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La fin des années chômage

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Academic year: 2022

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La fin des années chômage

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Du même auteur

Tous à mi-temps, Le Seuil, 1981

Travailler moins pour travailler tous, Syros, 1993 Emploi, la grande mutation, Hachette, 1998

En collaboration :

(avec Alain Caillé, Jean-Louis Laville, Jacques Robin et Roger Sue), Vers une économie plurielle, Syros, 1997

Documentaires vidéo

(distribution ministère de l'Emploi et de la Solidarité) Temps de travail : mode d'emploi, 1997

Les 35 heures, 1998, 1999 Les Emplois jeunes, 1997, 1998

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Guy Aznar

La f i n d e s a n n é e s c h ô m a g e La stratégie de l'emploi pluriel

S Y R O S

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La fin des années chômage sur Internet e Pour donner votre avis sur le livre . Pour lire des remarques d'experts . Pour dialoguer avec l'auteur e Pour être informé des actualisations e Pour enrichir le contenu

consultez le site: http://www.fin-annees-chomage.com

Remerciements

Je remercie Jean-Pierre Chanteau pour le soutien critique et amical qu'il m'a apporté tout au long de la rédaction de ce livre.

Remerciements également aux étudiants qui m'ont aidé dans la recherche documentaire : Frédéric Bastien, Aurélie Cucco, Olivier Jouanon, Estelle Durand, François Orsoni.

À Emma Baus pour son assistance efficace, et à Jacqueline pour sa patience.

Catalogage Électre-Bibliographie Aznar, Guy

La fin des années chômage. La stratégie de l'emploi pluriel. - Paris : Syros, 1999.

(Alternatives économiques) ISBN 2-84146-682-5

RAMEAU : Politique de l'emploi : France Partage du travail : France Création d'emplois : France

DEWEY : 331.21 : Économie du travail. Problèmes du marché du travail. Chômage Public concerné : Public intéressé.

Si vous désirez être tenu régulièrement au courant de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Éditions Syros, 9bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À La Découverte.

@ Édi^onTh^técouverte & Syros, Paris, 1999.

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Sommaire

Introduction : No future ? 7

PREMIÈRE PARTIE. SCÉNARIO POUR LE FUTUR

Éloge du travail 19

Le travail, noyau dur de l'emploi 22

Le travail, outil de la médiation sociale 26

Le travail, mode d'expression 33

Eloge du travail... à condition d'en réduire la durée

et l'importance 35

Les fantasmes de la fin du travail 40

Vers l'emploi pluriel 51

Faire évoluer le salariat vers l'emploi pluriel 53 L emploi pluriel, c'est l'addition du temps de travail

effectif et des pauses du travail 58

L emploi pluriel, c'est un travail exercé sous une forme

« sédentaire » ou « nomade » 64

L emploi pluriel permet d'alterner travail salarié

et travail indépendant 67

Vers un statut de l'emploi pluriel 70

Au-delà du travail, l'activité 75

De nouveaux champs libres pour les activités individuelles ... 80 De nouveaux champs libres pour les activités sociales 82 L écosystème social : vers une vie plurielle ... 85

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SECONDE PARTIE. MISE EN ŒUVRE DU SCÉNARIO

Un moment favorable pour une action volontariste 89 Une parenthèse à refermer : les « trente chômeuses » 94

Plein-emploi, vers le retour? 102

La croissance, source d'emploi et de moyens pour l'action ... 110 Trois axes d'action pour l'emploi pluriel 115 Vers l'emploi pluriel (axe 1) :

Dynamique — Investir dans les créateurs d'emplois 119 1. Plus d'emplois par la création d'entreprises 121 2. Plus d'emplois dans les petites entreprises 129 3. Plus d'emplois dans le secteur associatif 139

4. Les emplois jeunes 153

Vers l'emploi pluriel (axe 2) :

Aménagement - Aménager le temps de travail pour l'emploi ... 157 1. La réduction collective du temps de travail 160

2. Le temps choisi 171

3. Les congés familiaux 182

4. Les congés associatifs et humanitaires 189

5. Les congés de formation 193

6. La préretraite à temps choisi 198

7. Les congés sabbatiques 206

Vers l'emploi pluriel (axe 3) :

Alternance - Organiser la mobilité pour l'emploi 215 1. L'alternance des emplois « nomades » 217 2. L'alternance études-formation pour les jeunes 234

3. L'alternance d'insertion 243

Bilans pour l'emploi, le chômage et les finances publiques 253 Combien d'emplois supplémentaires faut-il créer ? 256 Combien pouvons-nous créer d'emplois ? 262 Le plein-emploi dans cinq ans ? C'est envisageable ! ... 263

Combien tout cela coûterait-il ? 265

Bilan global 280

Un coût supportable pour l'économie française 280

\ Conclusion : Du no future aux futurs ... 285

\ j Annexe ... 291 /

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Introduction

No future ?

L

E PIRE QUI PUISSE ARRIVER À UN INDIVIDU, c'est de ne plus avoir de désir. De se retrouver immobile, figé, le nez collé à une vitre qui ne laisse rien transparaître au-delà ; comme un miroir qui ne peut s'entrouvrir pour passer de l'autre côté, tel celui d'Orphée dans le film de Cocteau.

Le pire, c'est de ne plus pouvoir se mouvoir par la pensée, de ne plus pouvoir se raconter une histoire, même avec des clignements d yeux qui permettent parfois à un presque mort d'écrire un livre.

C'est de ne plus pouvoir se déplacer par la pensée dans un point différent, ne plus pouvoir s'imaginer ailleurs ou autrement, ne plus pouvoir se projeter virtuellement, parce que faire des projets, c est tabou.

No future, c'est le pire qui puisse arriver à un être vivant.

Même le prisonnier à vie peut rêver de s'échapper; même le condamné à mort, jusqu'à la dernière minute, peut rêver d'une grâce présidentielle.

Le pire qui puisse arriver à un être humain, c'est de n'avoir même plus le désir d'inventer son propre futur.

No future, c'était le slogan des nihilistes des années soixante, persuadés que l'hiver nucléaire était proche et qui entassaient quelques maigres rations de survie et des armes dérisoires en s'en- fermant par avance dans le tombeau d'Antigone. C'est le vide, c est une survie biologique dans les limbes d'un temps mort.

No future, c'est le pire qui puisse arriver à une société.

Déjà, le culte du passéisme est un symptôme du mal. La manie, que condamnait déjà Giraudoux, d'ériger des monuments aux

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morts dans chaque village au lieu de construire des entreprises pour les vivants ; la névrose muséographique qui conduit cer- taines sociétés à bâtir des musées pour tout et pour rien, somp- tueux cimetières de la création morte, au lieu d'investir les forces dans la création éphémère et fragile.

Mais passe encore le passéisme, la maladie des sociétés qui avancent au rétroviseur, au moins parfois avancent-elles, même si c'est en reculant comme un crabe.

Quand on parle d'une société no future, on pense plutôt à des pays calcifiés par des régimes totalitaires, longtemps, très long- temps, dans lesquels, à l'échelle d'une génération, et même en montant sur les remparts comme le personnage du Rivage des Syrtes1, l'on ne peut voir s'esquisser l'ombre d'une ébauche de futur. On pense à des pays qui n'existent pas, dans des périodes improbables où, plutôt que de briser le miroir du temps pour s'évader vers le futur, tout le monde se noierait dans l'ivresse du présent, à court terme - vite, c'est urgent -, ou bien fuirait dans le loisir, où l'on se déguise le soir pour simuler la fête.

On pense à des pays improbables qui déplaceraient l'énergie imaginaire sur une autre planète, la Lune, Mars, Pluton, pour évi- ter d'avoir à s'occuper du futur sur la Terre. Ou bien, à propos de ciel, à d'autres pays qui emporteraient les énergies vers des empires célestes où l'on n'entre que les pieds devant.

La liberté, écrivait Cornélius Castoriadis 2, devient insoute- nable lorsque nous n'en faisons rien. Sans possibilité de se déplacer vers le futur, elle devient figure du vide.

Le discours de notre société sur le chômage est un discours du no future.

Le chômage agit comme un miroir sur lequel le corps social se heurte et se reflète. Il est vécu comme une malédiction sociale, qui serait due peut-être à une faute, et dont personne n'ose pré- dire l'issue. Ce n'est pas comme une guerre dont on attend la fin, un cyclone qui va bien finir par s'époumoner dans l'océan, ou un feu de forêt qui s'éteindra à la saison des pluies.

Non, c'est considéré comme un genre de catastrophe plané- taire, semblable à de grandes mutations géologiques devant les- quelles l'homme est impuissant ; un genre d'« effet de serre de la

1. Julien GRACQ, Le Rivage des Syrtes, Corti, Paris, 1952.

2. Cornélius CASTORIADIS, Les Carrefours du labyrinthe, vol. IV, Le Seuil, Paris, 1996.

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modernité » qui va peut-être entraîner la fonte inéluctable des glaces de l'activité, la montée des océans de la précarité, dont on

pourra échapper qu'en grimpant sur des collines.

C est un trou noir, indéfini, sans issue, sans fond. Comme dans ces cauchemars où l'on parcourt d'immenses couloirs lisses, et au bout, nada, un autre couloir, et au bout encore un autre, une vis sans fin qui vous entraîne inexorablement comme une masse inerte qui ne peut résister au courant.

Pour le chômage, no future. Pour ceux qui sont sans emploi, le plus insupportable n'est pas la détresse matérielle, c'est le senti- ment qu'elle est sans espoir et sans issue. Le plus désespérant n'est pas seulement le chômage, c'est le fait d'être intimement per- suadé que le chômage va durer au-delà d'un avenir qui se perd dans la nuit des temps. Et qu'il durera pour mes enfants aussi, et pour les enfants de mes enfants... Tandis que la société continue sa route imperturbable, de temps à autre, des faits divers sinistres font apparaître des souffrances insoutenables, des détresses cachées, des hontes qui ne se racontent pas et entraînent un ébranlement de la confiance qui ronge peu à peu la personnalité.

Pourquoi, et pourquoi moi ? On coule, on s'enfonce, on sent que 1 on ne pourra plus revenir. L'angoisse s'intériorise en drames per- sonnels, s'extériorise en agressivité. La courbe des agressions et celle des suicides s'alignent sur celle du non-emploi.

Que faire d'autre puisque c'est no future ?

Et la détresse n'est pas seulement celle des chômeurs, elle est aussi celle de leurs proches ; de ceux qui ont un emploi mais un fils ou un frère chômeur ; de tous ceux qui ne sont pas au chômage mais un jour pourraient l'être ; l'angoisse des gens, des ensei- gnants et des élèves ; celle des employeurs et des salariés ; des voi- sins, de la famille, de tout le monde, de toute la société, qui regarde, effarée, ce raz de marée avec une impression de vertige devant l'incapacité à entrevoir un jour le « bout du tunnel ».

Toute la société est « colorée » par le chômage comme par ces filtres teintés que l'on met parfois devant l'objectif photogra- phique pour mieux saisir le paysage. Toutes les décisions écono- miques, politiques, sociales - la santé, la retraite, l'épargne, 1 urbanisme, l'éducation - sont « filtrées » par le chômage.

Ce n'est pas faute d'en parler : en fait, on ne parle que de cela, directement ou indirectement, à la télévision, dans les journaux, dans les décisions politiques, dans les élections. Ce n'est pas faute d y penser : tous les décideurs, tous les responsables sociaux, tous

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les chefs d'entreprise, directement ou indirectement, ne pensent qu'à cela. Ce n'est pas faute d'inventer des solutions, de proposer des idées, de mettre en œuvre des réformes, de dépenser de l'argent, de déployer des trésors de bonne volonté, d'intelligence, d'énergie. Tous les pays d'Europe le font, et la France, à sa manière, plus que tout autre. Mais ce n'est pas parce que l'on entrevoit une amélioration passagère du mal, par exemple la reprise de la croissance, dont il faut se réjouir, que l'on doit aban- donner la lutte pour la guérison totale ; ce n'est pas parce que l'on met en œuvre une solution partielle, par exemple la réduction collective du temps de travail, qui va permettre de franchir d'un bond un grand bout du chemin, qu'il faut abandonner le projet d'atteindre le bout de la route.

Ce n'est pas faute d'avoir des idées, mais c'est faute de rassem- bler toutes ces idées, toutes ces initiatives, toutes ces lois dans un projet global. C'est faute de raconter une histoire qui commen- cerait non pas par un récit du passé, « Il était une fois », mais par une promesse du futur : « Il sera une fois un pays où il n'y aura plus de chômage. »

Imaginez que quelqu'un tienne ce discours : je vous laisse deviner l'incrédulité générale, tellement la certitude du no future est ancrée dans les esprits. Je vous laisse imaginer les critiques, l'ironie, le mépris, voire la hargne, de tous les analystes patentés qui se sont installés dans la certitude du chômage éternel, où ils ont établi leur campement idéologique et qui ne supporteraient pas d'en être délogés.

De tous ceux qui se sont tant imprégnés de l'idée de chômage éternel qu'ils en sont à imaginer de verser un revenu à vie, l'équi- valent d'un salaire, à ceux qui sont dépourvus d'emploi.

Comme si c'était un problème d'argent ! Comme si l'on pouvait tout acheter, même l'exclusion sociale ! Comme si l'on pouvait compenser avec de l'argent le désir de distribuer son énergie dans le monde pour le changer, ou tout du moins pour en faire partie.

Comme si l'on pouvait priver, avec de l'argent, les gens de leurs droits élémentaires, le droit à l'éducation, le droit à la santé, le droit de vote, le droit de travailler !

Le respect minimal envers une personne consiste à lui per- mettre de faire partie de la société, c'est-à-dire d'avoir un emploi dans la société.

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Inventer le futur

L'urgence première pour la société, la vertu républicaine pre- mière, ou si l'on préfère l'« urgence révolutionnaire » première, ce n est pas seulement procurer des rations de survie aux naufragés sur leur radeau (encore qu'elles soient d'une nécessité évidente), c est aussi d'inclure la promesse de ces allocations alimentaires dans un projet global, d'en faire les pièces d'un puzzle dont on puisse comprendre le sens et la globalité, et qui enfin décrive un futur dans lequel on aura un emploi.

L'urgence n'est pas seulement l'imprécation véhémente contre l'« horreur » (encore que l'imprécation ait une fonction), ni le cri de la violence (encore qu'il soit utile pour réveiller le monde qui dort). L'urgence, c'est d'avoir un projet à se mettre sous la dent.

L'urgence, elle est dans la créativité sociale, même imparfaite et tâtonnante, qui cherche, en utilisant l'énergie de la colère et de l'angoisse, à faire se rencontrer l'imaginaire flou et la réalité dure, pour bâtir une image virtuelle de la société qui raconte un futur, genre de plan pour la route. Et si la carte n'est pas le territoire, au moins c'est une carte, bien utile quand on est perdu la nuit, dans le brouillard.

Autant que de pain, nous avons besoin d'imaginaire social.

Pour faire exprimer l'imaginaire collectif, lui donner chair, le transformer en réel, puis en programme politique, la méthode consiste à suivre un itinéraire inverse de celui qui serait dicté habi- tuellement par la logique et la raison. La démarche rationnelle consiste normalement à partir des faits passés et à progresser en emboîtant chaque pas dans le précédent par un verrouillage déduc- tif, c'est-à-dire par des phrases qui commencent par « donc », « par conséquent ». Puis, au bout d'un moment, quand l'enchaînement déductif parvient à son terme, à s'autoriser éventuellement à élabo- rer des hypothèses dans des limites autorisées.

Suivre un itinéraire inverse, cela signifie partir de l'imaginaire au lieu de partir du réel. La démarche imaginaire suit un itiné- raire inverse de la démarche habituelle dans la mesure où elle part du point d'arrivée. Elle s'intéresse d'abord à la destination et, de là, elle remonte à reculons dans les enchaînements de causalité pour essayer de se frayer un chemin dans l'enchevêtrement de la réalité d'aujourd'hui.

Évidemment, suivre cet itinéraire inverse (partir de l'imagi- naire plutôt que de la réalité) n'est pas une démarche sécurisante.

La réalité solide, c'est ce sur quoi l'on pose les pieds tous les jours

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— heureusement qu'elle est là, c'est bien utile pour faire du jog- ging. Mais parfois aussi elle englue les pieds d'une guimauve dont on ne peut plus se dépêtrer.

L'imaginaire, c'est jouer avec des images comme avec des photos numérisées sur l'écran de l'ordinateur : on les colore à son idée, on les déforme, on fait ce que l'on veut, on joue. On s'amuse tant qu'on en oublierait de manger.

L'imaginaire, c'est en face du réel, de l'autre côté, du côté du désir.

Construire un pont

Evidemment, il faut nous retrouver dans un espace intermé- diaire, dans un lieu qui n'est pas imaginaire mais qui n'est pas non plus le réel identique à la réalité d'aujourd'hui. Sinon, ce ne serait pas la peine de faire le voyage.

Cet espace intermédiaire, c'est la réalité transformée.

La créativité, cela consiste à construire un pont entre l'imagi- naire et le réel.

La grande question, c'est de savoir d'où l'on part pour construire le pont. Si l'on part de la rive de la réalité actuelle, bien accroché à la paroi avec des crampons, c'est solide, mais le risque c'est d'y rester, de ne pas bouger beaucoup, de ne rien changer, ou seule- ment à la marge. Le défaut également, c'est de ne pas entraîner les foules derrière soi puisqu'on n'a pas mis dans le projet l'attracti- vité du désir qui est, naturellement, du côté de l'imaginaire.

À l'inverse, si l'on part de l'imaginaire, le risque, c'est aussi d'y rester, on y est si bien, et de planer dans les rêves de l'utopie, que l'on regarde ensuite de loin comme un objet esthétique.

Mais, en revanche, si partant de l'imaginaire on parvient à intégrer les contraintes de la réalité, à quitter les nuages pour revenir sur terre, à transformer les idées vagues en propositions réalistes, réalisables, alors en fait on a déplacé le réel vers les rives de l'imaginaire, on a fait bouger la société d'un cran grâce à une utopie réaliste.

Dans notre cas, partir de l'imaginaire, c'est s'évader des contin- gences de l'action politique immédiate qui conduisent si souvent à se dire « Mais non, ce n'est pas possible » avant même d'avoir laissé s'achever la pensée ; c'est prendre du recul et embrasser du regard toutes les idées, comme si l'on était à bord d'un avion apercevant tous les chemins, toutes les routes, les reliefs du terrain et parfois même les fondations d'une construction ancienne.

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Il ne s'agit pas de chercher une solution magique qui viendrait du ciel mais, à l'image du bricoleur dont parle Claude Lévi- Strauss 3, « de se retourner vers un ensemble déjà constitué formé d'outils et de matériaux, d'en refaire l'inventaire, de le répertorier » avant de concevoir, en fonction du projet, un nouvel ensemble « qui ne différera du point de départ que par un nouvel agencement ».

En effet, les matériaux du pont que l'on cherche à bâtir entre la société du no future et la société du « no chômage » de demain existent déjà, tous les moyens d'action sont connus, il suffit de les repérer et de les ajuster entre eux. Et pour cela, répétons-le, il faut partir de l'imaginaire, partir de l'objectif et non des moyens.

Commencer le voyage en récitant de manière obligatoire « la phrase » qui peut sceller le nouveau contrat social :

« Pour sortir du no future, nous allons décrire un scénario où les cinq millions de personnes qui n'ont pas de place actuelle- ment dans le jeu social auront la possibilité d'y entrer - sinon la machine fera tilt et il faudra tout recommencer. »

Tout discours politique devrait être évalué obligatoirement par rapport à cette « phrase », et seulement ensuite être discuté selon les détails de la recette de son cocktail. Cela permettrait au moins de comparer les recettes de fabrication et surtout les délais pour réaliser le programme de La Phrase.

Car l'essentiel, en invoquant d'abord La Phrase et non d'abord les moyens, c'est de briser des pesanteurs, de dessiner un projet fédérateur, de créer des envies, de mobiliser des énergies, d'engen- drer des synergies.

L'essentiel, c'est de commencer par La Phrase et de revenir seu- lement après aux moyens, aux solutions, aux idées.

C'est un principe général du raisonnement : avant de se mettre en route, il faut avoir une idée de la destination ; avant de commencer le tournage d'un film, il faut avoir une idée du scéna- rio ; avant de construire une maison et de commencer à gâcher le mortier, il faut avoir un plan général. Au départ, globalement, on ne vous demande pas d'être expert en fenêtres, et on ne cherche pas à connaître le détail de la plomberie : on veut se loger. Dans notre cas, c'est le « logement » de cinq millions de personnes qui nous intéresse.

3- Claude LËVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962.

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Pour cela, il semblerait logique de rassembler les différents corps de métier, chacun avec sa compétence, c'est-à-dire dans notre cas d'inviter les différents innovateurs sociaux à participer à la construction, chacun avec sa pierre à idées. Mais il faut avouer que, pour l'instant, le collage des pierres à idées marche mal.

Chacun a tendance à penser que « sa » solution est la seule et qu'elle va tout résoudre. Cette solution exclusive, pour les uns c'est la « croissance », pour les autres ce sont les « taux d'intérêt », ou la « réduction collective du temps de travail », ou la « semaine de quatre jours », etc. D'où, en général, des discours excessifs, totalisants, exclusifs, proférés sur un ton véhément, voire sectaire.

Avec des prédicateurs enflammés, qui se déplacent de ville en ville, d'écran en écran, entourés d'une cohorte de militants et d'admirateurs. Pis, quand la volonté de convaincre devient aveu- glement, chacun consacre alors une grande énergie à détruire la solution du voisin, qu'il considère de fait comme un demeuré, un attardé, un utopiste, et j'en passe.

Ce cloisonnement du projet global en une multitude de petits morceaux de solution, cet antagonisme des corps de métier de l'architecture sociale (un peu comme si maçons, plombiers, élec- triciens d'un chantier se détestaient et cherchaient en permanence à détruire le travail de l'autre) empêchent d'avoir une vue d'en- semble sur le chantier du futur.

Bref, on l'aura compris, je considère que les innovateurs sociaux, malgré leur talent spécifique, mais à cause de leur mala- die sectaire, sont pour une bonne part responsables du phéno- mène no future.

La démarche que je propose est inverse : je certifie que ce livre ne contient aucune idée originale.

Je propose simplement de faire du collage d'idées, de toutes les idées existantes, que je considère a priori comme pertinentes et admirables. Mon ambition est juste de coller les morceaux, de rassembler toutes les propositions, avec trois impératifs.

1. Commencer par La Phrase, c'est-à-dire partir du puzzle global permettant d'offrir un emploi à cinq millions de personnes, dans lequel nous collerons les propositions d'actions disponibles et compatibles, quitte à laisser une case blanche provisoirement, s'il y a un creux, pour laquelle nous lancerons un appel d'offres.

2. Transformer en positif. J'ai longtemps animé des groupes de créativité, et c'est le réflexe que je m'efforçais de faire entrer dans les circuits neuroniques. Beaucoup de gens croient que la créati-

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vité consiste à dire « tout ce qui vous passe par la tête » en s'abste- nant de critiquer. Bien entendu, il n'en est rien, cela c'est du jeu de société. Le secret consiste au contraire à laisser s'exprimer d abord l'imaginaire, puis à laisser affleurer à la conscience les critiques, saines, naturelles, normales, pour favoriser la féconda- tion entre les deux. Ensuite, il s'agit, par un processus de détour- nement « magique » qui constitue le secret des créatifs, d'opérer une métamorphose de la critique en idée, de transformer la criti- que en positif.

« Transformer en positif », c'est le réflexe élémentaire qu'il fau- drait apprendre dans les écoles tous les jours, dans notre société de pisse-vinaigre, de plaintifs, de blasés, de destructeurs, qui défi- lent sur l'écran des lamentations, à l'affût de la parole de l'autre pour le démolir, au lieu de lui tendre le « Pourquoi pas ? » de la tolérance et de la créativité.

« Transformer en positif », c'est utiliser les contraintes comme un tremplin, les critiques comme un stimulant, pour les intégrer dans une solution qui les dépasse.

3. Dynamiser le « collage ». Nous essaierons enfin d'insuffler un

« plus » dans le moteur de chaque stratégie, avec un optimisme raisonnable, une volonté de faire, une « ardente obligation » de réussir le collage global du puzzle des cinq millions. Il ne s'agit pas de dire seulement « Il se crée n emplois par an », par exemple, dans la case « création d'entreprises » ou dans la case « temps choisi », mais de se demander « A quelle condition pourrait-on en créer n plus un ? », d'autant qu'un emploi en plus ne constitue pas simplement une addition, mais le point de départ d'une réaction en chaîne. Collage dynamique aussi au niveau de l'ensemble du système, en créant des passerelles, en construisant des ponts, en décrivant des itinéraires, en développant des synergies.

Une chose est certaine : nous avons tout pour réussir. Nous vivons dans une société riche, dont la richesse double tous les vingt ans ; nous possédons des outils technologiques fabuleux qui permettent de tout faire ; nous vivons dans un pays (je parle de 1 Europe, bien sûr) créatif, intelligent, génial.

La seule chose qui nous manque pour casser le vieux puzzle et en faire un neuf, c'est simplement l'envie de le faire, la confiance, le moral, la « frite » comme dit mon fils, la « fé» comme disent les Mexicains - enfin, ce genre de choses.

On essaie ?

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Première partie

Scénario

pour le futur

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Éloge du travail

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« P

OUR FAIRE PARTIE DE LA SOCIÉTÉ, il faut avoir un emploi ; et pour avoir un emploi, il faut travailler. » C'est l'axiome l de base de la position qui est présentée

i c i . C e l i v r e a p o u r f o n c t i o n d e l ' e x p l i c i t e r , p o u r a m b i t i o n d e l a d é f e n d r e e t p o u r o b j e c t i f d e c h e r c h e r d e s m o y e n s p o u r l a m e t t r e e n œ u v r e .

« P o u r f a i r e p a r t i e d e l a s o c i é t é , il f a u t a v o i r u n e m p l o i ; e t p o u r a v o i r u n e m p l o i , il f a u t t r a v a i l l e r » : o n c r o i r a i t u n e b a n a l e v é r i t é d e L a P a l i c e o u l e r e f r a i n d ' u n e c o m p t i n e e n f a n t i n e . E t p o u r t a n t c e t t e p e t i t e p h r a s e e s t l e t h é o r è m e d e b a s e q u i à l a f o i s c o n d i - t i o n n e l ' a u t o n o m i e d e c h a q u e p e r s o n n e e t c o n s t i t u e l e c o d e d ' e n - t r é e d a n s l ' h a b i t a t c o l l e c t i f .

P o u r l a p r é s e n t e r i c i d e m a n i è r e d i f f é r e n t e , j e d i r a i s q u e l ' e m - p l o i , c ' e s t l e m o d e d e p a r t i c i p a t i o n à l a s o c i é t é q u i i n c o r p o r e u n e p a r t d e t r a v a i l .

F a i r e p a r t i e d ' u n e s o c i é t é , c ' e s t f a i r e p a r t i e d ' u n é c o s y s t è m e a s s e z c o m p a r a b l e à l ' é c o s y s t è m e n a t u r e l , o ù c h a c u n a s a p l a c e , c h a c u n a s o n r ô l e . Ê t r e p a r t i e i n t é g r a n t e d e l ' é c o s y s t è m e s o c i a l c o n f è r e l a q u a l i t é d e c i t o y e n d e c e t t e s o c i é t é . C ' e s t c e q u e j ' a p p e l l e a v o i r u n « e m p l o i » d a n s l a s o c i é t é .

O n d i t « a v o i r u n e m p l o i a u t h é â t r e » p o u r q u e l q u ' u n q u i j o u e d a n s u n e p i è c e . A v o i r u n e m p l o i , c ' e s t t e n i r u n r ô l e s u r l a s c è n e s o c i a l e .

E m p l o i v i e n t d u l a t i n i m p l i c a r e , l i t t é r a l e m e n t « s e m e t t r e d a n s l e s p l i s d e » . A v o i r u n e m p l o i d a n s l a s o c i é t é , c ' e s t ê t r e n o n p a s t o u t n u d a n s l a f o r ê t , m a i s d r a p é d a n s l e s p l i s d e l a s o c i é t é . A v o i r

• Axiome : « Vérité non démontrable qui s'impose avec évidence. En mathéma- tique, proposition première, vérité admise sans démonstration et sur laquelle se fonde un raisonnement. Principe posé hypothétiquement à la base d'une théo- rie déductive » (Petit Larousse, 1992).

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un emploi, c'est ce qui permet de « s'impliquer», autrement dit de mettre de l'affectivité dans la vie sociale, c'est-à-dire de l'éner- gie. C'est être concerné par l'ensemble dont on est partie active, partie vivante. C'est ce qui permet de se sentir in et non out.

J'utiliserai ici l'expression « emploi pluriel » pour désigner ce dont je parle, qui constitue une forme nouvelle, plus large que l'emploi traditionnel. Qui recouvre des formes diverses de travail (salarié, indépendant, sédentaire, nomade), des durées diverses de travail (à plein temps, à temps réduit) et aussi les interruptions du travail, suscitées par les réductions collectives ou individuelles ou par des formes nouvelles de pauses du travail.

Le travail, noyau dur de l'emploi

Le travail, c'est le noyau dur de l'emploi. Le travail n'est pas une valeur morale ou religieuse, c'est un outil assez banal, c'est un moyen, non une fin. C'est l'outil de mise en œuvre de mon éner- gie, sous forme de production économique échangeable avec d'autres, qu'il s'agisse de production matérielle ou immatérielle, de biens ou de services, qui me permet de nouer un contrat avec les autres, sur un pied d'égalité. Le travail m'évite la dépendance, instaure mon autonomie et me permet ainsi de donner aux autres librement, si j'en ai envie, du temps ou de l'argent.

C'est une condition nécessaire mais non suffisante pour devenir membre d'une société et individu épanoui. C'est après avoir acquitté le ticket d'entrée du travail que je vais pouvoir accéder à la scène sociale, où je pourrai exercer des activités diverses, parti- ciper à la vie sociale, politique, culturelle, etc. C'est grâce à la liberté que me donne le travail, surtout si sa durée est réduite, que je vais pouvoir exprimer ma créativité personnelle, mes talents ou mon désir de paresse.

Il faut imaginer une sorte de réaction en chaîne où se déve- loppe progressivement une molécule complexe. D'abord, c'est le travail, sorte de détonateur, qui déclenche l'énergie du système ; puis, au-delà du travail, l'emploi, qui désigne le travail enrobé par le droit, source de statut social ; ensuite, durant le temps libéré par le travail, l'ensemble atomique des activités sociales et le mou- vement brownien des activités individuelles, mobiles et infini- ment diversifiées.

C'est cette alchimie plurielle que nous voudrions décrire, en nous centrant toutefois sur la molécule de base du travail, qui détermine l'ensemble.

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Selon moi, le fait de travailler constitue le cœur du système.

Comme dans une collection de poupées russes, le travail s'en- castre dans l'emploi ; l'emploi s'encastre dans la citoyenneté sociale. La relation entre le travail et les périodes de non-travail est dialectique. Les interruptions du travail, les pauses (repos, vacances, retraite, études, etc.) n'ont de sens que dans la mesure où il y a du travail qui les génère, sinon il ne s'agirait plus d'inter- ruptions mais d'une non-participation à l'univers de l'emploi.

Il ne peut y avoir de temps libre que s'il y a aussi du temps occupé. La pause est définie par la notion de droit au retour (au travail) ou de droit d'entrée (dans le travail), ou encore de droit de retraite (après le travail). C'est un entracte. Et comment imaginer un entracte s'il n'y a pas d'acte ? La rémunération des pauses qui assure le revenu est d'ailleurs incluse dans le coût du travail. Que la proportion temps de travail/temps de pause évolue, c'est une autre histoire. Si l'on imagine, utopiquement, que le temps de travail puisse être réduit à une heure par semaine, cela n'est pas gênant conceptuellement. Cela signifierait simplement que la productivité de l'heure de travail a pris des proportions inouïes et que la répartition du travail s'est étendue, par exemple, à l'en- semble de la population, hommes et femmes de seize à soixante- dix ans. Mais la causalité du travail demeure.

Si faire l'éloge du travail, à notre époque, peut paraître à cer- tains surprenant, voire provocateur, cela tient au halo qui entoure ce mot.

Supposons un instant que l'on oublie le mot « travail », sur- chargé d'histoire, noyé par les scories qui l'encombrent, recou- vert par une épaisse couche de calcaire noirci qui en cache les formes, et inventons-en provisoirement un autre pour désigner le processus global qu'il signifie : « Système consistant à dépenser volontairement de l'énergie, dans un environnement (matériel, Immatériel, social...), pour produire une valeur ajoutée écono- mique, échangeable avec d'autres. »

Phrase très longue que je vais résumer par un mot que j'invente : le symbolon. Faire du symbolon, donc, consiste à « se dépenser », dépenser de l'énergie physique (dont l'excès s'appelle fatigue), de 1 énergie mentale (dont l'excès s'appelle stress), de l'énergie affec- tive (dont l'excès s'appelle frustration) dans le but d'effectuer une production économique.

Effectuer du symbolon produit de la valeur ajoutée économique échangeable avec d'autres. Ce n'est pas faire de la gymnastique, ce

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n'est pas faire du loisir (qui est, à l'inverse, consommation de valeur ajoutée), c'est produire quelque chose en plus (du blé, des chaussettes, du service à la clientèle, de l'augmentation des connaissances des autres, de l'amélioration de la santé, de la qua- lité de vie, du bien-être des autres, de la bonne gestion commu- nale) ou, ce qui revient au même, économiser des ressources (lutte contre le gaspillage, économie des ressources rares, etc.)

Bref, le symbolon ajoute quelque chose au monde, ajoute quelque chose à la collectivité sociale, ajoute quelque chose à mon bien-être. Cette valeur ajoutée économique que produit le symbo- Ion constitue une valeur échangeable. J'en retire une partie qui constitue mon revenu, dans une proportion plus ou moins forte selon que je suis ou non « exploité » par ceux qui possèdent les outils nécessaires au symbolon ou par ceux qui gèrent de grandes administrations de symbolon, mais cela est provisoirement une autre histoire. Dans la mesure où pour survivre je consomme une certaine quantité de valeur ajoutée, je dois en produire égale- ment, sinon d'où viendrait l'énergie que je brûle ? Le fait de pro- duire de la valeur ajoutée, source de mon revenu personnel, grâce à mon symbolon, c'est-à-dire grâce à une dépense d'énergie volon- taire, est donc essentiel car cela me confère une certaine dose d'autonomie ou, formulé autrement, cela diminue en partie ma dépendance. Je vais l'illustrer en comparant le revenu tiré du sym- bolon au revenu tiré d'autres sources.

L'animal précédant l'homme tirait son revenu d'un prélève- ment sur la nature (cueillette, chasse). Il y avait bien dépense d'énergie et ressource (alimentaire), mais cela n'était pas du sym- bolon dans la mesure où il n'y avait pas de valeur ajoutée : l'animal se contentait de puiser dans un stock. Si le prélèvement était rai- sonnable, le stock se renouvelait naturellement ; s'il était excessif, il risquait de mourir de faim l'année suivante. Dans tous les cas, il était totalement dépendant de la nature, dépendant des saisons, de la sécheresse, des inondations, en gros du bon vouloir et de la générosité de mère Nature.

On peut considérer qu'à notre époque le vol s'apparente à ce mécanisme. C'est une démarche de prélèvement et non de symbolon.

Piquer un disque dans un hypermarché est bien une dépense d'énergie (notamment de stress), mais c'est un prélèvement, ce n'est pas une augmentation de valeur ajoutée ni un échange libre de ma propre production avec celle du chanteur. Cette procédure me rend dépendant du stock du magasin, de son système de

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vidéosurveillance, des systèmes répressifs, et ne me garantit pas de renouveler le prélèvement chaque fois que j'en aurais besoin.

On voit que la stratégie de prélèvement crée de la dépendance, à la différence de la stratégie de symbolon, qui garantit mon autono- mie parce que je suis autoproducteur de la valeur ajoutée que je consomme.

Prenons l'autre extrême, c'est-à-dire le type de situation dans laquelle je reçois un revenu distribué par d'autres sans que j'aie effectué de symbolon. L'archétype est le biberon, où je consomme un bien produit par une autre personne qui a décidé de me le donner. On sait que cette dépendance physique absolue est géné- ralement associée à une dépendance affective. De la même manière, l'aumône me rend dépendant de la générosité, de la

« bonne volonté » du donateur. Le fait que mon existence soit assurée par un revenu social, distribué par une institution (paroisse, commune, région, État, Europe, institution internatio- nale, ONG, etc.) me rend totalement dépendant du bon vouloir du donateur, qu'il s'agisse d'un individu ou d'un pays.

Le problème n'est pas seulement que le revenu est aléatoire, il dépend d'une majorité politique ou d'un taux de croissance, c est beaucoup plus profondément le fait qu'il ne dépende pas de mon symbolon, c'est-à-dire de l'échange que j'ai choisi de nouer entre moi et le monde, entre moi et les autres.

On peut considérer que l'animal qui cueillait des fruits a changé de statut lorsqu'en descendant de son arbre il s'est mis à dépenser de l'énergie, non plus seulement pour prélever, mais pour produire au-delà du prélèvement, pour produire de la valeur ajoutée qui ne tenait qu'à lui, à sa volonté, à son intelligence, qui 1 ont conduit à inventer des outils, à l'effort qu'il effectuait en labourant pour produire des céréales en quantité supérieure à celle qu'il avait semée. L'animal a inventé le symbolon, il a changé de nom, on l'a appelé homme. C'est pourquoi quand les archéo- logues, à côté d'un tas d'ossements, trouvent des outils, ils disent : « Tiens, c'était un homme. »

La fonction du symbolon est intrinsèquement liée à la nature humaine, au niveau de l'espèce, parce qu'il a permis de sortir de 1 animalité pour entreprendre la démarche infinie de la com- plexité ; au niveau de l'existence d'un individu parce qu'il lui per- met de s'affranchir de la dépendance à la mère et au père ; et au mveau social parce qu'il lui permet de s'affranchir relativement du Pouvoir, de s'exprimer en être autonome, de se relier aux

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autres. C'est sur ces deux plans que nous devons poursuivre notre éloge du symbolon, appelé communément « travail », en analysant la fonction du travail.

Le travail, outil de la médiation sociale

Si nous avons choisi l'expression « symbolon » c'est que, préci- sément, le travail producteur de valeur ajoutée constitue le sys- tème de fabrication du trait d'union entre les hommes. Une légende raconte que l'origine du mot symbole serait la suivante : les messagers de l'Antiquité, qui parcouraient de grandes distances en courant pour porter les messages, se passaient le relais les uns aux autres comme aujourd'hui les coureurs du 4 x 100 mètres sur les pistes olympiques se passent le témoin. Mais comment reconnaître avec certitude le bon récepteur de mon relais ? On avait donc imaginé de briser en deux une branche de bois, appelée

« bolon ». Au point de relais, la brisure du morceau de bois du premier messager devait correspondre exactement à celle de l'autre, comme un code de reconnaissance : on rejoignait les deux

« bolon », il y avait « symbolon ».

Ce que nous pouvons retenir de ce récit imaginaire (ou plutôt symbolique), c'est l'importance du « bolon ». Pour établir le lien entre un homme et un autre, et pour l'ensemble des hommes entre eux, il faut des objets intermédiaires, il faut des relais.

La fonction du travail est de fabriquer ces relais. Plus globale- ment, au niveau de l'archéologie des civilisations, dont les rituels sont la forme émergée, la production et l'échange d'objets inter- médiaires ont une fonction primordiale dans la canalisation de la violence.

Comme l'a montré René Girard2, au commencement il y a la violence. La présence de plusieurs individus sur le même terri- toire est en elle-même source de violence. Elle entraîne des méca- nismes de rivalité, le désir de ressembler à l'autre ou de tuer l'autre. Toutes les tribus, sur tous les continents, à toutes les époques, ont connu cette violence primitive, source de désordre et d'explosion de la société. C'est pour y remédier que les hommes ont inventé des rituels de décharge de la violence sur des boucs émissaires, peut-être animaux à l'origine, voire humains, puis, peu à peu, transformés en objets.

2. René GIRARD, Des choses cachées depuis le commencement du monde, Grasset, Paris, 1978.

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L homme porte en lui une charge d'énergie interne, genre de force magnétique qui se décharge comme la foudre au point d'em- braser des arbres et des maisons. C'est pour canaliser la foudre 9u on a inventé le paratonnerre. C'est pour canaliser la violence que les hommes ont inventé des rituels où elle puisse se décharger sur des objets émissaires.

La production et la circulation d'objets obéissent également a la loi du rituel, note Jacques Attali 3, elles constituent et gèrent la circulation de la violence. Le rite d'échange, poursuit-il, est un lieux de polarisation de la violence et de mime du sacrifice du bouc émissaire. L'échange est le rituel majeur de neutralisation de la violence, ce qui signifie que l'échange est le moment où se construisent les rapports sociaux.

Plus tard, le rituel sera remplacé par le droit, l'échange devien- dra contrat (que l'on appelle dans le jargon juridique « synallag- matique », pour signifier qu'il est conclu entre deux personnes, avec obligation réciproque).

La violence sera canalisée par l'intermédiaire du droit vers les formes modernes de l'échange. Que la médiation par l'objet se transforme en médiation par la monnaie est relativement anecdo- tique. D'ailleurs, la monnaie, comme l'ont montré les économistes Michel Aglietta et André Orléan4, précède le marché. Dans un premier temps, la monnaie a servi à étalonner la valeur des sacri- fices offerts aux dieux. Le rapport à l'argent est donc d'abord rituel, sacré. Puis il s'inscrit dans un ordre politique : c'est le tribut payé au souverain. C'est bien plus tard, au XVIIIe siècle notamment, que la possession d'argent deviendra une fin en soi.

La monnaie, objet parfaitement inutile en lui-même, est un genre de bouc émissaire. Support de toutes les projections, de toutes les névroses, de toutes les angoisses. Quand la monnaie ne peut plus assumer son rôle d'exutoire, parce qu'elle vient à manquer pour satisfaire le niveau de consommation, resurgit la violence.

H est possible que ces racines archéologiques de l'humanité ne soient pas si éloignées des problèmes contemporains. La violence telle qu'elle s'exprime dans les banlieues traduit un retour à des rites primitifs où l'on brûle des voitures comme on brûlerait les hUttes du village voisin, où l'on tue éventuellement au hasard et

* Jacques ATTALI, Les Trois Mondes, Fayard, Paris, 1981.

• Michel AGLIETTA et André ORLÉAN, La Violence de la monnaie, PUF, Paris, 1932.

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gratuitement pour exprimer l'insoutenable tension interne qui n'a plus d'objet exutoire. Expliquer ces violences par le chômage est totalement vrai ou faux, selon ce que l'on sous-entend.

Si l'on veut dire que les violences sont liées uniquement à la pauvreté, à l'absence de revenu, c'est une explication tout à fait insuffisante. Attribuer une sorte de revenu sans travail à tous les chômeurs de banlieue ne diminuerait en rien la violence. À l'in- verse, cette solution pourrait l'augmenter en exagérant la dévalo- risation de celui qui reçoit sans causalité et sans qu'il puisse jamais rendre ce qu'il a reçu.

Si l'on veut dire que le chômage crée un genre de vacuité, d'en- nui, qui suscite à lui seul une violence gratuite, sans raison et sans but, on se trompe également. Ce n'est pas en proposant des acti- vités de loisir, sportives ou culturelles, que l'on pourra diminuer un manque existentiel. La dérision de ces activités dénuées de fonction symbolique, conçues pour «les occuper», comme on occupe les enfants les jours de pluie, renforcerait plutôt le besoin de tout casser.

En revanche, il est vrai que le chômage est la cause profonde du phénomène, dans la mesure où il ne permet pas de produire l'objet symbolique de l'échange. Le remède à la violence, c'est le travail, outil permettant d'entrer dans la relation d'échange avec l'autre et de participer au discours du monde.

Le travail, outil de la relation sociale

Tout être humain dépense de l'énergie, comme un moteur.

Pour assurer le fonctionnement de son système énergétique, il consomme, plus ou moins. Il absorbe de l'énergie comme un arbre pour se déployer au soleil. « Un mouvement se produit à la surface du globe qui résulte du parcours de l'énergie en ce point de l'univers», écrit Georges Bataille 5. Pour transformer cette énergie il existe des moyens naturels, par exemple l'assimilation chlorophyllienne qui organise pour les plantes le cycle du carbone.

Et un moyen spécifique à l'espèce humaine qui s'appelle le tra- vail. « L'activité humaine, poursuit-il, grâce à des outils et à des techniques, utilise une part importante de l'énergie et produit un excédent encore plus grand. » L'homme est un système convertis- seur, producteur de valeur ajoutée, par un mode opératoire qu'on nomme généralement travail.

5. Georges BATAILLE, La Part maudite, Éditions de Minuit, Paris, 1967.

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