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ENTRE DÉMOCRATIE ET LIBERTÉ : LE GRAND MALENTENDU DU PRINTEMPS ARABEpp. 7-21.

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Référence de cet article : CAMARA Moritié. Entre Démocratie et Liberté : le grand malentendu du Printemps Arabe.

Rev iv hist 2014 ; 23 : 7-21.

ENTRE DÉMOCRATIE ET LIBERTÉ :

LE GRAND MALENTENDU DU PRINTEMPS ARABE

Dr. CAMARA Moritié* Enseignant-Chercheur Département d’Histoire Université Allassane Ouatara

Bouaké – Côte d’Ivoire

RESUME

Quel a été le moteur des révoltes qui ont mis fin aux régimes autoritaires dans les plusieurs pays arabes en 2011 ? Les peuples réclamaient-ils la fin de la tyrannie et l’instauration de la justice sociale ? Ou avaient-ils soif de Liberté ou de Démocratie ? On retrouvait sans doute toutes ces aspirations chez ces milliers de personnes qui se sont mobilisées pour dire que leur pays pouvait plus vivre en marge du monde en matière d’ouverture politique. Cependant, les analyses faites à chaud sur la situation ont occulté de prendre en compte les aspirations particulières de certains groupes sociaux et politiques qui ne manqueront pas de s’entrechoquer une fois la victoire acquise sur les dictateurs. Dès lors, l’instabilité va s’installer dans les pays libérés et les acteurs du changement auront l’impression d’avoir été victimes d’une arnaque en menant une guerre au profit des intérêts des autres.

Mots-clés : Liberté, Démocratie, intérêts géostratégiques ABSTRACT

What has been the engine of revolt that ended the authoritarian regimes in several Arab countries in 2011 ? Did the peoples demand the end of the tyranny and the institution of the social justice ? Or were they thirsty of freedom or democracy ? All these aspirations are probably found among the thousands of people who rallied to say that their country could no longer live in the margins of the world in terms of political openness. However, analyses made under heat on the situation hid to take into account the particular aspiration of certain groups socio and political which will not miss to collide once the victory acquired on the dictators. Therefore ins- tability will settle in the liberated countries and the actors of the change will have the impression to have been a victim of a swindle by leading a war for the benefit of the interests of others.

Key words : Freedom, Democracy, geostrategic interests

* Enseignant-Chercheur Université Alassane OUATTARA de Bouaké, Côte d’Ivoire. Maître-Assistant d’Histoire Contemporaine.

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INTRODUCTION

Dans son ouvrage Eloge de la Folie, Erasme1 affirme qu’on a raison de se nouer soi- même quand on ne trouve personne pour le faire. Trois ans après le Printemps arabe et devant le tableau désespérant que présentent les pays qui ont été balayés par ce vent, on peut affirmer que les révoltes ont mis le monde arabe dans une situation inextricable sur le plan politique. L’opinion et la rue de ce microcosme sont traversées par le sentiment de s’être nouées elles-mêmes. L’actualité en Egypte, en Tunisie, en Lybie et en Syrie notam- ment autorise cette affirmation qu’on peut difficilement nuancer2. En effet les révolutions sensées apporter la Démocratie et la Liberté n’ont réussi qu’à mettre en confrontation ces deux notions qui font objet d’une instrumentalisation par nombre d’acteurs pour des desseins divers. Ces révolutions se sont, en fait, déroulées dans un climat de grand malentendu entre les enjeux de liberté qui motivaient les jeunes et l’utilisation de la Démocratie par d’autres acteurs pour se hisser au pouvoir après des années de répressions. En s’immo- lant, le vendeur ambulant de Sidi Bouzid réclamait avant tout la Justice et la restauration de sa Dignité3. Cependant, l’onde de choc de ce fait divers tel un tsunami va balayer les assises des régimes inamovibles de la Tunisie au Yémen, et l’overdose médiatique a tôt fait de présenter le mouvement comme une simple quête de Démocratie exprimée par un ensemble homogène de la société arabe. Toute chose qui a négligé la prise en compte des véritables enjeux des révoltes entre les aspirations des jeunes manifestants, celles de la seule et véritable opposition aux régimes inamovibles incarnés par les Islamistes, et enfin celles des puissances occidentales qui fondent l’histoire dans ce microcosme depuis presque toujours. La quête de Liberté a été amalgamée avec celle de la Démocratie ; ce qui est une erreur. Si la Démocratie est la possibilité de choisir librement ses dirigeants, ce qui induit une alternance inspirée directement de la volonté de l’opinion exprimée par le vote, elle ne peut être confondue à la Liberté qui implique pour l’individu la possibilité de se mouvoir dans l’espace public ou privé suivant ses propres références et limitations. Dans le monde arabe, c’est une notion fondamentale aussi bien pour le peuple qui en est privé depuis toujours et pour les dirigeants qui la confisquent au nom «du bien du peuple». Dans cet article, il sera question d’analyser les différentes aspirations des divers acteurs qui se sont additionnés pour chasser les dictateurs et qui après la victoire veulent suivre chacun leur chemin dans un monde arabe qui semble justement à la croisée des chemins.

I- LE PARADIGME DE LA LIBERTÉ DANS LE MONDE ARABE

La liberté se heurte encore à la confusion des pouvoirs spirituel et temporel, au poids des traditions et à la compréhension que les différents acteurs ont de son contenu et de ses exigences.

1- La quête permanente d’une notion non consensuelle

Le Programme des Nations Unies pour le Développement a entrepris de publier en 2004 son troisième rapport sur la Liberté dans le monde arabe. Cette publication

1 Erasme, Eloge de la Folie, Paris, Editions Garnier-Flammarion, 1964, 94 pages, p 15

2 Au Yémen les protagonistes ont convenus en 2012 d’une période de transition dont les termes seront définis par toutes les composantes de la société. Cela doit aboutir à la rédaction d’une nouvelle constitution.

3 Ce jeune diplômé de 26 ans contraint à vendre des légumes sur la place publique a vécu la saisie de sa marchandise le 17 décembre 2010 comme l’injustice de trop dans un pays travaillé par la corruption et les disparités sociales. Son acte désespéré à été l’élément déclencheur du printemps arabe.

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fut retardée de plusieurs mois à cause des Etats qui ont estimé, sur la base de fuites, que ce rapport n’était pas objectif. Après quelques nuances introduites dans les analyses, le rapport a été rendu public en Avril 2005. Les réserves des pays arabes portaient sur la conception de la notion de Liberté développée dans les analyses des experts des Nations Unies qui, selon eux, ne tenait pas compte de la spécificité de leur culture. Ces réserves, loin de procéder de la seule démagogie, mettaient en lumière la perception d’une notion dont le contenu sémantique n’a jamais fait unanimité dans ce microcosme. En effet, la Liberté dans son assertion occidentale qui est devenue la référence dans le monde entier, est avant tout la résultante d’une longue maturation historique. Celle-ci a eu pour effet de transformer ce concept en un élément de la culture politique des sociétés qui président à leur évolution quant aux droits individuels et aux rapports entre l’Etat et les populations. On ne retrouve pas cette culture dans le monde musulman. C’est donc une notion qui doit entreprendre de pénétrer des sociétés dont le mode de fonctionnement est défini d’abord et avant tout par les préceptes de l’Islam et la civilisation qui en est issue. Dans un monde où le spirituel guide le temporel très souvent, cette notion de Liberté procède donc du paradigme de sa perception par les individus dans un monde où la morale se conçoit comme celle du groupe et où le discours religieux donne légitimité à tout un chacun de se prononcer sur ce qui est bien ou mal, sur ce qui est juste ou ce qui ne l’est pas.

Dès lors, cette notion de Liberté est plus essentielle que la Démocratie pour la majorité des personnes qui en sont privées depuis l’époque de la colonisation européenne ou de la domination Ottoman. Elle est vécue comme une alternative à la situation dans laquelle baigne le monde arabe depuis toujours. En effet, après la fin du colonialisme, des Républiques dynastiques avec une grande emprise de l’armée sur la société ont confisqué l’indépendance des pays, avec le soutien de l’Occident4. Cette quête de liberté est permanente dans le monde musulman chez certaines catégories sociales telles que les femmes et les jeunes.

Cependant, la difficulté est que la philosophie de la Liberté telle que conçue par la jeu- nesse et les intellectuels de gauche n’est pas automatiquement assimilable par les principes de la civilisation et la culture politique du monde arabe. La liberté qui implique par exemple l’émancipation de l’individu peut paraître pernicieuse pour beaucoup dans un monde où elle n’a jamais été le principe organisateur de la société. Cela n’implique pas l’absence dans la pensée politique arabe de réflexions sur la notion de Liberté issue du siècle des lumières en Europe. Au début du XXème siècle, apparait un fort courant en faveur de la reforme animée par des intellectuels tels que les Egyptiens Ali Abdel Razek5, Kassem Amin et Ahmad Amin6 ou encore Mohammed Abdou7. Leurs écrits sont un plaidoyer pour l’introduction au sein des sociétés arabes du rationalisme qui viendrait édulcorer les dogmes religieux et

4 Stora(Benjamin), «Le monde arabe a une aspiration profonde à la liberté», 20 minutes, 4 février 2011 5 Ali Abderraziq (1888-1966) fut un théologien réformiste égyptien célèbre dans le monde arabe. Dans

son principal ouvrage L’Islam et les fondements du pouvoir, publié en 1925 il tente de dénoncer l’impli- cation de l’Islam dans la gestion du pouvoir politique en affirmant que la période où a vécu le Prophète Mahomet ne peut être transposée à une autre période.

6 QasimAmin (1865-1908)est un penseur égyptien réputé comme principal instigateur du courant fémi- niste arabe. Il considérait le fait d’imposer le port du hijab aux femmes comme la plus dure et la plus horrible forme d’esclavage. Son compatriote Ahmad Amîn (1886 - 1954) historien qui a rédigé la grande histoire de la culture islamique, en trois volumes reprend une partie de ses thèses sur la place de la femme dans le monde islamique.

7 Mohamed Abduh (1849 - 1905) juriste et mufti égyptien. Sa philosophie est basée sur l’affirmation du rôle de la raison comme guide de la vraie foi. Il a notamment proclamé l’existence du libre arbitre face aux religieux qui soutenaient la doctrine de la préméditation.

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libérer l’individu des pesanteurs sociales et claniques. Malgré l’abondante littérature consacrée à ces questions, leur impact sur l’évolution de la situation de la Liberté dans le monde arabe fut limité lorsqu’à l’ordre colonial a succédé l’ordre des régimes autoritaires. L’explication du sort peu enviable de la Liberté dans le monde arabe de l’époque Ottoman à la période postcoloniale vient du fait que cette notion n’a jamais fait l’objet de consensus. La problématique des libertés individuelles a toujours été envisagée dans le cadre des normes établies par le Coran et les prescriptions islamiques. La première limite de la Liberté est donc les conventions et la morale sanctionnée par les codes sociaux.

La primauté de ces codes sociaux sur toutes les autres valeurs est âprement défendue par ceux qui souhaitent voir la société arabe gouvernée par les principes immuables du Saint Coran et de la Sunnah du Prophète Mahomet. L’émergence de la Confrérie des Frères Musulmans en Egypte en 1928 pour combler le vide laissé par le califat Ottoman aboli en 1923 est une donnée majeure de l’évolution politique des sociétés arabes contemporaines. Les régimes autoritaires qui succèdent aux colo- nisateurs tirent prétextes de la lutte contre l’obscurantisme pour établir des régimes policiers avec un contrôle total de la société et le maintien du statu quo politique.

L’absence de pluralisme est donc à rechercher dans cet ordre politique. Les dirigeants arabes ces 50 dernières années, ont eu beau jeu de justifier l’autoritarisme de leurs regimes par la prétendue nécessité d’avoir un Etat fort pour accélérer le dévelop- pement8. La force des régimes arabes autoritaires très longtemps fut basée sur ce conditionnement psychologique des populations qui, de gré ou de force, ont renoncé à revendiquer leurs droits. Les promesses de développement n’ayant pas été au ren- dez-vous avec l’explosion du taux de chômage de pauvreté, l’institutionnalisation de la corruption, de la prédation et de l’injustice, ont fini par faire prendre conscience à l’opinion que les choses ne pouvaient plus continuer dans cette direction. C’est ainsi que les jeunes privés de perspective ainsi que les femmes vont être le moteur de la contestation durant le Printemps Arabe.

2- Les aspirations des jeunes et des femmes

Pour les jeunes et les femmes, il y avait une véritable volonté spontanée et affirmée de s’affranchir. Désœuvrés et politiquement marginalisés par les régimes autoritaires, les jeunes vont prendre la tête de la contestation en utilisant leur seul passe temps internet pour mobiliser l’opinion contre les dictateurs. Cet outil qui servait aux jeux et autres téléchargements de musiques et de vidéos permet à la jeunesse d’avoir

«une fenêtre de liberté» pour échapper à la censure d’Etat notamment, à travers les réseaux sociaux et des forums sur lesquels ils informent et s’informent. Ne faisant pas partie du personnel politique, ils n’ont eu aucun mal à mobiliser le peuple là où les politiciens ont échoué. Cette dynamique eue pour effet d’ajouter une plus value à leurs revendications. Beaucoup ne nient pas leur appartenance à l’Islam mais veulent aller faire la prière à la mosquée et boire une bière après. L’objectif pour beaucoup de ces jeunes, majoritairement apolitisés ou cyberactivistes, frustrés socio-économi- quement, est d’impulser à travers leur mobilisation le changement pour élargir, dans

8 Dans les monarchies du Golfe (en Lybie sous l’ère Kadhafi), il est interdit de constituer un parti poli- tique. Dans d’autres pays du monde arabe comme en Syrie les dispositions constitutionnelles réduisent considérablement les espaces de liberté politique.

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leur pays, les horizons du pensable et du faisable. Cette logique est également celle qui préside à l’engagement de la gente féminine dans le mouvement. La quête de la Liberté est un cheminement permanent de la femme arabe. Devant le caractère tenu des obstacles qui empêchent cette émancipation, les conquêtes se feront gra- duellement souvent avec le concours de certains hommes (politiciens réformistes, juristes, hommes de lettres)9.

Dans l’engagement des femmes pour la défense de leur propre cause, Huda Sharawi10 est à bien d’égards une pionnière en la matière. Après avoir lancé en 1919 une manifestation contre la présence britannique en Egypte, elle organise, en 1944, la Première Conférence des femmes arabes au Caire avec des délégations venues d’Irak, du Liban, de la Palestine et de la Transjordanie. Son combat abouti un peu plus de 10 ans après sa mort, lorsque le président Nasser accorde en 1956, le droit de vote aux femmes après avoir dissous leurs organisations. Le même schéma va se produire dans plusieurs autres pays avec l’octroi de droits civiques aux femmes et interdiction de leurs structures de mobilisations et de revendications. Dans la plupart des pays arabes, aujourd’hui, les femmes votent mais ont un statut conféré par la religion et les coutumes patriarcales qui les privent de beaucoup de liberté. La situation de la femme arabe est en effet l’une des plus rudes dans le monde. Elles sont en effet, à plus de 50 % analphabètes avec un taux de chômage de deux à cinq fois plus élevé que chez les hommes. Sous représentées en politique, elles ont une espérance de vie inférieure à la moyenne mondiale, et un statut d’infériorité juridique qui les confine au rang de mineures à vie.

Dès lors, c’est pour revendiquer l’égalité des droits, des espaces de libertés et l’abrogation du Code de la famille ou du code du statut personnel (qui font des femmes des mineures à vie), que les femmes se sont massivement mobilisées contre les régimes autoritaires au Printemps 2011. En Tunisie, en Egypte, en Libye, elles étaient dans les masses qui se sont soulevées. Au Yémen c’est une jeune étudiante qui a mené les premières protestations. A Bahreïn, elles furent parmi les initiatrices de la révolte. A un journaliste qui lui demandait si l’Egypte était sur la voie de la Démocratie un an et demi après la révolution ? Nawal El Saadawi11 l’une des têtes pensantes laïques de la révolution égyptienne a répondu : «(…) Nous étions 20 millions dans les rues, dormant sous les tentes en janvier et en février, et on ne revendiquait pas la Démocratie. On revendiquait la Liberté. Parce qu’on peut avoir la Démocratie avec de l’inégalité, avec de l’injustice et même avec la guerre et le capitalisme ou encore avec le colonialisme et le système patriarcal.»12

9 Pour avoir préconisé la disparition du voile et l’émancipation des femmes, le poète irakien Jamil al-Za- hawi fut emprisonné en 1911. Tahar Haddad (1899-1935), syndicaliste tunisien fut exclut de la Faculté de droit de Zitouna pour avoir publié en 1930, le livre Notre femme dans la charia et la société, publié en arabe réédité sous le titre Notre femme, la législation islamique et la société, éd. Maison tunisienne de l’édition, Tunis, 1978

10 Née en 1879 et morte en 1947, elle fut une des personnalités les plus marquantes du mouvement féministe du monde arabo musulman. Elle fonde en 1908 un dispensaire pour enfants malades, doté d’une école de puériculture et d’hygiène domestique puis la Société de la femme nouvelle qui avait pour objectif d’alphabétiser des jeunes filles de milieux modestes.

11 Nawal El Saadawi écrivaine et activiste égyptienne des droits de l’Homme dans le monde arabe récompensée par de nombreux prix dont le Prix Nord-Sud 2004.

12 Arte, 11 Octobre 2012

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Les femmes sont néanmoins conscientes du fait qu’aucune révolution de par le monde n’a garanti les droits des femmes, bien au contraire13. Mais pour beaucoup d’entre elles, comme pour les jeunes, le Printemps arabe devait marquer l’aube d’une totale liberté des individus notamment en matière de mœurs et d’émancipation. Ce rêve ne pouvait que se heurter aux principes défendus par ceux qui sociologique- ment dominent la société arabe à savoir ceux qui pensent que l’Islam doit être le fondement de la loi et la norme de gestion de l’Etat. C’est l’illustration des difficultés qu’il y a de cadrer la Liberté pour un peuple qui en fut privé depuis toujours avant d’y avoir droit en se révoltant. Ceux qui ont fait chuter les dictateurs ont du mal à se faire à cette philosophie. Se sentant floués et victimes d’une escroquerie, ils vont vite se convaincre que leur révolution leur a été confisquée. Leur colère se traduit par de vastes manifestations qui ont lieu contre les nouvelles autorités. La nouvelle constitution de la Tunisie adoptée avec le soutien des Islamistes est présentée dans la presse occidentale comme révolutionnaire et sans précédente dans le monde arabe. Cela du fait de l’affirmation de l’égalité entre l’homme et la femme dans ses dispositions14. Toute chose qui est considérée comme une victoire importante pour les Tunisiennes mais également pour toutes celles qui luttent depuis toujours pour acquérir leurs droits.

II- LE BESOIN DE DÉMOCRATIE

En 2011 lorsque débutait les révoltes, la région abritant les 22 pays arabes était considéré comme la plus autoritaire du monde en ce qu’elle s’est montrée réfractaire au processus universel de démocratisation. Ce confinement a fait naitre chez les populations un grand besoin de Démocratie.

1- La société civile, les libéraux, et intellectuels de gauche

Dans un espace où règne en maitre l’autoritarisme politique matérialisé par des partis uniques ou par l’absence de parti tout court comme en Lybie ou encore des partis fan- toches caporalisés, l’opposition politique ne peut s’exprimer que dans les syndicats, les milieux intellectuels ou artistiques ou encore chez les activistes des droits de l’Homme. Les mouvements de Gauche, héritiers des formations marxisantes des années 1960 ou 1970 font profil bas ou leurs membres choisissent l’exil comme alternative à la prison. Les partis politiques qui sont autorisés à exister à côté de celui qui est au pouvoir depuis toujours ne servent que de caution d’ouverture politique qu’autre chose. Le Président Assad a dénoncé cet affaiblissement du rôle des partis politiques. Pour lui, «l’affaiblissement du rôle des Partis politiques arabes, dans le monde arabe, est à l’origine de la montée en puissance de la pensée takfirie, dans ces pays»15. En lieu et place des partis politiques, ce sont donc les mouvements sociaux et les groupes idéologiques qui se transforment parfois en instance partisane et de revendications. Des lors, les soulèvements sont vécus comme la brutale riposte des sociétés civiles arabes à des décennies de dérives autoritaires.

13 La nouvelle constitution adoptée plus de 3 ans après la chute de Ben Ali au prix de longues négociations et compromis avec les islamistes est citée comme sans précédent dans le monde arabe.

14 Le texte assure la liberté de conscience et de croyance aux citoyens. L’article 20 évoque l’égalité

«citoyens et citoyennes devant la loi». Ce qui a valu le déplacement d’une vingtaine de dirigeants étrangers dont le Président Français pour assister à la cérémonie de sa ratification.

15 Radio Francophone iranienne, Mardi 19 Novembre 2013

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Leur opposition frontale aux régimes policiers se manifeste à partir des années 2000 par une amplification des lutte sociales, conséquences de la crise économique et des politiques d’austérité imposées par les institutions de Breton-Wood qui font monter l’infla- tion et aggravent la pauvreté. C’est notamment le cas de la Tunisie et de l’Egypte qui ont connu une montée très forte des luttes sociales et politiques au cours des dernières années. L’Égypte a connu, à partir de 2006, la plus importante vague de grèves ouvrières de son histoire. Cependant, le terme de la lutte sociale est également le domaine de prédilection des Islamistes qui ne s’arrêtent pas aux discours mais posent sur le terrain des actions concrètes d’assistance aux populations les plus démunies. C’est donc sur le terrain politique que la gauche et la société civile ont pu susciter une convergence large sur des thèmes démocratiques dans leur opposition commune au pouvoir dictatorial. Le volet social des révoltes n’est donc pas à négliger même si toutes les tares sont mises sur le compte d’un manque de Démocratie donc de transparence dans la gestion et la répartition de richesses des pays. Il fallait avec l’ouverture politique redonner le pouvoir de décision au peuple. Des élections avaient lieu dans plusieurs pays mais n’étaient pas représentatives d’une réelle Démocratie. Les régimes en place étaient simplement plébiscités avec des scores à la soviétique.16

Les libéraux donc vont prendre une part active dans la contestation notamment à travers l’arme syndicale, c’est-à-dire les grèves générales qui paralysent l’adminis- tration et tout le secteur productif. Pour soutenir, par exemple, les contestataires du régime de Moubarak, les syndicats égyptiens vont lancer 3.817 grèves17.

A côté des questions sociales, c’est également au nom de la promotion des Droits de l’Homme que beaucoup d’intellectuels, avocats ou activistes descendent dans les rues. Les restrictions à la liberté se manifestaient par le contrôle d’internet. De nombreux journalistes furent arrêtés en Tunisie, en Egypte, au Yémen et en Syrie jetés en prison après des pro- cès inéquitables. Dans les milieux des opposants, ce sont les arrestations arbitraires et les châtiments physiques et psychologiques. Selon Amnesty International, en Egypte avant la chute de Moubarak, la situation des droits humains était extrêmement préoccupante : Les arrestations arbitraires et l’incarcération pendant de nombreuses années, sans jugement ni procès, étaient monnaie courante. L’usage de la torture était également très répandu.

Ces violations du droit étaient rendues possibles par le maintien de l’Etat d’urgence et de lois d’exception. La situation des femmes, victimes de violences et de harcèlement sexuel n’est également pas enviable, en particulier dans les nombreux bidonvilles. En Syrie, le régime éliminait systématiquement ses dissidents à l’intérieur du pays comme à l’extérieur notamment ceux installés au Liban. Ces faits sont similaires en Lybie, au Yémen tout comme à Bahreïn ; tous, des pays qui ont connu de fortes mobilisations du peuple contre les pouvoirs en place. D’ailleurs, à la fin des révolutions, le Parlement européen a décerné en octobre 2011 le prix Sakharov à cinq militants du «Printemps arabe»18.

16 Lors de l’élection de 2005, Hosni Moubarak a été réélu à la présidence de la République égyptienne avec un score de 88,5 %. En Octobre 2009, Zine el-Abidine Ben Ali, a été réélu pour un cinquième mandat avec 89,62 % des suffrages. Bachar El Assad à été élu en mai 2007 avec 97,62 % des suf- frages des syriens.

17 Le mouvement syndical a été encore plus loin pendant le gouvernement des Frères Musulmans avec 5.844 grèves, subissant également une dure répression antisyndicale, la police attaquant les grévistes avec des chiens.

18 Le dissident libyen Ahmed al-Sanusi, qui a passé 31 ans dans les prisons de Kadhafi, l’avocate syrienne Razan Zeitouneh, qui dirige des comités coordonnant la révolte en Syrie, le caricaturiste syrien Ali Farzat à qui les autorités syriennes ont cassé les mains et la militante égyptienne Asmaa Mahfouz.

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Dans leur combat, ils vont coopérer avec les groupes islamistes. Après la victoire des révolutions, ce sont d’ailleurs ces derniers qui remportent les élections presque partout sauf en Lybie où les libéraux sont arrivés en têtes des élections de l’Assem- blée Constituante.19

La perte de vitesse des libéraux dans le monde musulman en Général et dans le monde arabe en particulier vient du fait de la place de plus en plus grande que les mouvements islamistes ont pris comme véritable et souvent seules forces d’opposition crédibles face aux dictatures.

2- Les Islamistes dans les Wagons de la Démocratie

Parmi les contestataires, il y avait des Islamistes principalement issus ou proches de la Confrérie des Frères Musulmans. Ces derniers, tout en réclamant la Démocratie n’ignoraient pas que la fonction de celle-ci n’a jamais été de garantir les libertés indivi- duelles mais de permettre aux normes qui les encadrent de s’appliquer dans le respect de la loi20. Cette quête pour eux participe de leur stratégie de conquête du pouvoir par la manière pacifique et par étape. Toute chose qui tranche avec les instructions de Sayed Qotd21 l’un des chefs historiques qui fut pendu le 29 Août 1966 par Nasser et qui conseillait la violence comme moyen de conquête du pouvoir. Cette majorité, les adeptes de l’Islam politique étaient convaincus l’avoir avec eux en cas de compétition démocratique ouverte. Cette certitude, ils pouvaient l’avoir et pour cause ! Ces adeptes de l’Islam Politique représentés ou influencés majoritairement par la confrérie des Frères Musulmans22 ont construit leur légitimité depuis l’époque coloniale en opposition d’abord aux libéraux jugés suppôts de l’Occident et ensuite aux dictatures militaires sous lesquels ils représentaient la seule véritable force d’opposition. Pourchassés depuis les années 1940 dans la plupart des Etats arabes – et d’une réputation (méritée) de militants sociaux dévoués, ils proposèrent, eux, une offre politique et idéologique forte et complète : retour aux valeurs de l’Islam avec application (plus ou moins) stricte de la charia, système socio-économique plus égalitaire, implacable combat anti-corruption, solidarité inter arabe et inter islamique, répression sans scrupules contre les déviants (homosexuels notamment) contestation de la suprématie occidentale, absence de paix ou de simples contacts avec Israël. Flanqués des salafistes - islamistes fanatiques fantasmant le retour aux salaf, les compagnons du Prophète - les Frères ont largement emportés chaque scrutin libre organisé.

19 Schwedler (Jilian) and Clark (Jeanine), “Islamist-Leftist Cooperation in the Arab World”, Shades of Islamism, ISIM Review, 18, autumn 2006, p 10.

20 C’est ainsi que la législation de plusieurs Etats des Etats-Unis dénient aux femmes d’avorter ou à des gens de même sexe de se marier.

21 Sayyid Qutb tête pensante de la Confrérie et auteur de plusieurs livres de doctrines dont «signes de pistes» considérer comme le «que faire» du terrorisme islamique contemporain fut tout d’abord proche des officiers libres lors du coup d’Etat de 1952.Cependant suite à l’attentat manqué contre Nasser en février 1954, des milliers de Frères Musulmans dont Qutb sont arrêtés et condamnés à de lourdes peines. Il est relâché en mai 1964 puis de nouveau arrêté août 1965 pour avoir reconstitué la confrérie selon les autorités. Il est pendu le 29 août 1966, malgré les demandes de grâce venant de tous les pays arabes.

22 Le mouvement des Frères musulmans a été fondé en 1928 par l’Egyptien Hassan al-Banna (1906-1949) avec pour objectif premier l’éducation des jeunes dans la tradition islamique et la propagation l’islam sunnite purifié à travers le monde.

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Face aux régimes corrompus et prédateurs, les Islamistes étaient la poche de moralité de l’espace public mais également le recours de la population surtout celle la plus démunie. En supplantant l’Etat dans la fourniture de certains services sociaux de base à la population, ils sont apparus comme une alternative crédible aux dictatures en place23. La Confrérie est parvenue à construire une identité religieuse panislamique dans plus de 80 pays qui ne manquera pas à se heurter au nationalisme arabe porté à bout de bras par des figures comme Nasser24. C’est donc tout naturellement que la Confrérie sera la première bénéficiaire de l’ouverture politique induite par les révoltes des 2011. Comme l’a soupçonné la presse occidentale, les Islamistes sont arrivés au pouvoir dans les wagons de la Démocratie. Au Maroc, le parti de la justice et du Développement remporte les élections législatives de novembre 2011, avec 107 sièges sur 395. En Tunisie, c’est le parti Ennahda qui s’impose.25 En Egypte, en janvier 2012, le parti de la Liberté et de la Justice, remporte les élections législatives.

Le 24 juin 2012, le candidat à la présidence de l’Égypte, Mohamed Morsi, est déclaré vainqueur de l’élection. En Lybie, les Islamistes arrivent en deuxième position après la coalition des libéraux mais reste arbitre de la vie politique. En Syrie, ils constituent le gros lot de l’opposition armée26 qui combat depuis plusieurs années le régime de Bachar El Assad.

Pour les Frères musulmans, les Etats Arabes ont toujours été guidés sur le plan stratégique par les Occidentaux notamment les Etats-Unis. A partir de l’Egypte donc, ils manœuvrent pour imposer un nouvel ordre dans le monde arabe ce qui ne va pas rassurer l’Occident, Israël et les Monarchies du Golfe. Le statut quo géopolitique qui préside à la vie des nations depuis la signature de la paix séparée entre l’Egypte et Israël va être maladroitement mis en question par la politique du Président Morsi : Désacralisation du traité de Camp David, désenclavement du Hamas27, introduction de nouveaux acteurs dans le jeu régional tels que l’Iran et la Turquie28, poursuite des objectifs du panislamisme dans la région.

Sur le plan interne, que ce soit en Tunisie et surtout en Egypte, leur vision politique qui est loin de celle de la génération internet et facebook. Cette situation post-révolution

23 Partout où ils s’implantent, leur premier souci est d’établir des écoles, des cliniques, des clubs sportifs, créent leurs propres syndicats, associations d’étudiants, de médecins, de travailleurs, d’avocats et proposent des microcrédits sans intérêt aux populations.

24 Auteur en 1952 du renversement de la monarchie, il mène une politique socialiste et panarabe. Ce qui lui faut de devenir le leader incontesté du monde arabe jusqu’à sa mort en 1970.

25 En Tunisie, les islamistes faisaient objet de répression systématique du régime obligeant leurs dirigeants comme Rached Ghannouchi à s’exiler. Ce dernier a su donner une image de réformiste et progressiste au parti tunisien Ennahda, en se démarquant légèrement de la vision traditionnelle et idéologique des Frères musulmans.

26 En Syrie depuis 1980 une loi stipule qu’« est considéré comme criminel et sera puni de la peine capi- tale quiconque est affilié à l’organisation de la communauté des Frères musulmans. ». En 1982, les membres de la confrérie tentent de soulever la population contre le président Hafez el-Assad et sont durement réprimés. En 2006, ils créent à Bruxelles le Front de Salut National auquel adhèrent aussi des opposants arabes et kurdes.

27 Le Hamas est créé en 1987 et sa charte précise qu’i est une aile de la confrérie en Palestine. Il rem- porte les élections législatives de 2006 avec 74 sièges contre 45 pour le Fatah faisant d’Ismaël Haniyeh le Premier ministre de l’autorité Palestinienne. Néanmoins, celui-ci ainsi que son gouvernement sont évincés par le président Mahmoud Abbas en juin 2007, lorsque les forces armées du Hamas prennent par la force le contrôle de la Bande de Gaza qu’elles administrent toujours à ce jour.

28 En Turquie, le Parti de la Prospérité crée en 1983 et qui devient en aout 2001 le Parti de la vertu est très proche de la confrérie des Frères Musulmans. Le coup d’Etat contre Morsi y a été très mal vécu.

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interne va être savamment alimentée dans le but de l’exploiter, par les puissances occidentales qui elles ne comptent pas s’accommoder de la toute puissance des Frères Musulmans qui s’étendrait du Maroc en Syrie et qui remet en cause le statu quo géostratégique qui perdure dans la région depuis la signature des accords de camps David en 1978.

III- LA PRIMAUTÉ DES INTÉRÊTS DE L’OCCIDENT ET DE SES ALLIÉS RÉGIONAUX SUR LES ASPIRATIONS DES PEUPLES

A l’éclatement des révoltes, beaucoup de capitales occidentales ont été surprises par l’ampleur des événements mais soulagées par le fait que les slogans ne fussent pas anti-occidentales mais dirigés contre les potentats locaux, même si elles voyaient d’un très mauvais œil les bouleversements qui n’étaient inspirés par elles. Tout en donnant l’impression d’accompagner le mouvement, elles surveilleront de près les événements à la lueur de la sauvegarde de leurs intérêts et ceux de leurs alliés29. Tout cela montre à quel point l’occident n’entend pas laisser ses intérêts passer après ceux portant sur les aspirations des peuples.

1- La longue caution occidentale au déni de Liberté et de Démocratie Le Proche et Moyen Orient fut épargné par le vent de démocratisation qui a balayé le monde et l’Afrique subsaharienne à partir de 1990. En 2011, c’était encore le seul ensemble géopolitique soumis à diverses formes d’absolutisme. Les spécialistes avaient évoqué «l’exception Arabe» qui a permis aux régimes autoritaires de se maintenir sans réformes profondes. Cette «exception arabe» tenait uniquement à l’onction que l’Occident avait apporté aux régimes en place au nom de la garantie de ses intérêts notamment un accès à bon marché aux ressources pétrolières, la pérennité du Statu quo géostratégique qui garantit une certaine «tranquillité» à Israël et la lutte contre la montée en puissance de l’opposition islamiste après l’épisode de la révolution Islamique en Iran.

Cette indulgence occidentale envers les dictateurs du monde arabe a eu sa justi- fication à travers la «doctrine Kirkpatrick». Du nom de l’Ambassadrice30 Permanente des Etats-Unis auprès des Nations Unies durant la Présidence Reagan, cette doctrine défend l’idée que les Etats-Unis devaient soutenir les dictatures militaires de droite qui seraient simplement autoritaires et susceptibles de vite se démocratiser et com- battre par contre les dictatures militaires de gauche qui seraient elles totalitaires, plus solidement installées dans la durée31 et susceptibles d’influencer les pays voisins.

L’observation de ce double standard dans l’attitude des Etats-Unis envers les pays non démocratique à bénéficier en premier lieu aux dictateurs militaires arabes et aux monarchies autoritaires du Golf Persique. Selon cette doctrine, les Administrations américaines et Occidentales ne devaient prendre prétexte des entorses à la liberté pour fragiliser les fondements des dictatures arabes alliées des Etats-Unis.

29 Ils feront tout pour ménager leurs alliés en difficultés. Ben Ali est mis à l’abri en Arabie Saoudite et Moubarak est invité à démissionner évitant ainsi l’humiliation de se voir chasser par la foule, tout comme Saleh du Yémen. L’intervention des troupes du Conseil de Coopération du Golfe permet à la monarchie au Bahreïn de sauver son trône. Quant à l’imprévisible Kadhafi, il ne pouvait que connaitre la fin qui fut la sienne.

30 Politologue de Georgetown University, représentante de l’administration Reagan à l’ONU

31 Madame Kirkpatrick avait prédit une longue existence au système soviétique qui n’a pas passé le seuil des années 90

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Les analyses des chercheurs devraient consolider cette doctrine. C’est ainsi qu’en science politique on voit apparaitre des développements qui justifient l’autoritarisme dans certaines circonstances et relativisent ces dommages sur la Démocratie au contraire du Totalitarisme. Il faudra attendre le démantèlement de l’Empire Soviétique et la vague de démocratisation qui déferle sur le monde entier pour voir apparaitre dans la littérature les premières remises en cause de l’exception du monde arabe au sein du monde où la Démocratie est désormais une norme universelle. Cependant, les Occidentaux vont trouver un autre argument de poids pour justifier leur soutien sans faille aux dictatures autoritaires à savoir la nécessité de lutter contre l’Islam radical.

L’utilisation de l’islamisme comme épouvantail pour retarder les évolutions vers la Démocratie a permis ainsi l’interruption brutale des élections en Algérie en 1992 alors que le Front Islamiste était en passe de remporter le second tour des élections législa- tives après avoir largement dominé le premier. Les attentats du 11 septembre 2011 et le lancement de la lutte globale contre le terrorisme par l’Administration Bush vont renfor- cer les liens entre les services de renseignements occidentaux et arabes et rendre plus affirmé le souci de faire primer les intérêts sécuritaires, stratégiques et économiques de l’Occident. La volonté de propager la Démocratie par un «effet domino» est réaffirmé sans grande conviction. Une grande impasse est faite au nom de la lutte contre la terreur sur les violations graves de droits de l’Homme notamment par la pratique de la torture, les enlèvements et les emprisonnements arbitraires de citoyens accusés de subversion ou autre atteinte à la sureté de l’Etat. Cette posture des pouvoirs dictatoriaux conduira à la radicalisation des mouvements islamistes qui ont trouvé dans le Coran des arguments pour exiger la justice sociale et combattre l’autoritarisme.

Malgré des propos tenus lors de son discours du 4 juin 2009 au Caire sur le fait que désormais les régimes du monde arabe devaient «conserver le pouvoir par le consentement du peuple et non la coercition»32, le Président Obama va poursuivre la même politique vis à vis des dictatures autoritaires arabes que ses prédécesseurs.

Il faut donc aller chercher au-delà de la crainte du terrorisme et de la lutte contre l’Islam radical les raisons de cette constante dans le soutien aux dictateurs arabes des Occidentaux en général et des Américains en particulier du côté des intérêts économiques importants que représente cette région pour eux.

2. La contre-révolution des Occidentaux et instauration de la «pax americana»

Ce qui apparait évident aujourd’hui est que les bouleversements instaurés par le Printemps arabe sur le plan géostratégique constituaient un sujet de grande préoccupation pour les Occidentaux et leurs alliés régionaux. Le plus grand danger pour le maintien du statu quo régional est venu du fait que les grands bénéficiaires des révoltes sont les Islamistes et précisément ceux issus de la confrérie des Frères Musulmans. Cette organisation née en 1928 est au fait des transformations sociopo- litiques du monde arabe et à sa propre vision de ce que cela doit être.

Dès lors, leur agenda politique tel que décliné dans les discours ou dans les faits (une fois installé au pouvoir en Egypte ou en Tunisie par exemple) va renforcer les craintes des stratèges occidentaux et des monarchies du golfe quand aux boulever- sements de l’équilibre géostratégique de la région. Dès l’année 2012, alors que les

32 L’Express, 4 juin 2009, p. 3.

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braises du Printemps Arabe sont encore chaudes, des manœuvres vont être initiées pour endiguer les Frères Musulmans partout où ils sont aux affaires et exercent une influence. La stratégie consiste à donner l’impression que les révolutions de 2011 ne sont pas terminées et qu’il faut les achever. Pour cela, le processus de décrédibili- sation des gouvernements conduits par les Islamistes aux yeux de l’opinion va être entrepris afin de susciter contre eux des frondes populaires qui auraient pour objectif de préserver les acquis démocratiques du Printemps Arabe.

C’est à son cœur en Egypte que la confrérie recevra le coup fatal qui loin de l’anéantir totalement, l’a considérablement affaibli. L’offensive menée en consultation avec les monarchies du Golfe a consisté d’abord à leur soutien aux salafistes égyptiens qui revendiquent le même poids en termes de militants que les Frères Musulmans.

Ces derniers réunis au sein du parti Al-Nour, vont rompre dès janvier 2013 avec les Frères musulmans. Ces manœuvres seront d’autant plus facilitées que la rue repré- sentée majoritairement par les jeunes se sent flouée par les Islamistes au pouvoir sur les questions de liberté. Dès lors, jouant la Liberté contre la Démocratie, la rue devient donc un allié de ceux qui travaillent à rétablir le statu quo d’avant 2011. Les coupures d’électricité, l’augmentation du prix des produits de premières nécessité et la pénurie de carburant, constitueront le fonds de commerce du mouvement Tamarode qui catalyse toute la lutte contre le gouvernement du Président Morsi.

Ce mouvement qui affirme avoir obtenu 22 millions de signatures pour la démission du Président Morsi pour manquement à ses promesses de campagne demande le soutien de l’armée. Cette dernière répond favorablement aux contestataires et dépose le 3 juillet 2013 Président Morsi. C’est un peu comme si l’armée française déposait le Président Hollande 4 ans avant la fin de son mandat au seul motif qu’il fait moins de 20 % d’opinions favorables dans les sondages et peine à traduire dans les faits ses promesses de campagne. Malgré cela, ce coup d’Etat sera qualifié de salutaire par l’Occident et les Monarchies du Golf qui règlent à coup de milliards de dollars et de tankers remplis de carburant tous les problèmes de l’Egypte en 24 heures après la chute des Frères Musulmans.

En cautionnant le renversement d’un régime démocratique élu en Egypte, l’Occident remet en cause ce qui fonde la Démocratie et démontre que pour lui la Démocratie n’est tolérée dans le monde arabe que dans la mesure où elle obéit à ses objectifs géostratégiques et économiques. Les explications confuses de l’ancien premier ministre britannique Tony Blair qui a explicitement soutenu le coup d’Etat en suggérant que «quand les gouvernements ne font pas ce qu’on attend d’eux, les gens protestent. Ils ne veulent pas attendre une élection» 33, à apporter de l’eau au moulin de ceux qui pensent que la Démocratie hors des frontières de l’Occident doit permettre la sauvegarde des intérêts de celui-ci sinon elle n’a aucune valeur.

Les Etats-Unis qui financent à 80 % l’armée égyptienne affirment par la voix de leur Secrétaire d’Etat, John Kerry que «l’armée a rétabli la démocratie en Egypte. Elle n’a pas pris le pouvoir.»34

33 Editorial, «Tony Blair appelle la communauté internationale à “s’engager aux côtés du nouveau pouvoir”», Les Echos, 13 août 2013.

34 La législation américaine interdit en effet le versement d’une aide financière à un régime issu d’un tel coup de force. Alors même que les Etats-Unis financent avec plus de 1,3 milliard de dollars par an l’armée égyp- tienne. C’est la plus grande contribution américaine à une armée étrangère après celle octroyée à Israël.

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Dans le monde, le soutien américain à cet acte de changement inconstitutionnel de gouvernement avait choqué une grande partie de l’opinion35. Lorsque la répression des pro-Morsi par les militaires s’est transformée en bain de sang (plus de 582 morts pour la seule journée du 14 aout 2013) et pour figurer du bon coté de l’Histoire, le Président Obama a donné une conférence de presse depuis son lieu de vacances pour expliquer la position américaine sans convaincre grand monde. Il estime que «si nous souhaitons maintenir notre relation avec l’Égypte, notre coopération habituelle ne peut pas continuer comme si de rien n’était lorsque des civils sont tués dans les rues et que les droits régressent»36. Il va ainsi condamner les violences sans condamner les auteurs de celles-ci. Il a en outre estimé que les Etats-Unis sont les premières victimes de ce qui se passait en Egypte car «tour à tour accusés de faire le jeu des islamistes et des militaires»37.

Le Président américain décide de suspendre la livraison d’avions F16 à l’Egypte et annule la manœuvre militaire commune des deux armées38. Pour les commentateurs, il s’agit plus d’une diversion de la Maison Blanche pour désamorcer toute revendica- tion de l’opinion d’une action plus ferme contre les putschistes39. Le Général Al-Sissi devenu depuis peu Marechal a été formé aux Etats-Unis. Dans une première vie, Al-Sissi agent des Services de renseignement militaire était basé dans le Nord du Sinaï où il était constamment en contacts avec les Américains et les Israéliens. Ces contacts, ils les auraient maintenus et même amplifiés alors qu’il était Ministre de la défense de Morsi après le départ de Moubarak. Il ne peut que veiller aux intérêts des Américains et Israéliens et contribuer à instaurer la «pax americana» dans la région.

Si les faits en Egypte n’ont aucun mal à être reliés à cette stratégie occidentale, ailleurs, l’endiguement des Frères Musulmans va se faire de façon plus subtile et cela jusque dans la gestion du conflit en Syrie. Sur ce dossier, il y a la position des Monar- chies du Golfe menée par l’Arabie Saoudite qui coïncide avec celle des Occidentaux et celle du Qatar qui est celle des Frères Musulmans. Le 6 Juillet 2013, trois jours après la mise aux arrêts de Morsi, un pro-saoudien prend la tête de la coalition de l’opposition syrienne en remplacement de celui réputé proche du Qatar. Deux jours après Ghassan Hitto, le Premier ministre du «gouvernement provisoire» syrien formé par la Coalition, lui aussi proche du Qatar démissionnait à son tour. L’Emir du Qatar lui-même est poussé à l’abdication en faveur de son fils le 25 juin 2013..C’est donc débarrassé de l’Influence de la confrérie sur les instances dirigeantes de la rébellion

35 Les éditoriaux du New York Times et du Washington Post estiment que l’administration Obama, est complice de la répression sanglante des partisans du Président égyptien destitué.

36 Les éditoriaux du New York Times et du Washington Post estiment que l’administration Obama, est complice de la répression sanglante des partisans du Président égyptien destitué.

37 Tangi (Quemener) Obama «condamne avec force» la répression en Égypte AFP, Washington le 15 aout 2013.

37 Stern (Johannes), Obama et le massacre égyptien, 16 Aout 2012, World Socialist Web Site, http://www.

wsws.org/

39 Les militaires au pouvoir au Caire sont conscients de l’importance de l’aide militaire des Etats-Unis mais ils savent également que cette aide est quasiment intégrée au traite de paix signé avec Israël en 1979 socle de la stratégie géopolitique des Américains dans la région. Le premier Ministre Egyptien ira jusqu’à la limite du chantage en estimant que «Les Etats-Unis commettraient une erreur s’ils suspen- daient leur aide militaire annuelle de 1,3 milliard de dollars car le Caire pourrait se débrouiller sans.».

Confère Romain Renier, «Egypte : Europe et Etats-Unis s’interrogent sur la meilleure stratégie», La Tribune, 21 Aout 2013.

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et de l’opposition que l’Occident envisage une solution politique à la crise syrienne avec la Conférence de Genève 240. Les dirigeants d’Ennahda en Tunisie ont du lâcher du lest sur les questions de libertés individuelles au sein de la nouvelle constitution.

CONCLUSION

Trois ans après leur «victoire», les révolutions arabes de 2011, si elles ont permis de mettre fin à des régimes autoritaires sont loin d’avoir satisfaits aux aspirations des populations qui les ont portées. Le monde arabe est toujours à la croisée des chemins et les violences qui ont refait surface en Egypte du fait de l’éviction en juillet 2013 du président issu des Frères Musulmans et le retour en force de l’armée qui gère le pays depuis 60 ans hormis l’intermède civile entre 2012 et 2013, posent la problématique de la Démocratie comme conquête du Printemps Arabe pour ce pays mais également pour tous les 22 pays arabes. A côté du sort de la Démocratie dans le monde arabe qui semble lié à la garantie des intérêts de l’Occident, se pose également la question des libertés individuelles face au poids de la religion. Tout ce questionnement fonde à croire que du fait des attentes différentes des prin- cipaux acteurs des révoltes de 2011, le Printemps Arabe sur ses objectifs apparait comme un immense malentendu. Un malentendu surtout pour les jeunes et les femmes qui ont naïvement cru que la Démocratie servait automatiquement à garantir les libertés individuelles et les intérêts des citoyens avant toute chose. Finalement, tous se rendent compte que la Démocratie a été utilisée comme un moyen pour les Islamistes pour s’imposer et mettre en pratique leur vision de la société qui encadre les liberté avec les principes de l’Islam tout en appliquant une politique régionale qui représente pour les Occidentaux un danger pour la sauvegarde de leurs intérêts et ceux de leur alliés. La recomposition politique qui fait de graves entorses à la Démocratie est à rechercher dans la difficile conciliation des intérêts des différents acteurs qui fondent l’histoire dans ce microcosme.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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40 Contrairement à ce que l’on dit, le gouvernement de Bachar al Assad est un facteur de stabilisation de la région et joue le rôle, tout comme l’Iran, de l’ennemi utile.

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- Les Echos, «Tony Blair appelle la communauté internationale à “s’engager aux côtés du nouveau pouvoir”», 13 août 2013.

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Références

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