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La postérité médiévale du genre philososphico-littéraire du Banquet: quelques hypothèses

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La postérité médiévale du genre philososphico-littéraire du Banquet:

quelques hypothèses

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. La postérité médiévale du genre philososphico-littéraire du Banquet:

quelques hypothèses. In: Laurioux, B. & Paravicini Bagliani, A. Le Banquet. Manger, boire et parler ensemble (XIIe-XVIIe siècles). Florence : SISMEL - Edizioni del Galluzzo, 2018. p.

3-22

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:119774

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Jean-Yves Tilliette

L

A POSTÉRITÉ MÉDIÉVALE DU GENRE PHILOSOPHICO

-

LITTÉRAIRE DU

B

ANQUET

:

QUELQUES HYPOTHÈSES

« Le meilleur des amis me convie et me prie à sa table (…). Il promet un festin somptueux et une chère fameuse, et le vin pur, qui met la joie dans les cœurs affligés. Voyez : le feu grésille sous les viandes luisantes de graisse et la broche chargée de volailles est fumante. Le gibier bien gras, de toutes espèces, ne fera pas défaut et la Loire offrira des poissons variés. Déjà, des viandes de toutes sortes bouillent joyeusement dans les marmites; on farcit, on rôtit toutes sortes de volatiles. Le cuisinier habile à ces préparations pile ail, serpolet et herbes odorantes, ainsi que du poivre; une fois pilés, il les mélangera tous à la fois dans du vinaigre très froid, pour en faire le stimulant d'une gourmandise blasée. La nuit durant, contes et jeux nous empliront de joie et l'aimable demeure nous donnera un aimable repos (…). Le nombre des convives sera celui que prescrit l'usage des Anciens, de façon à ne pas excéder celui des Muses; car si l'on devait dépasser le nombre de neuf et se rassembler plus nombreux, les Anciens l'interdisent - c'est que les banquets où l'on vient en foule sont malséants, qui s'enflent effrontément de caquetages déchaînés.

D'ailleurs, les convives invités par notre hôte ne sont pas des ignorants, mais des gens tels que Philosophie pourrait les élever comme ses enfants, que Socrate pourrait les choisir pour contemporains, Caton pour concitoyens, Cicéron pour compagnons, des gens que Raison nourrit et dirige maternellement. La conversation, digne de telles gens et d'un repas si riche, qui agrémentera celui-ci, ne sera pas, quant à la raison, indigente. David le psalmiste touchera la lyre à dix cordes, ou bien Moïse apportera les trésors du monde antique; on expliquera les figures que vous souhaitez connaître. Ce sont ces délices-là, et non d'autres, que je vous promets. Voilà le serpolet, le poivre, l'ail, le lait, le miel, le vinaigre : la saveur de la page lue dépend des diverses façons que l'on a d'y goûter. Voilà ce dont sera chargée la table de mon savant ami; c'est à cela qu'il vous invite, de cela que je souhaite être restauré. En relisant les livres, on y découvrira des saveurs variées, capables de l'emporter sur celles de la manne savoureuse. Les viandes bouillies ou rôties au feu, nous les

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déclarons identiques aux saints martyrs. Tels sont les biens dont s'enrichit notre valeureux hôte : ce sont ces plats qu'il servira à ses compagnons1. »

Le lecteur voudra bien pardonner, au nom de son intérêt, à la longueur indue de cette citation liminaire. On la rencontre sous la plume inattendue d’un auteur qui m’est plutôt familier, l’abbé poète Baudri de Bourgueil, qui peut avoir composé ces vers dans les toutes premières années du XIIe siècle, une époque où les formes et les règles du genre littéraire du symposium, dont Platon avait donné le plus ancien et le plus bel exemple, paraissent bien oubliées. Deux ouvrages critiques assez récents, celui de Michel Jeanneret pour la Renaissance, celui de Luciana Romeri pour l’Antiquité grecque, mettent en évidence la richesse variée de cette tradition2, qui accueille tour à tour l’érudition botanique d’Athénée et l’ironie sarcastique de Lucien, l’humanisme souriant d’Érasme et l’obscénité truculente de Béroalde de Verville. Dans cette fort longue histoire, le Moyen Âge semble occuper une sorte de point aveugle. Serait-ce l’effet de la méfiance souvent manifestée par les auteurs ecclésiastiques qui flairent dans les rituels conviviaux des relents de paganisme ? La simple consultation de l’article convivium du Mittellateinisches Wörterbuch est édifiante à cet égard. Ainsi cet exemple, parmi d’autres, tiré d’un sermon de Raban Maur : contradixi

1 « Ad mensam precibus me summus cogit amicus. / (…) Solemnes epulas spondet celebremque culinam / Et quod laetificet tristia corda merum. / Ecce saginatis frigit sub carnibus ignis / Atque ueru datis fumigat altilibus;

/ Nec deerit pinguis generis cuiusque ferina / Et pisces uarios attribuet Ligeris. / Omnimoda iam nunc exultant carne lebetes, / Assunt fartores multimodis auibus. / Allia serpillumque et olentes contudit herbas / Et piper instructus ista parare coquus; / Hec contusa simul gelido confundet aceto, / Que fastiditae sunt monimenta gulae. / Exhilarabit nos in ludis fabula pernox / Et faciet gratam grata domus requiem. / (…) Conuiue tot erunt ueterum quot precipit usus, / Vt non musarum transiliant numerum; / Namque nouem numerus si forte supergrediatur, / Vt coeant plures id cohibent ueteres. / In turba siquidem conuiuia sunt inhonesta, / Quae nimis indomita garrulitate tument. / Non tamen indociles conuiuas conuocat hospes, /Sed quos ediderit philosophia suos, / Quos sibimet Socrates optauerit esse coeuos, / Quos Cato conciues, quos Cicero socios, / Quos pariter tota morum probitate refertos / Tanquam mater alit atque regit ratio. / Sermo qui deceat tales et prandia tanta / Interfundetur, non rationis inops. / Percutiet liricum psaltes Dauid decacordum, / Seu Moises ueteres aduehet orbis opes. / Explanabuntur, si quas uis nosse figuras. / Has tibi, non alias, spondeo delicias. / Haec sunt serpillum, piper, allia, lac, mel, acetum. / His onerabuntur mensae sapientis amici : / Nos inuitat ad has, his cupio refici. / Inuenies uarios libros relegendo sapores / Qui superent illud manna saporiferum. / Carnes elixas seu carnes ignibus assas / Martiribus sanctis dicimus assimiles. / His opibus noster ditatur strenuus hospes; / Fercula complicibus porriget ista suis … » (Baudri de Bourgueil, c. 208, Ad ipsum qui eum inuitauerat, v. 1-50 [extraits] –J.-Y. Tilliette éd. et trad., Paris 2003 [« Auteurs Latins du Moyen Âge »], 140- 142).

2 M. Jeanneret, Des mets et des mots. Banquets et propos de table à la Renaissance, Paris 1987 ; L. Romeri, Philosophes entre mots et mets. Plutarque, Lucien et Athénée autour de la table de Platon, Grenoble 2002. Il est surprenant que la savante italienne néglige de signaler l’ouvrage auquel elle emprunte son titre, et qu’elle s’abstient même tout bonnement d’intégrer à sa bibliographie.

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vobis saepius paganorum consortia et nefanda convivia (interdiction d’ailleurs formulée de façon récurrente par les capitulaires carolingiens3) ; ou cet autre, extrait de la Chronica Polonorum : … more gentilitatis grande convivium praeparavit. Au XIIe siècle encore, le bénédictin Pierre de Celle, dans son traité eucharistique fondé sur l’exégèse des occurrences du mot panis dans l’Ancien Testament, ne reconnaît de légitimité qu’à trois tables, la « table mystique » (mensa mystica) où Dieu festoie en toute amitié avec les anges, la « table naturelle » (mensa naturalis) qui est, et n’est que, celle à laquelle Jésus a partagé le repas des hommes, et, ici et maintenant, la « table sacramentelle » qui offre aux fidèles de quoi se restaurer spirituellement, mais invisibiliter4. Enfin, je suis frappé par la coïncidence presque littérale entre le menu que Baudri détaille avec gourmandise et le tableau, plein d’humour féroce, d’un repas chez les moines noirs brossé dans son Apologie à Guillaume par saint Bernard, qui pourtant ne devait pas connaître notre poème5.

Mais pour l’abbé de Bourgueil, la fête des sens alimente d’abord le festin du sens. Les mets n’y valent rien sans les mots, soit dit pour reprendre la paronomase qui donne leur titre presque homonyme aux deux essais de Jeanneret et de Romeri. Comme dans l’antique banquet philosophique, la bouche y assume sa double fonction, manducatoire et discursive – à ceci près toutefois que les propos qu’échangent les convives ressortissent moins, au sens strict, à la philosophie qu’à l’exégèse, préfigurant en condensé, mais de façon étonnamment

3 Cf. J. Dhondt, « Boire ensemble », dans Le Haut Moyen Âge (VIIIe-XIe siècles), Paris 1968, 122-24.

4 Petrus Cellensis, Liber de panibus, c. 2 : « De triplici mensa, sacramentali, naturali et mystica », PL 202, 935-38.

5 Bernardus, Apologia ad Guillelmum abbatem S. Theodorici, c. 9, 20, « De commessatione » : « Interim autem fercula ferculis apponuntur: et pro solis carnibus, a quibus abstinetur, grandia piscium corpora duplicantur.

Cumque prioribus fueris satiatus, si secundos attigeris, videberis tibi necdum gustasse pisces. Tanta quippe accuratione et arte coquorum cuncta apparantur, quatenus, quatuor aut quinque ferculis devoratis, prima non impediant novissima, nec satietas minuat appetitum. Palatum quippe, dum novellis seducitur condimentis, paulatim dissuescere cognita, et ad succos extraneos, veluti adhuc ieiunum, avide renovatur in desideria.

Venter quidem, dum nescit, oneratur ; sed varietas tollit fastidium. Quia enim puras, ut eas natura creavit, epulas fastidimus, dum alia aliis multifarie permiscentur, et spretis naturalibus, quos Deus indidit rebus, quibusdam adulterinis gula provocatur saporibus, transitur nimirum meta necessitatis, sed necdum delectatio superatur. Quis enim dicere sufficit, quot modis, ut cetera taceam, sola ova versantur et vexantur, quanto studio evertuntur, subvertuntur, liquantur, durantur, diminuuntur; et nunc quidem frixa, nunc assa, nunc farsa, nunc mixtim, nunc singillatim apponuntur? Ut quid autem haec omnia, nisi ut soli fastidio consulatur? Ipsa deinde qualitas rerum talis deforis apparere curatur, ut non minus aspectus quam gustus delectetur, et cum jam stomachus crebris ructibus repletum se indicet, necdum tamen curiositas satiatur… » (J. Leclercq – H.

Rochais eds, Sancti Bernardi opera omnia 3, Rome 1963, 97-8).

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précise, le convivium religiosum imaginé par Érasme et intégré par lui à ses Colloques6, qui montre des amis, réunis dans un cadre rustique et charmant, discutant autour d’une bonne table de l’interprétation de péricopes bibliques. Notre auteur a-t-il conscience de s’inscrire dans un prestigieux lignage textuel ? A vrai dire, j’en doute : les modèles du genre, les Banquets de Platon, de Xénophon, de Plutarque, d’Athénée lui sont inaccessibles. Il n’est pas impossible en revanche qu’il connaisse les Saturnales de Macrobe, cependant encore peu diffusées en son temps. Mais je suis bien plutôt persuadé qu’il entend prolonger une tradition horatienne, celle de la Satire 2, 6, qu’il paraphrase de façon exacte et élégante dans un autre de ses poèmes, intitulé « Sur ce qui comblerait ses vœux » (De sufficientia votorum suorum)7. Cet idéal de vie rêvée, c’est l’otium cum libertate dont jouit le poète romain dans son domaine campagnard de Sabine :

« O nuits et repas divins, où nous mangeons, mes amis et moi, devant le lare de mon foyer…

Chaque convive, affranchi d’absurdes lois, ne suit que sa fantaisie pour vider des coupes inégalement mesurées : il prend, intrépide buveur, des mélanges capiteux, ou bien s’humecte, s’il y trouve plus de plaisir, des boissons moins fortes. Donc, la conversation s’engage, sermo oritur : on ne s’y occupe pas des villas ou des maisons d’autrui, ni de savoir si Lepos danse bien ou mal, mais nous débattons de sujets qui nous touchent plus : ‘Est-ce la richesse ou la vertu qui donne aux hommes le bonheur ? qu’est-ce qui nous pousse à l’amitié, l’intérêt ou l’honneur ? en quoi consiste le Bien, et quel est son degré suprême ?’8 »

6 Desiderius Erasmus, « Convivium religiosum », dans L.-E. Halkin – F. Bierlaire - R. Hoven eds, Colloquia, (Opera omnia Desiderii Erasmi Roterodami [= ASD], t. 1/3, Amsterdam 1972, 231-66). Trad. fr. par J. Chomarat, « Le banquet religieux », dans Érasme. Œuvres choisies, Paris 1991 (« Le Livre de poche classique ») 638-79.

7 Baudri de Bourgueil. Poèmes, t. 1, éd. et trad. J.-Y. Tilliette, Paris 1998, 132-36 et 229-32. A propos de l’influence sur Baudri des Satires d’Horace, notamment autour du thème de la table, voir C.J. McDonough,

« Classical Latin Satire and the Poets of Northern France: Baudri of Bourgueil, Serlon of Bayeux, and Warner of Rouen », dans M. Herren, C. J. McDonough et R. G. Arthur eds, Latin Culture in the Eleventh Century.

Proceedings of the IIIrd International Conference on Medieval Latin Studies, Turnhout 2002 (Publications of the Journal of Medieval Latin, 5), t. 2, 102-15.

8 « O noctes cenaeque deum, quibus ipse meique / ante Larem proprium uescor (… )! / (…) Prout cuique libido est, / siccat inaequalis calices conuiua solutus / legibus insanis, seu quis capit aeria fortis / pocula seu modicis uuescit laetius. Ergo / sermo oritur, non de uillis domibusue alienis / nec male necne Lepos saltet, sed quod magis ad nos / pertinet et nescire malum est, agitamus, utrumne / diuitiis homines an sint uirtute beati, / quidue ad amicitias, usus rectumne, trahat nos / et quae sit natura boni summumque quid eius » (Horace, serm. 2, 6, 65-76). La traduction française est celle de François Villeneuve (Collection des Universités de France).

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Ces échanges à la fois profonds et libres sont entrecoupés de moments plus détendus, le récit de « petits contes de bonne femme » (fabellae aniles, une expression que reprendra Érasme9), comme l’apologue du rat des villes et du rat des champs.

Ce mélange des tons, du sérieux et du plaisant – en grec, spoudaiogeloion -, est aussi, on le sait, un trait caractéristique du banquet littéraire. Ainsi Platon, entre le discours pédant du médecin Éryximaque et celui du pompeux Agathon, accorde-t-il une large place aux bouffonneries, d’ailleurs sublimes, d’Aristophane. On retrouve la même alternance dans un poème latin de la toute fin du XIe siècle, dû peut-être à l’inspiration de Godefroid, écolâtre de Reims, un ami et correspondant de Baudri, plus vraisemblablement de l’un de ses disciples. Ce texte d’assez médiocre facture, comptant 672 hexamètres léonins, télescope d’étrange façon deux récits classiques, celui des noces de Mercure et de Philologie, et celui des aventures malheureuses d’Orphée et Eurydice10. Contrairement à ce qui se passe dans le volumineux traité de Martianus Capella, les épousailles, dans l’empyrée céleste, du dieu des orateurs et de la savante mortelle qu’il s’est choisie pour fiancée donnent lieu à un grand festin dont la description occupe la moitié du texte (v. 66-401). Il est égayé par le chant de sept des neuf Muses, qui viennent chacune à son tour faire l’éloge de l’un des arts libéraux.

Après avoir applaudi avec componction l’exécution de ces cantica digna, la compagnie s’apprête à quitter la table lorsque le spectacle musical est relancé par l’arrivée de deux nouveaux chanteurs, Orphée et Eurydice, dépeints en ménestrels. En écho parodique aux chants sérieux des Muses, ils vont quant à eux moduler au son de la lyre le récit souvent scabreux des aventures amoureuses des dieux et des déesses, leurs propres auditeurs. Ce numéro d’artistes déclenche la franche hilarité de ce public qui, précise le texte, « s’esclaffe

9 Ibid., 77-78.

10 Ps. (?) – Godefroid de Reims, De nuptiis Mercurii et Philologie, éd. A. Boutemy, « Une version médiévale inconnue de la légende d’Orphée », dans Hommages à Joseph Bidez et à Franz Cumont, Bruxelles 1949 (coll.

Latomus, 2), 43-70 ; E. Broecker, Gottfried von Reims. Kritische Gesamtausgabe. Mit einer Untersuchung zur Verfasserfrage und Edition der ihm zugeschriebenen Carmina, Francfort 2002, 237-63. Commentaire de ce texte par J.-Y. Tilliette, « Le retour d’Orphée. Réflexions sur la place de Godefroid de Reims dans l’histoire littéraire du XIe siècle », dans Latin Culture in the Eleventh Century, cit., t. 2, 449-63.

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à en crever » (solvitur cachinno). Effet de contraste cocasse, qui me semble plutôt fidèle à l’esprit de Martianus Capella, maître s’il en fut du spoudaiogeloion11.

On le retrouve dans un troisième banquet, brièvement décrit par l’une des « satires » d’un poète contemporain, actif en Rhénanie, qui se dissimule sous le pseudonyme bizarre et ronflant de Sextus Amarcius Gallus Piosistratus. La seule certitude que l’on puisse avoir à son sujet est qu’il entend bien imiter Horace, sous le patronage de qui il se place en lui empruntant le titre de son ouvrage, sermones. Les pièces qui composent le premier livre du recueil s’en prennent avec une verve cinglante aux péchés capitaux. Celle qui vise la gourmandise, ou plus généralement les séductions variées du luxe (diversa luxuriae illecebra), considère sur le ton d’un humour agressif le mode de vie nobiliaire, voué aux vains exercices de la chasse et surtout aux plaisirs de la table, qu’agrémente la performance d’un jongleur, jocator. Amarcius donne même un aperçu du répertoire de ce dernier:

« Accordant à la quinte sa lyre harmonieuse, <il dit> comment la fronde du berger abattit le colossal Goliath, comment un petit Souabe rusé rendit à son épouse la monnaie de sa pièce, comment le perspicace Pythagore découvrit les huit tonalités musicales, et comme est pur le cri qu’émet la voix du rossignol12. »

Ces mélodies sont brutalement interrompues par le fracas des trompes de chasse. Ce que pour ma part je retiens de ces quelques vers, c’est que le poète y renonce provisoirement à son ironie coutumière pour renvoyer l’écho d’un programme musical et poétique varié, mêlant la paraphrase chantée d’un épisode de l’histoire sainte à un conte à rire, le didactique et le lyrique. Or, comme les philologues l’ont depuis longtemps relevé, les quatre chansons à quoi fait allusion Amarcius se trouvent réunies dans le plus ancien recueil

11 A. Cizek, « Les allégories de Martianus Capella à l’aube du Moyen Âge latin », Revue des Études Latines, 70 (1992), 193-214.

12 « Ille fides aptans crebro diapente canoras, / Straverit ut grandem pastoris funda Goliath, / Ut simili argutus uxorem Suevulus arte / Luserit, utque sagax nudaverit octo tenores / Pytagoras, et quam mera uox Philomelae / perstrepit » (Sextus Amarcius, sermones 1, 5, 415-421, K. Manitius éd., Weimar 1969 [MGH. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters 6], 75-6).

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lyrique du Moyen Âge latin, les Carmina cantabrigensia, ou « chansonnier de Cambridge », dont il n’est pas déraisonnable d’imaginer qu’il représente la copie d’un livret de jongleur13.

On y rencontre aussi la petite pièce que voici, par quoi je conclurai cette rapide exploration du banquet littéraire aux alentours de 1100, dont elle me paraît résumer la nature et les enjeux. Par un habile effet de brouillage des frontières entre champs sémantiques, la science et la littérature y deviennent en effet repas de fête :

Vous qui avez soif accourez à la table de philosophie Et buvez des sept ruisseaux à la triple saveur ;

Ils viennent d’une source unique par des chemins différents.

De là s’écoule en premier la grammaire, De là l’aiguière de poésie,

De là le plat des satiriques, De là les bravos des comiques ; Le flutiau de Mantoue

Met en joie les banquets14.

Il y aurait quantité à dire sur ces neuf petits vers : les métaphores de la vaisselle (hydria, la cruche, lanx, l’écuelle) référant à la poésie, le rapprochement de celle-ci et du savoir théorique des sept arts libéraux et de la triple division de la philosophie en logique, physique et éthique, le savoir qui se fait saveur (« Saveur et savoir : même étymologie », comme le rappelle l’incipit du bel essai de Michel Jeanneret), enfin l’allusion à Virgile, le sujet majeur des discussions dans les Saturnales de Macrobe, et à son instrument de prédilection, la fistula de Corydon et des bergers des Bucoliques.

13 Sur les diverses hypothèses visant à expliquer la raison d’être et la constitution de cette collection, voir l’introduction à se dernière édition en date (J. Ziolkowski ed. et trad., The Cambridge Songs (Carmina Cantabrigensia), New York – London 1994, xvii-xxv).

14« Ad mensam philosophie sitientes currite / et saporis tripertiti septem riuos bibite, / uno fonte procedentes, non eodem tramite. / Hinc fuit gramma prima, / hinc poetica ydria, / laus hinc satiricorum, / plausus hinc comicorum ; / letificat conuiuia / Mantuana fistula » (Carmina cantabrigensia, c. 37, Ziolkowski ed., 114).

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Que déduire de l’identification de ce petit noyau textuel, dont tous les éléments appartiennent plus ou moins à la même décennie ? Faut-il y voir la résurgence, ou la rémanence, d’une tradition longtemps enfouie – tradition qui associe le plaisir gastronomique et la conversation lettrée, une certaine truculence parfois à la méditation, le goût des biens matériels et l’appétit pour les idées ? Comme l’annoncent ces antithèses faciles, j’aimerais maintenant poursuivre dans une double direction, celle du comique et celle du colloque, une réflexion qui n’entend en aucun cas se donner pour une recherche philologique de sources, mais, au mieux, pour l’instrument d’une analyse thématique.

Lorsque Baudri de Bourgueil révèle la vraie nature du banquet auquel il est convié, et la teneur de la conversation, sermo (v. 35 – on retrouve le terme horatien), dont il est le lieu, il déclare que celle-ci touchera la poésie sacrée des psaumes, la richesse des livres mosaïques, avant d’aboutir à l’opération décrite par ce vers que je ne suis pas sûr de bien comprendre : Explanabuntur si quas uis nosse figuras. Le mot figura est difficile d’interprétation, et ce n’est pas pour rien qu’Erich Auerbach lui a consacré un livre entier15. Le contexte, et l’usus auctoris, m’autorisent à imaginer que ce à quoi réfère le poète, c’est la pratique de l’exégèse allégorique16. Dès lors, il me semble difficile de ne pas penser, surtout en milieu monastique, à un texte aussi célèbre qu’énigmatique, la fameuse Cena Cypriani.

J’en rappelle brièvement l’argument : un certain roi Joël, à l’occasion des noces de son fils, offre dans la ville de Cana un grand festin auquel vont prendre part une foule de personnages bibliques. Au fil des rituels festifs et de la succession des plats, chacun d’entre eux se voit associé, en des énumérations torrentielles, à un attribut caractéristique du rôle qu’il joue dans l’histoire sainte : Jonas dévore un gros poisson tandis qu’Ève offre un fruit à tout le monde, Jésus apporte le vinaigre, Marthe de Béthanie fait le service, Hérodiade danse accompagnée par David à la harpe, pris de boisson, Judas veut embrasser tout le monde et Pharaon tombe dans le bassin, etc…17 L’intention originelle de ce texte loufoque,

15 E. Auerbach, Figura (trad. fr. par M.-A. Bernier), Paris 1993.

16 Voir son emploi du substantif figura et du verbe figurare dans les cc. 152, 1-3 ; 154, 289, 415, 424 et 1040 ; 220, 5 (associé au subst. sensus et à l’adj. misticus); 248, 1 (associé à l’adj. significatiuus); 249 (ed. cit., t. 2, 59, 69, 73, 92, 148, 157).

17 C. Modesto ed. et trad. all., Cena Cypriani, dans Studien zur “Cena Cypriani” und zu deren Rezeption, Tübingen 1992, 14-34.

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datable du IVe siècle, mais ayant fait l’objet de plusieurs réécritures médiévales18, ne se laisse pas aisément discerner : écrit polémique dont la cible reste obscure, invite festive à s’abreuver et se nourrir sans retenue de la parole de Dieu19 ? Ce qui est sûr, c’est que certains lecteurs médiévaux, comme l’austère Raban Maur, en feront un instrument pédagogique, la base à la fois ludique et mnémotechnique de l’enseignement de l’Écriture aux jeunes clercs. Ils ne parviennent pas pour autant à en réduire tout-à-fait la force comique énorme, fondée à la fois sur l’accumulation et sur l’incongruité, qui amènera Lenain de Tillemont à jeter l’anathème sur ce « torchon blasphématoire », tandis que Mikhaïl Bakhtine y discerne la trace de la culture carnavalesque qui nourrira l’inspiration de Rabelais20. Ernst Robert Curtius a mis en évidence la permanence dans la littérature de l’ « humour culinaire »21. Nul doute que, depuis l’Aristophane de Platon, le genre du banquet littéraire n’en conserve la marque. Les Saturnales de Macrobe, qui ne sont pas souvent folâtres, n’en dédient pas moins un livre entier à la citation des bons mots de Cicéron, d’Auguste et de quelques autres illustres personnages. Source d’inspiration plus certaine encore de nos écrivains médiévaux, l’ouvrage, dont j’ai déjà parlé, de Martianus Capella, choisit de se placer sous l’invocation de la muse Satura, pot-pourri, un terme qui appartient à la fois au vocabulaire de la cuisine et à celui de la critique littéraire22. Bien que situant ses

18 De la part de Raban Maur, de Jean Immonide, d’un certain Azelin de Reims (XIe s.) et d’un poète arrageois anonyme (ca. 1200). Ces textes sont également édités, traduits et commentés par Christine Modesto (op. cit., 132-56 ; 178-200 [reproduction de l’éd. de K. Strecker, Berlin 1896] ; 220-30 ; 244-78.). Une version plus tardive a récemment été éditée par Lucie Doležalova (« Quoddam notabile vel ridiculum : An Unnoticed Version of the Cena Cypriani (Ms. Uppsala, UL C 178) », Archivum Latinitatis Medii Aevi, 62 (2004) 145-60). On sait enfin que, pour prendre une référence tout-à-fait contemporaine, Umberto Eco a fourni de la Cena une version en forme de « cauchemar herméneutique » dans son roman Il nome della rosa.

19 Des états de la question récents dans M. Bayless, Parody in the Middle Ages. The Latin Tradition, Ann Arbor (MI) 1996, 19-38 ; E. Rosati et F. Mosetti Casaretto eds., Rabano Mauro. Giovanni Immonide. La Cena di Cipriano, Alessandria 2002, 5-37.

20 M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (trad.

fr.), Paris 1970, 286-88.

21 E.R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin (trad. fr.), Paris 19862, excursus IV.6, « Humour culinaire et autres ridicula » (t. 2, 210-16). Cf. J.-Y. Tilliette, «Tentations burlesques et héroï-comiques de l’épopée latine médiévale », dans G. Mathieu-Castellani ed., Plaisir de l’épopée, Saint-Denis 2000, 55-68.

22 Voir la collection de belles études sur le sujet réunies par Dietmar Korzeniewski dans le recueil Die römische Satire (Darmstadt 1970) : Korzeniewski, « Vorwort », VII-XVI ; B.L. Ullman, « Der gegenwärtige Stand der Satura-Frage », 1-30 ; F. Müller Jzn., « Zur Geschichte der römischen Satire », 31-82 ; K. Kerényi, « Satire und Satura », 83-111 ; F. Altheim, « Satura », 112-36. Sur le rôle d’inspiratrice que joue Satura auprès de Martianus Capella, voir M. Bovey, Disciplinae cyclicae. L’organisation du savoir dans l’œuvre de Martianus Capella, Trieste 2003, 15-48 (spéc. 17-22).

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personnages dans un contexte nuptial, Martianus s’abstient de les faire banqueter, sans doute parce qu’il se pique d’originalité et refuse de s’inscrire dans un genre un peu usé – en fait, le récit de la cérémonie commence, ou à peu près, comme se terminent souvent les repas de mariage, par les vomissements de la promise, vers la fin du livre 2 et donc de la partie strictement narrative de l’œuvre - ; il n’en fait pas moins preuve d’un humour convaincant, lorsqu’il met en scène les réactions persifleuses, quand ce n’est pas franchement hilares, des dieux face au discours parfois rébarbatif des jeunes filles venant exposer leur science.

On peut suivre ce filon comique, comme fait Jeanneret, jusqu’au Pogge et à Béroalde.

Je souhaiterais plutôt m’arrêter un instant sur un ouvrage que ces auteurs ont peut-être lu, car il fut très diffusé entre la fin du Moyen Âge et l’âge classique (on n’en compte pas moins de 24 éditions imprimées entre 1480 et 1608), la Mensa philosophica, probablement due au compilateur dominicain Conrad d’Halberstadt dont le floruit se situe vers le milieu du XIVe siècle23. Selon son titre, il entre tout-à-fait dans notre perspective. En réalité, il y est nettement plus question de table que de philosophie. Ses livres 1 et 3 concernent les conditions matérielles du banquet : d’un côté, le choix des mets et leurs effets sur la santé, de l’autre une série de conseils de diététique. Le livre 2 regarde quant à lui le choix des convives, et la façon dont il convient de se comporter en fonction de leur rang social, de leur âge, du degré de parenté ou d’intimité où l’on est avec eux, en somme un traité des manières de table adaptées à une liste de caractères. Le livre 4 enfin repend cette même liste, mais sous l’angle de la conversation : de aptis verbis jocosis, c’est un répertoire de bons mots, quelquefois assez lourds, que l’on ajustera au rang et à la condition de son commensal, selon une typologie très fine mais quelque peu hétéroclite, qui va de l’empereur à l’artisan, en passant par le voleur et le comédien, l’aveugle et l’imbécile, la moniale et la béguine, et ainsi de suite… « Comme un répertoire de topique, le volume présente, judicieusement classés, des bribes textuelles, des extraits autorisés par la tradition ou pourvus de noms illustres, afin de servir à l’imitation. Par-delà sa destination spécifique – ce

23 E. Rauner et B. Wachinger eds., Mensa philosophica. Faksimile und Kommentar, Tübingen 1993 (« Fortuna Vitrea 13 »). La longue liste des éditions du texte se trouve p. 167-77; sur l’attribution à Conrad, voir p. 202-10.

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qu’il faut dire à table – c’est donc un manuel de conversation assez copieux, assez divers pour se prêter à d’autres usages (…). Tout se passe comme si la scène conviviale était un lieu privilégié pour l’acquisition de la belle parole24 ».

Ces mots de Michel Jeanneret me conduisent à évoquer la seconde dimension, interpersonnelle ou, pour employer le terme technique, « symposiaque », du banquet littéraire. Contrairement à ce qu’imaginent des spécialistes aussi éminents de la Renaissance que Marc Fumaroli, le Moyen Âge n’a pas ignoré l’art de la conversation25. Dans son commentaire au Dialogus Ratii d’Évrard d’Ypres (fin du XIIe siècle), Peter von Moos en a apporté la preuve incontestable26. Mais cet échange à la fois savant et primesautier ne se déroule pas dans un cadre convivial. La table et la parole sont en revanche bien associées par des textes plus tardifs. Ainsi, vers les années 1330, un contemporain de Conrad d’Halberstadt, dominicain comme lui, Philippe de Ferrare, rédige au profit de ses frères un Liber de introductione loquendi, dont le premier livre, le plus copieux, sous-titré Liber mensalis, vise à leur expliquer, pour éviter des situations embarrassantes, comment s’adresser aux laïcs avec qui ils se trouveraient partager un repas, lorsque le devoir de prédication les a conduits hors du couvent. Mais au-delà du benedicite, ces propos de table ne sont pas vraiment éloquents : ils tirent prétexte des données matérielles concrètes de la situation, les nourritures servies, pain, huile, vin, ou aussi bien, moins symboliques, la gourde ou le persil, le service de table, la nappe, les couverts, les chandelles, pour construire à partir de là un discours développant des considérations diététiques et surtout des conseils édifiants, au mieux quelques exempla. On n’est pas vraiment dans l’esprit du dialogue

24 Jeanneret, Des mets et des mots, 92.

25 Voir les actes de la Table ronde « Rhétoriques de la conversation, de l’Antiquité à l’époque moderne » (Paris, 4 juin 1993, publiés au tome 11 / 4 (automne 1993) de la revue Rhetorica, en particulier les contributions de Carlos Lévy (« La conversation à Rome à la fin de la République : des pratiques sans théorie ? », 399-414), Laurent Pernot (« Un rendez-vous manqué », 421-34) et Marc Fumaroli (« Otium, convivium, sermo », 439-43), ainsi que les discussions qu’elles suscitent.

26 P. von Moos, « Le dialogue latin au Moyen Âge : l’exemple d’Évrard d’Ypres », Annales ESC, 44 / 4 (1989), 993-1028 (version remaniée de ce texte dans : P. von Moos, Entre histoire et littérature. Communication et culture au Moyen Âge, Firenze 2005 [« Millenio medievale » 58], 343-87).

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contradictoire, où les gens ont un droit égal à l’usage de la parole, caractéristique du genre du banquet philosophique27.

Je reviens donc une fois encore à mon point de départ, et à Baudri de Bourgueil.

Chose qui m’avait frappé dès ma toute première lecture de son œuvre poétique, aucun poète latin n’emploie plus volontiers que lui le mot colloquium. La statistique est venue confirmer cette impression ancienne : selon la base de données Poetria nova, on en recense 37 occurrences dans ses carmina ; l’auteur qui vient ensuite, et qui doit être Hrosvitha, s’arrête à 9. Le « parler-ensemble », la conversation entre amis, libre et détendue, à sujet souvent littéraire, est donc le cœur de l’idéal de vie de cet humaniste. Doit-on considérer qu’à cet égard encore, il préfigure Érasme, dont les Colloques incluent six Convivia ? Si donc le banquet constitue bien, au XVIe siècle, l’un des cadres les mieux appropriés à de tels échanges, en va-t-il de même au XIe ? J’ai un peu de mal à répondre à cette question, et à aller au-delà du modèle horatien de la vie rêvée que j’ai déjà invoqué. Dans les autres banquets poétiques dont j’ai décrit le déroulement, les convives, semble-t-il, écoutent plus qu’ils ne parlent. Et on lit dans un texte hagiographique composé au monastère Saint- Emmeran de Ratisbonne, toujours vers la fin du XIe siècle : conticuit sancta lectio, et ut in conviviis solet, inanis perstrepit fabulatio, « La sainte lecture fit silence et, comme il arrive d’ordinaire dans les banquets, un bavardage vain se mit à résonner28. » Il aurait peut-être été judicieux de ma part de rappeler plus tôt que, dans le réfectoire du monastère, les convives sont silencieux. Si l’on doit toutefois imaginer un modèle monastique à la situation que décrit Baudri, c’est celui de la collatio, rassemblant tous les soir avant complies les membres d’une communauté religieuse autour de son supérieur qui improvise à son profit le commentaire d’un bref passage de l’Écriture ou de la Règle. À partir de là, le terme de collatio en vient aussi à désigner, dans les coutumes de Cluny, le frugal repas pris dans ces

27 S. Vecchio, « Dalla predicazione alla conversazione: il Liber de introductione loquendi di Filippo da Ferrara OP», Medieval Sermon Studies, 44 (2000), 68-86.

28 Translatio sancti Dionysii Areopagitae in monasterio Sancti Emmerammi 28, éd. R. Köpke, Hanovre 1854 (MGH. Scriptores 11), 367.

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circonstances29. En somme, il faut choisir entre de plantureuses agapes et une conversation spirituelle. Le dispositif symposiaque n’est pas encore vraiment au point.

Il fait cependant l’objet d’une réflexion précise, la plus riche sans doute qu’ait laissée le Moyen Âge, sous la plume de l’un des plus profonds penseurs et des plus élégants prosateurs du XIIe siècle, j’ai bien sûr nommé Jean de Salisbury. Lui est un lecteur passionné des Saturnales de Macrobe, qu’il invoque pour modèle dans le prologue de son Policraticus30. Au fil de cette œuvre, il les cite très copieusement, peut-être même d’après un exemplaire plus complet que ceux que nous en avons conservés, parfois par chapitres entiers31. C’est notamment le cas dans le livre 8 et dernier du Policraticus, où les chapitres 6 à 10 sont dévolus au thème du banquet, comme le signalent leurs titres, d’où j’extrais les expressions suivantes : De triplici genere conviviorum, « Les trois types de banquets » (ch. 6), De intemperantia… et frugalitate, « Intempérance et frugalité » (ch. 7), De convivio philosophico, « Le banquet philosophique » (ch. 8), Que sunt regulae civilitatis in conviviis observandae, « Quelles règles de civilité observer dans les banquets » (ch. 9), et Regula convivendi… sumpta de libro Saturnaliorum (ch. 10 - est-il utile de traduire ?). J’ai tenu à citer ces formules, car elles définissent bien l’esprit des raisonnements qu’elles annoncent.

Comme c’est presque toujours le cas dans le Policraticus, le thème est introduit de façon oblique et subreptice, comme s’il constituait une digression. Le livre 8, bien que s’ouvrant sur la liste des péchés capitaux dressée par Grégoire le Grand, s’attardera surtout sur les deux derniers, sextus ventris ingluvies, luxuria septimus. Il est en effet consacré pour l’essentiel à la morale privée, et aux effets pernicieux de l’adhésion aux principes épicuriens.

C’est au détour d’un chapitre sur luxuria et libido, et sur les occasions de pécher que procurent chacun des cinq sens, que notre auteur entreprend d’illustrer son propos à l’aide

29 Udalricus Cellensis, Antiquiores consuetudines Cluniacenses 18 : « Post vesperas, coena; post coenam, coena servitorum; post coenam servitorum, officium pro defunctis; post officium, collatio, et ita ad completorium » (PL 149, 668).

30 Johannes Saresberiensis, Prologus Policratici : « Si quis ignotos auctores cum Lanuino calumpniatur aut fictos, rediuiuum Platonis, Affricanum Ciceroni sompniantem, et philosophos Saturnalia exercentes accuset, aut auctorum nostrisque figmentis indulgeat, si publicae seruiunt utilitati » (éd. C.C.J. Webb, Oxford 1909, 17-18).

C’est donc sa méthode, consistant à donner la parole sur des sujets sérieux à des autorités fictives, que Jean emprunte à Macrobe.

31 C.C.J. Webb, « On some fragments of Macrobius’ Saturnalia », The Classical Review, 11 (1897), 441.

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du commentaire de deux passages de l’Énéide. Comme chez Macrobe, c’est en effet souvent l’œuvre de Virgile qui sert de point d’appui à la réflexion. Jean de Salisbury oppose ainsi le luxe éhonté du festin offert par Didon à Énée, cet aventurier louche, à l’ordinaire frugal, d’une simplicité toute horatienne, servi à la table champêtre d’Évandre – on sait les effets contrastés qui résultent de ces deux repas32. Ils symbolisent respectivement pour Jean le convivium plebeium, beuverie et ripaille, et le convivium civile, pris entre gens de bonne compagnie, enjoué mais paisible, et prétexte à une conversation plaisante, mais ni futile ni pédante. D’après mes relevés lexicaux, c’est vraiment Jean de Salisbury qui donne ses lettres de noblesse au terme de civilitas au sens de « politesse, courtoisie » (on n’en trouve pas moins de 13 occurrences dans le seul livre 8 du Policraticus33), appelé à un tel succès dans les manuels de savoir-vivre du Moyen Âge tardif34. Dès lors, le banquet philosophique est

« connexe » du banquet civil, le glissement de l’un à l’autre étant permis par l’ambiguïté de l’adjectif civilis, « car la philosophie, mesure de toutes choses, ne peut être absente des banquets civils, étant donné qu’il n’y a absolument aucun sujet relatif aux devoirs et à la civilité / citoyenneté – nous dirions peut-être « à la morale et au vivre-ensemble » - qu’elle n’analyse avec prédilection »35.

Il y a quand même une différence structurelle remarquable entre les Saturnales et le Policraticus : c’est que, tandis que l’écrivain du Ve siècle met en scène un banquet philosophique fictif, celui du XIIe définit les conditions de possibilité d’un banquet philosophique réel. Est-ce à dire que Jean de Salisbury aurait à son tour échoué à restaurer, pour autant que cela ait été son projet, le genre littéraire du banquet ? La réponse à cette

32 Policraticus 8, 6 : « De luxuria et libidine et quinquepertito mortis introitu… et triplici genere conuiuarum secundum Portunianum, et pernicie gulae; et de conuiuio Didonis et Euandri apud Virgilium » (ed. Webb, t. 2, 249-62).

33 Aux chapitres 7, 10, 13 et 21, et neuf fois au chapitre 9 (Webb, ed. cit., 272, 279-82, 287, 326 et 384).

34 D. Romagnoli, « La courtoisie dans la ville : un modèle complexe », dans ead. ed., La Ville et la Cour. Des bonnes et des mauvaises manières (trad. fr.), Paris 1995, 25-87.

35 Policraticus 8, 8 : « Philosophicis [conuiuiis] ciuilia uid[e]ntur esse connexa. Siquidem philosophia rerum omnium moderatrix a conuiuiis non potest abesse ciuilibus, cum nichil omnino officiosum sit aut ciuile quod non illa praetractet » (Webb, ed. cit., 272).

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question doit être nuancée à la lumière d’une intuition remarquable de Peter von Moos que je prends sans vergogne à mon compte36.

La composition du Policraticus est, comme on sait, fort déconcertante. Il est très difficile d’en définir avec certitude le plan et le mouvement, tant la pensée qui l’organise paraît suivre un cours sinueux et progresser « à sauts et à gambades », à la Montaigne. On peut le justifier par les aléas des circonstances de sa composition, incriminer, comme certains critiques sévères, l’incapacité de son auteur à ordonner un exposé37, ou de façon moins anachronique faire leur part à des principes d’écriture qui ne sont pas encore gouvernés par la rationalité scolastique. Et si ce désordre était voulu ? s’il tendait précisément à mimer l’enchaînement libre et parfois capricieux des « questions conviviales », tel que le reflètent l’ouvrage de Macrobe, ou encore les Nuits attiques d’Aulu- Gelle, un autre auteur de chevet de Jean de Salisbury ? A ces modèles antiques, Jean aurait emprunté, considère von Moos, « l’art de cacher l’art dans la composition même de l’œuvre, le faiblesse voulue des transitions et la recherche de tout ce qui pourrait donner l’impression d’une conversation dominée par le hasard, non par la logique38. » Sa manière reflète en miroir la pratique conviviale libre, ouverte, savante et spirituelle des aristocrates lettrés mis en scène par Macrobe39. Car Jean applique en outre avec constance une deuxième règle du genre symposiaque telle qu’il l’extrapole de sa lecture des Saturnales, le mélange du plaisant et du sérieux. C’est une pure banalité que de le rappeler, mais il n’existe pas d’auteur latin du Moyen Âge qui ait autant d’humour que Jean de Salisbury40, et il n’est guère de chapitre

36 P. von Moos, « L’anecdote philosophique chez Jean de Salisbury », dans T. Ricklin ed., Exempla docent. Les exemples des philosophes de l’Antiquité à la Renaissance, Paris 2006, p. 135-150 (p. 144-148).

37 Dans l’introduction à son édition de la correspondance de Jean de Salisbury (The Letters of John of Salisbury.

Volume One : The Early Letters (1153-1161), Oxford 1986) Christopher Brooke, sous couvert d’en prononcer l’éloge, dresse ainsi un portrait à charge de l’auteur, présenté comme un esprit embrouillé et encombré de références hétéroclites. Par exemple : « It has all the literary artistry which a medieval humanist was capable (…). One thing he lacked : the capacity to write a book (…). The Policraticus is full of good things, but it is too discursive and inequal to be read straight through » (xlv). Quoi que l’on puisse penser du cours méandreux que suit parfois le développement du Policraticus, la seule lecture du Metalogicon impose de nuancer ce jugement à l’emporte-pièce.

38 Von Moos, « L’anecdote », 148.

39 Sur cette mise en scène littéraire, la thèse récente de Benjamin Goldlust (Rhétorique et poétique de Macrobe dans les Saturnales, Turnhout 2010) ne démode pas le beau livre de Jacques Flamant (Macrobe et le

néoplatonisme latin à la fin du IVe siècle, Leyde 1977).

40 J. Suchomski, ’Delectatio’ und ‘Utilitas’. Ein Beitrag zum Verständnis mittelalterlicher komischer Literatur, Berne – Munich 1975, 46-53.

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du Policraticus qui n’offre à son lecteur – lecteur avisé, certes, et connivent – une occasion de sourire. L’ouvrage est d’ailleurs émaillé de considérations, elles aussi tirées des Saturnales, sur le bon usage du trait d’esprit et de l’ironie bienveillante. Si l’on veut bien nous suivre, le « banquet » de Jean mettrait donc en abyme celui de Macrobe. En somme, c’est les mots sans les mets.

Sans les mets, vraiment ? Ce n’est pas toujours le cas. Je viens de mentionner les règles du banquet. Il arrive qu’elles se dérèglent. Pour terminer ou presque par une nouvelle référence aux Satires d’Horace, il convient d’évoquer, comme le fait Jean de Salisbury, le repas ridicule chez Nasidenius Rufus que décrit avec un comique achevé la Satire 2, 8 : les convives y sont vulgaires, la chère bizarre et médiocre, l’hôte parcimonieux, la conversation creuse et pédante – et pour couronner le tout, une petite catastrophe domestique achève de semer le désordre41. La tradition du banquet littéraire a suscité une contre-tradition de banquets parodiques ou ratés, qui va du Lexiphane de Lucien42 au Souper des Cendres de Giordano Bruno43, que caractérisent aussi bien la surabondance de nourriture que les brouillages ou ratés de la communication. Jean de Salisbury est pratiquement le seul écrivain médiéval à avoir eu accès au modèle même du Convivium plebeium, le Festin de Trimalchion de Pétrone44, cette apothéose de la mangeaille et de l’incommunicabilité. L’autorisation donnée à ses hôtes par le nouveau riche de se soulager sur place des effets de l’ingestion des nourritures à la fois raffinées et répugnantes dont il les empiffre se traduit par le déploiement chaotique de conversations creuses, stupides ou assommantes, une sorte de défécation verbale. A l’opposé du banquet, le festin est par excellence le lieu de la perte du sens, selon la thèse de Florence Dupont, pour qui « Trimalchion est un fantasme culturel

41 Policraticus 8, 8 : « Si apud Nasidenium conuiuae conueniant, sordidus displicet apparatus, domus incomposita susurriis incrustatur, auaritia illius qui tricliniis praeest conuiuarum irrisoriam prouocat gulam » (Webb, ed. cit., t. 2, 272-3).

42 Romeri, Philosophes, 191-246.

43 Jeanneret, Des mets et des mots, 181-87.

44 J. Martin, « Uses of Tradition: Gellius, Petronius and John of Salisbury », Viator, 10 (1979), 57-76. Notre auteur se réfère explicitement au fameux service du « porc troyen » dans le Policraticus 8, 7 (Webb, ed. cit., t.

2, 271).

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représentant la non-citoyenneté absolue, le corps réduit à lui-même face à la richesse »45. Avec d’autres outils d’analyse, Jean de Salisbury parvient exactement à la même conclusion, en faisant de l’épisode le plus célèbre du roman de Pétrone l’antithèse du banquet civilis.

Avec d’autres instruments, et dans une autre perspective : nous appliquons, aujourd’hui même encore, nos grilles anthropologiques aux sociétés du passé ; Jean de Salisbury met son talent d’exégète au service de la compréhension du monde de son temps.

Comme l’indique son sous-titre, le Policraticus oscille entre deux pôles, nugae curialium, les sottises des gens de cour, tout entiers asservis à leur ambition et de ce fait prisonniers de l’instant, et vestigia philosophorum, les traces des philosophes, dont le déchiffrement éclaire ici et maintenant notre façon d’être au monde, nos devoirs envers nous-mêmes et envers les autres et par là les voies du Salut. Il me semble que le banquet, tel que je me suis efforcé d’en décrire l’imaginaire médiéval, métaphorise assez exactement cette ambivalence.

45 F. Dupont, Le Plaisir et la Loi, Du « Banquet » de Platon au Satiricon, Paris 1977, prière d’insérer ; cf. aussi J. C.

Bermejo Barrera, « La géopolitique de l’ivresse dans Strabon », Dialogues d’Histoire Ancienne, 13 (1987), 114- 45 [124-28].

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