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L’expression des émotions sur les réseaux sociaux : le cas du Brexit

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Academic year: 2022

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Titre en français : Essai d’une typologie de l’expression des émotions sur les réseaux sociaux : le cas du Brexit

Résumé en français :

Notre recherche vise à identifier les types d’expression multimodale de l’émotion sur les réseaux sociaux. Compte tenu de la dimension émotionnelle de la cognition, exprimer une opinion ou une émotion relève de pratiques difficilement séparables. Pour cette raison, notre approche discursive prend en compte l’émotion dénotée (visible dans le lexis qui dénote des émotions), l’émotion montrée (visible par les effets des émotions dans les discours) et l’émotion étayée (visible en remontant à l’évaluation de la situation émotionnelle par le locuteur), sur la base des typologies de Bednarek, Plantin et Micheli. Nous avons déterminé dans quelle mesure les types d’expression de l’émotion identifiés tendent à indiquer la subjectivité du locuteur, et a fortiori, à reconnaître implicitement de possibles émotions alternatives. Notre méthode nous a permis d’identifier seize types d’expression de l’émotion, réparties dans douze degrés de subjectivité. Un corpus de tweets postés après l’annonce du référendum britannique de 2016, en faveur du Brexit, constitue notre étude de cas.

Biographie de l’auteure :

L’auteure est chargée de cours (assistant professor) au sein du département de Traduction, Interprétation et Communication de l’Université de Gand (Belgique). Ses recherches portent particulièrement sur l’analyse multimodale des discours sur les réseaux sociaux, notamment dans le contexte du Brexit. Ses méthodes relèvent de l’analyse (multimodale) de discours et de la sémiotique.

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Introduction

Les résultats du référendum en faveur du Brexit de juin 2016 ont été un choc pour le monde politique, les professionnels des médias, les instituts de sondage et, bien sûr, pour des millions de citoyens, au Royaume-Uni et au-delà. Sans surprise, les réactions de ces derniers ont déferlé sur les réseaux sociaux: le jour des résultats, plus de quatre millions de tweets provenant du monde entier et comprenant le hashtag #Brexit ont été postés en quelques heures. A l’heure où les analyses des big data sont largement utilisées pour prendre le pouls des émotions générées par un événement tel que le référendum britannique, notre recherche vise quant à elle à identifier, par une méthode qualitative, les types d’expression de l’émotion par les citoyens, que les algorithmes ne permettent pas (encore) d’identifier. Plus précisément, nous avons cherché à déterminer dans quelle mesure les tweets composant notre corpus indiquent la subjectivité de l’opinion ou de l’émotion exprimés, ou si, au contraire, ils prennent la forme d’un discours objectivé, dans lesquels l’émotion exprimée apparaît comme allant de soi, sans alternatives. Par ailleurs, dans une société qui communique de plus en plus par l’image, nous avons ici choisi de nous concentrer sur les messages comprenant systématiquement un contenu visuel. Les tweets écrits à la suite du vote en faveur du Brexit et comprenant un contenu visuel constituent le cas d’étude de cette recherche.

Notre article comprend quatre parties. Dans la première partie, nous commençons par rappeler l’importance d’une approche conjointe de l’émotion et de la raison, en particulier dans le contexte du capitalisme affectif (Karppi et al., 2016; Massumi, 2002), central sur les réseaux sociaux (Alloing et Pierre, 2017). Nous y soulignons également le rôle des images dans la circulation des émotions. Dans la deuxième partie de l’article, nous présentons notre méthode d’analyse quali-quantitative, basée sur la distinction entre émotion dite, émotion montrée et

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émotion étayée (Micheli, 2014). Les résultats obtenus sont présentés dans la troisième partie, après laquelle nous concluons.

1. Eléments théoriques

1.1. La circulation des émotions et des opinions au sein du capitalisme digital affectif

« L’acte d’accusation est plus que bi-millénaire: l’émotion dégrade le discours; elle est l’instrument des sophistes et des démagogues; elle est la mère de toutes les fallacies » (Plantin, 2011, p. 1). Selon ce mode de pensée accusateur dénoncé par Plantin, la raison doit être séparée de l'émotion; très schématiquement, la raison est l’affaire du cerveau tandis que l’émotion se vit par le coeur. A l’inverse, (Papacharissi, 2015) considère la raison et l’émotion comme des phénomènes co-occurrents, particulièrement indissociables sur les réseaux sociaux. Plantin va un pas plus loin lorsqu’il indique que la raison et l’émotion sont tout bonnement inséparables l’une de l’autre: « Par le même mouvement, avec les mêmes règles qui lui permettent d’affirmer une position argumentative ou simplement un discours cohérent, le locuteur se lie de manière indissolublement rationnelle et émotionnelle. Représentation rationnelle et émotionnelle sont portées par les mêmes mots, les mêmes constructions, les mêmes arguments ; elles correspondent aux mêmes intentions de discours. » (Plantin, 2011, p.

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D'un point de vue neurobiologique, il est impossible d'analyser les pratiques discursives au moyen d’une théorie du raisonnement pur, laissant de côté les émotions. Limiter l'expression rationnelle à un mode de fonctionnement mental purement factuel la rapproche du discours

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alexithymique, un « mode de fonctionnement mental organisé sur les aspects purement factuels de la vie quotidienne. Les discours qui permettent de repérer (la pensée opératoire) sont empreints d’objectivité et ignorent toute fantaisie, expression émotionnelle ou évaluation subjective » (Cosnier, 1994, p. 141, in Plantin, 2011, p. 86).

Certains types de pratiques discursives réclament particulièrement une approche conjointe.

Les croisements entre émotion et raison sont en effet prégnants dans la dynamique du « capitalisme affectif » (Karppi et al., 2016; Massumi, 2002), qui trouve sa force dans l’optimisation de l’expression de l’émotion: non seulement les événements émotionnels ne sont plus inattendus, mais ils sont recherchés et gérés par les individus, qui ne sont plus les cibles passives des déclencheurs d’émotions mais les organisateurs et les producteurs de leurs déclencheurs, induisant ainsi leurs propres émotions (Plantin, 2011, p. 117). Les réseaux sociaux favorisent particulièrement l’expression conjointe d’émotions et d’opinions, à la faveur d’un capitalisme affectif pour lequel les affects ne sont pas « une finalité en soi, ou un système fermé, mais un méta-dispositif au service de l’application de la logique néolibérale à l’individu », balançant entre une automatisation croissante des interactions entre utilisateurs, propice à la gouvernance des masses, et une personnalisation de l’expérience numérique, puisant toujours plus loin dans l’intime de chacun (Alloing et Pierre, 2017, p. 11).

Par ailleurs, dans son approche des « économies affectives », Ahmed souligne que l'affect n'est pas seulement une question privée, mais qu'il aligne les individus sur les communautés:

L'affect ne réside pas dans un objet ou un signe, mais est un effet de la circulation entre les objets et les signes (= l'accumulation de la valeur affective dans le temps). La valeur affective de certains signes augmente en raison d’un effet du mouvement entre les signes : plus ils circulent, plus ils deviennent affectifs et plus ils semblent “contenir” de l'affect. (Ahmed, 2004, p. 120, TPA)

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Selon son approche, émotion et opinion ne s’opposent pas dans la circulation de l’affect.

Lorsque les émotions sont peu ancrées dans un objet, elles circulent plus facilement parmi les signes et s'activent plus aisément dans des contextes divers, comme la peur de l'altérité exploitée dans les discours populistes ou les différentes facettes de l'amour patriotique accumulées dans le symbole du drapeau national. Papacharissi (2015, p. 115) emprunte quant à elle la notion de « structures de sentiments » à Raymond Williams pour décrire les structures affectives, à la fois existantes et volatiles, qui circulent grâce aux médias sociaux:

une structure dans le sens où l'on peut percevoir qu'elle fonctionne dans un objet après l'autre, qui n'ont pas d'autres liens entre eux - les gens ne l'apprenaient pas les uns des autres; c'était un sentiment beaucoup plus qu'une pensée - un type d'impulsions, de retenue, de tonalités. (Williams, 1979, in Pacharissi, 2015, p. 115)

Dans nos recherches, nous utilisons exclusivement la notion d'émotion pour la distinguer explicitement de la dimension pré-cognitive de l'affect, qui précède le discours et que nous ne sommes pas en mesure d’analyser. Dans la littérature scientifique, le concept d’émotion implique fréquemment l’idée d’une construction psychologique interne à la personne alors que l’affect tend à être considéré comme extérieur à l’individu, discursif et relationnel, ainsi que réactif et pré-cognitif (Döveling et al., 2018). Döveling et al. soulignent la double définition de l’affect – relationelle et pré-cognitive -, dont les deux dimensions semblent difficilement conciliables. Cette double approche est par exemple présente dans la définition fournie par Papacharissi. Pour la chercheuse, l'affect est à la fois la somme de sentiments - souvent discordants – et l'énergie qui anime les discours (2015, p. 7). Cette énergie ne peut

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pas être analysée en tant que telle dans les discours; elle énergise la communication, qui – elle - est l’objet de l’analyse de discours. Dans le champ de la théorie de l’évaluation (appraisal theory), l’affect est défini comme « la dimension émotive du sens » (Martin et White, 2005, p.

42). Les notions d’affect et d’émotion y sont par ailleurs parfois utilisées de façon interchangeable et pour des raisons stylistiques, comme dans les travaux de Bednarek par exemple (Bednarek, 2008).

1.2.Trois types d’inscription de l’émotion dans les discours

Pour dépasser la séparation entre émotion et raison, nous avons analysé notre corpus à l’aide d’un modèle tripartite qui prend en compte l’émotion dite, l’émotion montrée et l’émotion étayée (Micheli, 2014). L’émotion dite concerne les marqueurs linguistiques au moyen desquels l’émotion est dénotée. Il s’agit notamment de termes dénotant les dispositions mentales (triste, bonheur, heureusement, etc.), les expressions figuratives (mon cœur saigne, etc.) et les descriptions psycho-physiologiques d’expériences chargées émotionnellement (ma voix tremblait, etc.) (Bednarek, 2008).

L’émotion montrée renvoie quant à elle aux effets des émotions sur le discours. L’émotion n’est pas dénotée au moyen de termes d’émotion, mais inférée lors d’un processus d’interprétation indicielle : l’allocutaire – et a fortiori le chercheur – doit établir une cooccurrence supposée entre une ou des émotion(s) ressentie(s) par le locuteur et des signaux qui en indiquent les effets dans le discours (Micheli, 2014, p. 26). Cette cooccurrence peut être établie grâce à des marqueurs lexicaux et syntaxiques. Les premiers concernent le sens affectif du lexique et la valeur affective des interjections. Les unités lexicales sont dotées d’un sens affectif quand leur sens lexical comprend une indication de l’émotion éprouvée par le locuteur (Micheli, 2014, p. 73). Les insultes, qui occupent une place de choix dans notre corpus, possèdent particulièrement un sens affectif. Vincent et Bernard Barbeau (2012)

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soulignent l’effet catharsis de l’insulte, qui peut engendrer une forme de cohésion par le dénigrement, en particulier au sein de communautés qui désapprouvent certaines décisions, à l’instar des opposants au Brexit. Si l’insulte interpellative prend l’allocutaire à partie, dans un face-à-face physique ou virtuel, l’insulte « indirecte » (Fracchiolla et Moïse, 2009), aussi nommée insulte « référentielle » (Oger, 2012, p. 2) et « délocutive » (Rosier, 2006), s’adresse quant à elle à un tiers absent des interactions. Cette absence d’adresse à l’insulté tend à intensifier et à théâtraliser l’insulte ; un « effet Cyrano » (Rosier, 2006, p. 76) se crée par la présence des témoins de l’insulte. Comme l’indique Oger (2012), le fonctionnement discursif de l’insulte oscille entre une logique de dissensus par argumentation et une logique d’oratoire misant notamment sur l’expression des émotions. Cette dernière est particulièrement favorisée lors des insultes indirectes. De plus, le caractère spécifique ou non de l’insulte joue également un rôle dans l’expression d’émotions. Selon Oger (2012, p. 2) d’après Larguèche (Larguèche, 2011), l’insulte nominative particularise son attaque et comprend dès lors un « noyau argumentatif », à l’inverse des insultes non spécifiques. Vincent et Bernard Barbeau (2012, p.

9) vont dans le même sens lorsqu’elles distinguent les énoncés disqualifiants « raisonnables », qui portent sur les compétences spécifiques d’une personne qui font l’objet d’une évaluation (ici en contexte professionnel), et les énoncés « déraisonnables » qui portent de façon outrancière sur la personne. Dans le deuxième cas, l’insulte revient à persuader de haïr (logique émotionnelle) plutôt que persuader d’agir (logique argumentative).

Au-delà des insultes, les interjections peuvent également constituer des marqueurs d’émotion montrée. De nombreuses interjections témoignent d’une polyvalence émotionnelle - l’interjection « ah », par exemple, n’est pas associée à un type d’émotion particulier (Micheli, 2014, p. 78) -, tandis que d’autres sont plus facilement associables à des émotions déterminées, à l’aide du cotexte et/ou du contexte ou non. Par exemple, l’interjection

« waouw » est conventionnellement associée à l’émotion de surprise.

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Les marqueurs de l’émotion montrée peuvent aussi être syntaxiques, en s’écartant du modèle de la phrase canonique, constituée par la bipartition entre un sujet et un prédicat (Micheli, 2014, p. 80). L’exclamation ou certains procédés de réduction ou de réordonnancement syntaxiques font partie de cette catégorie. Ces derniers soulèvent toutefois la question de la délimitation des énoncés dans lesquels l’émotion montrée peut être observée. Si la réduction syntaxique peut être l’effet d’une émotion ressentie, accompagnée d’un sentiment d’urgence ou de spontanéité de l’énonciation par exemple, elle peut aussi résulter de stratégies purement stylistiques, particulièrement dans le cas d’interfaces comme Twitter, dont la brièveté des messages en a fait l’élément différenciateur. A l’instar de Bednarek par exemple (2008), nombreux sont les chercheurs qui limitent leurs analyses à l’émotion dite, compte tenu de la subjectivité interprétative inhérente à l’étude de l’émotion montrée, même s’ils reconnaissent combien l’analyse de l’émotion exclusivement dénotée réduit considérablement le champ des pratiques discursives chargées émotionnellement. Pour pallier cette difficulté, Micheli (2012, p. 66) rappelle le principe de prudence : au chercheur d’inférer sur base d’un maximum d’indices possibles, la simple présence de marqueurs ne pouvant pas toujours être considérée comme un effet de l’émotion sur le discours.

Enfin, l’émotion étayée est observée en schématisant l’évaluation de la situation présentée dans le discours. Micheli (2012, p. 109) souligne combien l’enjeu ne consiste pas à schématiser la situation en tant que telle mais bien l’évaluation de la situation par le locuteur.

En effet, les émotions ne sont pas directement liées à une situation, mais à l’évaluation qu’en fait le locuteur. Une même situation peut donner lieu à des émotions très différentes parmi les individus, en fonction de l’évaluation personnelle qu’ils en font. De plus, l’évaluation proprement dite et sa mise en discours sont deux actions différentes et peuvent éventuellement diverger. Dans une démarche discursive et non strictement cognitive, notre attention porte sur

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la mise en discours de cette évaluation, afin de déterminer comment elle étaye l’émotion en mettant en relief les composantes de l’évaluation sources d’émotions.

Le modèle de schématisation de l’évaluation d’une situation de Micheli (2012, pp. 115-118), inspiré de ceux proposés par Scherer (2001) et Plantin (2011, p. 177), comprend les sept critères suivants. Pour chaque cas, le premier exemple renvoie à une charge émotive moins importante que le second:

- évaluation des personnes impliquées (un mafieux vs. une victime d’une balle perdue) - évaluation de la distance dans le temps et l’espace (un événement ancien vs. un événement récent)

- évaluation des conséquences et de leur degré de probabilité (un comportement inoffensif vs.

des conséquences catastrophiques)

- évaluation de l’attribution causale et agentive (un accident causé par le brouillard vs. un accident causé par un chauffeur ivre)

- évaluation du potentiel de maîtrise (une situation sous contrôle vs. une situation qui échappe à tout contrôle)

- évaluation de la ressemblance avec d’autres situations analogues sur le plan émotionnel (considérer le 11 Septembre comme le « Nouveau Pearl Harbor » par ex.)

- évaluation de la compatibilité avec les normes et valeurs du locuteur (attitude digne vs.

attitude indigne des valeurs d’un groupe social par ex.)

Alors que l’émotion montrée porte sur les effets de l’émotion sur le discours, l’émotion étayée remonte aux causes qui expliquent l’émotion.

1.3. L’inscription du locuteur dans l’énoncé chargé émotionnellement

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Conjointement à l’analyse de l’émotion à trois niveaux dans les discours, nous avons examiné dans quelle mesure le locuteur était présent dans les messages postés sur Twitter pour exprimer son émotion, et par conséquent, dans quelle mesure il exprimait son émotion avec une certaine subjectivité. Bednarek (2008, p. 95) distingue entre les « individus émotionnés » (« emoters » en anglais) absents et présents dans les énoncés. Dans ses travaux, l’individu émotionné correspond à tout individu qui vit l’émotion exprimée ; il peut donc être différent du locuteur, qui prend en charge le discours. Pour Bednarek, l’individu émotionné est absent dans les énoncés dans lesquels les émotions apparaissent comme des entités abstraites plutôt que comme des réponses individuelles à des déclencheurs d’émotions, comme dansSpinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions, le titre de l’ouvrage de Antonio Damasio et Jean-Luc Fidel, par exemple. L’individu émotionné est également considéré comme absent au sein d’occurrences dans lesquelles il est identifié grâce au contexte. Enfin, l’individu émotionné est présent lorsqu’il est visible dans le discours au moyen de marqueurs explicites. Il nous semble ici utile de distinguer trois types d’individus émotionnés plutôt que deux : 1) pas d’individu émotionné dans les affirmation générales et/ou abstraites, 2) individu émotionné absent lorsqu’il est inféré au moyen du contexte et 3) individu émotionné présent lorsqu’il est inscrit dans l’énoncé. Dans le cadre de notre recherche, nous nous intéressons exclusivement à l’émotion ressentie par le locuteur, et non à tout individu émotionné de façon générale ; l’individu émotionné pris en compte y est donc toujours un locuteur. Par conséquent, les cas de discours rapporté sont intégrés à notre recherche uniquement lorsqu’ils ont pour fonction d’étayer ou de renforcer l’expression de l’émotion ou l’opinion du locuteur, et non lorsque le locuteur sert simplement de relais à celles d’un Autre. Par ailleurs, il nous semble toujours possible d’inférer le locuteur dans un corpus de tweets, l’identité de chaque utilisateur de Twitter étant visible dans tout tweet.

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Nous avons donc tenté d’identifier les modalités par lesquelles les locuteurs laissent transparaître « l’hétérogénéité montrée » de leur discours (Authier-Revuz, 1982) lorsqu’ils expriment leurs émotions. Cette hétérogénéité peut revêtir des formes marquées ou non marquées : les premières s’opèrent à l’aide de marqueurs faisant explicitement référence à la parole d’un autre (l’usage des guillemets dans un discours indirect par exemple) ; les secondes sont observables, par interprétation, au moyen d’indices textuels ou contextuels (allusions, pastiches, etc.). L’hétérogénéité pose la question des points de vue que les multiples voix font entendre dans le discours. Martin et White établissent la distinction entre « l’expansion dialogique » et la « contraction dialogique » (2005, p. 102, TPA). Dans le premier cas, les voix alternatives convergent dans le dialogue et permettent ainsi de renforcer le point de vue du locuteur. Dans le deuxième cas, elles divergent de la voix du locuteur, qui y fait référence pour les remettre en question. Les énoncés « Il démontre que… » et « Il prétend que… » illustrent respectivement l’expansion et la contraction dialogiques. Les différentes formes de discours rapporté témoignent également des diverses articulations possibles entre les voix présentes dans un discours.

2. Méthode

2.1. Création du corpus

Dans un premier temps, nous avons collecté aléatoirement 10 000 tweets comprenant l’expression « Brexit » dans un hashtag ou dans le corps du tweet. Tous les tweets collectés comprenaient un contenu visuel et ont été publiés entre le 24 juin et le 23 juillet 2016, soit endéans le mois qui a suivi le Référendum. Parmi ces 10 000 tweets, 6612 étaient écrits en anglais. Nous avons privilégié les tweets en anglais pour trois raisons. Premièrement, le

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corpus est nettement plus important en anglais qu’en français, ce qui permet a priori d’identifier une plus grande variété de types d’expression émotionnelle et avec un niveau de saturation des données plus élevé. Deuxièmement, la majorité des tweets en français provenaient de médias ou de personnalités politiques, alors que notre recherche se concentre sur l’expression citoyenne. Troisièmement, le Brexit étant un événement politique britannique, il est d’autant plus source d’émotions pour les citoyens du Royaume-Uni. Il est toutefois important de noter que la sélection de notre corpus est réalisée sur la base de la langue du tweet et non sur la localisation du locuteur. La totalité des tweets n’est donc pas écrite par des locuteurs britanniques. Cela n’est pas un problème pour notre recherche dans la mesure où elle ne vise pas à dresser un paysage représentatif des pratiques exclusivement anglo-saxonnes.

Notre objectif d’identifier les pratiques discursives des citoyens se heurte aux difficultés causées par l’« effondrement du contexte » (Marwick et boyd, 2011) inhérent aux espaces virtuels comme Twitter, en raison duquel les interactants tendraient à partager du contenu public pour une « communauté imaginée » en l’absence d’informations contextuelles sur les interactants (à l’inverse des messages destinés à des interactants précis). Ce manque de contexte sur les médias sociaux concerne la production de messages mais également leur réception par les autres utilisateurs et a fortiori par les chercheurs, qui sont amenés à analyser les pratiques numériques sans disposer d’informations sur leurs auteurs et leurs contextes de production, voire à analyser sans le savoir des pratiques générées automatiquement par des bots. Selon certains, la meilleure alternative pour faire face à ce manque d’informations contextuelles serait de compléter la recherche par des entretiens avec les utilisateurs (Barton, 2015; Breiter et Hepp, 2018). Cette alternative n’est cependant pas possible pour les grands corpus. Pour affiner notre corpus et pallier au maximum le manque d’informations contextuelles, nous avons mené plusieurs opérations de tri. La première étape a consisté à

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supprimer les tweets écrits par des bots, à l’aide de Botomer. L’algorithme de cet outil de détection des bots catégorise les comptes Twitter en pourcentages. Plus ceux-ci sont élevés, plus la chance que les comptes soient gérés par des bots est grande. Trois grandes catégories sont ainsi établies : les comptes qui sont probablement gérés par des individus (entre 0 et 40%), les comptes pour lesquels Botometer n’a pas de certitude (entre 40% et 60%) et les comptes qui sont probablement gérés par des bots (entre 60 et 100%). Nous avons choisi la prudence et dès lors de ne conserver que les tweets écrits par des comptes appartenant à la première catégorie, même si certains tweets écrits par des individus sont probablement comptabilisés dans la fourchette intermédiaire de Botometer. Au terme de ce premier tri, notre corpus est passé de 6612 à 2196 tweets. Nous avons ensuite procédé à une analyse de profil des comptes, afin de ne sélectionner que les comptes de citoyens. Seules quelques études portent sur l’analyse des profils sur Twitter (Vainio et Holmberg, 2017). Semertzidis et al.

(2013) ont classé les descriptions des profils dans différentes catégories (emploi, centres d’intérêt, etc.). Dans le même ordre d’idées, nous avons procédé à une analyse manuelle des profils en examinant les unités thématiques et également les pronoms personnels utilisés (particulièrement les « I » ou « We ») afin de distinguer les profils d’individus des profils de collectivités. Ensuite, nous avons sélectionné les tweets écrits par les citoyens parmi les tweets écrits par des individus en opérant une distinction entre les tweets de citoyens, de journalistes et de personnalités politiques. En effet, nous avons considéré comme citoyen tout individu qui ne mentionne pas d’activité professionnelle dans les mondes du journalisme et de la politique, afin d’éviter une approche professionnelle du Brexit. Au terme de ces différentes étapes de sélection, notre corpus comprenait 1343 tweets.

2.2. Analyse

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Dans le cadre d’une précédente recherche (Bouko et Garcia, 2019), nous avons réalisé une analyse de contenu de ces tweets, afin notamment de déterminer les sous-thématiques abordées, les types de contenus visuels et les types de relations sociales (relayer une information, partager une tranche de vie personnelle, etc.), propres à la fonction interpersonnelle théorisée par (Halliday et Matthiessen, 2004). Ce dernier type de catégories nous a permis de déterminer que 822 tweets de notre corpus comprenaient une forme d’expression personnelle (opinion, analyse personnelle), chargée émotionnellement ou non.

Pour la recherche présentée dans cet article, nous avons analysé les 459 tweets de notre corpus comprenant de l’expression personnelle écrits à partir du 25 juin, afin de laisser de côté les nombreux tweets écrits le 24, quelques heures avant l’annonce officielle des résultats définitifs.

Nous avons procédé en trois étapes. Dans un premier temps, nous avons analysé tous les tweets afin de repérer empiriquement les différentes formes d’expression de l’émotion. Nous avons organisé ces premières observations empiriques en catégories en nous basant sut le modèle de la théorisation ancrée (Strauss et Corbin, 1998). Ensuite, nous avons codé les 100 premiers tweets du corpus à deux reprises, avec un intervalle d’une semaine, afin de nous assurer de la stabilité et de l’univocité des catégories. Nous avons quantifié cette stabilité en calculant notre kappa de Cohen. Notre kappa atteint 0,82, ce qui est considéré comme un résultat excellent (Landis et Koch, 1977). Dans un troisième temps, nous avons codé une fois les 359 tweets restants.

3. Résultats

Cette méthode nous a permis d’identifier les catégories suivantes, et d’évaluer quantitativement leur caractère représentatif au sein du corpus. Dans cette typologie, la

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subjectivité du locuteur est échelonnée, allant du moins subjectif au plus subjectif. Les numéros attribués à chaque catégorie indiquent leurs niveaux de subjectivité. Quand nous considérons que plusieurs categories revèlent d’un niveau de subjectivité similaire, nous leur avons attribué le même numéro. Nous obtenons donc seize catégories réparties dans douze degrés de subjectivité.

Tableau 1 : nos seize catégories de pratiques discursives chargées en émotion réparties dans douze degrés de subjectivité

Degré de subjecti vité

Types

d’expression citoyenne

Exemples

Locuteur absent des énoncés (dans le texte et l’image du tweet)

1. Traces de

“prédiscours”

(Paveau)

Sometimes you just have to laugh or you'll cry.

#Brexit #EURef

Trad.: Parfois il vaut mieux rire que pleurer.

“Points de vue narratifs”

(Rabatel, 2003)

The Iron Lady is smiling down tonight… #Brexit (+ portrait de M. Thatcher avec la citation “La liberté est fondamentale”)

Trad.: La Dame de fer sourit timidement ce soir…

2. Analyses

personnelles (avec contenu visuel

seulement illustratif)

Those who voted #Brexit in UK's #EUReferendum have effectively authored the break-up of the United Kingdom. #sadday

Trad.: Ceux qui ont voté #Brexit lors du referendum du Royaume-Uni ont créé efficacement la dissolution du Royaume-Uni.

#jour triste.

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3. Introductions à

du contenu

visuel chargé en émotions

Here's some typical ordinary Kippers celebrating

#Brexit + photos dénigrantes d’hommes

Trad.: Voici des Kippers (= pro-Brexit) typiques fêtant le #Brexit.

Introductions chargées en émotions à du contenu visuel

chargé en

émotions

#brexit ungrateful peasants + photographie d’un cimetière miliaire comprenant le texte « Stop blaming old folk. This is how many of them protected your freedom to vote » (cfr supra) Trad. : ploucs ingrats + Arrêtez d’accuser les vieux. C’est comme ça que beaucoup d’entre eux ont protégé votre liberté de vote

4. Introductions chargées en émotions à du contenu visuel

The very definition of 'Control Freaks' #Brexit

#Regrexit (+ photo de B. Johnson et M. Gove) Trad.: La définition par excellence de ‘l’obsédé du contrôle’

Expression

minimaliste des émotions

this is so sad #Brexit Trad.: c’est tellement triste.

5. Tranches de vie personnelle induites

Comfort eating for #PostBrexit ontological insecurity (+ photo de pâtisseries)

Trad.: Nourriture de consolation contre l’insécurité ontologique #PostBrexit

Locuteur présent dans les énoncés (dans le texte et/ou l’image)

6. Impératifs

affirmatifs

Keep calm and drink Darjeeling. #EURefResults

#Brexit

Trad.: Restez calmes et buvez du Darjeeling.

7. Impératifs Not to worry. A huge rise in the market for Union

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Trad.: Ne vous inquiétez pas. Une énorme croissance sur les marchés pour les merdes britannique nous sauvera.

8. Introductions à

du contenu

visuel chargé en émotions

I feel this meme is unusually relevant right now

#EUref #Brexit (+ meme “Keep calm and carry on”)

Trad.: Je trouve que ce meme est particulièrement pertinent en ce moment + Restez calmes et continuez

Introductions chargées en émotions à du contenu visuel

I can only wish this were true. #Brexit (+ meme indiquant que le ministère de la magie de Harry Potter va prendre le relais)

Trad.: Je ne peux qu’espérer que cela soit vrai.

9. Analyses

personnelles (avec contenu visuel

seulement illustratif)

#Brexit makes me see where #AnakinSkywalker was coming from w/ his benevolent dictator idea.

Pity they turn into...

Trad.: Le #Brexit me fait voir d'où venait Anakin Skywalker avec son idée de dictateur bienveillant. Dommage qu'ils se transforment ....

10 Introductions chargées en émotions à du contenu visuel

chargé en

émotions

Happy to see Post Brexit transition going well for establishment parties + illustration de La bataille de Gaza (312 av. J.-C.)

Trad.: Heureux de voir que la transition post- Brexit se passe bien pour les partis de l’establishment

11. Expression

minimaliste des émotions

I can't believe it. #Brexit So Sad. Goodbye UK.

Trad.: Je ne peux pas le croire. #Brexit si triste.

Au revoir UK.

12. Tranches de vie personnelle

I can sleep soundly tonight because my kids know this was #notmyvote but I am heartbroken

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dénotées for them. #brexitfail

Trad.: Je ne peux pas bien dormir ce soir parce que mes enfants savent que ce n’était

#pasmonvote mais j’ai le coeur brisé pour eux.

#échecbrexit

Le premier degré comprend les traces de « prédiscours » (Paveau, 2011) et les « points de vue narratifs » (Rabatel, 2003). Paveau définit les prédiscours comme des « opérateurs dans la négociation du partage, de la transmission et de la circulation du sens dans les groupes sociaux, […] un ensemble de cadres prédiscursifs collectifs qui ont un rôle instructionnel pour la production et l’interprétation du sens en discours » (2011, p. 22). Dans notre exemple, le prédiscours populaire tacite sur la gestion des émotions prend forme dans le proverbe « il vaut mieux en rire qu’en pleurer ». Pour Rabatel,

[…] le point de vue narratif exprime bien une subjectivité particulière (comme tout point de vue argumentatif) sans pour autant relever d’une énonciation personnelle, puisque l’énoncé n’est pas embrayé. C’est ce mode particulier d’énonciation que Charaudeau nomme un ‘simulacre énonciatif’: un ‟jeuˮ que joue le sujet parlant, comme s’il lui était possible de ne pas avoir de point de vue, de disparaître complètement de l’acte d’énonciation (Charaudeau, 1952 : 650). (Rabatel, 2003, p. 51)

Dans notre exemple mentionné dans la grille, nous considérons que le locuteur étaye son émotion de satisfaction par rapport au Brexit en relayant le point de vue supposé de Margaret Thatcher lorsqu’il indique que « La Dame de Fer sourit timidement ce soir ». L’image du tweet – un portrait de Thatcher et la citation « Liberty is fundamental » attribuée à celle-ci - ,

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renforce l’étayage de l’émotion du locuteur. Par effacement énonciatif et disjonction entre le locuteur et l’énonciateur, le locuteur exprime son émotion suscitée par le Brexit, en faisant prendre en charge son émotion par un énonciateur faisant figure d’autorité et en rappelant l’importance de la liberté. Dans ce tweet, l’évaluation de la situation porte sur les valeurs chères au locuteur (critère 7 de Micheli, cfr supra), par l’intermédiaire des valeurs supposées chères à Thatcher. Cet exemple illustre par ailleurs la distinction entre les

« authorial occurrences » et « non-authorial occurrences » proposées par Bednarek (2008, p.

85). Dans le premier cas, l’émotion est auto-attribuée. Dans le second cas, elle est attribuée à d’autres.

Le deuxième degré concerne les analyses personnelles au sein desquelles le contenu visuel ne remplit qu’une fonction illustrative accessoire. Dans de tels cas, très fréquents, l’émotion est essentiellement étayée par une évaluation schématique de la situation chargée en émotions.

Dans le troisième degré, le contenu visuel est en revanche indispensable pour la compréhension du tweet et joue un role central dans l’expression des émotions. Deux articulations sont possibles, en fonction de la charge émotionnelle ou non du texte et/ou du contenu visuel. D’une part, les tweets peuvent consister dans introductions à du contenu visuel chargé émotionnellement, comme le tweet ci-après (image 1).

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Image 1: exemple d’introductions à du contenu visuel chargé émotionnellement

Dans de tel cas, l’expression de l’émotion ne se loge pas dans la partie textuelle du tweet, mais uniquement dans l’image. Ici, l’insatisfaction ressentie par rapport au Brexit se cristallise sur les hommes politiques par l’image (qui représente Boris Johnson) et sur tous les pro- Brexit par le texte (« all the leavers »). Le texte est incompréhensible sans l’image.

D’autre part, l’émotion peut se loger dans l’image et dans le texte, à l’instar de l’exemple ci- après (image 2).

Image 2: exemple d’introductions charges émotionnellement à du contenu visuel chargé émotionnellement

Les contenus visuels sont très rarement présentés comme des contenus créés par le locuteur.

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l’émotion, qui serait partagée. Par exemple, la photographie du doigt d’honneur adressé à Johnson par un cycliste est utilisée pour exprimer l’émotion du locuteur. Il est important de noter que les tweets comprenant un contenu visuel sont très souvent composés d’extraits textuels, provenant de médias ou d’autres citoyens, partagés sous la forme d’une photographie (voir image 3). Dans de tels cas, le recours à un point de vue extérieur est explicite.

Image 3: Exemple de recours à du contenu visuel chargé émotionnellement pour marquer son accord par rapport à une émotion exprimée par un tiers

Dans l’exemple ci-dessus, le locuteur se limite à marquer son accord avec le contenu extérieur partagé.

Compte tenu de l’effet d’objectisation créé par le recours à du contenu extérieur, les tweets dont la charge émotionnelle se loge uniquement dans l’introduction textuelle à l’image nous semblent témoigner d’une émotion plus personnelle, sans recours extérieur.

Le quatrième degré concerne les tweets dont l’émotion se loge uniquement dans le texte. Il s’agit d’introductions à une image sans charge émotionnelle, à l’instar de l’exemple ci-après (image 4):

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Image 4: exemple d’introductions émotionnelles à du contenu visuel

La photographie est une photographie représentant simplement Michael Gove et Boris Johnson. Elle ne contient pas de charge émotionnelle et pourrait tout aussi bien convenir à un tweet en faveur ou en défaveur du Brexit. Pour que le contenu visuel soit considéré comme chargé émotionnellement, il est impératif que l’on puisse y déceler l’évaluation de la situation que l’auteur du tweet exprime. En effet, rappelons que ce n’est pas la situation en tant que telle qui est source d’émotion, mais l’évaluation de celle-ci par le locuteur, une même situation pouvant générer des émotions contraires parmi les individus. La photographie de Gove et Johnson ne comprend pas d’évaluation de la situation. Dans cet exemple, la charge émotionnelle se loge uniquement dans le texte, étayée par le sens affectif de l’expression péjorative « control freak », qui évalue émotionnellement les hommes politiques pro-Brexit, renvoyant ainsi au critère de la cause agentive défini par Micheli (cfr supra). L’émotion est aussi dénotée dans #Regrexit, contraction de Regret et Brexit.

Les expressions minimalistes de l’émotion, sans que le contenu visuel ne joue un quelconque rôle, comme dans « this is so sad #Brexit », relèvent également du quatrième degré.

Le cinquième degré est composé de tweets dont la dimension personnelle n’est pas

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prend souvent la forme d’une omission de la construction verbe-sujet. Dans l’exemple présenté dans la grille, le tweet pourrait aussi bien être completé par « this is (comfort eating)

» ou « I am (comfort eating) », la première option étant plus monoglossique que la seconde.

La dimension subjective de l’émotion exprimée semble renforcée par l’image (a priori amateur) et apparaît donc comme forte, même si elle est seulement inférée (image 5).

Image 5: exemple de tranche de vie personnelle induite

Les degrés suivants concernent les tweets dans lesquels le locuteur est inscrit.

Les sixième et septième degrés consistent dans les impératifs respectivement affirmatif et négatif. Pour Martin et White, « l’impératif est monoglossique compte tenu qu’il ne fait pas référence ni ne permet aucune action alternative » (2005, p. 111, TPA). Toutefois, nous établissons une distinction entre les impératifs affirmatif et négatif: si le premier type est en effet monoglossique, le second est précisément construit comme une alternative à un autre

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exemples, « ne vous inquiétez pas/not to worry » se pose comme alternative à l’action de s’inquiéter, contrairement à l’impératif « restez calmes et buvez du Darjeeling ».1 Les impératifs constituent un type d’énoncés dans lequel le locuteur est implicitement inclus dans l’énoncé. Le mode impératif permet en effet un acte de langage de l'énonciateur à un ou des allocutaires. Il constitue un embrayeur qui contient en lui-même, implicitement, le je et le tu.

Le huitième degré est composé de tweets dont l’émotion est basée sur le contenu visuel et est incompréhensible sans celui-ci. Dans le premier cas, le locuteur exprime son accord avec une émotion dénotée dans le contenu visuel; dans le second cas, l’émotion est dénotée dans le texte mais est étayée via le contenu visuel. Dans l’exemple, le locuteur exprime un espoir par rapport à une situation indiquée dans l’image (les sorciers de Harry Potter prenant le relais pour gérer la situation). Dans les tweets relevant du huitième degré, le locuteur base explicitement la dénotation ou l’étayage de son émotion sur un contenu visuel extérieur.

Le neuvième degré comprend les analyses personnelles. A l’instar des analyses personnelles sans présence du locuteur, ces analyses comprenant le locuteur inscrit dans l’énoncé contiennent essentiellement de l’émotion étayée, basée sur une évaluation émotionnelle d’une situation schématisée. L’exemple mentionné dans la grille ne comprend pas de marques d’émotion dénotée ou montrée. L’observation de l’émotion étayée passe ici exclusivement par l’identification du critère de cause agentive (Micheli, cfr supra), par lequel le locuteur critique les dirigeants politiques et les compare à des dictateurs.

Le dixième degré consiste dans les introductions chargées en émotions à du contenu visuel chargé en émotions. Dans de tels, le locuteur exprime son émotion linguistiquement, souvent par étayage, en lien avec du contenu visuel lui aussi chargé émotionnellement. Dans l’exemple mentionné, le locuteur fait part de sa joie de voir que la transition post-Brexit se

1 Ce tweet a été écrit le 24 juin et ne fait donc pas partie du corpus. Comme notre corpus ne comprend aucun

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passe bien. Seule l’image, qui symbolise le chaos lors de la Bataille de Gaza (312 avant J-C), permet de saisir l’ironie de son tweet, et par conséquent l’émotion négative qu’il ressent réellement. Dans cette catégorie, les composantes linguistiques et visuelles du tweet sont interdépendantes; leur interprétation dépend l’une de l’autre (image 6).

Image 6: exemple d’introductions chargées en émotions à du contenu visuel chargé en émotions dans lesquelles le locuteur est présent

Le onzième degré rassemble les tweets exprimant une émotion de façon minimaliste. Les émotions sont ici dénotées en peu de mots.

Les tranches de vie personnelle dénotées composent le douzième et dernier degré. Ici, le locuteur dénote son émotion et l’étaye sur la base d’éléments personnels, comme les conséquences pour ses enfants dans l’exemple indiqué. Le contenu visuel renforce le caractère intime de l’émotion exprimée lorsqu’il est lui-même personnel.

Une fois les catégories identifiées, nous avons codé les tweets afin de mesurer le caractère représentatif de ces catégories au sein de notre corpus. Cette approche quantitative nous a permis d’obtenir les résultats récapitulés dans le tableau suivant (tableau 2).

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Tableau 2: représentativité des catégories au sein de notre corpus Intros A = Introductions à du contenu visuel chargé en émotions Intros B= Introductions chargées en émotions à du contenu visuel

Intros C= Introductions chargées en émotions à du contenu visuel chargé en émotions

Comme le tableau l’indique, nous avons pu identifier de l’émotion dans trois-quarts du corpus de tweets codés comme comprenant l’expression d’une opinion. Les 25% de tweets sans émotion sont pour la plupart des tweets dans lesquels les locuteurs proposent un récapitulatif ou une analyse personnelle de la situation, sans charge émotionnelle dénotée, montrée ou étayée.

Notre modèle comprend seize catégories: dix dans lequelles le locuteur est absent et six dans lequelles le locuteur est présent dans le tweet. Les tweets sans locuteur (61,3% du corpus) sont bien plus fréquents que les tweets avec le locuteur inscrit dans l’énoncé (13,7% du corpus).

Cela s’explique notamment par l’identification de l’émotion étayée bien plus fréquente que l’émotion dénotée ou montrée: 15% du corpus comprend de l’émotion dénotée, 24% de l’émotion montrée et 58% de l’émotion étayée.2 Rappelons que ces catégories ne sont pas mutuellement exclusives, un tweet pouvant contenir les trois types d’émotions.

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Quatre catégories sont particulièrement plus fréquentes que les autres. Ells consistent dans les analyses personnelles sans locuteur inscrit dans l’énoncé et dans les trois types d’introductions à du contenu visuel, également sans locuteur présent. Curieusement, les proportions d’introductions à du contenu visuel chargé en émotions et d’introductions chargés en émotions à du contenu visuel sont équivalentes dans les tweets sans et avec locuteur, soit respectivement à chaque fois 17% et 2%. Il apparaît dès lors que l’émotion est exprimée aussi souvent au moyen du texte ou de l’image du tweet. Les introductions comprenant de l’émotion dans le texte et l’image constituent également des catégories fréquentes (respectivement 11% et 4%). A l’inverse, les tweets comprenant des tranches de vie personnelles, qu’elles soient inférées (0,5%) ou dénotées (4%), sont marginaux au sein du corpus. Le Brexit est donc rarement abordé en faisant référence à la vie personnelle des locuteurs.

4. Conclusion

Il y a presque vingt ans, Catherine Kerbrat-Orrechioni soulignait la difficile observabilité des émotions dans les discours:

Les émotions posent au linguiste de vrais problèmes, et lui lancent un vrai défi, à cause de son caractère éminement […] fuyant et insaisissable: elles lui glissent entre les doigts. Tout au long de cette investigation, nous avons en effet rencontré des catégories floues, des notions polymorphes et des marqueurs indécis […] et l’on a vu par exemple que les valeurs affectives avaient tendance à recouvrir tout le domaine de la subjectivité langagière […]

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Concluons à la fantastique diversité des moyens que peut investir le langage émotionnel, puisque tout mot, toute construction peuvent venir en contexte propice se charger d’une connotation affective […] Ainsi a-t-on le sentiment que les émotions sont à la fois dans le langage, partout et nulle part. (Kerbrat- Orecchioni, 2000, p. 57)

Analyser l’expression des émotions par abduction et déduction (respectivement dans le cas des émotions montrée et étayée) implique particulièrement une interprétation subjective, basée sur des marqueurs moins facilement identifiables que dans le cas de l’émotion dénotée.

De plus, la longueur réduite des tweets participe à cette difficulté. En effet, de nombreux tweets ne contiennent qu’un marqueur de l’émotion montrée et/ou étayent l’évaluation de la situation en quelques mots. Certains, comme Bednarek (2008) par exemple, préfèrent donc se limiter à l’émotion dénotée, tout en soulignant combien ce choix exclut de nombreux modes d’expression de l’émotion. Déjà en 1926, Brunot mettait en garde contre toute tentative de séparer strictement émotin et opinion:

C’est une division nécessaire, mais très artificielle, que celle qui sépare les sentiments des jugements et des volontés. Le sentiment entre dans une foule de jugement, et inversement le jugement n’exclut nullement le sentiment. […] La moindre phrase met en jeu notre sensibilité. […] Or le langage reflète cet état de choses. De sorte qu’il faudrait se garder de croire qu’une démarcation rigoureuse puisse s’établir entre les choses senties et les choses pensées.

(Brunot, 1926, in Kerbrat-Orecchioni, 2000, p. 57).

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La communication multimodale, au coeur des pratiques discursives sur les réseaux sociaux, rend l’analyse de l’émotion étayée, aux contours flous entre émotion et opinion, d’autant plus centrale. En effet, en additionnant les introductions A et C (voir tableau 2), notre analyse révèle que 34% du corpus comprend de l’émotion exprimée dans le contenu visuel, le plus souvent par étayage.

La récurrence de plusieurs de nos catégories met en lumière comment certaines « cultures affectives numériques » prennent forme. Pour Döveling et. al (2018), analyser les émotions comme une pratique culturelle que les individus réalisent, plutôt que comme un état psychologique intérieur qu’ils possèdent, permet d’identifier des communautés culturelles de pratique affective, dont les membres alignent leurs modes d’expression des émotions et opinions les uns aux autres. Ces communautés prennent la forme de « communautés ambiantes » (Zappavigna, 2015, p. 1), composées d’individus actifs sur un réseau social mais sans forcément avoir de liens ou d’échanges entre eux. L’affiliation sociale s’y traduit plutôt par des pratiques à large échelle, sans interactions interpersonnelles, comme le partage de contenus viraux par exemple. Ce sont précisément ces modalités d’expression de l’émotion que notre recherche participe à identifier.

Dans la lignée des travaux d’Ahmed (2004), il apparaît donc que tant les types d’émotions que certaines modalités d’expression de ces émotions semblent particulièrement circuler parmi les membres de ces communautés ambiantes.

Notre analyse révèle également combien l’expression de l’émotion est quatre fois plus souvent réalisée sans la présence explicite du locuteur dans l’énoncé (61,3 contre 13,7%), ce qui tend à rendre cette expression plus monoglossique et objective, sans référence à des points de vue alternatifs. A l’heure où l’expression des émotions est de plus en plus polarisée au sein du capitalisme digital affectif (Döveling et al. 2018), une analyse des autres marqueurs de l’hétérogénéité du discours, comme les modalisateurs, permettrait de saisir encore davantage

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comment les locuteurs mettent en place des expansions et/ou contractions dialogiques dans leurs discours (Martin et White, 2005), au delà de leur présence ou non dans les énoncés.

Le présent article se limite également à une approche rapide des articulations entre les contenus textuel et visuel des tweets. Nous avons fait usage du terme-valise d’« introductions

» pour signifier l’interdépendance entre le texte et l’image pour leurs interprétations respectives. Dans des recherches ultérieures, les nombreux modèles développés depuis les notions barthésiennes d’ancrage et de relais (Bateman, 2014) seront une aide précieuse pour aborder plus finement comment l’émotion est exprimée lorsque l’image ne remplit pas simplement une fonction d’illustration.

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