux sont, avant tout, des laboratoires de nouvelles pratiques, socialisations et subjectivités où s’agence une résistance capable de construire un agir urbain interstitiel, presque invisible, opérant par intrusion et générateur d’une nouvelle urbanité. Cet agir interstitiel renvoie avant tout à une pratique politique de la société agissant autant sur la conception que sur la pratique du métier d’architecte. Nous allons observer une série d’agencements majeurs dans la Ville Générique et leurs points critiques afin d’esquisser une définition des territoires entre- deux. Par la suite nous allons analyser une série d’expériences qui mettent en œuvre des processus originaux qui s’immiscent de manière différente dans les territoires entre-deux. Nous allons travailler suivant deux directions. La première est destinée à comprendre le rapport des territoires entre-deux et le contexte urbain, social et économique plus global dont ils émergent. Dans la deuxième direction, il s’agit d’aborder les territoires entre-deux au travers de plusieurs processus différents, initiés par des habitants ou par des architectes. Tout en étant divergentes ces processus ont pour but de transformer le territoire entre-deux en un lieu positif et utile à la ville, tout en conservant sa spécificité marginale qui le détermine. C’est la mise en place et le déroulement de ces processus qui interpellent, la manière dont ils s’agencent.

2. lA thÉorie des AGenceMents coMMe hYPothÈse Pour lA thÉorie ArchitecturAle et urBAine

Pour tenter d’éclairer les enjeux et les opportunités soulevés par les territoires entre-deux, le concept deleuze-guattarien d’agencement se montre particulièrement intéressant. L’agencement est un concept clé de la pensée deleuzienne, une charnière permettant de construire par la suite une théorie des agencements. La théorie des agencements est une approche de l'analyse des systèmes qui met l'accent sur la fluidité, l'interchangeabilité et les multiples fonctionnalités. elle trouve ses racines dans le travail commun de Gilles Deleuze et Félix Guattari, notamment dans Mille Plateaux, où ils introduisent la notion de relations d'extériorité13, qui caractérise les agencements. Un agencement est une combinaison de composantes hétérogènes reliées entre elles par une logique de co-fonctionnement. Il est construit et structuré selon deux axes qui s’entrecroisent. D’après un premier axe horizontal, l’agencement comporte deux segments, de contenu et d’expression. D’après un deuxième axe vertical, il a des côtés territoriaux ou reterritorialisés qui le stabilisent et des points de déterritorialisation qui l’emportent.

Le mouvement territorialisation – déterritorialisation – reterritorialisation est le mouvement à travers lequel les frontières sociales et spatiales ainsi que les identités se définissent, s’érodent et s’effacent.

Même si les territoires ne sont pas forcément spatiaux, c’est cet axe qui rend l’agencement le plus architectural des concepts deleuziens.

Penser l’architecture, les formes de pouvoir, les territoires, ou encore, la société, en termes d’agencements, offre la possibilité de passer d’une vision centrée sur les formes fixes vers une vision centrée sur le processus et la transformation ; passer de l’expression d’une architecture de l’être- dans-le-monde (Dasein)(Heidegger) vers celle d’un devenir-dans-le-monde (Deleuze). Il y trois articulations possibles entre théorie sociale et urbaine et théorie des agencements : empirique, méthodologique et ontologique. Si les deux premières travaillent l’appareil conceptuel d’une théorie des agencements comme outil empirique ou méthodologique, l’approche ontologique propose une alternative radicale à une pensée centrée sur le concept de ville ou de société en tant que totalité, nous offrant la base

13 .L’extériorité des relations n’implique pas seulement que les relations soient extérieures à leurs termes, mais également qu’ « une relation peut changer sans que les termes changent » (D p69). Cela implique en retour que les termes ou les composants aient une certaine autonomie dans leurs relations par rapport à l’ensemble.

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théorique pour une nouvelle cartographie des relations et des transformations urbaines. Nous allons situer notre travail dans la lignée de l’approche ontologique. L’objectif de ce projet de recherche est de mobiliser la théorie des agencements comme hypothèse pour la théorie architecturale et urbaine afin d’accéder aux territoires entre-deux, territoires qui témoignent de la dimension biopolitique de la Ville Générique. L’agencement devient alors un concept nomade14, non instrumental, en tant que tel, pour la pratique. Il ne s’agit donc pas de chercher à actualiser la théorie architecturale, ni d’aboutir à un nouveau paradigme, ni d’une traduction de l’architecture au filtre de la théorie des agencements ou d’un emploi opérationnel de la théorie des agencements dans l’architecture. Il s’agit plutôt d’une inférence, d’une indiscipline dans l’architecture et non d’une juxtaposition architecture/philosophie.

C’est moins un corpus de concepts qu’il s’agirait d’importer, qu’une attitude, une posture.

3. structure du trAVAil de recherche 3.1.comment construire une thèse en architecture ?

Une des grandes question que cette thèse essaye de poser est comment construire une thèse en architecture ? Comment placer l’architecte au coeur même de l’activité de recherche ? Comment construire donc une recherche où un architecte-chercheur travaille une hypothèse pour affirmer une pensée novatrice ? L’hypothèse de ce projet de recherche est que les territoires entre-deux témoignent de la dimension biopolitique de la Ville Générique et fonctionnent comme des laboratoires d’agencements témoignant d’une pratique architecturale politique et résistante. Notre problématique est donc de poser la question de la résistance face au paradigme du biopouvoir et aux mécanismes du capitalisme mondial intégré en « passant » par l’architecture. Il s’agit, en d’autres termes, de procéder au choix raisonné d’appréhender des questionnements politiques actuels au travers d’expériences et d’oeuvres spécifiques d’architectes qui placent leur travail en marge de la pratique majeure de l’architecture.

Choix raisonné, car au-delà de la simple aspiration personnelle, cette orientation répond à trois constats majeurs. Celui, d’une part, que faire de l’architecture est une pratique politique de la société qui nécessite une remise en question de l’acte de bâtir comme acte politique. Celui, d’autre part, que faire de la recherche en architecture en revient trop souvent à interroger des objets finis plus que des processus en construction et actuels. et celui que les relations qui lient architecture et recherche passent souvent par l’intermédiaire de méthodologies propres à des recherches en d’autres disciplines et moyennement adéquates à la spécificité architecturale.

3.2. Architecture et biopolitique, un rapport rarement questionné d’un point de vue d’une pratique architecturale politique et résistante

Une simple recherche bibliographique sur les ouvrages susceptibles de renseigner sur les rapports entre architecture et biopolitique manque à donner des résultats concluants. Parmi ces références bibliographiques, l’ouvrage Biopolitics and the Emergence of Modern Architecture15 analyse l’émergence d’un nouveau paradigme architectural basé sur le processus biopolitique de subjectivation. Wallenstein travaille principalement sur les derniers travaux de Foucault et marque surtout la distinction entre la théorie biopolitique de Foucault et celle d’Agamben en ayant comme cas d’étude l’évolution des

14 . L’idée de concept nomade est développée par Christian Girard. Le concept nomade renverse le rapport métaphore – concept : la métaphore n’est plus référée au concept, mais le concept à la métaphore.

15 . Sven-Olov Wallenstein, Biopolitics and the Emergence of Modern Architecture, Princeton Architectural Press, 2009

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bâtiments hospitaliers au XXe siècle. La question d’une pratique architecturale politique et résistante n’est pas abordée.

Si on effectue une même recherche sur des ouvrages susceptibles de travailler la dimension biopolitique de la Ville Générique, on observe aussi un manque de travaux abordant cette question.

Le texte d’Antonio Negri, On Rem Koolhaas, note surtout le manque de cette dimension dans l’analyse de Koolhaas. Dans l’ouvrage collectif contenant une analyse très complète de la condition urbaine actuelle, The Urban Condition : Space, Community and the Self in the Contemporary Metropolis16, la contribution de Lieven De Cauter, The Flight Forward of Rem Koolhaas, est une lecture critique très approfondie de la vision de Koolhaas sur la Ville Générique. Il souligne qu’à la lumière de la Ville Générique, une des affirmations du CIAM dans A Short Outline of the Core17, acquit un ton prophétique : « If new towns are built without a core they will never become more than camps ». De Cauter analyse la ressemblance entre la Ville Générique et l’aéroport pour souligner qu’au contraire de Koolhaas, nous devons prendre en compte l’aéroport dans sa totalité pour comprendre la Ville Générique. Si De Cauter fait appel aux écrits de Giorgio Agamben pour montrer que la condition « in transit » de la ville la fait ressembler à un camp – qui est le paradigme de la biopolitique –, son analyse s’arrête sur cette remarque et ne pousse pas plus loin le questionnement sur la dimension biopolitique de la Ville Générique.

Comme nous l’avons énoncée, notre hypothèse est que la dimension biopolitique du Junkspace se manifeste dans les territoires entre-deux. Une recherche bibliographique sur les territoires se trouvant dans un état d’entre-deux est donc aussi nécessaire afin de voir si ces territoires sont approchés d’un point de vue biopolitique. Si cette recherche montre une liste importante de résultats18 en termes d’études sur les territoires entre-deux – reprises sur différentes terminologies – pour autant, cette liste ne saurait témoigner d’une grande diversité d’approches de la question. Les territoires entre-deux sont vus comme des espaces résiduels non bâtis de l'aménagement urbain : terrains vagues qui existent en dehors des circuits effectifs et des structures productives de la ville, territoires qui représentent le négatif de la ville, des « zones blanches », des interstices, des friches, des morceaux d’urbanisations dispersées. Un des premiers articles dédiés à ce type de territoires, Terrain Vague19, de Ignaci Solà Morales, appelle à un regard neuf sur la ville à partir de ces espaces délaissés d’une certaine idée de l’urbanité. Dans la même lignée, le collectif d’architectes et artistes Stalker, publie le manifeste sur les Territoires actuels, À travers les Territoires actuels20. Ces ouvrages apportent une visibilité aux territoires problématiques de la ville, mais ne posent pas vraiment la question de leurs rapports au politique.

Cette visibilité les transforme par contre en sujets de plusieurs études urbaines qui essayent d’explorer leurs rapports à la ville à travers les usages temporaires. Urban Catalyst est un projet de recherche européen sur le développement urbain à travers l'utilisation temporaire. Commencé en 2001 il s’est axé sur une série d'études de cas dans des territoires entre-deux d'Amsterdam, Berlin, Helsinki, Naples et Vienne. L’étude, très complète, examine diverses façons dont la planification urbaine peut intégrer les processus informels et décrit des expériences importantes d’utilisations temporaires dont les architectes et les urbanistes peuvent apprendre, mais elle ne s’intéresse ni à leurs rapports avec le politique ni à une pratique politique et résistante de l’architecture.

La question d’une résistance architecturale est abordée dans plusieurs ouvrages dont l’important Towards a Critical Régionalism21 de Kenneth Frampton. Frampton définit le régionalisme critique comme

16 . The Ghent Urban Studies Team, The Urban Condition : Space, Community, and Seld in the Contemporary Metropolis, 010 Publishers, Rotterdam, 1999

17 . A Short Outline od the Core - 1951, dans eric Mumford, The CIAM Discourse on Urbanism, 1928-1960, MIT, 2000 18 . Nous allons faire un état de l’art de ces références dans le chapitre Territoires entre-deux.

19 . Ignaci Solà Morales, « Terrain Vague », dans Anyplace, Cambridge, MA : MIT Press, 1995, p 118-123 20 . Stalker. A travers les territoires actuels, ed. Jean Michel Place, 2000

21 . Kenneth Frampton, « Towards a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance », dans The Anti- Aesthetic: Essays on Postmodern Culture. ed. Hal Foster, Bay Press, Port Townsen, 1983

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une architecture de résistance qui est un médiateur entre l’universel et le local, elle résiste face à l’homogénéité inhérente à la société moderne. « The fundamental strategy of Critical Regionalism », écrit Frampton, « is to mediate the impact of universal civilization with elements derived indirectly from the peculiarities of a particular place »22. Frampton se réfère au philosophe Paul Ricoeur pour appuyer ses propos et constater la dérive du monde vers une globalisation imminente. Cependant, il est convaincu qu’il n’est pas trop tard pour sauver l’identité locale sans pour autant fuir la mondialisation :

« how to become modern and to return to sources ; how to revive an old, dormant civilization and take part in universal civilization (comment devenir moderne et retourner à ses sources ; comment raviver une vieille civilisation latente et faire partie d’une civilisation universelle)»23 . L’équilibre réside donc dans la capacité des civilisations et des régions à se nourrir de la culture universelle pour recréer une tradition régionale. Le régionalisme critique est une réaction au Style International et aux cinq points de Le Corbusier – le plan libre, les pilotis, le toit terrasse, la façade libre, la fenêtre-bandeau – qui sont à ce moment plus ou moins bien appliquées partout dans le monde. Le Style International tend à effacer les particularités régionales au profit d’une globalisation, d’une mondialisation qui arrive après les deux guerres mondiales et la crise économique suite à laquelle le capitalisme devient un modèle économique. Le régionalisme critique en tant qu’architecture de résistance a donc pour point de départ des attitudes isolées allant contre le conformisme de la société de l’époque. Ces actes architecturaux ponctuels ont lieu dans des régions précises qui par abus de langage se transforme en « école »24. Dans le régionalisme critique, il ne s’agit donc pas d’un questionnement politique du rapport entre architecture et résistance.

Abordant le rapport entre architecture et pouvoir, l’ouvrage de Jill Stoner, Toward a minor architecture25, travaille l’hypothèse d’une architecture mineure en paraphrase avec l’étude de Gilles Deleuze sur Kafka et la littérature mineure. Une littérature mineure a trois caractères essentiels : la déterritorialisation (et la reterritorialisation qu’elle implique), le branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique, l’agencement collectif d’énonciation.26 Si on transpose ces caractères vers l’architecture, ils existent dans les multiplicités à la fois en tant que mécanismes figuratifs et littéraux, et en tant qu’actions et conséquences.

Dans le mode mineur, le langage, autant celui de la littérature que celui de l’architecture, est réduit aux éléments primaires – plus d’absence que de présence, des verbes actifs opérant sur des sujets concrets.

Ainsi on recadre le territoire familier, on rend le familier étrange. L’éloignement n’est pas à caractère nomade, il prend place dans le site même dans la mesure où les constructions existantes répondent à un désir de fuir, de brouiller les frontières, d’énonciation collective. Le dépouillement peut être littéral – une architecture mineure utilise des mécanismes de soustraction qui démontent les objets surchargés de signifiants culturels à travers la politique27. Le politique peut être un euphémisme pour l’État et sa volonté de souveraineté, mais peut se référer aussi aux disparités de la vie quotidienne.

La politique peut opérer autant en tant que force de striage que comme force libératoire – elle peut opérer soit du haut d’une structure de pouvoir vers le bas soit du bas vers le haut de la structure. Le deuxième mode est celui qui produit des architectures majeures à l’intérieur desquelles les minorités peuvent émerger. Une architecture mineure est politique puisqu’elle est mobilisée par le bas, par un contexte qui peut échapper à toute force de contrôle, qui peut être hors tout système normatif.

L’ouvrage de Stoner est un essai travaillé comme une conversation entre plusieurs auteurs illustrant une opposition entre architecture majeure et mineure, mais les exemples de processus purement

22 . Kenneth Frampton, op. cit., p 21 23 . ibid. p 16

24 . on retrouve l’école de Porto, l’école catalane et deux écoles suisses celle du Tessin et celle des Grisons 25 . Jill Stoner, Toward a minor architecture, Massachusetts, The MIT Press, 2012

26 . Kplm p33

27 . « il y a une politique de l’espace puisque l’espace est politique » Henri Lefebvre, Réflexions sur la politique de l’espace », Société française, n°39, avril, mai, juin 1991, p59

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architecturaux sont très peu présents et n’offrent pas une image claire de ce que pourrait signifier une pratique mineure de l’architecture.

Une position intéressante quand on parle d’une pratique radicale de l’architecture est celle des jeunes architectes qui se trouvent dans les parages de 1968 et qui sont pris dans le courant de l' « architecture radicale ». L’architecture radicale s’attaque à l’académisme des institutions et aux théories urbaines héritées du XIXe et du début du XXe siècle. C’est un moment critique regroupant plusieurs courants, parfois antagonistes, de groupes et de personnalités isolées, dont notamment : Hans Hollein, Walter Pichler, les groupes Haus-Rucker-Co et Coop Himmelblau en Autriche, Ante Farm aux USA, Archigram au Royaume-Uni, Archizoom, Superstudio, 9999, UFO, Ugo La Pietra, Sottsass, en Italie, et dans une certaine mesure le groupe Utopie en France. L’architecture radicale n’a pas d'idéal type, certains architectes revendiquent l'apolitisme tandis que d'autres adhèrent ouvertement aux idées libertaires, anarchisantes ou marxistes. Ce qui est commun aux architectes repris dans l’architecture radicale est une critique acerbe de la société et du cynisme capitaliste, et le refus de s'engager dans une l'utopie « sociale » architecturale. Déplacer l’attention du bâtiment en tant qu’objet architectural vers une attitude, c’est faire sortir l’architecture de la phase institutionnelle et marchande vers un nouveau champ de pratique. Cette posture expérimentale et subversive est partagée par les groupes italiens comme Archizoom et Superstudio, qui refusent les valeurs consuméristes et choisissent la dérision pour dénoncer un appauvrissement généralisé de la création. L’architecture radicale se place entre l’architecture comme production de projets et art et créativité. Les architectes radicaux aspirent à un humanisme nouveau, fondé sur le respect de l'individu et sur la réalité de la vie quotidienne.

L'architecture radicale donne naissance au « langage des marchandises » : les objets sont le fruit de sollicitations qui n'ont rien à voir avec leur emploi, répondant à une demande psychologique de leur possession, tout en s'offrant pour la satisfaire. Mais la plupart des propositions tiennent du manifeste inconstructible : l’utopie négative, substituant l’idée d’espace avec celle du vide, étendue neutre et disponible. L’influence de l’architecture radicale et plus précisément de Superstudio et Archizoom, est claire dans les travaux des jeunes Rem Koolhaas et Bernard Tschumi. Si cette avant-garde italienne représente un moment important dans l’architecture et marque l’ouverture d’un nouvel horizon architectural, l’architecture radicale ne pose pas la question d’une pratiqua architecturale engagée et résistante qui va se frotter au territoire et à la vie.

Une autre position intéressante quand on parle d’un rapport entre architecture et résistance est celle de Lebbeus Woods. en 1992 il écrit Anarchitecture : Architecture Is a Political Act28 qui fait figure de manifeste. Dans ce livre Woods explique comment l'architecture est directement influencée par le gouvernement, et comment elle peut être une forme de protestation, de contestation et de révolution.

Ses principaux projets qui sont inclus dans l’ouvrage sont Centricity, Underground Berlin, et Aerial Paris.

Plus tard, en 2001 il publie Radical Reconstruction29 où il écrit sur la guerre et l’architecture avec un sentiment de révolte. Ses écrits sur la résistance sont sceptiques, pour lui la résistance faisant appel à « an independent idea of both Architecture and the world (une idée indépendante à la fois de l’architecture et du monde) ». Sur son blog il écrit en 2009 :

« Although many people might judge that my work in architecture has been nothing if not a form of resistance, I have never considered it as such. To say that you are resisting something means that you have to spend a lot of time and energy saying what that something is, in order for your resistance to make sense. Too much energy flows in the wrong direction, and you usually end up strengthening the thing you want to resist.

It seems to me that if architects really want to resist, then neither the idea nor the rhetoric of resistance has a place in it. These architects must take the initiative, beginning from a point of origin that precedes anything to be resisted, one deep within an idea of architecture itself. They 28 . Lebbeus Woods, Anarchitecture : Architecture is a Political Act, Academy editions University of Minnesota, 1992 29 . Lebbeus Woods, Radical reconstruction, Princeton Architectural Press, 2001

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can never think of themselves as resisters, or join resistance movements, or preach resistance.

Rather (and this is the hard part of resistance) they must create an independent idea of both architecture and the world. It is not something that can be improvised at the barricades. It takes time and a lot of trial and error. This is only just, because the things to be resisted have not come from nowhere. They have a history built over periods of time, a kind of seriousness and weight that makes them a threat to begin with. They can only be resisted by ideas and actions of equivalent substance and momentum.

The word resist is interestingly equivocal. It is not synonymous with words of ultimate negation like "dismiss" or "reject". Instead, it implies a measured struggle that is more tactical than strategic. Living changes us, in ways we cannot predict, for the better and the worse. One looks for principles, but we are better off if we control them, not the other way around. Principles can become tyrants, foreclosing on our ability to learn. When they do, they, too, must be resisted. »30

La position de Woods nous semble très intéressante pour notre problématique et nous allons l’analyser plus en détail dans le projet de recherche parmi d’autres démarches architecturales qui se positionnent ouvertement au regard de la dimension politique de l’acte de bâtir.

Un ouvrage très important dans la construction de notre projet de recherche est le numéro 31 de la revue Multitudes31 ayant comme thématique principale l’agir urbain comme micropolitique de la ville.

L’article qui ouvre le dossier thématique – dossier coordonné par Doina Petrescu, Anne querrien et Constantin Petcou – Inventer le commun des hommes, de Judith Revel et Toni Negri, situe très bien le positionnement politique de ce que signifie résister aujourd’hui : « reprendre le commun, reconquérir non pas une chose mais un processus constituant, c’est-à-dire aussi l’espace dans lequel il se donne – celui de la métropole. Tracer des diagonales dans l’espace rectiligne du contrôle : opposer des diagonales aux diagrammes, des interstices aux quadrillages, des mouvements aux positions, des devenirs aux identités, des multiplicités culturelles sans fin aux nature simples, des artefacts aux prétentions d’origine. »32

3.3. Géophilosophie de Gilles deleuze et Félix Guattari et architecture : une rencontre politique

Les architectes ont souvent cherché dans la philosophie des concepts et des notions leurs permettant de construire un cadre critique pour leur pratique. C’est autour de la nouvelle avant-garde des années 1990 dont des noms comme Rem Koolhaas, Zaha Hadid, Frank Gehry, Peter eisenman, Bernard Tschumi, Jean Nouvel, en font partie que se cristallise une pratique théorique de l’architecture à grand renfort de textes philosophiques français dont ceux de Baudrillard, Virilio, Derrida ou Deleuze. La French Theory33 devient un véritable horizon architectural que les critiques d’architecture ont aussitôt dénoncé34. Initialement, dans les années 1990, l’intérêt des architectes pour la philosophie de Deleuze se concentre principalement sur les lectures du Pli, et sur le chapitre final de Mille Plateaux – Le lisse

30 . http://lebbeuswoods.wordpress.com/2009/05/09/architecture-and-resistance/

31 . Multitudes, no. 31, hiver 2008, ed. Amsterdam,

32 . Revel Judith, Negri Antonio, « Inventer le commun des hommes », Multitudes 4/ 2008 (n° 31), p. 5-10

33 . Gilles Deleuze et Félix Guattari sont parmis les principaux auteurs de la French Theory – la théorie française – au même titre que : Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean Baudrillard, Roland Barthes, Jacques Lacan, Jean-François Lyoard, Louis Althusser, Julia Kristeva, Hélène Cixous, Claude Lévi-Straus, Luce Irigaray, Monique Wittigou encore Jacques Rancière…

34 . Vincent Scully qualifie ce moment comme « moment de suprême idiotie qui déconstruit et s’autodétruit ».

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et le strié35. L'édition spéciale de 1993 de Architectural Design intitulé Folding in Architecture36, présente le pli comme un dispositif architectural. Les concepts deleuziens sont mis en résonance avec le nouvel engagement de l’architecture vers des topologies complexes. L'utilisation de la philosophie de Deleuze et Guattari ne se limite pas, cependant, à sa prestation en tant que support philosophique pour des expérimentations formelles de pliage et de lissage, mais elle est aussi étendue à une conception du

« nouveau » à travers laquelle cette nouvelle avant-garde architecturale pourrait se différencier des courants précédents du postmodernisme et du déconstructivisme.

Après ce premier moment de rencontre entre architecture et pensée deleuzienne, une nouvelle rencontre à lieu au travers de lectures qui s’intéressent à la rhizomatique, la micropolitique et la schizo-analyse – thèmes développées dans Mille Plateaux – concepts qui apparaissent dans le travail de FOA ou Alejandro Zaera Polo.

Mais, comme le remarque aussi Douglas Spencer37, toutes ces approches montrent une lecture de Deleuze qui s’intéresse plus à son rapprochement de la pensée de Bergson ou Spinoza qu’à l’analyse qu’il fait du capitalisme et qui est à approcher de celle de Marx. enlevant toute trace de criticisme du corpus philosophique, ces lectures transcrivent le positionnement politique de Deleuze et Guattari dans une problématique d’organisation et d’affects. Le résultat est une appropriation littérale de certains concepts sans une véritable mise en question de la pensée architecturale, ni du rapport entre architecture et philosophie.

Une lecture particulière de Deleuze et Guattari est aussi celle faite par l’armée israélienne qui lors de la réoccupation des villes de Palestine au printemps 2002, a utilisé une tactique inédite : au lieu de progresser dans les rues, les soldats passent de maison en maison, à travers les murs et planchers.

Comme le remarque l’architecte eyal Weizman dans son livre À travers les murs38, cette méthode

« conceptualisée » sous le nom de « géométrie inversée » par des généraux qui aiment citer Debord, Deleuze et Guattari ou Derrida représente un tournant postmoderne dans la guerre des villes.

L’architecture et la lecture qu’elle fait de certains concepts philosophiques dont ceux de Deleuze et Guattari, devient référence pour une « théorie opérationnelle », ce qui, dans le jargon militaire, désigne quelque chose situé entre la stratégie et la tactique.

La rencontre entre Deleuze, Guattari et architecture que ce projet de recherche veut proposer n’est pas un enjeu rhétorique mais bel et bien un réquisit de base : il ne s’agit pas de réfléchir sur l’architecture à l’aide de la géophilosophie de Deleuze et Guattari, mais d’une philosophie immanente à l’architecture.

Nous allons suivre les trois directions principales que Deleuze et Guattari indiquent dans Mille Plateaux d’un point de vue architectural. D’abord, définir la société moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite. La société contemporaine fuit de partout. Junkspace aussi. Il est intéressant de suivre à des moments précis les lignes de fuite qui se dessinent et les fissures qui résultent dans l’espace majeur. Si, en architecture, on s’est donné beaucoup de mal pour uniformiser les règlements, les styles, les moyens de constructions, ce qui risque de surprendre sont les explosions qui peuvent se faire au travers du quotidien, des usages, des architectures qui passent inaperçues parce que communes. Une autre direction dans Mille Plateaux consiste à considérer les minorités plutôt que les classes.

Le couple conceptuel majeur-mineur apparaît dans les textes deleuziens au milieu des années 1970.

Deleuze entend établir une pensée des normes qui permet d’articuler trois niveaux théoriques : une ontologie de la puissance vitale et du devenir, une épistémologie de la culture engageant une logique de la variation, et une pensée politique sous l’espèce d’une théorie de la domination et du devenir- révolutionnaire. Deleuze cherche manifestement, à sortir d’un dualisme qui pose sur un même niveau

35 . voir Manola Antonioli, « Les plis de l’architecture », Le Portique [en ligne], 25 | 2010, document 11, mis en ligne le 06 août 2010. URL : http://leportique.revues.org/2491

36 . Folding in Architecture: Architectural Design Profile No. 102, London: Academy Group Ltd., 1993 37 . Douglas Spencer, « Architectural Deleuzism », dans Radical Philosophy, 168, juillet-août 2011, p9-21 38 . eyal Weizman, À travers les murs, ed. La fabrique, 2008

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un état de majorité comme fait analytique déduit d’un étalon, et un état de minorité défini à partir du même étalon comme « sous-ensemble » de cette majorité. Il demande de discerner, entre une majorité normale et une minorité anormale comme états corrélatifs, un troisième terme distinct, ou plutôt quelque chose qui ne s’identifie pas tout à fait à un terme, qu’il appelle ici le « minoritaire », et par ailleurs la « minoration » qui, comme l’indique le postfixe, désigne une opération, un mouvement ou un processus plutôt qu’un état. C’est cette notion de minoration que l’on tâchera d’expliciter.

enfin, une troisième direction consiste à chercher un statut des « machines de guerre ». Une machine de guerre n’a pas la guerre pour objet, mais une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espaces-temps : les mouvements révolutionnaires sont des machines de guerre. La machine de guerre est un agencement de déstabilisation qui se construit sur des lignes de fuite.

Suivre ces trois directions pour penser à partir de l’architecture signifie penser l’architecture comme processus politique.

3.4. structure

Le projet de thèse est structuré en trois parties.

La première partie du projet de recherche interroge la pertinence d’une pensée architecturale en termes d’agencements dans le contexte des transformations actuelles des territoires.

Le premier chapitre explore la riche matrice conceptuelle de Gilles Deleuze et Félix Guattari afin de comprendre leur système de pensée, leur place dans la philosophie postmoderne, leur rapport à l’architecture et la manière dont ils définissent le concept d’agencement qui donne lieu par la suite à la théorie des agencements. Le travail commun de Gilles Deleuze et Félix Guattari s’articule autour des deux volumes : Capitalisme et schizophrénie, L’Anti Œdipe (1972) et Mille plateaux (1980).

Deleuze et Guattari développent une théorie des devenirs qui se substituent à l’histoire et deviennent principalement géographiques. Agencement et déterritorialisation sont deux notions centrales autour desquelles s’articule leur réflexion et évoquent clairement la perspective « spatialisante » et

« spatialisée » de la pensée dans laquelle cette recherche voudrait s’inscrire. L’intérêt principal du concept d’agencement est d’enrichir la conception du désir d’une problématique de l’énoncé. C’est un concept clé de la pensée deleuzienne ; une charnière permettant de construire par la suite une

« théorie des agencements ».

Pour énoncer une théorie des agencements il faut chercher tout au long du travail philosophique de Deleuze et Guattari les différentes parties ainsi que les contradictions. Notre exploration s’articule autour de six thématiques : pouvoir – désir ; mineur – majeur ; territorialité, micropolitique et segmentarité ; l’opposition rhizome – arbre dans l’introduction de Mille Plateaux ; la conception de l’espace dans le dernier chapitre de ce même livre, 1440 - Le lisse et le strié ; les notions de nomadisme et devenir.

Par la suite nous allons explorer l’appareil conceptuel de la théorie des agencements. Comme nous l’avons mentionné, notre objectif est de déplacer la conception des territoires et des lieux architecturaux en tant que stables et définis vers une vision centrée sur les devenirs et les transformations. Nous voulons montrer que l’appareil conceptuel d’une théorie des agencements a un potentiel particulièrement pragmatique quand il s’agit de comprendre la complexité des transformations urbaines actuelles.

Afin d’argumenter l’importance d’une théorie des agencements nous devons explorer aussi la place que Deleuze et Guattari occupent parmi les « maîtres du soupçon » français qui ont eu un rôle crucial dans les débats sociaux et politiques contemporains. La pensée de Deleuze et Guattari est inséparable de ce qu’on a appelé « French Theory » et de la controverse qu’il y a autour de ce corpus philosophique.

French theory – la théorie française – est un corpus de théories philosophiques, littéraires et sociales,

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apparu dans les universités françaises à partir des années 1960 et américaines à partir des années 1970. L’article pseudo-scientifique qu’Alan Sokal et Jean Bricmont font publier en 1999, empruntant la rhétorique de la French Theory, mais vide de sens, crée une grande controverse autour de ce corpus philosophique et permet par la suite à ces deux auteurs de dénoncer ce qu’ils appellent l’imposture française dans leur ouvrage Impostures intellectuelles.

La French theory arrive aux etats-Unis au moment où l’architecture postmoderne succède à la tradition moderniste, la rencontre entre architecture et théorie française est dès lors inévitable. Une des questions que nous allons essayer d’éclaircir est celle de la récupération par l’architecture de certains concepts de la French theory et la rupture qui a lieu à un certain moment et qui porte vers une large trajectoire de transition de la position « lacanienne-derridienne » à celle « deleuzienne-lyotardienne ».

en architecture, Gilles Deleuze est souvent cité et utilisé par une certaine « avant-garde » contemporaine qui prétend légitimer et faire émerger ainsi une spatialité qui se veut essentiellement progressiste.

Un moment important est celui de la publication en 1993 de l'édition spéciale de Architectural Design intitulé Folding in Architecture, qui contient des essais et des projets de Peter eisenman, Greg Lynn et Jeffrey Kipnis ; le pli y est présenté comme un dispositif architectural. La question qui se pose est si aujourd’hui Deleuze et Guattari ne sont pas devenus encore deux autres philosophes postmodernes trop médiatisés, dont l’application en architecture est entrée en crise étant restée trop formelle et superficielle ?

Dans le dernier chapitre de cette partie, nous allons nous arrêter sur cinq grandes figures de concepts deleuze-guattariens, employées par l’architecture : l’objectile, le pli, le rhizome, l’interface, le diagramme.

Chaque concept renvoie à un projet d’architecture.

Dans le deuxième chapitre, nous voulons évaluer la pertinence d’une mobilisation de la théorie des agencements comme hypothèse pour la théorie architecturale et urbaine contemporaine, dans le contexte des transformations actuelles des territoires. Les études et les prévisions de l’Organisation des Nations Unies39 ainsi que les analyses urbaines de Saskia Sassen, David Harvey, Manuel Castells, Richard Florida, Richard Sennett, Stefano Boeri ou encore Rem Koolhaas, font l’état des lieux d’un monde globalisé et déterritorialisé où plus de la moitié de la population mondiale vit dans des agglomérations urbaines. La « question urbaine », posée il y a quatre décennies par Lefebvre, Harvey et Castells demeure aussi essentielle que jamais, mais il faut la reposer à la lumière des conditions du début du XXIe siècle. en d'autres termes : savons-nous vraiment, aujourd'hui, où commence et se termine l’urbain ? Ou, quelles sont ses caractéristiques les plus essentielles d’un point de vue social ou spatial ?

C’est dans ce contexte de l’urbain généralisé que l’utilisation de la théorie des agencements en tant qu’approche théorique et pratique dans l’architecture et l’urbanisme devient une hypothèse pour une nouvelle théorie urbaine capable de dépasser certaines hypothèses trop contraignantes et ouvrir de nouvelles fenêtres méthodologiques. Nous allons porter notre attention sur plusieurs ouvrages et articles récents qui proposent la notion d’agencement comme un élément clé pour une nouvelle théorie urbaine. Nous distinguons trois articulations possibles entre la théorie des agencements et la théorie urbaine : empirique, méthodologique et ontologique que nous allons analyser. Notre hypothèse est que penser la société, l’urbain, en termes d’agencements représente une alternative ontologique radicale à la pensée urbaine centrée sur la société et l’urbain en tant que totalité40 ; ce n’est pas seulement un motif conceptuel, un outil empirique ou une orientation méthodologique, mais une cartographie alternative de l’univers social urbain. Nous allons étudier trois exemples représentatifs de cette approche ontologique : la théorie des agencements revisitée par Manuel DeLanda ; la théorie

39 . Organisation des Nations Unies, World urbanisation prospects. The 2007 revision population database, Department of economic and Social Affairs, New York, 2008, http://esa.un.org/unup [http://esa.un.org/unup]

40 . la notion de totalité chez Hegel est comprise de façon dialectique. La philosophie doit penser la totalité du réel et celle de Hegel se veut un système c'est à dire un ensemble organisé de concepts dont tous les éléments sont interdépendants.

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de l’acteur-réseau illustrée dans l’étude de Latour et Hermant sur Paris ville invisible ; les agencements urbains d’Ignacio Farias.

Nous voulons démontrer que l’architecture est un agencement et qu’il est important de penser les bâtiments ou les villes à la manière dont Deleuze et Guattari pensent le concept d’agencement, sans distinction entre structure et espace, entre le bâti et le non-bâti, ou entre les habitants et l’architecture. La théorie des agencements nous permet d’affirmer qu'une ville peut être conçue comme une multiplicité de composants spatiaux, temporels, sociaux, affectifs et matériels, un ensemble complexe et en transformation perpétuelle d’agencements qui s’enclenchent et se superposent. Nous allons explorer cette hypothèse de mobilisation de la théorie des agencements comme hypothèse pour l’architecture au travers d’un workshop dans le cadre de l’atelier de master, « Architecture et Anthropologie » de la Faculté d’Architecture de l’Université Libre de Bruxelles.

La deuxième partie de recherche met la théorie des agencements à l’épreuve de la Ville Générique afin d’observer ses agencements spécifiques et leurs points critiques.

Rem Koolhaas est une figure majeure de l’architecture contemporaine. Comme le remarque Thierry Paquot41 dans un entretien sur France Culture, Koolhaas a fabriqué un personnage cynique capable de dire à la fois une chose et son contraire. Il pointe quelque chose de juste, comme l’idée de Ville Générique, au sens dont on parle aussi de médicaments génériques, c’est-à-dire quelque chose qui n’est plus l’original, qui n’est plus la vraie marque, qui est une copie un peu fade sans grande qualité. Paquot souligne que Koolhaas s’en prend à des choses que de nombreux théoriciens et chercheurs sur la ville dénoncent depuis de décennies ; il révèle ce que sont les travers de l’urbanisation planétaire que David Harvey, Sharon Zukin, Mike Davis ou Saskia Sassen accusent depuis plusieurs décennies. La différence entre Koolhaas et ces théoriciens est son étiquette de « star architecte ». Comme le souligne Philippe Tretiack dans le même entretien, « Rem Khoolhaas est surtout un communicant »42.

L’analyse de Koolhaas montre qu’avec la croissance de l’urbanisation, l’architecture est abandonnée au profit d’un urbanisme dégénérescent qui pourrait trouver sa place n’importe où. La posture qu’il adopte et le système de contradictions dans lesquelles elle se débat, représentent un symptôme éclairant sur les apories socio-économiques et socio-culturelles qui (dé)structurent le contemporain.

Se revendiquant des pensées philosophiques comme celles de Deleuze et Foucault, Koolhaas est

« l’architecte polémiste le plus doué depuis Le Corbusier »43. L’importance de la pensée de Koolhaas dans la problématique de notre recherche réside dans la double condition de son activité architecturale : la critique et la production architecturales. Les écrits de Hal Foster, Raphael Moneo et Antonio Negri nous serviront de point de départ pour une lecture critique de trois de ses textes : Bigness, Generic City et Junkspace. L’enjeu est celui d’identifier les éléments qui caractérisent le générique afin de pouvoir, par la suite, les observer à l’aide de notre hypothèse théorique : la théorie des agencements. Nous voulons identifier une série de figures d’agencements qui prennent place dans la Ville Générique et observer où et comment l’agencement est soit territorialisé soit emporté par des lignes de déterritorialisation.

Ces points critiques nous intéressent particulièrement puisqu’ils font entrevoir une dimension qui manque à l’analyse de Koolhaas, la dimension biopolitique.

Dans le deuxième chapitre de cette partie, nous voulons analyser le rapport biopouvoir - biopolitique.

Nous allons esquisser une généalogie de la société de contrôle et du paradigme du biopouvoir. Les écrits de Foucault, Deleuze et Guattari, Agamben, Negri et Hardt nous permettent d’observer

41 . extrait de l’émission « la Grande Table » diffusée par France Culture le 3 janvier 2013, émission en partenariat avec la magazine Books qui avait publié dans son numéro de janvier 2013 l’entretien avec Rem Koolhaas : « L’architecture tourne le dos à la ville »

http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-1ere-partie-rem-koolhaas-la-ville-malade-de-l- architecture-2013-01-03

42 . ibid

43 . Hal Foster, Design & Crime, Les prairies Ordinaires, 2008, Paris, p60

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l’aspect biopolitique de la postmodernité et ses deux visages : le biopouvoir, la face sombre qui impose, modèle et contrôle la vie, et la biopolitique qui est la face lumineuse et qui rend possible des mouvements de résistance.

Dans les textes de Koolhaas, le Junkspace apparaît dépolitisé et contrôlé, « la politique est devenue un manifeste réalisé sur Photoshop »44. Cette dépolitisation de la ville est présente aussi dans les écrits de Rancière, Žižek, Mouffe, Dikeç, Badiou ou encore Swyngedouw, écrits qui analysent la condition post-politique de la société contemporaine. Mais on remarque un retour de la « polis ». Ce retour se manifeste dans les territoires entre-deux qui résultent des points critiques des agencements génériques.

La dernière partie de cette thèse interroge le potentiel des territoires entre-deux de créer des opportunités pour de nouvelles configurations spatiales ouvrant des intervalles biopolitiques dans le Junkspace.

Nous allons commencer par explorer une série de percepts afin de comprendre comment la théorie architecturale et urbaine approche ces espaces. Les territoires entre-deux exigent leur propre espace de réflexion, ils exigent la création de leurs propres matériels et paysages culturels, leurs géographies emblématiques.

Dans le deuxième chapitre, il s’agit d’observer une série d’expériences différentes qui ont pour but de transformer les territoires entre-deux en lieux positifs et utiles à la ville tout en conservant la spécificité marginale qui les détermine. Le but est de définir et de comprendre le potentiel des territoires entre- deux afin de leur donner une place concrète comme composants de l’agencement urbain. La manière dont l’architecture s’intéresse à ces territoires est particulière car elle ne rentre pas vraiment dans une démarche urbaine habituelle. Se positionner entre signifie s’appuyer sur les failles et les déficiences des normes et réglementations politiques urbaines dans le but de mettre en place des processus qui agencent à partir et dans le milieu. Les projets observés ne sont alors pas interrogés comme des objets finis, mais comme des processus politiques.

44 . J p 102

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