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Apprendre le polonais ou faire parler « l’ancêtre en soi »

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Academic year: 2021

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CENTRE DE CIVILISATION POLONAISE UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

POLONICUM, CENTRE D’ENSEIGNEMENT DE POLONAIS LANGUE ÉTRANGÈRE UNIVERSITÉ DE VARSOVIE

LE

POLONAIS

LANGUE ÉTRANGÈRE

ENSEIGNER ET APPRENDRE

SOUS LA DIRECTION DE Leszek Kolankiewicz ETD’Andrzej Zieniewicz

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aPPrenants

formations

cursus

aPPrenanTs -FormaTions -cursus

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AnnA ciesieLskA-riBArd

aPPrendre le Polonais ou faire

Parler « l’ancêtre en soi »

Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m’amputais d’une partie de moi-même ? 1

Amin Maalouf

Tout enseignant d’une langue dite « rare », dont la diffusion est assurée et maintenue principalement par une diaspora, est sen­ sible aux motivations de ses apprenants adultes, et c’est le cas du polonais en France. Face à son public, le lecteur organise souvent son premier cours autour de la traditionnelle question « pourquoi apprenez­vous cette langue ? », et les réponses qu’il reçoit se rap­ portent aux origines polonaises, aux parents, aux grands­parents, à des villes et des régions de Pologne, et ces noms propres sont la première et la plus immédiate explication de l’effort véritable que le futur élève entreprend, celui d’étudier une langue réputée diffi­ cile. Tout en nous éclairant sur les motivations, ces réponses font comprendre à chaque membre du groupe une vérité qui le récon­ forte dans sa démarche, il se trouve enfin au milieu de personnes qui vivent une situation semblable à la sienne : ils apprennent ou réapprennent une langue familiale. Quant à l’enseignant, il est souvent touché par ce qu’il entend, tant les histoires « polonaises » des apprenants adultes recèlent de densité et de profondeur, ce qui l’aide d’ailleurs à oublier son rôle parfois ingrat qui est d’enseigner une langue rare et surtout difficile pour un européen de l’Ouest.

1 Maalouf, Amin, Identités meurtrières, Paris 1998, Grasset, p. 6.

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Le sujet de cet article a été inspiré par mon expérience d’ensei­ gnement du polonais et aussi par un terrain concret, celui des stages non diplômants, dispensés dans le cadre de la formation continue universitaire et accueillant un public adulte. La fréquentation de nos stagiaires depuis plus de vingt ans m’a amené à faire un exercice particulier qui serait, je pense, utile aux autres formateurs et à toute personne qui a été élevé dans le monolinguisme. On pourrait l’appeler savamment de « l’empathie » didactique. Il s’agit de faire appel à l’image d’une personne proche, ou tout au moins familière, dont on connaît le quotidien, les habitudes, des détails physiques comme les mains, la démarche, le visage, c’est­à­dire une grand­mère, un grand père, un père ou une mère, et ensuite de continuer l’exercice en imaginant que cette personne se réalise pour une part dans une autre langue, une langue qui porte en elle un monde de savoirs, de gestes, de références culturelles et historiques auquel nous ne pouvons accéder que de manière très fragmentaire. Cette langue, nous l’avons en nous par bribes, sous forme d’expressions, de poèmes ou de chansons, nous l’avons en nous, mais sans la comprendre, en tous les cas sans en comprendre le contexte culturel.

Le polonais en héritage

Pour commencer, voici l’exemple d’un cours de niveau cinq, le plus élevé au Centre de civilisation polonaise, qui a rassemblé l’année dernière des personnes quasiment bilingues ou en voie de devenir. Ce groupe comptait huit personnes dont sept d’origine polonaise, le huitième a vécu en Pologne pendant un an et il a une épouse polonaise. Les plus jeunes, les trentenaires, sont Mike, dont les deux parents sont Polonais, il perfectionne la langue qu’il utilisera peut­être, un jour, dans son travail, ainsi que Nicolas, d’origine polonaise, il a séjourné à Cracovie pendant un an, dans le cadre d’Erasmus. Joël et Paul ont commencé l’aventure du polonais dans notre Centre, ils sont descendants respectivement d’une famille juive ashkénaze et d’une famille du sud de Pologne,

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aujourd’hui ils sont de niveau B2/C1 dans toutes les compétences. Maïté est bilingue, sa mère était Polonaise, elle entretient des relations suivies avec ses cousins dans la région de Varsovie. Michel, Simon et Zbigniew ont eux aussi un parent polonais, ils sont au contact de la langue en dehors des cours, et ceci pour des raisons familiales. Toutes ces personnes exercent ou ont exercé des métiers de cadre ou assimilé, ils sont tous d’un niveau social élevé, ils ont tous fait des études supérieures poussées. Leur lien avec le pays dépasse largement la pratique de la langue, ils ont des connaissances culturelles approfondies, chacun dans son domaine de prédilection (histoire, littérature, musique, cinéma, etc.), ils vont régulièrement en Pologne, en suivent les réalités quotidiennes.

Évoquer nommément les personnes de notre cours bilingue est pour moi une très bonne occasion pour dire l’admiration que j’ai ressentie face à leur maîtrise du polonais. Mais si je dresse ce rapide portrait collectif, c’est pour souligner devant les enseignants que nous sommes leur démarche, et aussi, et peut­être avant tout, pour mettre les mots sur l’expérience unique que vivent nos apprenants adultes issus de manière plus ou moins lointaine de la diaspora polonaise. En venant étudier après une journée de travail, ces personnes ne souhaitent pas simplement communiquer avec leur famille ou au cours de leurs déplacements touristiques en Pologne, cette compétence, la communication quotidienne, étant déjà parfaitement acquise. Pour comprendre ce qui se joue en toile de fond de leur engagement, nous devons élargir notre registre de formateurs en langue, qui consiste à transmettre des savoirs linguistiques répertoriés dans un programme. On doit se rendre compte avec plus d’acuité et plus de netteté que nos apprenants, tout en étudiant les difficultés des déclinaisons, des conjugaisons et de la prononciation, entreprennent en même temps un tout autre effort : celui de reprendre et de maintenir le dialogue avec leur passé, de parcourir un chemin de retour vers leur histoire familiale. On peut ainsi dire que, tout en progressant dans l’étude

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du polonais, ils s’auto­construisent à travers l’apprentissage de la langue de leur mère ou de leur grand­père, et nous, enseignants pour adultes, nous assistons à l’élaboration d’un récit, et il s’agit là non moins que du récit de vie.

Le terme de « l’ancêtre en soi », que j’ai mis en exergue de ces réflexions, a une longue histoire conceptuelle et des filiations philosophiques et psychologiques multiples. L’idée de l’appliquer à ma pratique quotidienne d’enseignante m’est venue à la lecture des travaux de Martine Lani­Bayle, chercheur en sciences de l’éducation. Dans son article « Histoire de vie et transmission générationnelle », elle rappelle que « nous sommes tous nés anticipés », que ceux qui nous ont précédés, puis engendrés, forment la chaîne des générations qui nous invite « dans une dimension imparfaite du passé », cet héritage que nous pouvons accepter ou refuser, bien sûr, mais que nous remanions le plus souvent, transformons, renouvelons. Les souvenirs, les éclats du passé familial, sont comme les « cailloux du Petit Poucet », dit­elle, laissés au bord du chemin volontairement ou involontairement, et ils jalonnent le tracé qui permet de se construire ou se reconstruire, de bâtir et faire vivre la légende familiale. 

Du moment où vous les rappelez, vous vous rendez compte que vos ancêtres sont en vous. Plus que des « visiteurs…, et qui ne feraient que passer, plus que des « fantômes » au sens psychanalytique du terme… Et vous vous apercevez qu’au-delà des informations parfois maigres que vous pouvez récolter sur eux, vous les « co-naissez » assez bien, à savoir, littéralement, que vous êtes nés avec, qu’ils étaient nés avant vous, que vous êtes nés avec eux, qu’ils peuvent naître de vous… L’ « ancêtre en soi » est en quelque sorte un concept exportable et adoptable, et heureusement, car nécessaire à toute ouverture temporelle et culturelle du sujet. Sinon, quel intérêt y aurait-il à remuer ce passé et ces gens terminés dont la découverte,

de toute façon, ne modifie plus guère, dans les faits, notre présent ? 1

1 Lani­Bayle, Martine, « Histoire de vie et transmission intergénérationnelle », dans

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Il est utile d’insister sur ce dernier point : dans cette démarche, il n’est pas simplement question de reconstituer le passé au nom de « l’hérité », cette entité idéale dont on ne retrouve que des contours. Faisant référence aux oppositions structurantes, l’auteur parle de l’hérité, mais elle souligne l’autre pôle de cette paire conceptuelle, le construit, c’est­à­dire cet élément de nous­mêmes qui est en constant remaniement : déséquilibre, rupture, reconstruction. Lani­Bayle en parle à plusieurs reprises, en employant les termes de « notre marge de liberté » et de « recompositions propres » à chaque individu. Mais elle ajoute, et cette remarque semble opératoire justement dans l’enseignement pour adultes :

L’objectif d’un tel travail d’articulation historique n’est ni cathartique ni thérapeutique. Ces dimensions ne sont pas articulées ; si elles viennent, c’est de surcroît… mais dans le cadre présenté ici,

il s’agit plutôt et simplement,… de prendre soin de soi et de sa vie 2.

L’histoire trans­générationnelle ne serait donc pas reçue, ce n’est pas un texte canonique, apporté par d’autres dont on célèbre les mots et la trame, c’est plutôt une narration qui se fait à partir de ce qui a été transmis tout au long de notre parcours, grâce à une démarche identitaire consciente et suivie.

Les supports de la narration qui s’élabore face à nous, ensei­ gnants de polonais, sont multiples, propres à chaque narrateur, propre à l’histoire de chaque famille. Ce sont des souvenirs de proches recueillis au coin des tables familiales, des documents ou des photos retrouvés et préservés toujours « par miracle », mais aussi des mots épars, un accent, une chanson ou un poème. Nous sommes nombreux à avoir déjà assisté à ces moments répétés, mais à chaque fois intenses, où une expression, un proverbe, un mot prononcé lors d’un cours déclenche chez l’apprenant une série d’associations et mène à la reconstruction d’un souvenir d’enfance, avec une situation concrète, un environ nement concret, des personnes concrètes.

2 Ibidem. aPP renan T s -Forma T ions -c ursus

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Dans la richesse de ses réponses­récits, chacune originale et diffé rente par ses personnages, son intrigue, ses décors, nous voyons se dessiner des constantes face à l’apprentissage de la langue familiale. Les stratégies linguistiques que les parents adoptent dans la transmission de leur langue d’origine suivent les aléas de leur histoire particulière qui, comme toujours et avec un effet immédiat, est plongée dans des circonstances extérieures, guerres, occupation et libération, crises économiques, moments de reprise, ouverture des frontières. Certains parents veilleront à maintenir la polonité dans leur foyer, ils préservent donc et la langue et les coutumes, et en sortant de la maison, les enfants se retrouvent dans un autre monde, le monde extérieur, celui de l’école et des amis. Un tel mode de transmission de la langue a trouvé son modèle original, commenté et étudié déjà, dans la communauté polonaise du Nord de la France. Mais nombreux sont aussi ceux qui, par le désir de voir leur progéniture s’instal­ ler et s’adapter au pays d’accueil, abandonnent volontairement la transmission de la langue, préservant d’ailleurs souvent les cou­ tumes. Et là, lorsqu’il y a plusieurs locuteurs polonophones dans le foyer, le polonais devient une langue véhiculaire entre adultes, res­ sentie souvent comme interdite et secrète aux oreilles des enfants. Avec la mixité européenne qui avance, nos formations accueil­ lent de plus en plus souvent des enfants issus de couples mixtes où l’apprentissage de la langue minoritaire dans la famille pose un problème de communication au quotidien. Les enfants nés dans ces couples disposent d’un polonais que nous appelons entre nous « familial » (plutôt que langue première, seconde, maternelle, etc.), puisque tourné vers la communication qui se limite aux réalités de la vie domestique, du quotidien, de l’enfance. Notons au passage que ce polonais « familial », parfois très fragmentaire, parfois uniquement oral, est un support formidable pour perfec­ tionner par la suite toutes les compétences : la compréhension et l’expression orales, la compréhension et l’expression écrites, la grammaire comme support fonctionnel de l’expression. Dès le

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début de la formation, l’enseignant doit donc s’employer à valo­ riser la langue déjà acquise, en la reconnaissant et en évaluant son niveau sur l’échelle commune européenne allant de A à C.

De fait, quelle que soit la stratégie linguistique adoptée par la famille, ces apprenants vivent dans l’interculturel ou dans le multi­ culturel, peu importe le débat autour de ce terme. Naturellement, la première conséquence pratique de l’interculturalité comprise de manière large est de faire barrage à toute tentation xénophobe et de dire, en chœur avec les sociologues américains, « we are all intercultural now ». C’est un mot d’ordre auquel nous souscrivons tous. Mais nous ne devons pas voiler le fait que l’« entre­deux » cultures, surtout pour les diasporas économique et politique, peut être vécu comme une bonne ou une mauvaise expérience et que, bien sûr, puisque l’identité est affaire de mouvement, de reconstruction permanente, la place de ces deux adjectifs quali­ ficatifs n’est jamais totalement définitive : ce qui est mauvais à un moment de la vie peut devenir positif à un autre. Autrement dit, ce qui a été ressenti comme un poids social, une gêne ou une honte, comme par exemple un nom de famille difficile à prononcer et raillé dans la classe, l’accent rocailleux d’un père, une mère s’adressant en public à son enfant dans une langue non valorisée socialement (comme l’est l’anglais par exemple), l’enfermement social de l’enfant issu d’une famille jugée « différente », ce bagage lourd porté au cours de l’enfance et de l’adolescence peut devenir plus tard, dans la vie adulte, une source de découverte, de désir de connaissance et en fin de compte de richesse. S’inscrire à une formation de polonais n’est donc pas, pour les apprenants d’origine polonaise, la même chose que de décider d’étudier l’espagnol pour réussir un voyage en Amérique du sud. C’est un acte souvent important, coïncidant avec le moment de remaniement des priorités dans la vie, marquant parfois le début d’un processus où une représentation sociale négative ou peu favorable se transforme en un héritage revendiqué, celui qu’on décide de ne plus rejeter, mais de préserver et de transmettre.

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Le « récit de vie » et la formation

Au fur et à mesure de la formation, l’enseignant entend l’histoire « polonaise » de l’étudiant se compléter et s’enrichir. Les occasions sont multiples : au cours des exercices d’expression orale ou de grammaire, pendant la lecture de textes littéraires. Que nous abordions le vocabulaire de la famille ou des traditions familiales, que nous introduisions à cette occasion le prétérit ou le discours indirect, que nous travaillions sur les noms propres ou lisions un article de presse, nous assistons à la construction progressive d’un récit, ce récit où l’apprenant rassemble les « cailloux » épars des souvenirs dont parlait Lani­Bayle. Les narrations se construisent lentement, au coup par coup, à l’aide de flashs et des images que la situation d’enseignement apporte. Chaque apprenant le fera à sa manière. Certains livrent leur histoire avec plus de force et plus explicitement, ils exprimeront leurs sentiments et raconteront des détails familiaux, d’autres le feront sous une forme factuelle, avec plus ou moins de silence, plus ou moins de pudeur. Mais peu importe la manière, le récit avance.

Pour un enseignant, il s’agit de narrations où la grande histoire, celle de la Pologne, de l’immigration polonaise en France ou de la diaspora juive ashkénaze, prend la forme d’une histoire personnelle, quotidienne d’une famille. Quant à l’apprenant, c’est pour lui une occasion de s’ouvrir à sa mémoire, en la confrontant et comparant aux récits des autres membres du groupe. C’est pourquoi introduire le genre et le concept de « récit de vie » pour comprendre au quotidien ce phénomène me semble vraiment intéressant et efficace, en tout cas c’était et cela reste toujours mon cas personnel. C’est même un mot­clé qui m’aide à mettre rapidement les mots à la situation d’enseignement et à comprendre la valeur unique de ce à quoi j’assiste en tant que formatrice.

Le « récit de vie » comme genre autobiographique devenu majeur dans les lettres du siècle dernier, et aussi comme concept utilisé dans les sciences humaines, a une littérature théorique

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abondante, il est, peut­on dire, à la mode et à juste titre. Des chercheurs en pédagogie ont fait l’usage de ce concept dans la théorie de la formation des adultes, et parmi eux Alex Lainé, philosophe de l’éducation, qui a travaillé notamment sur le principe de validation des acquis de l’expérience et écrit un ouvrage dont déjà le titre est une belle invitation à narrer, Faire

de sa vie un récit. Dans un de ses articles, « L’histoire de vie, un

processus de « méta formation », Lainé bâtit un parallèle entre les origines du genre et la situation de formation des adultes, et pour élaborer son raisonnement, il fait un détour par l’histoire de la sociologie contemporaine. Il rappelle brièvement l’histoire de l’École de Chicago et des travaux de William L. Thomas et de Florian Znaniecki, auteurs d’une œuvre de plus de 2000 pages portant sur l’immigration du sud de Pologne installée à Chicago, qui vécut dans le pays d’accueil des difficultés récurrentes d’adaptation. Parmi les sauts conceptuels qui ont fait de cette étude un moment clé de la sociologie moderne, notons l’idée de Thomas, sociologue américain, d’associer à ses travaux Znaniecki, philosophe polonais, dans le but de conduire les recherches tant du point de vue de l’émigré, celui qui quitte un pays et une organisation sociale précise, que du point de vue de l’immigré, cette même personne qui arrive dans un pays d’accueil où un autre système de codes sociaux l’attend 1. Les études sur les

paysans polonais à Chicago du début du XXe siècle introduisent une autre avancée théorique majeure : pour la première fois à une telle échelle et avec l’ambition méthodologique aussi clairement affichée, on a recours à l’autobiographie, à la correspondance et au récit de vie des membres d’un groupe, et cela pour aider à cerner des phénomènes sociaux. En se référant à ce classique de la sociologie moderne, Lainé dit ceci à propos de l’articulation du récit de vie et de la formation :

1 Abdelmalek Sayad, dont les travaux font toujours référence dans l’étude notamment

de la diaspora maghrébine, donne à ce phénomène un nom de « double absence », dans le livre du même titre (Paris 1999, Seuil).

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Dans l’histoire de vie comme pratique de recherche, se trouve déjà l’orientation méthodologique et éthique qui va intéresser le champ de la formation : la valeur reconnue du savoir dont chaque individu est porteur ; (…). Celui qui « sait » - au sens d’en avoir l’expérience – ce qui est en jeu dans le processus concret et secret de l’immigration, c’est le paysan polonais, celui qui « sait » de quels savoirs et savoir-faire il est détenteur, et comment il les a acquis, c’est l’adulte apprenant. La similitude va plus loin encore : dans l’un et l’autre cas, ces savoirs demeurent implicites, diffus, à peine conscients et non formulés, en sorte que leur formulation explicite requiert, le plus souvent, l’intervention d’un tiers (sociologue,

formateur ou groupe en formation) 1.

Ce même auteur fait émerger deux principales caractéristiques de la formation pour adultes : l’objet de l’apprentissage ne relève pas de savoirs disciplinaires extérieurs à l’apprenant, mais se concentre « dans le savoir de soi », ce qui nous conduit à penser qu’« un dispositif de formation repose fondamentalement sur l’implication des participants » 2. Il n’y a pas de place ici pour

rapporter de manière plus détaillée la suite de cette réflexion. Notons seulement que l’auteur y introduit le concept d’aide médiatrice du groupe, cet élément essentiel dans le processus de la reconnaissance sociale. Il parle aussi du rôle des récits de vie ou de la construction partielle d’un récit de vie, permettant de proposer aux apprenants une formation qui est à l’opposé de la vision « bancaire » de l’apprentissage, surtout à l’âge adulte. Dans

la vision bancaire de l’éducation, le savoir est une donation de ceux

qui jugent qu’ils savent, à ceux qu’ils jugent ignorants 3. Dans la

perspective d’un récit de vie au service de la formation, poursuit Lainé, l’apprenant s’engage par un contrat volontaire et libre à énoncer de manière réflexive son histoire, et cette démarche le

1 Lainé, Alex, « L’histoire de vie, un processus de « métaformation », in : « Éducation

Permanente », N° 142, 2000, p. 31.

2 Idem, p ; 33.

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reconstitue dans sa totalité individuelle. Il implique non seulement ses capacités cognitives mais aussi sa sensibilité et son imaginaire, et son « être au monde », à savoir l’existence en lui d’une culture à laquelle il appartient.

Le sens de l’article d’Alex Lainé rejoint la grande tendance de la didactique en général, dont celle des langues étrangères, qui transf orme le classique « triangle didactique » (apprenant, ensei­ gnant, contenus) en y intégrant des contextes plus vastes, sociaux, historiques, institutionnels. Plusieurs articles du présent volume en parlent.

Notons toutefois, en marge, que les praticiens de l’enseigne­ ment des langues étrangères regrettent parfois ce qu’ils ressentent comme un « trop­plein » théorique, surtout par rapport aux appli­ cations concrètes dans les méthodes et les manuels dont ils dispo­ sent, ici de PLE. Et pour ne pas y contribuer, je me propose de revenir sur le terrain concret de mon expérience et de terminer ces propos par quelques réflexions que l’on pourrait utiliser dans nos situations d’enseignement.

Vers les propositions pratiques

L’apport du « sensible » 4, cette composante qui permet de relier

le rationnel et les émotions, est préconisé dans l’enseignement des langues étrangères, et cela semble encore plus vrai dans la didactique des langues des diasporas.

De fait, nous manions « le sensible » au cours de nos forma­ tions de polonais et nous en parlons entre nous, c’est le cas de la plupart des enseignants de polonais que je connais. Mais, dans la pratique quotidienne, il s’agirait d’investir ce « champ » avec plus de netteté et de méthode. Je ne propose nullement de bâtir des formations au coup par coup, au gré des propositions et des intérêts propres à chaque apprenant. Ce n’est vraiment pas mon

4 Dominicé, Pierre (et alii), « Faire place au sensible pour raconter et penser la formation »,

in : « Éducation Permanente », n° 142, 2000. aPP renan T s -Forma T ions -c ursus

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propos et ce serait contre productif. En revanche, il faudrait s’exercer à l’écoute du savoir propre de nos apprenants, en prenant en compte les particularités de l’enseignement du polonais où la place des apprenants issus de l’émigration est aussi importante, pour ne pas dire décisive à la sauvegarde de la langue en dehors des frontières du pays 1. Il en résulte des conséquences sous formes

des contenus de manuels et de supports pédagogiques. Nous sommes nombreux à chercher, parfois désespérément, des textes captivants correspondant à notre réalité d’enseignement. En ce qui me concerne, je « recycle » littéralement tous les ans les rares textes ou dialogues qui parlent de la famille émigrée et où il est enfin question d’une grand­mère polonaise, d’un père né dans une famille polonaise mais en France, des souvenirs familiaux, de l’apprentissage difficile du polonais au sein de sa famille, de ce qu’on pourrait appeler la « créolisation » du polonais, de ce parler, ou au moins ses formes spécifiques nées au contact d’autres langues. À tous les niveaux de l’apprentissage, ces textes, ces exercices ou ces vidéos incluraient l’environnement réel et le vécu de l’immense émigration polonaise disséminée dans le monde. Qu’un Parisien d’origine polonaise compare son expérience avec un Argentin, un Américain ou un Ukrainien d’origine polonaise, et nous aurons un tableau réel de l’usage d’une langue et des points d’ancrage d’une culture qu’il n’est plus possible de limiter au territoire national, en ses frontières actuelles ou celles de l’avant­guerre qui nous servent encore, parfois dans les manuels, de références. Il s’agirait d’un apport vraiment formidable pour rendre nos cours intéressants, et aussi, avant tout, pour fournir aux apprenants le lexique qui leur permettra de décrire des expériences de leur vie, de bâtir une narration souvent réellement originale.

1 Il ne s’agit pas non plus d’exclure ceux qui n’ont pas de racines polonaises, ces

personnes seront d’ailleurs certainement intriguées et intéressées de savoir que leur pays a accueilli autant d’immigrés polonais.

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Et de la part des enseignants que nous sommes, ce serait une façon de reconnaître ce qui ne doit plus être considéré comme un bout, un fragment, un élément isolé d’une culture nationale vivotant tant bien que mal hors de ses frontières, mais qui est souvent un produit à part entière du processus d’acculturation où le préfixe a­ n’a évidemment rien de privatif, en dépit de ce que l’on croit communément.

D’où une proposition tout à fait concrète que je voudrais soumettre aux enseignants de polonais. Le Centre de civilisation polonaise dispose d’un site internet où nous pourrions ouvrir une rubrique consacrée aux récits de vie. Il serait peut­être possible d’écrire ces histoires, en polonais ou dans les langues premières de leurs auteurs, et de les publier sous forme électronique.

Ce proposant, j’ai en mémoire les histoires de Daniel, Jeannine, Simon, Paul, Maïté, Joël et bien d’autres qui m’ont parlé, mon­ tré des lettres et des photos de leurs parents, cousins ou grands­ parents immigrés. Ces documents rapportent les histoires de leurs « ancêtres » qui, à leur arrivée en France, ont recréé avec détermi­ nation des maisons à la polonaise, des fermes à la polonaise avec leurs cultures et leurs élevages, qui ont maintenu des coutumes et des usages, véritables vestiges de la mémoire collective, et ils l’ont fait avec l’énergie inépuisable de l’émigré qui devait se fondre lui­même dans la réalité du pays d’accueil et veiller à l’adaptation de ses enfants. Ces histoires, parfois drôles, parfois dramatiques, mais toujours émouvantes, seraient une source précieuse pour un enseignant de polonais, mais aussi un moyen de préserver, reconnaître et anoblir ce qui doit, à mon avis, l’être, à savoir la culture unique, propre à l’émigration.

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