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Témoins du futur : vivre avec la catastrophe

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Guillaume Grandazzi, Frédérick Lemarchand. Témoins du futur : vivre avec la catastrophe. Esthétique du témoignage, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, pp.317-332, 2005.

Témoins du futur : vivre avec la catastrophe

Guillaume Grandazzi, Frédérick Lemarchand

Dix-huit ans après l’accident de la centrale de Tchernobyl, quelque huit millions de personnes vivent aujourd’hui, et pour longtemps encore, dans les territoires contaminés de Biélorussie, d’Ukraine et de Russie. On peut aisément comprendre les raisons pour lesquelles les pays les plus nucléarisés du monde ont tout mis en œuvre pour dissimuler cette histoire et tenté de « faire passer » et/ou d’occulter ce passé. On pourrait également comprendre les raisons pour lesquelles l’Histoire, dans son sens moderne d’histoire des vainqueurs1, ne parvient pas à prendre sens autour d’un tel passé, à l’instar de la Shoah ou d’Hiroshima. Cette histoire-là, celle de la première catastrophe nucléaire civile majeure de l’humanité, n’a pas produit de héros : les « liquidateurs », glorieusement sacrifiés sur l’autel des intérêts supérieurs de l’État et de la rationalité technique, agonisent silencieusement dans les hôpitaux. Elle n’a pas engendré non plus de grand récit : elle ne figure pas dans les livres d’histoire. Mais elle n’en a pas disparu pour autant de la mémoire ni du quotidien des millions de personnes dont elle a littéralement changé le monde. Ainsi, persuadés que seule la mobilisation de ces mémoires de vaincus, individuelles ou collectives, de ces mémoires silencieuses des « sans parole » sera véritablement « à la hauteur » pour rendre compte de la situation dans sa dimension inédite et radicalement nouvelle pour l’humanité, c’est-à-dire à hauteur d’homme, quelques écrivains, artistes, metteurs en scène ou réalisateurs ont envisagé d’en livrer l’expression à partir du recueil des témoignages, au travers de diverses œuvres, dont la plus retentissante aura indéniablement été celle de l’écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch (1998), La Supplication, vendue à des centaines de milliers d’exemplaires à travers le monde, et maintes fois adaptée au théâtre. Partageant le même souci et la même attention à la question du témoignage, le recueil de la parole des habitants des territoires contaminés de Biélorussie, dans le cadre d’un travail socio-anthropologique mené pendant plusieurs années, nous amène à penser que les sciences humaines, comme l’art, sont susceptibles de produire du sens quant à ce qu’on pourrait qualifier, en

1 Walter Benjamin (1991) définissait l’histoire, dans son sens moderne, comme « le récit de ceux

qui, ayant remporté la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui ».

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empruntant l’expression à Günther Anders (1995), de « bloc saillant de l’histoire », alors que les sciences « dures », principalement sollicitées dans le cadre des tentatives de compréhension de la catastrophe et de gestion de ses conséquences, contribuent à occulter la dimension métaphysique et politique de Tchernobyl.

Le vingtième siècle comme « monstre historique »

La question à laquelle nous renvoie l’histoire du XXème siècle, parmi les décombres des deux guerres mondiales, du nazisme et du stalinisme, et à présent ceux de la catastrophe nucléaire, est finalement celle de la fin de l’historisme, c’est-à-dire de l’écriture de notre propre histoire comme récit fondateur pour les générations à venir. « Le vingtième siècle est un monstre historique, réfractaire à tout rangement dans la succession des époques humaines », remarque Alain Finkielkraut (2000). Comment écrire une histoire sur une série de catastrophes, le plus souvent ramenées à des « erreurs du passé » ? Que faire des fragments épars de la mémoire des vaincus ? Est-il possible, et à quelles conditions, de constituer une histoire positive, un hommage à l’humanité saisi dans la résistance et non dans la seule histoire négative de la défaite ? Toute histoire, en tant que récit, du mythe à l’histoire moderne, est porteuse et épouse à la fois une définition de l’humanité de l’homme, reflet de l’imaginaire social et historique qui la sous-tend. Comme la mythologie pouvait définir l’homme sauvage ou le Grec ancien, l’histoire moderne a produit l’homme fort, autonome, qui devait s’émanciper de sa condition, quelle que soit la voie choisie2. Ainsi, l’homme de l’âge atomique se devait-il d’être l’aboutissement de ce long processus, inauguré avec les Lumières, qui devait le conduire à occuper une position de maîtrise totale sur la nature et sur le monde. Mais à l’homme générique, idéal et abstrait de la philosophie, s’est substitué, dans sa triste concrétude, l’homme social et historique que la division du travail et la domination technique ont réduit à l’état de vaincu. L’homme des zones contaminées n’est pas le surhomme promis par l’idéologie soviétique, mais l’homme vulnérable qui cherche à affirmer, voire à redéfinir son humanité, dans un monde devenu incompréhensible et inhabitable. Témoigner de Tchernobyl, c’est donc participer à la reconnaissance de l’humanité (qui outrepasse à notre sens, par sa dimension collective, le concept plus réducteur de « dignité » des personnes) des survivants de la catastrophe. Si la place réservée à cette question est, dans les innombrables travaux scientifiques écrits sur

2 B. Moore (1983) analyse trois modes distincts d’apparition de la société moderne : la voie

bourgeoise (rupture révolutionnaire avec le passé), la voie fasciste (pas de soulèvement révolutionnaire), la voie communiste (révolution paysanne).

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Tchernobyl, quasi inexistante, des institutions telles que le Tribunal Permanent des Peuples (1996), ou d’autres plus locales (théâtres, universités…) ont entrepris de donner à cette histoire une place, appelant à la barre des témoins, des scientifiques, des politiques, dont certains ont pris de réels risques, eu égard aux pratiques de rétorsion en vigueur dans les régimes politiques de leurs pays. Mais la parole des témoins ne saurait se limiter à celle des seuls spécialistes ou protagonistes de la gestion de la catastrophe, même critiques. Il existe une autre catégorie de témoins, les témoins silencieux, les sans parole, constituée par les millions d’habitants des territoires contaminés.

Dans une époque de catastrophe, le XXème siècle, le témoignage acquiert une valeur heuristique particulière, contenue pour le philosophe Paul Ricœur (2000) dans sa véracité plus que dans sa vérité, en ce qu’il exerce un pouvoir critique contre la narration historiciste des vainqueurs. Le témoin est ainsi conduit à entretenir un rapport de plus en plus étroit avec l’événement, voire l’exception, avec ce qui échappe au temps ordinaire. Et plus particulièrement depuis la chute du mur de Berlin et la délégitimation des « grands récits » de la modernité ainsi nommés par le philosophe Jean-François Lyotard (1979), qui marquent la fin d’une certaine conception de l’Histoire, on pourra s’interroger sur ce qui fonde la légitimité, et donc la crédibilité du témoin. C’est que le témoignage, dans son rapport à l’histoire, pose la question du nombre. Si, d’un point de vue heuristique, un seul témoignage vaut à lui seul tous les témoignages, un seul rescapé pouvant attester de la réalité d’une expérience vécue, sa seule voix n’est pas crédible pour autant. C’est en ce sens que Svetlana Alexievitch définit son mode d’écriture comme un « récit à plusieurs voix », à partir de son travail sur l’expérience de la catastrophe de Tchernobyl, pour donner un sens historique à l’ensemble des petits récits recueillis, des expériences singulières de la catastrophe. Nous pourrions dire, en d’autres termes, empruntés au sociologue américain Charles Wright Mills (1967), qu’il s’agit de transformer, par le recueil et la diffusion de témoignages, une expérience vécue le plus souvent comme une épreuve personnelle et locale en enjeu collectif de structure sociale.

Aborder, par le témoignage, la question de l’humanité de l’homme de Tchernobyl, dans sa diversité d’expressions, nous place devant un double écueil que les penseurs de la Shoah connaissent bien : celui du statut d’exception et/ou de banalisation que l’on peut accorder à l’événement. Nous pourrions ainsi ramener les différentes formes d’appréhension de la catastrophe de Tchernobyl à deux grands paradigmes, entre lesquels elles oscillent en permanence : le premier, que nous nommerons provisoirement « rationaliste et matérialiste », inscrit dans un imaginaire de la continuité historique – la catastrophe de Tchernobyl est une catastrophe comme une autre sur laquelle nous devons trouver prise et dont la véritable nature est placée devant nous – repose sur l’idée que les forces productives, la science et la technique pourraient contribuer à fournir une

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solution pratique aux problèmes sanitaires que pose aux populations la vie en territoire contaminé. Le second paradigme, que nous nommerons, là encore provisoirement, « métaphysique », relève du sentiment que nous serions en présence d’un monde radicalement nouveau, d’un inédit nous dépassant en tout point, insaisissable par le prisme de nos représentations du monde, qu’elles soient ou non scientifiques. Cette nouveauté radicale tiendrait en grande part dans le radicalement-non-humain qui habite la nature en proie à l’artifice technique – la contamination radioactive – bouleversant nos repères spatio-temporels autant que ceux qui nous permettaient de définir, avec Descartes, l’humanité de l’homme moderne en rupture avec la nature. Aucun de ces deux paradigmes, toutefois, ne saurait à lui seul épuiser le sens de la catastrophe ni nous permettre de la saisir dans toute sa complexité. L’enjeu consiste pour nous, au-delà de leurs contradictions apparentes, à les dialectiser pour mettre en exergue la dimension totalisante de la catastrophe dans la culture et ses effets sur la nature. On ne pourra se satisfaire d’un strict accompagnement des mémoires et des sens défaits par les moyens dont nous disposons dans la culture (littérature, théâtre, muséographie…), pas plus qu’il n’y a de sens à vouloir en traiter les conséquences environnementales et sanitaires sans prendre au sérieux ses dimensions ontologique, symbolique, anthropologique et philosophique. Si de nombreux programmes ont à ce jour été mis en œuvre pour assister et venir en aide aux populations habitant les territoires contaminés afin d’aménager et d’adapter leur vie quotidienne à la présence du mal invisible, dans une perspective matérialiste donc, il nous faut également considérer que ces « Tchernobyliens » ont aussi quelque chose à nous apporter, une expérience à nous transmettre, que nous n’avons pas faite. Tel était en tout cas le sens de notre démarche lorsque nous sommes partis la première fois, en 1997, arpenter les territoires contaminés à la rencontre de leurs habitants.

Les sciences humaines face à la catastrophe

Alors que nombre d’institutions internationales s’évertuent à banaliser l’événement et à l’inscrire dans une succession d’accidents équivalents, on doit au contraire considérer, à l’instar d’Yves Lenoir (1996), que Tchernobyl, plus encore qu’une catastrophe, est « une tragédie, avec des acteurs en petit nombre qui, jour après jour, décident du sort de millions de personnes maintenues délibérément dans un statut précaire, fruit de l’addition de toutes les pénuries : pénurie de moyens, pénurie de droits, pénurie d’information et pénurie d’espoir. À long terme, le seul refuge accessible se trouve dans la fuite hors du réel, dans le refus de la réalité des menaces, bref dans la soumission passive à la violence subie ». L’observation de la situation d’une région contaminée de Biélorussie laisse penser qu’on a bien là affaire à une bombe à retardement dont les effets se déploient dans tous

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les registres de la société. D’un point de vue socio-anthropologique, que nous privilégions ici, on peut dire de cette tragédie qu’elle se donne à voir comme un fait social total. Quelle que soit la posture que l’on adopte par ailleurs et le paradigme auquel on se rallie – rationaliste ou métaphysique –, force est de constater que pour les millions de personnes vivant dans les territoires contaminés, rien n’est plus comme avant l’accident et la durabilité des processus engagés interdit toute perspective de retour à une situation « normale ». C’est en effet à une transformation radicale de leur monde que se sont trouvés confrontés les habitants, le bouleversement n’étant pas réductible à l’altération de l’environnement – que la contamination a rendu totalement étranger,

méconnaissable – ni à la dégradation de la santé des populations, mais affectant également toutes

les dimensions de la vie (sociale, économique, juridique, politique, symbolique, psychologique, etc.).

Avec près d’un quart de son territoire contaminé, où vivent plus de deux millions de personnes, la Biélorussie est la République la plus affectée par les retombées de l’explosion du réacteur ukrainien. Mais, outre les conséquences sanitaires et psychiques de l’irradiation et de la contamination, il convient de tenir compte, pour saisir toute la complexité de la situation post-catastrophique, des transformations sociales, économiques et politiques qu’a connu le pays ces dernières années. Les conséquences de l’accident se combinent en effet aux problèmes économiques et sociaux consécutifs au démantèlement de l’URSS ainsi qu’aux difficultés liées à l’instauration, depuis 1994, d’un régime autoritaire. Tous ces problèmes sont étroitement imbriqués et il est impossible de rendre compte de la réalité post-accidentelle sans les appréhender simultanément. Les « victimes de Tchernobyl » subissent en bloc ces conséquences dans leurs multiples dimensions : le territoire dans lequel ils vivent est contaminé, leur santé et celle de leurs enfants est atteinte ou menacée, et aux problèmes psychologiques – stress et anxiété – qu’ils éprouvent s’ajoute l’accumulation des pénuries, déjà évoquée. Alors même qu’émergeait dans les années quatre-vingt une nouvelle génération qui n’avait pas connu les pires moments des répressions staliniennes, la guerre, le déracinement et les privations, c’est une nouvelle forme de guerre – sans ennemi, l’exil pour certains au travers des mesures de relogement mais surtout, pour la plupart, une forme inédite de déracinement sans déplacement, et enfin de nouvelles restrictions que celle-ci allait devoir endurer à partir de 1986. Grigori Medvedev (1995 : 223) va même jusqu’à affirmer que « Tchernobyl, c’est la continuation du génocide au moyen des radiations. Le génocide a été causé par les mensonges, par la négation du danger ».

Pour tenter de saisir la signification que revêt, pour ces personnes, la confrontation durable à la contamination, et pour accéder à la compréhension d’un événement qui semble échapper à toute

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tentative d’appréhension strictement rationnelle, il nous a semblé nécessaire de recueillir la parole des victimes oubliées et silencieuses de Tchernobyl, de ces survivants en sursis contraints de vivre dans ce monde nouveau issu de la catastrophe et par là même détenteurs d’une expérience inestimable. C’est donc en toute humilité que nous nous sommes efforcés de saisir les modalités d’adaptation de la culture à cette situation inédite et la façon dont les habitants affrontent, pratiquement et symboliquement, cette nouveauté radicale alors même qu’ils ne disposent dans leur culture d’aucune référence, d’aucun repère susceptible d’être mobilisé pour avoir prise sur la réalité qui demeure en grande partie irreprésentable.

Confrontées à la présence invisible d’une pollution radioactive de leur environnement, les populations des territoires contaminés construisent un rapport social et symbolique à la contamination, au danger, à l’espace et au temps, rapport fortement déterminé par les multiples contradictions inhérentes à leur situation. Donnée de la vie quotidienne qui conditionne les rapports que les habitants entretiennent avec leur milieu « naturel », la contamination doit faire l’objet d’une attention et d’une prise en compte permanentes, sans quoi les répercussions sanitaires à moyen et long termes ne peuvent s’avérer que d’autant plus désastreuses. Le caractère irréversible et irréparable de la dégradation de l’environnement, ainsi que l’irréductibilité du danger encouru, constituent les éléments à partir desquels les habitants des zones contaminées doivent inventer de nouvelles conditions de vie, envisager de nouveaux rapports au territoire afin d’assurer leur permanence au monde.

Le travail de deuil apparaît donc impossible, quand bien même la réalité de la menace reste difficilement saisissable, si ce n’est au travers des mesures de protection radiologique mises en œuvre par les autorités et surtout de la dégradation générale de l’état de santé, notamment celle des enfants. Quant au travail de mémoire, il consiste invariablement à articuler souvenir et oubli, remémoration et refoulé, inscription des traces et travail de deuil. Le paradoxe de Tchernobyl, très présent dans les zones contaminées, tient justement dans la nécessité contradictoire d’oublier la présence de la contamination pour pouvoir supporter le quotidien par déni de réalité3 et en même temps de prendre toute la mesure de sa présence réelle, quand du moins cela est possible. Nous savons désormais qu’il n’y aura pas d’espoir d’amélioration de la vie quotidienne ni de résolution partielle des problèmes sanitaires sans affronter pragmatiquement la redoutable technonature artificialisée et contaminante, mais nous savons également qu’il est impossible de proposer à des millions de personnes de procéder à une autorationnalisation de la vie quotidienne passant par une

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restriction drastique des pratiques ordinaires (pêche, chasse, cueillette, jardinage, promenades en forêt…).

S’il appartient aux sciences humaines de rendre compte des structures sociales, des rapports sociaux et des institutions propres à une société donnée, en d’autres termes de ce qui est, l’objet de la socio-anthropologie consiste aussi à tenter de saisir le sens de ce qui est en voie d’émergence dans une époque donnée, l’invisible et le non encore advenu, l’utopie que contient le temps présent. De ce point de vue, le « nouveau » Nouveau Monde – catastrophique – en voie d’apparaître après l’accident de Tchernobyl constitue un objet original et inédit pour l’anthropologie, monde dont le sens et les règles nous restent à découvrir chaque jour un peu plus. Nous placerons donc au centre de notre réflexion la question de la valeur heuristique du témoignage à partir de l’expérience de la vie en territoire contaminé.

On avait coutume d’attribuer au témoignage une valeur testimoniale attestant de la passéité d’un événement, qu’il soit heureux ou tragique, mais toujours renvoyé à un passé révolu ou en voie de l’être. Or, l’enjeu mnésique de la catastrophe nucléaire, contrairement aux catastrophes connues jusqu’alors et qui, une fois survenues, appartiennent au passé, est de se forger dans le présent une mémoire du futur. C’est que Tchernobyl est un événement qui, pour l’essentiel, appartient encore au futur. Il nous dépasse, de très loin, dans sa temporalité pour constituer, non plus un horizon d’attente comme celui vers lequel se tournaient les générations passées à partir du moment où s’inventa l’histoire moderne, mais une sorte d’horizon négatif, un abîme duquel on tente de se détourner et vers lequel nous coulons pourtant inexorablement. Se forger une mémoire prospective de cet avenir, c’est consentir à regarder, à investiguer cet abîme dont le dessin nous apparaît sans cesse plus nettement au fil des découvertes scientifiques et des témoignages anthropologiques. Si l’on peut en effet parler de réalité post-accidentelle pour désigner la période qui a suivi l’explosion du réacteur et pendant laquelle on a tenté, sans grand espoir à vrai dire, de « liquider » les conséquences de celle-ci, on ne peut parler d’un temps « post-catastrophique » dans la mesure où, contrairement aux expériences que nous avons faites des pires fléaux tels que les guerres, les épidémies ou certains phénomènes naturels, la catastrophe se déploie dans le présent pour construire et déterminer l’avenir. À chaque seconde qui s’écoule, depuis le 26 avril 1986, des maladies progressent, des organismes se décomposent, des métabolismes se transforment, des symptômes se font plus présents. Nous ne pouvons plus désormais nous contenter d’enterrer les morts, de reconstruire des habitations détruites, de replanter des cultures, d’élever des monuments destinés à commémorer un moment précis. Ce qui s’est achevé, avec Tchernobyl, n’est rien moins que la possibilité qui nous était offerte d’habiter le temps, de définir des horizons d’expectation possibles à partir

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d’expériences du passé. Désormais, c’est le temps qui nous habite et nous hante, le temps long de la contamination qui nous rend esclaves de l’incertitude et colonise l’avenir.

Une heuristique du témoignage n’est pensable, dans ce contexte, qu’à la condition de repenser la temporalité de l’événement au-delà du réductionnisme produit par l’histoire moderne qui réduit la relation d’historicité au seul rapport passé/présent, le passé étant objectivité, séparé et en quelque sorte réifié et maintenu à distance du présent. L’approche critique produite par l’historien R. Koselleck (1979) consiste au contraire à dialectiser, au-delà de toute forme d’historisme, les trois temps passé/présent/futur en dotant chacun des qualités suivantes : le passé doit être pensé comme

champ d’expériences, à partir duquel nous serions en mesure d’opérer dans le présent – le temps de

la responsabilité politique – des choix construisant le futur défini comme horizon d’attente. Réinscrite dans cette nouvelle conception de la temporalité tri-temporelle, l’heuristique du témoignage des victimes de Tchernobyl prend d’autant plus son sens que le futur est, comme nous l’avons vu, en partie déjà contenu dans le présent. Nous ne nous situons donc plus dans le contexte du risque potentiel (de voir apparaître telle ou telle maladie sur un mode indéterminé), mais bien dans celui d’une catastrophe avérée dont les effets infinis sont en cours de réalisation. Habiter le monde contaminé revient de ce point de vue à habiter le futur et c’est précisément des leçons du futur et pour le futur que contiennent les témoignages que nous avons recueillis sur la vie quotidienne. C’est du moins l’hypothèse formulée unanimement par quelques chercheurs, dramaturges et écrivains qui ont osé affronter la question.

L’art face à la catastrophe

Svetlana Alexievitch a toujours eu à cœur, dans la plupart de ses ouvrages, d’instituer la posture des témoins. Il s’agit pour elle de solliciter la mémoire des vaincus pour défaire les mythes forgés par les vainqueurs : « les mythes ne craignent qu’une seule chose : les voix humaines, vivantes. Les témoignages. Même les plus modestes » (Alexievitch, 1995 : 14). Avec La Supplication, elle tente là encore d’inscrire la catastrophe de Tchernobyl dans la perspective de la fin de l’Histoire, à savoir celle du système soviétique. Aux questions « y a-t-il une expérience possible de Tchernobyl ? et est-elle dicible et transmissible ? », est-elle a tenté de répondre, et c’est là l’originalité de son œuvre, en se situant toujours au croisement des expériences individuelles, en s’efforçant de penser à la fois l’homme absolu (celui des philosophes et des anthropologues) et l’homme historique (particulier et propre à une époque et à une société données). Mais le fondement de son œuvre repose sur une investigation de la souffrance, à la manière dont le philosophe et éthicien allemand Hans Jonas (1990) envisage de sonder notre peur, c’est-à-dire dans sa dimension heuristique. Une heuristique de

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la souffrance, faire de la souffrance un moyen de connaissance, constitue une approche et un ressaisissement possibles de la catastrophe par la culture. C’est en effet par l’artialisation de la douleur que l’auteur nous entraîne au cœur de la contradiction pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Svetlana Alexievitch parlait ainsi de sa démarche lors de rencontres théâtrales organisées en janvier 2001 à Bruxelles : « Après Auschwitz et les camps staliniens, il paraissait impossible d’aller plus

loin dans la description de la souffrance. Un jour, je me suis réveillée avec la conscience d’appartenir à un vaste laboratoire. Nous étions projetés dans un monde nouveau, mais comme nous ne l’avons pas compris, nous continuons à vivre comme d’habitude. Pourtant, des choses ont changé : je m’apercevais qu’on ne brûlait plus les feuilles à Minsk, mais qu’on les enterrait ; un enfant demandait “les oiseaux reviendront-ils au printemps prochain ?” (…) Je décidais donc de me rendre dans la zone contaminée, un monde apparemment comme le nôtre, mais différent. Pour en parler, les scientifiques se sont révélés être des interlocuteurs bien moins intéressants que les simples paysans. Ces paysans, traditionnellement, ne contrôlaient pas le monde : ils en disposaient, et remerciaient Dieu de pouvoir y vivre. Les scientifiques ont eu l’ambition de le changer. Sous mes yeux, cette idée de l’homme maître de la nature s’effondrait. Le monde s’est levé contre l’intrusion humaine. On entendait de nouveau : il faut avoir peur de la forêt, de l’eau… (comme au Moyen Âge, mais avec la possibilité de symboliser en moins). Le Mal a un visage nouveau que nous ne sommes pas prêts à affronter (ruine des besoins, du subconscient, du langage). Il n’y a pas de mots pour décrire, pour parler le mal, la nouveauté. Je voulais extraire un sens de cette souffrance.

Ainsi, les caractéristiques du monde nouveau et les bouleversements spatio-temporels engendrés par les conséquences de l’accident mettent, en partie au moins, la science en faillite de répondre aux questions qui nous sont posées et d’en épuiser le sens. Mais la souffrance est intime, elle appartient à chacun, de l’intérieur, et l’enjeu de l’art face à la catastrophe pourrait être de faire de l’expérience de chacun un petit récit qui soit transmissible et recevable, par la narration ou l’écriture. Après la publication de La Supplication par exemple, une femme a demandé à l’auteur pourquoi elle avait effacé son nom et celui de son mari pour les remplacer par des initiales. Selon Alexievitch, son travail s’est apparenté à faire la « psychanalyse d’un sujet sans sujet », c’est-à-dire d’un sujet collectif, ce qui constitue pour nous une manière d’envisager l’anthropologie, une anthropologie du trauma et de la souffrance, du refoulé et du symptôme. L’homme de Tchernobyl est détenteur de cette nouvelle connaissance liée à la première expérience massive de la catastrophe nucléaire, mais le plus souvent il ne sait pas qu’il le sait, et il ne sait pas la valeur de son savoir. Or, le travail d’anamnèse et d’heuristique engagé par l’écrivain-passeur de témoignage vise, à l’instar de la

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psychanalyse, à nous libérer de la mémoire du trauma. Et comme dans la posture du psychanalyste, avons-nous le sentiment que tout est déjà là, qu’il faut délier les liens, aller à l’essentiel, au caché. C’est par exemple la fonction du lamento, auquel a eu recours le metteur en scène belge de La

Supplication, Jean-François Noville : le chant pour dire ce qu’on n’arrive pas à dire.

Nous voudrions attirer l’attention sur un ensemble d’expériences réalisées ces dernières années dans le domaine de la culture, et plus précisément du théâtre, autour de La Supplication, et dans lesquelles nous voyons une tentative d’appropriation des questions abyssales que nous pose la catastrophe. Le théâtre, dès lors qu’il s’intéresse au témoignage des vaincus de l’histoire, peut-il participer d’une forme particulière de médiation et de transmission de la mémoire de l’impensable et de l’indicible ? Mais peut-on, doit-on jouer un tel texte ?4 Toute interprétation pourrait être falsificatrice : Svetlana Alexievitch nous confiait que la femme qu’elle a interrogée et dont l’effroyable récit inaugure La Supplication, lui racontait son histoire avec un détachement et une froideur difficilement imaginables, assise au coin d’une table de cuisine, sans manifester d’émotion particulière. Une expérience ainsi banalisée, peut-être parce qu’il est impossible d’en faire le deuil, si elle était adaptée à la scène d’une manière pathétique, trahirait-elle du même coup la posture du témoin – le travail d’oubli – au profit de l’événement et de l’empathie ? Ce problème a été soulevé, non sans provoquer de polémiques, par un récent film japonais portant sur la vie en zone contaminée : on peut y contempler le déroulement saisonnier de la vie ordinaire, c’est-à-dire banalisée, dans un village contaminé de Biélorussie. Effectivement, cette vie est pour l’essentiel, en apparence, redevenue « normale » ; mais au prix d’une souffrance physique et psychique liée au jeu de contraintes contradictoires qui ne peut être révélé par la simple observation/description du quotidien d’un monde resté tel quel mais seulement dans la parole du témoin. Si le texte est dramatique, le quotidien est quant à lui, ainsi que nous avons pu le constater, relativement banal. Mettre en scène la catastrophe n’est-ce pas, dans une certaine mesure, trahir la vérité (mais encore faudrait-il définir laquelle), et manquer du même coup les risques dénoncés par Hannah Arendt de banalisation du mal ? Car l’écrasement des vaincus, dans sa véracité, est aussi cette banalité. Mais les lois du théâtre ne sont pas pour autant celles du quotidien. Et à polir la parole de témoins qui, loin d’être uniquement banale, souligne aussi l’émergence d’une nouvelle philosophie qui rend compte de l’extinction d’une culture, ne risque-t-on pas de rendre la banalité acceptable et de manquer la tragédie ?

Dans Quarante-neuf apartés pour un théâtre tragique, Howard Barker (1993) écrit : « Si l’on rend à l’acteur le langage, il peut alors rompre le blocus imposé par la culture à l’imagination. Si l’acteur

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ânonne des banalités, il ne fait qu’amonceler de l’asservissement ». La problématique du passage du livre au théâtre, de l’adaptation scénique des témoignages de La Supplication, pose aussi des questions au théâtre. Cet art du voir (étymologiquement teatron, le lieu d’où l’on voit) peut-il relever le défi de montrer l’invisible, ce qui ne se voit pas (la radioactivité ne se voit pas), compris aussi comme corollaire de ce qui ne peut pas ou ne doit pas être dit. Cécité, surdité, non-dit, mal entendu, censure et autocensure ne suffisent pas pour autant à définir la tragédie. Mais dès lors que le mot tragédie est prononcé, les praticiens du théâtre courent le risque de se voir reprocher leur complaisance vis-à-vis des victimes autant que leur pessimisme. Ainsi des écrivains de la catastrophe, comme Svetlana Alexievitch, accusée par les autorités de son pays de « broyer du noir » pour avoir produit une œuvre d’art qui remet en question la culture, c’est-à-dire aussi les fondements de la politique culturelle de son État. Sans doute faut-il encore rappeler, à l’instar de Howard Barker, que « l’un des buts du théâtre de la catastrophe [est] de vouloir culbuter les barrières de la tolérance normalement admises par le public, [suscitant] l’accusation de pessimisme. Mais la douleur et l’échec apparent ne sont pas des synonymes du pessimisme, un concept étriqué et cher à l’esprit totalitaire tout en étant pourtant banni par l’État totalitaire, chez qui la notion de « pensée pessimiste », comme représentant un danger potentiel pour la morale publique, a entraîné la dégradation de la littérature et de l’art ». Pour Barker encore, « c’est le spectacle de la souffrance humaine, celui de l’échec charismatique, qui constitue le pouvoir de fascination et la force de la tragédie ». L’adaptation scénique de La Supplication repose donc la question de la définition de la tragédie et de son positionnement par rapport à la culture, notion dont la polysémie permet aussi d’oublier ce qui fait problème, soit son usage pour désigner une politique. Le théâtre de la catastrophe s’oppose-t-il à la culture au sens où il creuse sous la surface des croyances courantes et éprouve le terrain des principes premiers ? Pour Bruno Boussagol, metteur en scène de La Prière de

Tchernobyl, chronique du futur (titre original du livre), la catastrophe de Tchernobyl, comme toutes

les grandes premières de l’histoire, engage le théâtre à se penser hors de la répétition. Il ne peut y avoir de tragédie dans la répétition. Et si la tragédie ne supporte pas le dogme, c’est justement parce qu’elle ne peut pas se penser dans la répétition. Le théâtre de Tchernobyl a à voir avec la tragédie de la catastrophe telle que l’a définie Barker : « Elle ose être belle. Dans le théâtre, qui de nos jours parle encore de beauté ? Ils pensent que c’est du domaine des costumes. La Beauté qui n’est possible que dans la tragédie, détruit l’idée mensongère d’une misère humaine qui est un des fondements du nouvel autoritarisme. (…) Puisque aucune forme d’art n’entraîne l’action, la forme d’art la plus appropriée à une culture au bord de l’extinction est celle qui stimule la douleur ».

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Tchernobyl pose enfin au théâtre qui assoit sa position d’opposition à la culture la question de savoir s’il peut être encore idéologique et engagé, où s’il s’assume comme politique parce que concerné. Le théâtre de Tchernobyl renoue avec l’idée de démocratie en ce qu’il s’autorise à montrer et à faire entendre l’hétérogénéité des points de vue, l’ambiguïté des discours des témoins ainsi que leurs contradictions. Il est aussi bien le lieu que le prétexte à questionnements sur le renouvellement des pratiques tant théâtrales que politiques.

Références bibliographiques

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