• Aucun résultat trouvé

Interview: Bas van Fraassen

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Interview: Bas van Fraassen"

Copied!
13
0
0

Texte intégral

(1)

Article

Reference

Interview: Bas van Fraassen

BABIC, Joshua, COCCO, Lorenzo, HLADKY, Michal BLUNIER, David Lucas Simon (Transl.)

Abstract

Bas Van Fraassen is a nifty philosopher of science. He received his PhD in Pittsburgh in 1966, under the guidance of Adolf Grünbaum, he taught at Yale University, the university of Toronto, the University of Southern California, he has been McCosh Professor of Philosophy in Princeton, and eventually joined the department of philosophy at San Francisco State University, where he has the title of Distinguished Professor of Philosophy. He first gained attention with his book An Introduction to the Philosophy of Time and Space where he tried to develop a formal theory of space and time based on the notion of causality. The book had an enormous legacy, with experts of the likes of John Earman and David Malament joining the debate. However, he achieved V.I.P. status with his classic The Scientific Image, where he defends a combination of empiricism and antirealism towards unobservable entities based on a re-definition of what the scientific enterprise is. His last achievement is the tome Scientific Representation: Paradoxes of Perspectives, where he combines his scientific empiricism with the view that theories are best [...]

BABIC, Joshua, COCCO, Lorenzo, HLADKY, Michal, BLUNIER, David Lucas Simon (Transl.).

Interview: Bas van Fraassen. iphilo - le journal des étudiants en Philosophie de l'UNIGE , 2017, vol. 9, p. 31-41

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:105635

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

(2)

Article

Reference

Interview: Bas van Fraassen

BABIC, Joshua, COCCO, Lorenzo, HLADKY, Michal BLUNIER, David Lucas Simon (Transl.)

Abstract

Bas van Fraassen est un philosophe des sciences futé. Après avoir obtenu son doctorat à l’Université de Pittsburgh en 1966 sous la direction d’Adolf Grünbaum, il a enseigné à l’Université de Yale, à l’Université de Toronto, à l’Université de Californie du Sud, pour enfin devenir McCosh Professor of Philosophy à Princeton, où il détient le titre de Distinguished Professor of Philosophy. Son premier ouvrage d’importance, An Introduction to the Philosophy of Time and Space, est une tentative de développer une théorie formelle du temps et de l’espace fondée sur la notion de causalité. Le livre a eu un héritage conséquent, suscitant le débat parmi les experts en la matière, comme John Earman et David Malament.

Ce n’est toutefois qu’avec la parution de The Scientific Image, aujourd’hui devenu un classique, qu’il est véritablement devenu un philosophe V.I.P. : il y défend une combinaison d’empirisme et d’anti-réalisme à l’égard des entités non observables, basée sur une redéfinition de ce qu’est l’entreprise scientifique. Son dernier ouvrage, Scientific [...]

BABIC, Joshua, COCCO, Lorenzo, HLADKY, Michal, BLUNIER, David Lucas Simon (Transl.).

Interview: Bas van Fraassen. iphilo - le journal des étudiants en Philosophie de l'UNIGE , 2017, vol. 9, p. 31-41

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:105634

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

(3)

Bas van Fraassen est un philosophe des sci- ences futé. Après avoir obtenu son doctorat à l’Université de Pittsburgh en 1966 sous la direction d’Adolf Grünbaum, il a enseigné à l’Université de Yale, à l’Université de To- ronto, à l’Université de Californie du Sud, pour enfin devenir McCosh Professor of Philosophy à Princeton, où il détient le titre de Distinguished Professor of Philosophy.

Son premier ouvrage d’importance, An Introduction to the Philosophy of Time and Space, est une tentative de développer une théorie formelle du temps et de l’espace fondée sur la notion de causalité. Le livre a eu un héritage conséquent, suscitant le débat parmi les experts en la matière, com- me John Earman et David Malament. Ce n’est toutefois qu’avec la parution de The Scientific Image, aujourd’hui devenu un classique, qu’il est véritablement devenu un philosophe V.I.P. : il y défend une com- binaison d’empirisme et d’anti-réalisme à l’égard des entités non observables, basée sur une redéfinition de ce qu’est l’entreprise scientifique. Son dernier ouvrage, Scientific Representation : Paradoxes of Perspectives, combine son empirisme scientifique avec la position d’après laquelle les théories sci- entifiques sont en réalité des modèles ou structures, plutôt que des ensembles de phrases.

Dans l’interview que nous vous présen- tons ici, nous discutons de ses influences philosophiques et de la naissance de The Scientific Image au cours d’un voyage en Afrique du Nord, nous parlons du fait de sauver les phénomènes, de suspendre son jugement à propos de l’existence des entités non observables, du fait de vivre dans un monde plein de mystères et de laisser sans réponse des questions auxquelles il n’ex- iste pas de réponse, de la rationalité et de l’irrationnel, de l’hypothèse selon laquelle nous serions en train de vivre dans une simulation, de l’entre-jeu historique en- tre la théorie et l’expérimentation, de la signification des détecteurs de particules pour un empiriste, de l’unité de la science et du physicalisme, de la condamnation de Galilée par l’Église, et de la distinction en- tre l’apparence et la réalité...

iphilo  : Comment êtes-vous devenu philosophe ?

Bas van Fraassen : À travers les livres.

Quand j’avais dix-sept ans, je travaillais à temps partiel à la bibliothèque municipale d’Edmonton, au Canada, et je suis tom- bé sur le Phédon de Platon. C’était telle- ment différent de tout ce que j’avais pu lire jusque-là que ça a été comme une révéla- tion.

Jusqu’à cette année, l’idée d’aller à l’univer- sité ne m’avait même pas effleuré (un choix pas du tout évident pour un fils d’immi- gré), mais mes professeurs commencèrent à me le suggérer. Alors je leur ai dit que je

Interview: Bas van Fraassen

(4)
(5)

voulais étudier la philo. Personne ne sem- blait penser qu’il s’agissait d’une décision rationnelle, et peut-être qu’au vu des cir- constances, ça ne l’était pas, mais d’une cer- taine façon ça s’est fait. Un facteur décisif a été le soutien de mon premier professeur de philosophie, Karel Lambert, un logicien.

Il m’a donné des cours particuliers sur la logique et les probabilités, avec des ouvrag- es qui venaient d’être publiés. On était loin du Phédon ! Mais d’une certaine manière, pas si loin, parce que Lambert aimait ar- gumenter avec moi de la même façon que Socrate argumentait avec ses disciples.

Pendant ma deuxième année, je travaillais à la bibliothèque de l’Université, et là j’ai lu The Philosophy of Space and Time (Philos- ophie der Raum-Zeit-Lehre, ed. or. 1928, NdT) de Hans Reichenbach. C’est ce qui m’a conduit à la philosophie des sciences, ça a été ma seconde expérience avec un livre qui m’a transformé.

IP  : Dans The Scientific Image, vous soutenez que nous pouvons inférer l’exis- tence d’une souris à partir du bruit que font ses petits pas sur le sol, mais que nous ne pouvons pas inférer l’existence de muons ou d’autres particules invisibles à partir de traces dans une «cloud cham- ber» (un type de détecteur de particules servant à visualiser les radiations, NdT).

Il semble que ces deux inférences soient pourtant formellement identiques. Pour- quoi accepter l’une et rejeter l’autre ?

BvF  : Je pense que les deux cas peuvent être traités de façon analogue, mais nous devons être prudents avec les conclusions que nous en tirons. Comme je l’ai suggéré dans ce passage, la thèse d’après laquelle nous faisons une inférence à la vérité de la meilleure explication a une rivale : celle d’après laquelle nous faisons une inférence à son adéquation empirique. Lorsque cela arrive, l’hypothèse qu’il y a une souris dans le mur est empiriquement adéquate si et seulement si elle est vraie. À ce point, les deux thèses rivales ont les mêmes impli- cations. Ce n’est pas le cas de l’hypothèse d’après laquelle ce que nous voyons dans la cloud chamber est la trace d’une particule inobservable – ce qui pourrait être em- piriquement adéquat sans être vrai.

J’aimerais ajouter que je n’ai vraiment pas voulu suggérer cette thèse rivale parce que je voulais qu’elle fasse partie de mon épistémologie ! (comprendre ici «épistémol- ogie» dans son sens anglo-saxon, à savoir l’ensemble des propositions qu’un indivi- du tient pour vraies – cf. iphilo 6, NdT.) Je l’ai avancée pour mettre le réaliste scien- tifique dans l’embarras avec cette question : laquelle de ces thèses est la meilleure expli- cation de notre comportement «inductif»

ordinaire ? En fait, dans la situation ordi- naire des crottes de souris, etc. Je sais déjà que celles-ci indiquent la présence d’une souris avec une probabilité élevée, donc pas besoin de raisonnement inductif de toute façon.

(6)

IP : Comment vous est venue cette façon de voir la science ?

BvF : The Philosophy of Space and Time de Reichenbach m’a fait découvrir un nouveau monde, le monde créé par les philosophes des sciences du XXe siècle qui jouèrent un rôle important dans les révolutions qui avaient lieu en physique. Mais Reichenbach venait de mourir. Je découvris qu’un autre philosophe continuait son œuvre, Adolf Grünbaum, alors je décidai d’aller étudier sous sa tutelle à Pittsburgh. Reichenbach était un empiriste logique de premier or- dre, et sa théorie de l’espace et du temps était empiriste, un «relationalisme» plutôt qu’un «absolutisme» ; Grünbaum continua sur cette voie. Mon premier projet d’en- vergure en philosophie des sciences a été de continuer le développement de cette conception de l’espace, du temps, et de l’espace-temps. J’ai été à nouveau incroy- ablement chanceux, parce que Grünbaum n’a pas ri de mes ambitions naïves; il a été extrêmement encourageant.

J’avais un autre professeur à Pittsburgh, Wilfrid Sellars, qui comptait parmi les philosophes qui avaient développé le nou- veau réalisme scientifique, en opposition au positivisme logique et à l’empirisme logique. Ses séminaires étaient les plus courus, ses cours fabuleux, sa façon d’ap- préhender l’histoire stupéfiante, ses écrits profonds. J’ai beaucoup appris de lui, mais contrairement à certains de mes camarades je ne suis pas devenu un de ses disciples.

Au contraire, j’ai ressenti une forte tension entre son réalisme scientifique et l’empir-

isme qui m’avait si fortement attiré chez Reichenbach. Mais je n’étais pas en me- sure d’exprimer une conception contraire cohérente à cette époque.

Le moment décisif pour moi est arrivé en- viron dix ans plus tard. Entre-temps, j’avais élaboré une théorie relationaliste, empiriste sur le temps, l’espace et l’espace-temps.

D’après celle-ci, il y a d’un côté des rela- tions physiques dans le monde qui fondent nos jugements spatiaux et temporels, et de l’autre, des structures mathématiques qui jouent le rôle de l’espace, du temps ou de l’espace-temps en physique. La condition cruciale est que les premières, qui peuvent très bien être approximatives aux yeux des mathématiciens, peuvent être subsumées sous les secondes. Aucun besoin qu’il y ait quoi que ce soit dans la réalité qui soit précisément «reflété» par les structures mathématiques, tant que celles-ci corre- spondent de façon satisfaisante à ce qui est.

Finalement, j’ai réalisé que ceci pour- rait être généralisé à la relation entre les phénomènes et leurs modèles scientifiques en général. J’étais très excité quand ceci est devenu clair, et j’ai envoyé une longue lettre au Professeur Grünbaum pour mettre ceci en évidence, depuis un camping en Algérie.

C’était au cours de ma seconde année com- plète de congé académique. Je voyageais avec une voiture et une tente en décrivant une grande boucle, depuis l’Angleterre en passant par l’Afrique du Nord, la Turquie et l’Europe de l’Est. J’ai écrit les premières versions des chapitres principaux de The Scientific Image dans des campings sur la route.

(7)

IP : Pourquoi est-ce important de sauver les phénomènes, c’est-à-dire de formuler des théories qui puissent correctement prédire les résultats observables des ex- périences? Est-ce seulement à des fins technologiques ?

BvF : Les critères empiriques de succès en sciences représentent exactement ce qui doit être satisfait pour l’application, la pré- diction et la manipulation de leurs objets de recherche. Même dans l’Antiquité, la technologie dans son acception large était d’une grande valeur : songez aux réussites empiriques, malgré ses erreurs théoriques, de l’astronomie antique.

Mais il y a aussi un intérêt intellectuel dans l’acquisition de connaissances empiriques : pas seulement l’intérêt de trouver son che- min dans le monde qui nous entoure, mais savoir nous y déplacer. D’après Wilfrid Sellars, être dans cette posture requiert de nous que nous puissions répondre à toutes les questions pertinentes commençant par pourquoi, de façon ex cathedra si l’on veut.

Je ne suis pas d’accord – la connaissance empirique, et ce que signifie de pouvoir se repérer dans le monde, peuvent très bien s’accommoder d’un monde plein de mystères, une fois que l’on a compris ce que signifie la modélisation.

IP : Le «Fig-Leaf Realism» est la concep- tion selon laquelle les inobservables ex- istent, mais qu’il s’agit de l’unique chose que nous puissions savoir à leur propos.

Est-ce que votre empirisme constructif

est une variété d«Fig-Leaf Realism», ou est-ce une théorie encore plus faible, au sens où elle ne nous permet pas d’avoir aucun engagement ontologique (par- ti-pris concernant la nature et le nombre des entités qui existent, NdT) vis-à-vis des inobservables ?

BvF  : La dernière option, c’est certain.

Puisque la réalité de l’inobservable n’est pas pertinente d’après le critère de succès du mode opératoire de la pratique scien- tifique, autant être agnostique à son sujet.

Ce qui semble être crucial pour moi en philosophie, et peut-être dans beaucoup d’autres choses de la vie, est la volonté de laisser les questions auxquelles on ne peut répondre, sans réponse.

IP : Dans votre essai rétrospectif, «Con- structive Empiricism Now», vous dites que le réalisme scientifique est une at- titude rationnelle. Mais vous défendez la rationalité du fait de suspendre nos jugements à propos des inobservables.

Qu’est-ce donc qu’être rationnel, selon vous  ? Pensez-vous que cela puisse être décrit par des théories standard comme l’approche bayesienne (approche qui tente de modéliser la connaissance à partir de la théorie des probabilités, NdT) ?

BvF  : La logique et la théorie des proba- bilités, les outils conceptuels développés par l’épistémologie bayesienne (et plus généralement, probabiliste) ne s’appliquent qu’aux frontières d’une rationalité indépen- dante du contexte. Bien qu’il me semble que

(8)

les modèles développés par l’épistémologie formelle soient toujours très simplistes, ils peuvent être développés plus avant, à la fois pour se rapprocher de ce que la notion de

«donnée probante» signifie dans les scienc- es et de différents sujets comme le volon- tarisme, en épistémologie traditionnelle.

Mais jusqu’ici ils ne sont appropriés qu’en fonction de critères indépendants du con- texte, et par conséquent ne se rattachent en rien au mondes troubles de la vie courante et de la pratique scientifique.

Si vous et moi étions en train d’examin- er une situation réelle dans laquelle nous désirions savoir ce qui est ou ce qui n’est pas rationnel, ce ne serait pas un critère indépendant du contexte que nous recher- cherions. Nous serions en train de travaill- er dans un contexte de valeurs partagées au préalable, d’intentions, d’engagements, de standards et de buts, et tout ceci mettrait la barre bien plus haut que la consistance logique. Est-il rationnel pour une jeune personne aujourd’hui d’aiguiller sa carrière en fonction de la possibilité que la théorie des cordes, plutôt que celle de la gravita- tion quantique, sera dominante dans la physique de demain ? Ou se marier, ou ne pas se marier, ou devenir prêtre ?

IP  : Existe-t-il des cas de figure, dans votre conception de la rationalité, dans lesquels suspendre son jugement serait irrationnel ?

BvF  : Même dans les cas où seuls des critères contextuellement indépendants s’appliqueraient, la réponse est OUI, puis-

que d’autres opinions déjà en place pour- raient rendre la suspension de jugement impossible. Si vous voulez suspendre votre jugement, mais trouvez cela impossible à cause d’opinions préalables qui sont solide- ment établies en vous, vous pouvez tenter de les déconstruire pièce par pièce, mais cela prendrait une vie.

Imaginez par exemple que quelqu’un sug- gère que vous vous trompez complètement sur l’histoire contemporaine, qu’en fait c’est l’Allemagne nazie qui a gagné la Seconde Guerre Mondiale, et qui aujourd’hui con- trôle l’Europe. Vous voulez nier ceci, mais la personne vous demande d’être ouvert d’esprit, et de suspendre votre jugement le temps qu’elle vous apporte les preuves de ce qu’elle raconte. Je pense que si les preuves se mettaient à avoir l’air convain- cantes, cela rendrait plus probable l’idée que je sois moi-même patient dans un asile d’aliénés, plutôt que l’idée que ce que cette personne raconte est vrai. Mais l’effort in- tellectuel de suspension du jugement à propos de la question «Suis-je sain d’esprit ou non ?» impliquerait la même tâche de déconstruction d’une immense partie de mes croyances. Finalement, suspendre son jugement à propos de quelque chose, tout en conservant certaines opinions qui con- cernent cette même chose, serait logique- ment incohérent.

IP  : Dans ce même essai, «Constructive Empiricism Now», vous dites que chacun de nous doit choisir où tracer la limite, entre ce que l’on doit croire et ce que l’on doit simplement accepter pour des

(9)

raisons pratiques. Vous semblez traiter le réalisme scientifique et l’empirisme constructif comme nous indiquant deux raisonnables façons de tracer cette lim- ite. Dans les médias grand public, on a beaucoup discuté d’un article de Nick Bostrom, qui soutenait que nous étions très probablement en train de vivre dans une simulation. Est-il rationnel de trac- er la limite à la Bostrom et de suspendre son jugement concernant les objets phy- siques ordinaires ?

BvF  : Je voulais plutôt dire qu’il y a dif- férentes façons de tracer la limite entre ce que nous dirons faire partie des conclu- sions issues de l’observation, tout en gar- dant une position empiriste vis-à-vis de la science. Si quelqu’un débutait en tant qu’empiriste constructif et ensuite décid- ait d’élargir la notion de ce qui compte dans l’observation au sein de sa théorie, cela ne ferait pas aussitôt de lui un réaliste scientifique. Cela ne se produirait que s’il changeait d’avis concernant ce qu’est l’ob- jectif de la science, ainsi que son critère primitif de succès. Concernant l’argument de Bostrom et de ses semblables, il me semble naïf tant qu’il ne répond pas à la critique dressée par Hilary Putnam de ce qu’on avait traditionnellement l’habitude d’appeler «l’hypothèse du cerveau dans une cuve» (Cf. ce même numéro pour une expo- sition détaillée de l’hypothèse du cerveau dans une cuve, NdT).

L’empirisme constructif présuppose un réalisme «du sens commun», avec une référence aux cailloux, aux arbres, aux

magnets, aux interféromètres, etc. qui n’est aucunement problématique. Le problème remonte aux vieilles idées à propos des sensations ou du phénoménalisme, qui d’après moi sont déjà dans les poubelles de l’Histoire. Remarquez que même quand on suppose que nous sommes dans une simu- lation, Bostrom s’arroge la liberté de faire référence aux êtres humains et aux ordina- teurs, malgré le fait que s’il était dans une simulation, ses «mots» n’auraient aucune connexion avec quoi que ce soit qui puisse leur attribuer une référence !

IP  : Si le boson de Higgs n’existe pas, voyez-vous toujours une raison de con- struire un grand collisionneur de had- rons (l’accélérateur de particules du CERN, NdT), juste pour voir si nous pou- vons prédire les configurations statis- tiques qui apparaissent quand on fait tourner un aimant géant ?

BvF  : Faire référence à une expérience comme quelque chose «faisant tourner un aimant géant» est un peu comme faire référence à la Mona Lisa comme étant un morceau de bois peint. Littéralement, les deux pourraient être adéquats, mais les deux font l’impasse sur le sens.

Néanmoins, votre question représente un bon moyen (et un moyen provocateur) de demander à un empiriste ce que pourrait être la signification d’un tel dispositif ex- périmental pour sa conception de la sci- ence. La réponse, en bref, est qu’une expéri- ence a un sens dans le contexte théorique dans lequel elle a été conçue. L’expérimen-

(10)

tation est la continuation de la théorie par d’autres moyens. À mesure que la physique se développe, certaines questions restent ouvertes. D’aucunes sont tranchées par calcul théorique : en un sens, celles-ci ne furent jamais ouvertes. D’autres, en re- vanche, sont authentiquement ouvertes, et les expériences qui sont conçues, à l’aide de la théorie elle-même, ont le dernier mot – pour ceux qui continuent à développer la théorie, pour comment cela devrait se passer. Le résultat décide de la façon dont la théorie doit être poursuivie (ou, comme dans de fameux cas, drastiquement modi- fiée ou remplacée).

C’est une réponse empiriste, parce que cela donne du sens à l’intrication historique de la théorie de la physique et de l’expéri- mentation, sans impliquer qu’il s’agisse d’une histoire de révélation progressive d’une réalité inobservable derrière les phénomènes examinés.

On peut relier cela à l’exemple du boson de Higgs. Le discours sur les particules en physique contemporaine ne réfère pas à des petits morceaux de matière qui nous courent autour, bien entendu. Le boson de Higgs est une excitation du champ de Higgs. L’introduction du champ de Higgs était au début controversée, mais il est devenu partie intégrante du soi-disant

«Modèle Standard» avant que les expéri- ences ne puissent être conduites. Finale- ment, ça a pu se faire, et avec des résultats positifs, avec le Grand collisionneur de hadrons. Dans cette configuration, il y a un modèle du détecteur dans lequel un certain

paramètre de «force de signal globale» peut avoir une valeur de 0 ou de 1, la théorie im- pliquant que 1 correspond à une excitation du champ de Higgs.

Cet exemple illustre très bien la procédure de fondement empirique  : les données générées par le détecteur déterminent, via des calculs issus de la théorie elle-même, la valeur d’une quantité théorique.

Initialement, la question était  : doit-on accepter le champ de Higgs comme un développement du Modèle Standard ? Des raisons théoriques de le faire se sont accu- mulées, et son introduction dans le M.S. a résolu des problèmes pour le théoricien, mais tout ceci ne suffit pas. Tant que la question est toujours ouverte, il y a un trou dans la théorie qui a besoin d’être colmaté d’une façon ou d’une autre. L’expérience devait nous dire comment le colmater, que ce soit de la façon dont les défenseurs du champ de Higgs pensent que cela doive se faire, ou différemment.Le rôle joué par la théorie elle-même dans la conception de l’expérience, et dans l’importance at- tachée à ses résultats possibles, est crucial ici : l’expérience a un sens dans ce contexte théorique, et en conséquence contraint les développement futurs de la théorie.

IP  : Nos meilleures théories physiques, le Modèle Standard de la physique des particules et de la relativité générale sont capables de sauver tous les phénomènes que nous connaissons. Pourtant, leur inconsistance mutuelle motive les phys- iciens (réalistes) à chercher une théorie

(11)

de la gravité quantique. Pensez-vous que la recherche d’une théorie unifiée soit justifiée, ou devrions-nous nous conten- ter de plusieurs théories inconsistantes ? BvF : Nancy Cartwright a défendu de façon convaincante l’idée que les sciences n’on besoin d’être unifiées ni dans leurs princi- pes, ni dans la pratique, et je suis convaincu par ses arguments : nous devons apprendre à vivre dans un monde rapiécé.

Mais cette intuition générale ne peut pas être appliquée de façon trop étroite à des domaines spécifiques. Des implications contradictoires des différentes façons de modéliser une substance unique com- me l’eau, ou le sable, ou un seul processus comme l’accroissement de la population de grenouilles dans le lac ne peuvent pas être considérées comme allant de soi, sans venir obstruer les applications pour lesquelles elles ont été conçues.

Dans le champ spécifique de la physique théorique, qui s’occupe de théories fonda- mentales, je dirais que cette caution n’a pas lieu d’être. Les raisons en sont très bien ex- pliquées par Carlo Rovelli dans son livre, Reality is not What it Seems.

Ces deux points considérés ensemble pos- eraient problème si l’on y ajoutait une con- viction d’après laquelle toute la science, ou même toute la science naturelle, est en principe réductible à la physique fonda- mentale. Mais je ne vois rien qui justifie une telle conviction.

IP : On a souvent relevé une similarité en- tre l’empirisme constructif et la position de l’Église vis-à-vis de Galilée et de son usage du télescope. Le Cardinal Bellarm- in et d’autres hommes d’église insistaient sur le fait que le modèle copernicien dût être regardé uniquement comme une fic- tion mathématique servant à prédire les phénomènes, et refusaient de croire que les images produites par le télescope cor- respondissent à quoi que ce soit dans la réalité. Quelle est la principale différence entre votre conception des inobservables et celle de l’Église à propos des corps cé- lestes ?

BvF : Et bien, il y a une sacrée différence ! La controverse entre l’astronomie coper- nicienne et celle de Ptolémée concernait le mouvement des planètes, et personne ne doutait de l’existence des planètes, qui sont observables.

Le problème récurrent de la science de cette époque était que l’astronomie ptolémaïque

«sauvait les apparences», mais était incom- patible avec la physique aristotélicienne.

Le problème n’a pas été significativement changé par l’arrivée du modèle coper- nicien, qui sauvait également les apparenc- es et était tout aussi incompatible avec la physique d’alors. Quand Tycho Brahe est arrivé avec un troisième système, c’était en- core un système qui sauvait les apparenc- es et était incompatible avec la physique.

Bellarmin a eu une saine réaction face à ce problème, et maintint que l’astronomie ne devait avoir nulle d’autre prétention que celle de sauver les apparences, puisqu’il n’y

(12)

avait aucune preuve permettant de tranch- er entre les modèles rivaux.

Ce que Bellarmin n’a pas apprécié fut que pour Galilée, les termes de cette discussion étaient trop étroits. Pour Galilée, tout fais- ait partie d’un plus grand problème. Car il était à l’origine d’une révolution en phy- sique, et construisait une nouvelle cinéma- tique, à l’aide de ce que nous appelons aujourd’hui la relativité galiléenne, et une nouvelle dynamique. Le mouvement de la terre ne faisait aucun sens dans l’ancienne physique mais en ferait dans la nouvelle, il en était convaincu.

Dans tous les cas, la controverse au sujet de Copernic n’avait rien à voir avec les in- observables. L’autre histoire à laquelle vous faites allusion, celle du télescope de Galilée, est déjà plus en rapport avec la question de l’observabilité. La preuve que Galilée a fourni avec son télescope favorisait en effet le système copernicien (ce que Bellarmin ne savait pas). Galilée a confronté les con- naissances de son temps avec de nouvelles apparences  : celles des images, produites par un télescope, d’ombres sur la lune et d’autres lunes que la nôtre. Encore une fois se posait la question de savoir comment sauver les apparences. Était-ce possible, par exemple, que les épicycles fussent ajoutés à n’importe quel système d’astronomie en tant qu’orbites de lunes d’autres planètes ? Mais il y avait une question préalable  : ces apparences produites par le télescope étaient-elles des artefacts provenant de la mesure, ou des données véritables que l’on se devait d’expliquer ? Des questions de ce type surgissent pour nous dans les scienc-

es aujourd’hui, et c’est uniquement avec le recul que nous pouvons écarter le rôle qu’elles ont joué au cours de cet épisode historique.

J’espère que je n’ai pas simplement con- tourné votre question. Les docteurs in- struits de l’Église n’avaient pas la concep- tion selon laquelle le critère du succès en physique est l’adéquation empirique. Au contraire, ils auraient ouvertement été en désaccord avec moi ! C’est parce qu’ils pen- saient que le rôle de la physique était de nous donner un véritable aperçu de ce qu’il se passait derrière les phénomènes qu’ils avaient un si grand problème avec l’astron- omie.

La position d’après laquelle l’astronomie ne devait s’en tenir qu’au critère permettant de sauver les apparences n’a été adoptée que parce qu’ils ne savaient pas comment faire mieux, et ne voyaient pas comment ou même s’il était possible que la physique pût être modifiée. Sur ce point, je crois qu’ils étaient des représentants typiques des vie- illes générations de physiciens qui résis- tent aux développements théoriques. Ce qui fut surprenant, et déconcertant pour beaucoup de catholiques, c’est qu’en 1616 la hiérarchie de l’Église prit soudainement parti pour une position qui était en désac- cord avec sa propre tradition intellectuelle, et interdit d’enseigner que la terre tournait.

On a suggéré qu’il s’agissait d’une réaction contre les protestants, qui insistaient sur le fait qu’un tel enseignement contredit la Bible (voir l’explication de Thomas Kuhn au chapitre 6 de son livre The Copernician Revolution).

(13)

IP : Pour les lecteurs d’iPhilo qui aime- raient en savoir davantage sur les sujets philosophiques que nous avons discutés ici, y a-t-il trois livres susceptibles de les aider que vous leur recommanderiez ? BvF : Bien sûr ! Je recommanderais – sans dire que j’adhère aux thèses qu’ils con- tiennent, mais parce que chacun d’eux est éclairant à sa manière :

La théorie physique. Son objet et sa structure par Pierre Duhem (1906, ré- imp. Vrin, 2007)

– Philosophy of Mathematics and Natural Science par Hermann Weyl (1926/1949) –The Many Faces of Realism par Hilary Putnam (1987)

IP : Et pour finir : quel est votre inobserv- able préféré ?

BvF : La lumière. À chaque étape révolu- tionnaire de l’histoire de la physique, la lumière a fait partie de l’avant-garde. Nous voyons les choses lorsqu’elles reflètent la lumière ; la lumière ne se reflète pas elle- même, donc nous ne la voyons pas. Nous ne pouvons pas non plus l’entendre, la toucher ou la sentir. Quand nous voyons le faisceau d’un projecteur dans le ciel au-des- sus d’Hollywood, ce que nous voyons sont les particules de poussière présentes dans l’air, qui elles reflètent la lumière.

Mais qui dirait que la lumière n’est pas réelle ?

La question, si elle est précisément posée, est seulement celle de comment peut être comprise notre façon de parler de

la lumière, dans nos descriptions des phénomènes optiques. Pour les anciens atomistes et Newton, un rayon de lumière était un flot de particules. Pour Aristote et les chercheurs du XIXe siècle, la lumière était une condition changeante de l’éther.

Au XXe siècle, ces deux types de modèles des phénomènes optiques rencontrèrent de telles difficultés qu’à nouveau, la lumière joua un rôle unique dans le développement de la physique. Pour dire quelque chose de plus spécifique, je voudrais encore une fois souligner l’importance de la notion de modèle : les phénomènes optiques, qui furent toujours fascinants au cours de l’his- toire des sciences, sont représentés par les théories successives d’une façon qui vient toujours plus choquer notre imagination.

Pour conclure, j’aimerais vous remercier pour cet interview ainsi que pour vos ques- tions provocantes  ! J’ai beaucoup aimé y réfléchir, ainsi qu’à la façon d’y répondre, et ça a été une expérience très enrichissante pour moi.

Propos recueillis en juillet 2017 par Joshua Babic, Lorenzo Cocco et Michal Hladky

Traduction française : David Blunier

Références

Documents relatifs

Pour le Groupement des industriels des matériels électroniques de sécurité, qui compte désormais trente- et-un membres, « 2005 a été une année décisive ».. Le marché de

C'était un petit peu voulu, dans la mesure où les lenteurs administratives sont telles qu'il était pratiquement impossible, cette année, d'obtenir quelque chose,

En fait notre rôle ça a été justement de les retenir mardi dernier parce qu’ils étaient déjà dans la créativité et ils avaient déjà plein de choses, parce qu’ils

S’il n’y a pas d’accord à la fin du mois de Juin, le gouvernement peut encore temporiser quelques semaines, mais la seule véritable option serait de déclarer un

Peut- être que si tout le monde passait une journée entière à tout lâcher pour lire mes aventures, au lieu de s’épuiser à vendre sa force de travail pour

L'indicateur de l'ANPE indique que le chômage baisse depuis plusieurs mois alors que l'enquête emploi de l'INSEE montre au contraire une stabilité.. Comment expliques tu

The  physician  needs  to  acknowledge  the  patient’s  ambivalence  and  attempt  to  reduce  it  by  focusing  on  the  aspects  conducive  to  change  or 

L’enseignement supérieur inclusif prévoit la mise en œuvre, pour les étudiants en situation de handicap, de dispositifs visant à supprimer ou à réduire les barrières