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Le littering ou la mode des mots en vogue contre la vague des déchets sauvages
FLÜCKIGER, Alexandre
FLÜCKIGER, Alexandre. Le littering ou la mode des mots en vogue contre la vague des déchets sauvages. In: Umwelt Umfeld Umbruch - Streiflichter für Monika Kölz . Zurich : 2007. p.
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S T R E I F L I C H T
Le littering ou la mode des mots en vogue contre la vague des dé-
chets sauvages
■ VON ALEXANDRE FLÜCKIGER*
Pour lutter contre le littering, les premiers Clean-Up Switzer- land Days de l'action «Trash – ques- tion de culture» ont été organisés en Suisse dès 2001. En 2003, la cam- pagne «Halte aux serial jeteurs!» a été lancée à Genève. En 2006, TNS Sofres a publié un sondage en France pour le compte d’Eco-
emballages intitulé «Les français et le littering» exposant le profil des
«littereurs». En 2007, les entreprises de recyclage d’emballages suisses ont fondé une nouvelle «Communau- té d’intérêt monde propre» chargée de lutter contre le littering, sur le site Internet duquel on apprend que le take-away contribue aux déchets sauvages pour une part de 35%.
Enfin, le site www.littering.ch a pris pour slogan Take care – be cool!
Que d’anglicismes pour stigmatiser le fait de laisser traîner ses déchets dans l’espace public sans utiliser les poubelles prévues à cet effet! Fau- drait-il se résoudre à «polluer» la langue pour dépolluer l’espace pu- blic? L’anglicisme du littering est pourtant tout relatif, en français du moins: le mot trouve son origine étymologique en France, dans la
«litière», ce lit du bétail qui devient fumier, métaphore du sol jonché d’immondices. Le mot est ainsi reve- nu à son bercail, trituré, malmené et … recyclé.
Ce ne serait cependant pas la pre- mière fois dans l’histoire des déchets qu’un nouveau mot entre dans la langue. Le préfet de Paris, Eugène Poubelle, en fit l’amère expérience puisque les arrêtés qu’il édicta le 24 novembre 1883 et le 7 mars 1884 firent passer son patronyme à la postérité. Ces textes contraignaient les propriétaires d’immeuble à met- tre à disposition des locataires des caisses fermées pour y déposer leurs déchets, composées d’une boîte pour les matières putrescibles, d’une boîte pour les papiers et les chiffons et d’une dernière pour le verre, la faïence et les coquilles d’huîtres. Les parisiens qualifièrent sans tarder ces caisses de «poubelles»! Le succès fut mitigé et le tollé général.
Puisque ce nouvel anglicisme vise à nettoyer l’espace public de ses im- mondices, ne serait-il pas temps de purifier également la langue? Ce
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parallèle audacieux a été mis en évidence par Dominique Laporte qui a observé la production législative de François 1er au cours de l’an 1539.
Le 15 août de cette année-là, le monarque de France signait dans son château de Villers-Cotterêts la très fameuse ordonnance du même nom qui consacrait l’usage du fran- çais comme langue officielle exclu- sive de l’administration et de la justice à la place du latin. Après avoir épuré la langue de ses latinis- mes, le Roi édictait en novembre de la même année un édit – que l’Histoire a failli oublier – pour dé- barrasser Paris de ses ordures. La situation était sans commune me- sure avec les emballages de restau- ration rapide et les mégots de ciga- rettes que les littereurs abandonnent aujourd’hui dans l’espace public puisqu’en préambule de l’Edit de novembre, le Roi justifiait ses mesu- res drastiques de propreté au motif qu’«en notre bonne ville et cité de Paris et fauxbourgs d’icelle qui sont moult empirés, et tellement decheus en ruine et dommage, qu’en plusieurs lieux on ne peut plus bonnement aller à cheval, ni à charroy, sans très grand péril et inconvénient». La me- sure n’était pourtant qu’un aveu d’impuissance de l’Etat à résoudre la question des déchets sauvages puis- que le Roi précisait que Paris était
«si pleine de bouës, fiens, gravois et autres ordures, que chacun a laissé et mis communément devant son huis contre raison, et contre les ordonnan-
ces de nos prédécesseurs, que c’est grand horreur et très grand déplaisir à toutes personnes de bien et d’honneur.» L’Edit ne fut pas suivi d’un très grand effet. Le Roi Soleil reprit les anciens décrets et les pré- cisa dans un édit de 1666. Les dé- chets continuaient pourtant d’être jetés dans la rue si bien que Rous- seau, quittant Paris en 1750 put s’exclamer : «Adieu, ville de boue».
L’histoire montre une résistance persistante à la mise en œuvre des réglementations destinées à domes- tiquer les déchets qui tendent inexo- rablement à demeurer indomptés, sauvages et rebelles. Même la Suis- se, symbole traditionnel du propre en ordre, peine à mater ses déchets.
L’étude que l’Office fédéral de l’environnement est en train de mener sur «l'efficacité des amendes anti-littering» part justement du constat que «les campagnes de sen- sibilisation «anti-littering» rencontrent un succès partiel. Sur certains grou- pes, elles n'ont aucun effet.»
Les croisades pour clarifier la lan- gue ne sont visiblement pas beau- coup plus efficaces. N’inventerions- nous pas là des mots nouveaux pour
masquer une impuis-
sance programmée d’avance?
(Sources: Catherine DE SILGUY, His- toire des hommes et de leurs ordures:
du Moyen-âge à nos jours, Paris, 1996; Dominique LAPORTE, Histoire de la merde (prologue), Paris 1978)
* Alexandre Flückiger ist Ordinarius für öffentliches Recht an der Universität Genf.