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Un coup de projecteur pour commencer.

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U

n coup de projecteur pour com- mencer. Ce dimanche de juin 1991, Roger Parment2, adjoint de Jean Lecanuet à la mairie de Rouen, reçoit, dans les salons de l’Hôtel de ville, les Amis du Musée Alain et de Mortagne qui, ce jour-là, marchent sur les pas d’Alain à Rouen. Leur hôte connaît mani- festement Les Propos d’un Normand et leur auteur qu’il apprécie fort. N’est-il pas lui-même journaliste ? La surprise des visiteurs s’accroît cependant lorsque le conférencier aborde l’Université Populaire de Rouen et le rôle qu’y a joué Alain, question peu connue et seulement traitée par quelques spécialistes. Les connais- sances de Roger Parment sont aussi vastes que ses poches desquelles je le vois encore tirer force notes. Mais rien ne se perd et Rémi Parment, que je remercie

vivement, m’a confié le dossier de son père qui contenait les notes manuscrites d’il y a quinze ans et les programmes mensuels de l’Université Populaire de Rouen entre 1900 et 1914. Ces connais- sances, je le constate à présent, étaient anciennes puisque, dans un article de Paris-Normandiede novembre 1946 sur le 30èmeanniversaire du décès accidentel du poète Émile Verhaeren à Rouen et sa célé- bration par l’Université Populaire de Rouen, Roger Parment traçait des lignes d’une rare acuité. Ainsi, dans le chapeau:

“Aucune société culturelle rouennaise n’aura plus contribué, depuis 1900, à l’émancipation intellectuelle à Rouen, que l’Université Populaire. (…) Dans quelques années, avec un peu de recul, il n’échap- pera pas aux psychologues qu’une pro- fonde évolution aura marqué durant la première moitié de ce siècle, la vie, la mentalité, les mœurs, ce qu’on appelle aujourd’hui “l’esprit rouennais”. Quelque- fois flatteuse, cette formule exprime dure- ment ce mélange de dignité et d’indiffé- rence, de méfiance et de probité.”L’article peut alors commencer : “1900, période de crises sociales, âge des pionniers du libéralisme, la tutelle des préjugés pèse sur les jeunes idées. À Rouen, Léon Brunschvicg, plus tard professeur en Sorbonne, alors au lycée Corneille, donne

des cours de morale. Autour de lui, une élite se forme spontanément, qui l’aide, l’appuie, le soutient. Ce petit groupe com- prenait des hommes comme (…) Alain, chroniqueur, qui fit les beaux jours deLa Dépêche ; Texcier, rhétoricien éminent, (…), père de Jean Texcier, directeur poli- tique deLibération-Soir.”

*

Nous entrons ainsi dans le vif du sujet.

En dehors des arrondis bien pratiques de dates, le passage du XIX au XXesiècle est rempli, dans notre pays, d’inquiétudes, d’insatisfactions et de turbulences. La création des Universités Populaires, ici ou là et en particulier à Rouen, marque la volonté d’y faire face (I).

Chaque Université Populaire a sa per- sonnalité particulière et ses propres acteurs. Avec Émile Chartier ou Alain, celle de Rouen, La Coopération des idées, n’échappe pas à cette observation (II).

Auparavant, l’auteur de ces lignes, qui n’a pas des lunettes spéciales, avec un verre clair et l’autre foncé, souhaite faire part d’une réflexion que, de toute façon, le lecteur se serait faite : souvent, pour ne pas dire toujours ou presque, les pro- jets des Universités Populaires et leur mode de fonctionnement donnent lieu, on le verra plus loin, à des décisions en

1. N° 2916 de l’édition intégrale desPropos d’un Normand.

2. Roger Parment (1919-1992). VoirL’homme qui allait toujours quelque part, par François Vicaire, 126 pages, Éditions PTC, 2002.

autour de 1900 : Alain, entre Lorient et Paris, à l’association rouennaise

“La Coopération des idées”

Philippe Monart

“Aussi ne peut-on point juger la Démocratie, car on ne l’a pas encore vue à l’œuvre.”

Alain, Propos d’un Normand1, 16 mars 1914

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noir ou blanc sans nuance intermédiaire.

S’agit-il d’un signe de l’époque d’alors ou de la propension permanente de notre pays à jouer la partie sociale en deux équipes totalement antagonistes ? En tous les cas, dans ce jeu, comment Alain pour qui “celui qui n’a qu’une idée n’a pas d’idée”, mène-t-il sa réflexion et son action ?

Autour de 1900, la création

des Universités populaires

En France

Pour l’historienne Madeleine Rebérioux3, les Universités Populaires naissent de deux courants. L’un, l’anarchisme d’éducation, qui éclaire la création en 1896 desSoirées ouvrières de Montreuil. L’autre, positiviste, assez proche de l’École coopérative de Nîmes, qui inspireLa coopération des idées pour l’enseignement supérieur du peuple, inaugurée le 22 avril 1898 à Paris, alors 19 rue Paul Bert, sous l’initiative de Georges Deherme4, ouvrier typographe. Le but n’est pas de développer des connaissances pra- tiques mais“d’élever les âmes par le com- merce des grands esprits” et “de former des citoyens libres d’une démocratie de liberté”.

Puis, en mars 1899, c’est la création de la Société des Universités Populaires qui, le 7 octobre suivant, est inaugurée au nouveau siège, 157, Fg Saint-Antoine, adresse qui deviendra le lieu symbolique des Universités Populaires.

Les créations suivent nombreuses puis- qu’au 1er mars 1901, on comptait 47 Universités Populaires à Paris, 48 dans la banlieue et 48 également en province, dont celle de Rouen. Les participants sont eux aussi en grand nombre5 mais on ne connaît pas précisément celui du public populaire. L’affaire Dreyfus, alors à son point culminant, joue un rôle détermi- nant et si les initiatives sont locales et indépendantes les unes des autres, elles mettent toutes en œuvre un militantisme particulièrement actif. Certains, et parmi eux Deherme, estiment cependant que de toute façon les Universités Populaires auraient vu le jour.

Le mouvement des idées et la marche de la société peuvent le laisser penser. D’un côté, le radicalisme et avec lui la foi en la raison et la démocratie. De l’autre, dans une République qui s’enracine progressive- ment mais dont l’approche est plus juri- dique que sociale, d’autres moyens sont à rechercher pour améliorer la vie des ouvriers. Au total, l’enseignement est alors la voie pour développer l’autonomie des citoyens et améliorer le sort des ouvriers.

Des divergences naissent cependant dans l’application de ces principes. Ainsi, en 1902, dans Les Cahiers de la Quinzaine6, Charles Guieysse, l’un des dirigeants de la Société des Universités Populaires, “à propos des tendances que l’on trouve à l’origine des U. P”, écrit :

“J’en vois au moins deux tout à fait oppo- sées. La première – qui n’apparaît guère à Paris – dérive de cette idée que ce qui est désirable avant tout, c’est la paix et l’union entre tous les individus, l’amour entre tous les hommes. La seconde dérive de cette tout autre idée que ce qu’il faut poursuivre avant tout, c’est le développe- ment intellectuel des ouvriers, de manière qu’ils puissent convenablement lutter contre les institutions et obtenir justice

par leur propres efforts”.Et plus loin :“Il ne me paraît pas que les U. P. doivent constituer des milieux factices où les indi- vidus viennent pour s’isoler du reste du monde ; il me semble qu’elles doivent être des milieux où l’on vient apprendre à être fort pour agir.” Et pour cela, Guieysse conclut“qu’on n’enseigne pas des ouvriers qui finissent tard leur travail comme on enseigne des jeunes gens obligés de venir en classe”.Sa perception de la réalité est d’ailleurs négative : “Il est nécessaire d’étudier et de connaître son public ; et cette règle n’est guère observée”.

Les difficultés économiques, assez fré- quentes, des Universités Populaires ne facilitent pas la tâche de leurs respon- sables qui, pour redresser l’équilibre financier, sont tentés de recourir à des activités destinées à un public moins populaire mais plus assuré. Et finalement, après le départ réussi des premières années, les Universités Populaires régres- seront en nombre pour presque toutes disparaître.

À Rouen

À Rouen, après des contacts pris en 1899 avec la Société des Universités Populaires, la réunion que l’on pourrait appeler constitutive se tient le 22 janvier 1900 chez Achille Lefort, professeur d’his- toire et de géographie honoraire, dont Alain nous laissera en 19127 un portrait physique, intellectuel et moral qui est un modèle d’écriture :“Ses traits simples, si fortement sculptés, avaient quelque chose de militaire. Au repos, c’était une sévérité d’apparence, en réalité sécurité et solidité d’esprit. (…) Il y a une facilité et une fré- nésie dans les idées, que ce sage méprisait comme une fièvre et une maladie”.Lefort

3. In La République radicale ? 1898-1914, éd. du Seuil, coll. “Points Histoire”, 1975.

4.Histoire de douze ans 1898-1910, Imprimerie La Coopération du livre, 1910

5. Selon Christian Verrier, maître de conférences en science de l’éducation à l’Université Paris VIII : 50000 auditeurs dans tout le pays en 1901 et 1902, et 6000 à Paris en 1900, inL’extension universitaire et les universités populaires au XIXesiècle,note du 12/8/2004, sur l’internet.

6.Les Universités populaires, 1900-1901.Vingtième cahier de la troisième série, 1902.

7.Propos d’un Normanddu 6 mars 1912, N° 2179 de l’édition intégrale.

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qui deviendra le président de l’association est entouré ce jour-là, dans l’ordre du procès-verbal, de Messieurs Henri Texcier, professeur de rhétorique au lycée Corneille, Léon Brunschvicg, professeur de philosophie dans ce même lycée, Wilfred Monod8, pasteur protestant, Frédéric Millot, dessinateur, Alfred Adeline, comptable, Lecomte, employé de bureau, May, commerçant, Briois, profes- seur d’allemand au lycée Corneille, et Bazire, représentant de commerce.

L’inauguration de l’association

“Coopération des idées. Université Populaire de Rouen” a lieu le 5 avril 1900. Les responsables, après avoir constaté au terme de quelques mois d’existence que leur projet était viable9, demandent au Préfet de Rouen, par lettre du 3 novembre 1900, “une autorisation légale”.Ces précisions pour rappeler que nous ne sommes pas encore sous le régime de la loi du 1er juillet 1901 ins- taurant la liberté d’association. Les ser- vices du Président du conseil, ministre de l’intérieur et des cultes – Il s’agit… de Waldeck-Rousseau – interrogés par le pré- fet, répondent le 26 novembre 1900 qu’ils ne voient “rien qui s’oppose à la constitu- tion de la société projetée”.Ils demandent toutefois que l’association ne prenne pas la dénomination d’université qui est réservée aux établissements de l’État. Et puis la loi de 1901 est votée ; l’associa- tion “La Coopération des idées, siégeant à Rouen, déclarée le 31 janvier 1902”

paraît au J. O. du 14 février 1902 qui pré- cise l’objet : “Enseignement supérieur du peuple”. Finalement, l’interdiction d’utili- ser la dénomination “Université Populaire” - peut-être contournée mali- cieusement, qui sait ? - est féconde : l’expression “Enseignement supérieur du peuple” est plus concrète et correspond exactement aux ambitions des fonda-

teurs, énoncées par le communiqué publié, dansLe Petit Normand,deux jours après la réunion du 22 janvier 1900 :“La coopération des idées pour l’instruction supérieure et l’éducation éthique-sociale du peuple, que nous voulons créer, tra- vaillera comme son nom l’indique, à orga-

niser méthodiquement l’éducation syndi- cale, coopérative, politique et sociale du peuple” et plus loin “Nous formerons ainsi une puissante élite prolétarienne, noyau vivant de la société future”.

Lors de l’inauguration du 5 avril 1900, ces ambitions sont à la fois précisées et

8. VoirLe pasteur Wilfred Monod et la “Solidarité” à Rouen au début du XXesièclepar Yannick Marec, L’histoire sociale et politique en Haute-Normandie, Rouen, 2005, pp. 47 et s.

9. La fréquentation sera forte jusqu’en 1905 pour ensuite ralentir jusqu’en 1914 : plus de la moitié – 368 – d’un total de près de 670 conférences est concentrée sur les cinq premières années. Pour les 210 conférences contradictoires, la concentration est de près de la moitié, soit 102 (étude de Marie-José Chemin sur la Coopération des idées).

Portrait d’Achille Lefort, un des fondateurs de l’Université Populaire de Rouen.

(Extrait des Cahiers d’histoire de l’enseignement, étude de Marie-José Chemin sur la Coopération des idées).

“Ses traits simples si fortement sculptés avaient quelque chose de militaire” écrit Alain (voir page précédente).

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élargies avec force et brio par Léon Brunschvicg dans son discours L’œuvre de l’Université populaire : “Nous voulons former autre chose que le métier et la spécialité ; nous voulons la totalité de l’être, ce qui est la raison d’être de cha- cun, l’humanité”. Quant à la méthode,

“Cet enseignement nouveau se donne dans des conditions nouvelles ; il n’y aura plus de maîtres ni d’élèves : nous sommes tous du même niveau, puisque nous sommes tous des hommes ou plutôt

nous sommes tous des fragments d’huma- nité (…) chacun de nous a une expé- rience originale de l’humanité”. Quel est alors le résultat attendu ? “Dans cette société, il n’y a plus de place pour ce qui distingue, divise, déchire”. Les masques doivent tomber et“par la pensée, chaque esprit est lui-même, et en même temps il s’unit à autrui : il connaît dès lors les deux conditions du progrès spirituel : l’une qui est la liberté et l’autre qui est l’unité”.

Concluant environ deux années de fonctionnement, la fiche de Frédéric Millot, secrétaire de La Coopération des idées, publiée en 1902 dans Les Cahiers de la Quinzaine, parmi plus d’une tren- taine d’autres venant d’associations crées aux quatre coins de la France, est telle- ment éclairante sur l’association rouen- naise et ses premières réussites, quanti- tatives et qualitatives, que nous préférons plutôt que de la paraphraser la publier intégralement.

Rouen

Texte signé de Frédéric Millot sur la Coopération des Idées de Rouen, dans le numéro desCahiers de la Quinzaine(1900-1901), consacré aux Universités Populaires (deuxième partie : Les Départements p. 68-70).

LaCoopération des Idées de Rouen a son siège social situé dans le faubourg Saint-Hilaire, un quartier exclusivement ouvrier.

Il nous sert pour nos petites réunions, et surtout pour les dis- cussions contradictoires. Une bibliothèque y est annexée. Cette salle peut contenir de quatre-vingt à quatre-vingt-dix personnes.

Mais nos fêtes et conférences ont lieu dans différentes salles de la ville, situées dans divers quartiers ; nous allons même dans la banlieue rouennaise.

Des conférences sous le patronage de notre société ont eu lieu à Yvetot et à Gruchet-le-Valasse, situés à douze lieues de Rouen.

Notre société existe officiellement depuis le 5 avril 1900, date de sa première conférence. Inaugurée avec cent cinquante-cinq membres, elle compte aujourd’hui, après une année d’exis- tence, six cent un sociétaires. C’est dire que le succès a répondu aux efforts des fondateurs.

Pour être accessible à la classe ouvrière, une cotisation mini- mum de trois francs par an, payable au besoin mensuellement, a été fixée.

Tous les mardis et samedis des conférences, soit scientifiques, littéraires, politiques, philosophiques ou artistiques ont lieu.

Les dimanches soir, généralement un sur deux, des fêtes fami- liales sont données, musique, chant, lectures, théâtre en com- posent les éléments.

Plus rarement, d’autres conférences ont lieu, les autres jours de la semaine, mais en plus des jours fixés.

Parfois, les dimanches matin, des visites ont lieu dans les diffé- rents musées, à la bibliothèque, etc.

D’autres soirs, ce sont des visites à l’observatoire populaire, avec observations télescopiques, quand le ciel le permet, ou autre- ment des petites causeries de vulgarisation.

Une ou deux fois par mois, ce sont les discussions contradic- toires, au sièce social, où l’on discute des sujets comme le transformisme, le féminisme, le libre arbitre, etc. Ces causeries

nous ont amené un public instruit et intelligent où les dames sont nombreuses.

Enfin, une fois par semaine la bibliothèque est ouverte pour le prêt des livres, le payement des cotisations, la causerie.

Nous n’avons de vacances que les mois d’août et septembre, où même nous réservons des promenades collectives à la cam- pagne.

Nous voudrions rendre nos réunions le plus attrayantes pos- sible, par exemple en les corsant de chant ou de musique, comme viennent de faire les Lillois.

Mais surtout en multipliant les fêtes familiales (si fréquentées) qui ne sont pas faites seulement pour divertir, mais aussi servir l’idée ; on peut la servir puissamment par une lecture appro- priée (pas trop longue, plusieurs lectures différentes et courtes valent mieux).

Puis de la musique qui nous a si bien réussi ; sur ce point nous sommes éclectiques, anciens et modernes sont également pri- sés.

Enfin le chant, qui a toujours grand succès, et qui n’est pas à dédaigner comme propagande. La philosophie d’une chanson de Xavier Privas ou de Tagliafico fait autant qu’une conférence.

Nous avons été favorisés, un de nos sociétaires, M. L. Muller, nous avait donné pour nos débuts la primeur d’une petite pièce en vers. La beauté de la forme en a fait passer les hardiesses de la thèse.

Il nous en offre une autre cette année, qui bien que traitée dif- féremment, concourra de même au but général de l’œuvre.

Voilà surtout une bonne propagande, user de la scène et de la déclamation pour servir l’idée.

Nous tâcherons surtout d’instruire et d’éclairer tout en étant attrayant. C’est la meilleure façon d’attirer la foule et aussi de la retenir.

Le Secrétaire, F. Millot

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Certains pourront voir, en décalage avec les objectifs annoncés à la création, le caractère quelque peu mondain des réunions :“Ces causeries nous ont amené un public instruit et intelligent où les dames sont nombreuses”.Le secrétaire de l’association ne conclut-il pas ainsi :

“Nous tâcherons surtout d’instruire et d’éclairer en étant attrayant. C’est la meilleure façon d’attirer la foule et aussi de la retenir”. Éternel débat : on croirait lire l’argumentaire de la rédaction de l’Express, au début des années 1960, lors de la transformation du journal d’opinion en magazine ! Quoi qu’il en soit, on com- prend mieux le commentaire inquiet de Charles Guieysse – rapporté plus haut - sur la trentaine de fiches présentées.

Cependant, cette présentation sereine du fonctionnement de La Coopération des idées ne doit pas laisser penser que les choses allaient de soi. Les débats au sein du conseil d’administration montrent une minorité certes réduite mais virulente et bien campée sur ses positions. Ainsi, au moment de la création de l’association, une discussion s’instaure pour savoir si la désignation d’un président n’est pas contraire aux buts poursuivis. Et puis, autre controverse : comment faire venir les ouvriers ? question qui finalement est tranchée dans le même esprit que celui de la fiche de Frédéric Millot : “Nous devons nous efforcer de (les) satisfaire”, en par- ticulier lors de fêtes les dimanches soir.

Cet aspect récréatif sera déterminant au fil du temps puisqu’il permettra à la Coopération des idées, à l’encontre des autres Universités Populaires, de se main- tenir jusqu’en 1949.

D’autres controverses, spécialement à propos du Parti socialiste, prennent de l’importance au moment où Alain entre en scène.

Entre Lorient et Paris, Alain à la Coopération des idées de Rouen

Début octobre 1900, le professeur de philosophie Émile Chartier, alors âgé de 32 ans, arrive au lycée Corneille de Rouen ; il vient de Lorient où après, une année à Pontivy, il enseigne depuis octobre 1893. Il participe à Lorient10à la création d’une Université Populaire :

“C’est pour la République aussi qu’ont été fondées les Coopérations d’idées et les Universités populaires.”écrit-il le 1eraoût 1900 dans sa chronique deLa Dépêche de Lorient11.Et plus tard et plus longuement

“On eût dit que le monde des hommes s’éveillait. Une Université Populaire se fonda du jour au lendemain. Tous les jeunes en étaient. Nous parlions à la ville et dans les faubourgs. Non pas pour ins- truire. Nous disions au peuple ce qu’il pen- sait. Nous dévoilions toutes les tyrannies.

Avec nous une partie de la sérieuse bour- geoisie, quelques officiers même, de terre et de mer. Nous apprîmes alors l’élo- quence, qui suppose la fraternité toute généreuse”.Tout serait à citer de ce début passionné du chapitre intitulé Politique dansHistoire de mes pensées12écrite par Alain en 1935. On retiendra le“Non pas pour instruire” et la “fraternité toute généreuse”.

C’est donc fort de cette première expé- rience qu’Alain, à Rouen cette fois, est pressenti par La coopération des idées à la suite de Léon Brunschvicg, d’abord pour animer les réunions : “Son succes- seur, Monsieur Chartier, nous est tout acquis” précise le procès-verbal du

conseil d’administration du 10 octobre 1900 - Alain vient d’arriver à Rouen – et ensuite pour le remplacer au sein du conseil à partir du 1ermars 1901.

Alain, avec conviction et avec ses convictions - la République et la laïcité - entre à la Coopération des idées dont il partage avec enthousiasme les activités.

Le succès est immédiatement au rendez- vous. On lit dans le procès verbal du conseil du 19 novembre 1900 :“Le nou- veau sujet, mis en discussion au siège social, le féminisme, obtient un vif succès ; beaucoup de monde y prend part sous l’habile direction de M. Chartier, voici pour le mois d’octobre” et “Le mois de novembre a commencé par une conférence de Monsieur Chartier (…) fort prisée des membres de notre société” ; “La deuxième soirée de la causerie féministe a encore vu augmenter son succès, notre petite salle était comble”.

Sur une période d’environ 27 mois, Alain donne près d’une dizaine de confé- rences intitulées “De la sagesse”, “Les devoirs d’un Citoyen dans une République”, “Ce que l’impôt doit être dans une République” ou encore “De la pensée libre”, ces titres pouvant revenir plusieurs fois, suite ou reprise ? La presse en rend compte souvent de façon détaillée.

Alain préfère les discussions contradic- toires. C’est ce qu’il a dit lors du conseil du 10 novembre 1902 où les avis sont partagés sur la question. Et il en anime près de 40 ! Les sujets sont divers : le féminisme, on l’a vu plus haut ; le libre arbitre ; la civilisation et la liberté ; la peine de mort ; de l’existence de Dieu, 14 fois ; de la propriété individuelle ; la liberté de l’enseignement ; le socialisme sur lequel nous reviendrons plus tard.

Parce qu’il s’agit de discussions, nous

10. Voir le catalogue de l’expositionIl y a cent ans, Alain à Lorient, Lorient, du 19 au 30 juin 1998. Dans une longue préface panoramique, Robert Bourgne parle ainsi des moments de l’Université populaire de Lorient: “C’est alors qu’au milieu des passions que déchaîne l’affaire Dreyfus, (Alain) est tout disposé à être jeté dans l’action politique ou plutôt à s’y précipiter avec la témérité de sa jeunesse ; il court l’arrière-pays, faisant les paysans de Guéméné avec le diable. Il entraîne avec lui son cadet de l’École Charles Navarre, au grand émoi du proviseur du Lycée, M. Lagniel. En Novembre 1899 il participe à la création de l’Université populaire. Il fraternise avec le peuple des campagnes, des ouvriers et des marins et produit le rêve un moment partagé de la République des hommes. Sa manière d’entrer dans le jeu de la politique est pourtant dominée d’emblée par la volonté non d’acquérir ou d’exercer le pouvoir mais de lui résister”.

11. in Premier journalisme d’Alain,édition intégrale, p. 32.

12.Histoire de mes pensées, livre écrit en 1935, Gallimard, 1936, p. 58.

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n’avons pas de comptes rendus.

Cependant, le procès verbal de l’assem- blée générale du 27 mars 1902 nous rap- porte que“le succès des discussions est dû en grande partie à Monsieur Chartier, par son impartialité et sa grande souplesse d’esprit qu’il met au service de ces discus- sions.”

Le rappel de ces discussions dans ses Souvenirs sans égardsécrits en 1947 est positif : “Je m’étais fait d’autres amis ; je m’inscrivais à l’Université Populaire (U.P.). Cette association fut prospère, il y eut des réunions à Saint-Hilaire, où nous eûmes peut-être 200 assistants. Ce genre de succès faisait peur à l’administration.

Accablé de travail, je voulus me borner à préférer de libres discussions qui intéres- saient beaucoup le public. J’ai souvenir d’une marchande de sabots du quartier qui demandaient si les discussions n’allaient pas bientôt reprendre”13).

Est-ce seulement pour économiser du temps qu’Alain préfère les discussions aux conférences ? Certes, il déborde d’activi- tés. Dans le chapitreRouende son livre Histoire de mes pensées, il le déplore :

“Le fait est que, par le nombre des élèves, l’importance des services accessoires, l’ac- tivité de l’Université Populaire, et enfin les exigences de la politique en ce temps de défense républicaine, je me trouvai pris dans une mécanique qui m’usa d’abord le coupant de l’esprit”14.Mais plus au fond, Alain compare défavorablement, en 1910, ceux qui déballent leur marchandise, font un boniment supérieur, qui parlent long- temps etne discutent guère –c’est nous qui soulignons – à ceux qui sont simples, fraternels et sans effet de théâtre. Le peuple prendra alors ces derniers – on peut penser qu’Alain se place parmi eux ! - “comme ils prennent l’outil, en rude ami- tié, sans politesse”.15Et en écho, toujours en 1910, cette réflexion :“Il m’est arrivé, il m’arrive encore souvent d’enseigner et

13.Souvenirs sans égards,op.cit., p. 441.

14.Histoire de mes pensées, op.cit., p. 81.

15.Propos d’un Normanddu 19 avril 1910, N° 1943 de l’édition intégrale.

16.Propos d’un Normanddu 12 novembre 1910, N° 1700 de l’édition intégrale.

Programme de juin 1902 de l’Université Populaire de Rouen. (Coll. Rémi Parment).

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Le Congrès des Universités populaires, auquel j’ai assisté en spectateur, m’a donné l’occasion de bien comprendre en quoi diffèrent la pensée et l’action.

L’action, et notamment l’action politique, suppose coopération, c’est-à-dire accord ; et il ne peut y avoir accord sur le but et les moyens que si chacun sacrifie un peu de ses opinions person- nelles. Car si l’on attend, pour agir, que l’accord se fasse entre les idées, on discutera sans fin, et l’on n’agira pas.

Cela est vrai aussi pour un homme qui agit seul. Il ne peut dis- cuter sans fin avec lui-même ; il ne peut pas attendre de tout savoir pour agir. Agir, c’est se risquer. Agir c’est suivre ses idées comme si elles étaient définitives, tout en sachant bien qu’elles ne peuvent pas l’être.

Aussi, voyez comment la Séparation sera votée, si elle l’est. On peut dire qu’aucun de ceux qui voteront le texte de la loi n’en sera pleinement satisfait. Ceux qui triomphent là-dessus et se moquent confondent le penser et l’agir.

On peut rire aussi des socialistes, et de l’accord qu’ils viennent de réaliser. Si l’on y réfléchit, on les reconnaîtra, d’après cela, hommes d’action, justement parce qu’ils ont tous sacrifié beau- coup de leurs idées et de leurs sentiments, pour en arriver à l’unité de programme et à l’unité de tactique. LesDébats et Le Temps, journaux graves, au lieu de se moquer, devraient com- prendre et admirer un si bel exemple de discipline.

Oui, ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit militaire, les socialistes l’ont éminemment.

*

Or, au Congrès des Universités populaires, il y avait naturel- lement un bon nombre d’hommes d’action, et on l’a bien vu ; car ils ont fait voter là encore une espèce d’Unité.

Non seulement ils ont fédéré les Universités populaires de France, ce qui peut être utile, mais ils ont défini l’Université po- pulaire, comme s’il était nécessaire ici, de se mettre d’accord sur le but et les moyens. Et justement non.

Car il n’est plus ici question d’agir ensemble, mais de penser en commun. Et, si l’on veut apprendre en commun à bien penser, il ne faut pas commencer par se mettre d’accord. Il ne faut pas même chercher à se mettre d’accord. Il n’est pas même bon d’espérer qu’on puisse y arriver jamais. L’égoïsme est ici le pre- mier des devoirs. Chacun doit rester soi, avec férocité. Le moindre sacrifice est une faute ; la moindre concession perd tout, et rabaisse l’Université populaire au niveau de l’Académie française.

Nul ne doit rien sacrifier de ses idées. Chacun doit penser libre- ment, et ne se laisser ni étonner par l’autorité, ni attendrir par la vertu, ni arrêter par l’âge et les cheveux blancs. Chacun doit dis- cuter sans peur, et ne se rendre qu’à l’évidence.

C’est pourquoi vouloir définir un but et des moyens, c’est une faute. Je sais que la définition dont il s’agit est inoffensive. Il n’importe ; on ne devait pas l’imposer.

L’Université populaire est définie comme “laïque et républi- caine”. Laïque ? Un pasteur n’y pourra-t-il entrer ? Politique d’en- fants peureux. Eh diable, si le monarchiste avait raison ? Vous n’avez pas le droit de décider d’avance qu’il a tort.

De même pour le reste. Que l’Université populaire ait pour but de “préparer l’émancipation matérielle du prolétaire par son émancipation intellectuelle”, je le veux bien. Les mots n’ont point de vertu par eux-mêmes, et ils sont comme on les entend. Il n’est point de curé ou de “grand patron” qui ne soit prêt à accepter cette formule, pour peu qu’il ait l’esprit souple.

Non. Point de définition. Point de but fixé d’avance. On pense pour penser. Si celui qui pense se fixe d’abord une conclusion, à laquelle il veut arriver, c’en est fait de la liberté de son juge- ment. L’esprit religieux est ainsi fait : il ne pense que pour prou- ver ce qu’il croit.

*

Le malheur est que ceux qui comprennent bien cela, et ont su garder un esprit libre et éveillé, se trompent à leur tour souvent, et transportent ces principes dans l’action, où ils n’ont que faire.

Aussi n’agissent-ils jamais.

Il est très difficile d’être à la fois homme de pensée et homme d’action ; de savoir se décider comme une brute sans être une brute, et discuter avec soi-même sans dissoudre sa volonté. Sa- voir accepter une discipline pour l’action, cela est beau, mais à la condition que la pensée reste intacte et libre. Ce n’est pas la même chose, de serrer fortement une chaîne, ou d’être serré par une chaîne.

Il faut méditer sur cette maxime un peu obscure, qui est, je crois, de Marc Aurèle : “Il est nécessaire de pousser ensemble, non de penser ensemble.” Et comme les maximes obscures sont fort utiles pour réveiller l’esprit, je traduirai la même pen- sée, à la moderne, de la façon suivante : “Garde-toi de deman- der à tes actes ce que tu penses”, ou plus brièvement : “Garde ton collier dans ta main.”

Alain –Dépêche de Rouen et de Normandie Lundi 1ermai 1905

Propos sur les Universités Populaires

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dediscuter – c’est nous qui soulignons là aussi -aux Universités Populaires. J’y ren- contre des syndiqués qui sont de rudes compagnons”16.

La question du socialisme évoquée plus haut mérite qu’on s’y attarde car elle met en relation les facettes les plus diverses : raison d’être et modalités de fonctionne- ment de La Coopération des idées, conceptions personnelles d’Alain ;le tout sur fond des mérites comparés du radica- lisme et du socialisme. Vaste programme ! Rien n’est plus étranger au socialisme que le radicalisme d’Alain. Encore qu’Alain, à propos des débats internes au parti socialiste sur les moyens –légaux ou non- pour arriver au pouvoir, préfère net- tement ceux qui sont légaux17, il consi- dère fondamentalement que l’émancipa- tion de l’homme ne passe pas par la collectivisation des moyens de production mais par la liberté de l’esprit. Dans cette perspective, les discussions au sein de la Coopération des idées auxquelles Alain participe prennent un relief particulier : dans les réunions, peut-on entendre tout le monde ; ce qui signifie, de façon moins abstraite, les socialistes peuvent-ils s’ex- primer en tant que militants ? La question est venue au moins deux fois. D’abord à l’assemblée générale du 21 mars 1901 où un accord semble possible pour les confé- renciers qui acceptent eux-mêmes le prin-

cipe de la libre discussion. Puis lors de la réunion du conseil d’administration le 10 novembre 1902, Monsieur Fauconnet considère sans nuance aucune qu’“il pré- fère à la discussion sur le socialisme, un conférencier qui nous développera le thème”, le but de l’Université Populaire

“étant de servir la cause du socialisme”.

Alain, quant à lui, dit qu’“il serait person- nellement heureux d’entendre M. Renaudel tout particulièrement qualifié (…) pour venir parler au nom de ses amis”. Le Président, Monsieur Lefort, avec l’autorité tranquille que tout le monde lui recon- naît, se sort ainsi de la difficulté :

“L’Université Populaire ouvre sa tribune à tous pour développer leurs idées, c’est là son but mais elle n’est pas fondée pour ser- vir plutôt le parti socialiste qu’un autre18”.

Curieusement, à propos d’Aristide Briand, nous avons la relation, par Alain lui-même, de ces discussions qui cristalli- sent toutes les facettes de cette contro- verse. Il s’agit duPropos d’un Normanddu dimanche 23 0ctobre 191019. Là encore, ne paraphrasons pas, citons intégrale- ment :

C’était à l’Université Populaire de Rouen, il n’y a pas dix ans de cela. On fixait, en comité, le programme du mois ; un ora- teur connu dans le Parti Socialiste offrait de faire une conférence publique ; et la chose allait toute seule, quand notre pré- sident, homme très sûr, mais assez pru-

dent et modéré, proposa d’écarter cet orateur : “Car, disait-il, nous sommes pour la liberté des opinions, c’est entendu ; et si c’était un théoricien qui viendrait exposer le socialisme, il serait le bienvenu. Mais nous sommes en pré- sence d’un homme qui parcourt présente- ment la France afin d’exposer aux tra- vailleurs les avantages de la Grève Générale, les moyens de la préparer et de la rendre efficace ; mon sentiment est qu’une telle prédication, qui n’est qu’un pressant appel à la révolte et à la guerre civile, est déraisonnable et dangereuse ; mais surtout je pense que c’est de l’ac- tion, non de l’enseignement, et que cela ne s’accorde pas avec les fins de l’Université Populaire, qui est de préparer et de maintenir la paix sociale par un libre échange d’idées entre les classes ennemies.”

Ce discours ne me persuada point ; je tins, avec d’autres, pour la liberté entière ; je dis que si cette propagande nous semblait dangereuse pour tout le monde, nous n’avions qu’à le dire publi- quement ; qu’on ne gagnait jamais rien à empêcher une discussion publique ; et qu’enfin, au cas où l’orateur en question aurait de fortes raisons à produire, le mieux était d’aller les entendre, car il est toujours bon de s’instruire de tout. Je fus battu ; l’orateur fut écarté. Il s’appelait Aristide Briand.

“Il faut, nous dit-on, que chacun prenne ses responsabilités.” Eh bien, que chacun les prenne. Là-dessus on me dit : “Mais ne peut-on changer d’opinion ?”

17. Voir en particulierle Propos d’un Normanddu 15 juin 1906, N° 118 de l’édi- tion intégrale :“Le collectivisme intégral ne peut entrer dans la loi que s’il est d’abord dans les mœurs, c’est entendu, puisque la loi c’est la volonté du plus grand nombre.”Et en conclusion: “Ce qui semble hors de doute, c’est que si le collecti- visme est jamais réalisé par des sociétés humaines, il le sera par des moyens de ce genre : le fait précédera la loi”.

18. Par “autre”, on pouvait comprendre les prêtres et la possibilité ou non de les entendre, autre question très controversée dans les années conduisant à la loi de séparation de 1905, et qui tournera court après quelques expériences plus ou moins réussies.

19.Propos d’un Normanddu 23 octobre 1910,N° 1680 de l’édition intégrale. On observera cependant un télescopage de dates : la conférence de “M. Briand, Rédacteur àLa Lanterne : La Doctrine socialiste” est annoncée dans le programme du mois de février 1901 pour le samedi 16 février. Les discussions sur la présence ou non de conférenciers socialistes suivent, certes de quelques semaines, pour l’Assemblée générale du 21 mars 1901, mais d’environ vingt et un mois, pour le Conseil d’administration du 10 novembre 1902. Ce jour-là, en toute logique, il s’agis- sait d’un autre conférencier socialiste qu’Aristide Briand. Il est donc vraisemblable que cette question des conférenciers socialistes revenait souvent en discussion et qu’Alain a synthétisé ce problème dans sonProposbien ultérieur du 27 octobre 1910.

Sur Aristide Briand (1862-1932), on peut se reporter à la brève biographie parue dans le tome 1910 de l’intégrale (p. 613), sous la plume de l’historien Jean-Marie Allaire, l’un des trois éditeurs de cette dernière :

BRIAND Aristide (1862-1932)

D’origine modeste, avocat et journaliste à Saint-Nazaire, Briand a d’abord été socialiste et anarchisant, lié aux Bourses du Travail et préconisant la conquête du pouvoir par la grève générale (1892). Il évolua ensuite vers des positions moins drastiques et, en 1899, il se ralliait ouvertement à l’entente avec les “par- tis bourgeois” de la gauche. Élu député en 1902 il se révèle d’emblée comme “un maître de la tribune parlementaire” (Jaurès) et s’impose comme négociateur dans la discussion de la loi de Séparation dont il est le rapporteur. Se proclamant toujours socialiste malgré sa rupture avec la SFIO, il est promu ministre de l’Instruction publique et des Cultes en 1906, puis de la Justice et des Cultes en 1908. Enfin, le 24 juillet 1909, après la chute du ministère Clemenceau, il devint président du Conseil, et ne tarda pas à donner une nouvelle orientation à la poli- tique générale, en se recentrant et en préconisant une politique d’apaisement.

Conforté par les élections législatives d’avril-mai 1910, il brise la grève des che- minots en octobre et, après avoir démissionné, constitue un second ministère en novembre.

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Assurément on le peut ; mais, dans le cas qui nous occupe, une telle erreur, une fois qu’elle est reconnue, doit donner quelque prudence, surtout à celui qui s’y est livré avec suite, et sans avoir l’excuse d’être alors dans la première jeunesse. Si je m’étais trompé à ce point-là, si grave- ment, si violemment, si obstinément, je me garderais, dans la suite, des entraî- nements oratoires ; je parlerais avec calme, avec méthode, en me défiant, aussi bien pour les autres que pour moi- même, de toute ivresse sentimentale ; je me dirais à tout instant : “Souviens-toi de tes vociférations passées. Vas-tu voci- férer autrement maintenant ? Vas-tu donner comme vrai ce qui te semble vrai, puisque tu reconnais que déjà, de bonne foi, tu as trompé les autres ?” En tout cas je me dirais : “Il faut réparer le mal ; il faut aller de nouveau de ville en ville, parler contre mes discours d’hier, devant les mêmes gens, et me livrant tout vif aux objections de ceux que j’ai convertis.

Il le faut, me dirais-je, quand tu devrais recevoir maintenant autant de pommes cuites que tu recevais autrefois d’accla- mations.” Et encore, même après cela, je ne serais pas trop fier de moi, il me semble. Je veux expliquer par là que, si j’avais été député, jamais, en aucun cas, sous aucun prétexte, sous aucune disci- pline je n’aurais voté pour Monsieur Briand.

Ce regard d’Alain de 1910 n’est pas trop éloigné de l’action décrite sur le moment.

Et son“Je tins, avec d’autres, pour la liberté entière” ne surprend personne.

Cette liberté, c’est Alain même. Et il l’a revendiquée dans une autre situation assez curieuse, celle où il assiste “en spectateur” au Congrès des Universités Populaires de 1904, c’est à dire peu de

temps après avoir quitté Rouen. Dans son Propos du Lundi du 1er mai 190520, Alain reproche aux congressistes, non pas d’agir ensemble mais de penser en com- mun : “Chacun doit rester soi, avec féro- cité. Le moindre sacrifice est une faute ; la moindre concession perd tout, et rabaisse l’Université Populaire au niveau de l’Académie française.” Cette dernière institution n’est pas la seule à subir une comparaison défavorable. Dans son Propos du dimanche du 29 mai 190421, Alain, toujours à propos du même congrès, ironise : “La conclusion a été qu’il fallait organiser des conférences en série, autrement dit de faire des cours.

Ainsi vont naître ici et là beaucoup de petites Sorbonnes. Le peuple s’ennuiera, donc il s’instruira. Le prochain congrès ins- tituera, n’en doutez pas, un baccalauréat populaire, qui pourra s’appeler le certificat d’études civiques. Il faudra nommer des inspecteurs généraux aussi, et pourquoi pas, des directeurs d’études, des répéti- teurs, des préparateurs, des lecteurs, des commentateurs.” Avec les “petites Sorbonnes”,tout est dit.

*

Beaucoup plus tard, que ce soit en 1935, dans Histoires de mes pensées,ou en 1947, dans Souvenirs sans égards, Alain est revenu, nous l’avons vu précé- demment, à plusieurs reprises et de façon généralement positive, sur les Universités Populaires. Ces Universités, d’une nature particulière, sont un moment de la société française et, avec la Coopération des idées, de la vie de Rouen. Elles sont aussi pour notre philosophe et professeur et journaliste un maillon essentiel de sa

vie. Peut-on alors considérer son avis donné à deux reprises – cette fois après son ultime expérience - comme définitif ? Tout d’abord, au début du chapitreParis de sonHistoire de mes pensées, “À Paris je perdis de vue la politique ; c’est l’effet inévitable de cette grande vallée pierreuse où l’écho est plus fort que l’homme. Je res- tai au service des Universités Populaires, soit à Montmartre, soit aux Gobelins. Mais on n’y voyait guère que des bourgeois de bonne volonté, et de temps en temps quelque chef de politique qui se moquait de nos raisonnements ; avec cela, deux ou trois employés, deux ou trois ouvriers.

Remarquables, certes, mais incapables aussi de suivre des leçons un peu arides”22. Et dansSouvenirs sans égards, en 1947 : “C’est là (à Montmartre et Place d’Italie)que je connus la difficulté d’instruire le peuple. (...) Comment faire passer l’ignorant de l’imagination à l’Entendement ? Car l’imagination vraie n’est rien du tout, et cela même est terri- blement obscur. “Comment ? dit l’igno- rant, je ne connais rien à l’anneau de Gramme ! Alors que je l’ai vu tourner tant de fois !” En effet, cela prouve qu’il tourne, mais ne dit pas pourquoi”23.

Doit-on voir alors, résumées en ces quelques lignes, la marque consubstan- tielle - Universités et Populaires – des Universités Populaires, et ainsi la diffi- culté à les faire vivre ? Comme, dans un autre domaine, celui de l’esthétique, le peintre Nicolas de Staël paya de sa vie l’antagonisme né de son œuvre même, à la fois représentative et non représenta- tive.

20. inPremier journalisme d’Alain, édition intégrale, p. 327.

21. inPremier journalisme d’Alain, édition intégrale, p. 205, cité intégralement plus haut p. 79.

22.Histoire de mes pensées, op.cit., p. 88.

23.Souvenirs sans égards, op.cit., pp. 447-448.

Archives consultées :procès verbaux des réunions du conseil et de l’assemblée générale de l’association Coopération des idées de Rouen de 1900 à 1914, Bibliothèque municipale de Rouen, MS m 283 I, II, III.

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