• Aucun résultat trouvé

Antique versus moderne au début du XVIe siècle à Rome: la lettre à Léon X

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Antique versus moderne au début du XVIe siècle à Rome: la lettre à Léon X"

Copied!
18
0
0

Texte intégral

(1)

Book Chapter

Reference

Antique versus moderne au début du XVIe siècle à Rome: la lettre à Léon X

EL-WAKIL, Leïla

EL-WAKIL, Leïla. Antique versus moderne au début du XVIe siècle à Rome: la lettre à Léon X.

In: El-Wail, L. ; Pallini, S. & Umstätter-Mamedova, L. Etudes transversales. Mélanges en l'honneur de Pierre Vaisse. Lyon : Presses universitaires de Lyon, 2005. p. 47-58

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:24209

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

ANTIQUE VERSUS MODERNEAU DEBUT DU XVIe SIECLE A ROME

LA LETTRE A LEON X

Mélanges à Pierre Vaisse, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2005, p. 47-58

«Oui, j’ose affirmer: toute cette Rome nouvelle, si grande puisse-t- elle être, si belle, si riche en palais, églises et autres monuments, visibles aujourd’hui, est toute entière bâtie avec de la chaux fabriquée à partir des marbres antiques.»1

Introduction

Le texte connu sous l’appellation de Lettre à Léon X est l’un des plus fameux documents de la Renaissance, auquel se sont intéressés de nombreux historiens de l’art. Dès le moment de sa rédaction, la lettre, bien qu’inachevée et malgré un statut toujours discuté, a connu une fortune critique considérable. L’attribution présumée de ce texte à Raphaël est incontestablement pour beaucoup dans sa notoriété.

Ce document a fait il y a moins de dix ans l’objet d’une monographie issue d’une thèse de doctorat2. L’ouvrage a le grand mérite de faire la synthèse des questions d’attribution et de datation, de dresser l’anthologie de la critique, de publier les trois versions connues du

1 Lettre à Léon X, trad. Georg GERMANN. Vitruve et le vitruvianisme. Introduction à l’histoire de la théorie architecturale, Lausanne, 1991, p. 91. Le présent article bénéficie de recherches menées dans le cadre du FNRS pour le projet intitulé Le patrimoine monumental entre rénovation et destruction. En marge d’une histoire de la restauration (Subsides Athena Nos 1217-032346 et 1217-040727).

2 Francesco P. Di TEODORO, Raffaello, Baldassare Castiglione e la Lettera a Leone X, Bologne, 1994.

(3)

document, les deux versions manuscrites de Mantoue et de Munich et l’édition de Padoue de 1733. La conception de la Lettre à Léon X y est définitivement attribuée à Raphaël, tandis que la date de sa rédaction est fixée à 1519.

Je n’ai pas la prétention d’ajouter quoi que soit au débat d’érudits long de plusieurs siècles sur les questions d’attribution et de datation et qui me paraît devoir se clore magistralement avec cette thèse. Le document m’intéresse bien davantage en tant que jalon de la longue histoire de la restauration monumentale et témoin de la perception architecturale de la Renaissance. C’est dans cette perspective que j’aborderai l’examen de la Lettre à Léon X, sujet choisi en raison du thème d’origine3 de ce recueil de «Mélanges» dédié à Pierre Vaisse, que la sauvegarde et la conservation du patrimoine ont toujours passionné.

Je me propose de tirer aussi parti d’un autre document qui est la lettre un peu antérieure de Léon X à Raphaël, le promouvant «préfet des antiquités» de Rome. A elles deux ces lettres s’inscrivent en effet parmi les premiers préambules théoriques autour de la problématique de la conservation, produits par le milieu artistique romain avant le Sac de Rome. Elles illustrent particulièrement bien les liens entre une parole de sauvegarde cherchant à s’établir et une pratique architecturale à la recherche d’une conceptualisation, au lendemain de l’ «avatar»

gothique, «sans grâce et sans manière aucune»4, selon les termes

3 Initialement le recueil de Mélanges devait s’articuler autour du thème Tradition et Modernité.

4 GERMANN, Op. cit., p. 93 ; Francesco P. di TEODORO, Op. cit., version de Munich, VIII, p. 118 : «Li edificii, poi, del tempo delli Gotti sono talmente privi d’ogni gratia, senza maniera alcuna, dissimili dalli antichi e dalli moderni.»

(4)

mêmes de Raphaël, parce que d’un primitivisme trop proche de l’état de nature.

Contexte

Au pontificat de Jules II succède celui de Léon X (1513-1521), fils de Laurent de Médicis, baigné dès son plus jeune âge dans le climat de la Renaissance florentine où il côtoie les fameux humanistes que sont Politien, Pic de la Mirandole et Marsile Ficin. Installé à Rome comme cardinal en 1500, il rassemble autour de lui écrivains et artistes, dont Baldassare Peruzzi. Devenu pape, il continue les travaux engagés par Jules II, notamment ceux de Raphaël, artiste sur lequel se concentre son mécénat et qu’il patronne pour plusieurs commandes: continuation des Stanze entreprises en 1503, commande des tapisseries de la Chapelle Sixtine, commande du décor des Loggie fait de grotesques à l’imitation de la Maison Dorée de Néron.

L’essentiel du mécénat de Léon X concerne toutefois l’architecture.

Outre la mise en oeuvre de l’église St-Jean des Florentins de Rome, commencée par Sansovino, le pontife fait restaurer plusieurs bâtiments religieux, parmi lesquels Ste Marie Majeure, Sta Maria sopra Minerve, le baptistère de St-Jean de Latran et le monastère de San Cosimato. Il fait par ailleurs agrandir certaines artères romaines, comme la Via Alessandrina, et planifie les trois voies qui mènent à la Piazza del Popolo.

Son mécénat s’étend au-delà de Rome. A Florence il commande à Michel-Ange la façade de San Lorenzo qui ne sera jamais construite. Il lui

(5)

confie aussi l’exécution de la construction et la décoration de la nouvelle sacristie.

Léon X continue surtout l’immense chantier de la reconstruction de Saint-Pierre, entrepris en 1506 sous Jules II par Bramante. C’est à l’occasion de ce chantier que Bramante amène Raphaël à Rome en 1508.

Ce dernier, jusqu’alors peintre établi à Urbino, s’initie dès lors à l’architecture et s’ouvre là à une deuxième carrière. A la mort de Bramante, en 1514, Raphaël, devenu son bras droit, prend le relais en tant que responsable du chantier de Saint-Pierre et s’entoure d’une équipe d’architectes qui compte Fra Giocondo, Giugliano da Sangallo, Antonio da Sangallo et Baldassare Peruzzi.

Les pontificats de Jules II et de Léon X coïncident avec les découvertes de plusieurs chefs-d’œuvre romains qui attisent l’intérêt pour l’Antiquité.

Le spectaculaire groupe du Laocoon est exhumé le 14 janvier 1506, année de la mise au jour fortuite de la Domus Aurea. Quelques années plus tard apparaissent notamment, dans les ruines du temple d’Isis, les statues colossales du Nil et du Tibre, le Torse du Belvédère (1513), l’Ariane endormie, l’Apollon du Belvédère et plusieurs bronzes antiques.

Ces chef-d’œuvres antiques iront rejoindre les collections pontificales et seront installés dans la cour du Belvédère aménagée tout exprès à leur intention.

La lettre de Léon X à Raphaël (27 août 1515)

Plus attentif à la question de la conservation des antiques que ses prédécesseurs, Léon X s’inscrit toutefois dans une tradition littéraire

(6)

inaugurée durant le Bas Empire et réactivée au XVe siècle par les pontifes. La tradition s’établit à travers les premières lettres écrites aux préfets de Rome par les empereurs du Bas-Empire5. Aux responsables politiques et religieux incombe la tâche de rappeler à l’ordre les destructeurs et pilleurs de toute espèce, même s’ils ne semblent pas donner l’exemple eux-mêmes. Les papes du XVe siècle ne se privent en effet pas de puiser dans la Rome antique comme dans une carrière, nonobstant les intentions de sauvegarde qu’ils énoncent et les punitions dont ils menacent tout contrevenant à travers lettres et bulles.

Il y a plus d’un siècle Rodolfo Lanciani établissait dans un ouvrage de synthèse un inventaire des destructions de l’ancienne Rome, sur lequel s’appuie encore certains chercheurs aujourd’hui6. Pour l’époque qui nous intéresse, il passe en revue les actions contradictoires des papes successifs, pris entre respect et remplois des vestiges antiques. Ainsi, si Eugène IV déplore en 1436 la mutilation de la chaire de saint Pierre, dépossédée de son porphyre et de sa serpentine, réutilisés par des maîtres comasques pour le pavement de Saint-Jean de Latran7, il déclare ultérieurement vouloir protéger le Colisée des pilleurs de marbre, tout en y faisant récupérer des pierres pour la restauration de l’abside de St- Jean de Latran et utilisant les marbres de la Curie et du Forum Julium pour celle du palais apostolique8. Dans la lettre intitulée Cum almam

5 Comme le décret d’Arcadius et Honorius à Eusèbe (395 ap. J.-C.) ou celui de Leo et Majorian à Emilianus (458 ap. J.-C.), textes cités dans l’exemplaire de thèse de Jukka JOKKILETHO déposé à la Bibliothèque des Biens culturels à Rome.

6 Rodolfo LANCIANI, The destruction of ancient Rome, Londres-New York, 1901 sur lequel se fonde notamment Jukka JOKKILETHO, A History of Architectural Conservation, Oxford, 1999

7 Dans une lettre du 29 mars 1436, Ibid., p. 207

8 Ibid.

(7)

nostram urbem (1462) Pie II menace d’amendes quiconque pillera les monuments9. En 1471 Sixte IV autorise les architectes qui vont construire la librairie vaticane à se livrer à des excavations pour s’approvisionner en matériaux, mais trois ans plus tard il menace d’excommunication ceux qui dépouilleront de leurs marbres les églises et basiliques anciennes10.

Léon X, qui nous intéresse ici, est pour part l’héritier de ses prédécesseurs dont seule une fine analyse croisée des textes et des actes permettrait de préciser la nature véritable des préoccupations de sauvegarde ou de vandalisme. Il tente à son tour, comme nous le verrons, de cerner la notion de monumentum, étymologiquement l’objet de mémoire. Pape progressiste, il encourage ceux qui veulent élever de nouveaux édifices dans le but d’agrandir Rome en taille et en dignité en accroissant ses bâtiments et sa population. Il ne passe pas pour autant pour un pape destructeur, comme l’établit Lanciani11 qui ne dénombre que peu de démolitions sous son pontificat quand bien même s’il ouvre les rues de Ripetta et d’Aracoeli et jette bas la Via Quadrata et une partie de la Via Tiburtina, dont les quais de travertin seront du reste récupérés pour le chantier de Saint-Pierre12.

S’il est vrai que la lettre de Léon X du 27 août 1515 s’inscrit dans une tradition littéraire qui remonte à l’Antiquité, elle a ceci de particulier qu’elle désigne pour la première fois en la personne d’un artiste, en l’occurrence Raphaël, un responsable des antiquités. Cette désignation comme «préfet de tous les marbres et de toutes les pierres gravées»

9 Lettre du 28 avril 1462, Idem, p. 209

10 Dans une lettre du 17 décembre 1471, puis du 7 avril 1474, Ibid.

11 Dans une lettre du 2 septembre 1517, Idem, p. 213

12 Ibid.

(8)

(dans le texte «praefectus marmorum et lapidum omnium») s’effectue à l’occasion du chantier de Saint-Pierre. Certains, comme Jukka Jokhileto13, ont voulu voir dans cette charge de préfet l’archétype de celle de conservateur des monuments, ce que seront plus tard d’autres

«Romains» célèbres comme Bellori, Winckelmann ou Canova14.

Une lecture attentive du document pontifical fait toutefois état d’une mission sensiblement plus ambiguë, car, si Raphaël reçoit effectivement une tâche de conservation, il doit la mener dans le cadre de la reconstruction de Saint-Pierre15, qui demeure l’objectif prioritaire. En tant que responsable du chantier de la chrétienté, l’artiste est prioritairement chargé d’acquérir les matériaux nécessaires à l’édification de la basilique, la plupart de ces matériaux étant, traditionnellement, pour des raisons pratiques de coût et de transport, issus de la récupération de ruines antiques. Léon X suit en cela une tendance engagée dès le XVe siècle de la part des constructeurs, fussent- ils papes, cardinaux, patriciens ou simples citoyens. L’usage voulait en effet que tout constructeur se rendît propriétaire d’une petraia, terme à proprement parler intraduisible signifiant une carrière résultant d’une

13 JOKKILETHO, Op. cit. (note 5), pp. 32-34

14 Op. cit., p. 33

15 Version de: “te, quo magistro eius aedificationis utor, marmorum et lapidum omnium, qui Romae, quique extra Romam denum millium passuum spatio posthac eruentur, praefectum facio ea de causa, ut quae ad eius phani aedificationem idonea erunt, mihi emas “. Version de: “te, quo architecto eius templi operisque magistro utimur, cuiusque tum virtutem et probitatem, tum vero maxime in nos sedemque hanc apostolicam reverentiam et multum saepenumero et perspeximus et probavimus, marmorum et lapidum omnium omnisque generis qui Romae quique extra Romam denum milium passuum spatio deinceps eruentur, praefectum constituimus, ea de causa, ut quae ad eius templi aedificationem erunt oportuna, ea honesto precio nostro, nomine emas. »

(9)

structure antique, de laquelle on pouvait extraire les matériaux nécessaires à son chantier16.

Héritier de cette tradition, Léon X édicte donc un règlement d’exploitation des ruines antiques, qu’il qualifie du reste de carrières! Si la carrière se trouve sur un terrain public, la moitié des matériaux ira à la chambre apostolique et l’autre moitié au maître carrier; si la carrière se trouve sur un terrain privé un tiers des matériaux ira au propriétaire du terrain, un tiers à la chambre apostolique et un tiers au maître carrier.

C’est dans ce contexte de la reconstruction de Saint-Pierre et des trouvailles qui pourront être faites lors de la recherche de matériaux à bâtir que Raphaël est, presque accessoirement pourrait-on dire, chargé de sauvegarder parmi les ruines les monumenta. Tels que définis par Léon X les monumenta sont les vestiges antiques gravés ou sculptés, souvent porteurs d’inscriptions, qui se voient conférer une valeur de monuments. Ce culte des monumenta trouvera une sacralisation à travers les Epigrammata antiquae urbis (1521) de Iacopus Mazochius, première liste d’inventaire fixant les objets protégés à Rome et incluant aussi des édifices, comme la Pyramide de Cestius, le Château Saint-Ange ou l’Obélisque vatican. La lettre de Léon X à Raphaël comprend des admonestations à l’intention de quiconque découvrira de tels vestiges à Rome ou dans un périmètre de 10.000 pas hors de Rome; ces vestiges devront être signalés à Raphaël, préfet des antiquités, faute de quoi les contrevenants seront passibles d’amende.

16 LANCIANI, Op. cit., “The Beginnings of the modern city”, pp. 198-213

(10)

Le titre et la nomination de Raphaël sont sans doute plus honorifiques que réels; ils paraissent relever davantage du vœu pieux que d’une volonté véritable mise en pratique pour protéger les Antiquités. Créer le préfet était un premier pas qui, pour être suivi d’effets, eût dû être assorti de l’installation de fonctionnaires chargés d’une surveillance sur les antiquités. Seul à assurer la sauvegarde, Raphaël est investi d’un titre symbolique, tandis que la basilique Saint-Pierre, emblème de la chrétienté, se révèle à cette occasion être, d’une certaine manière et de notre point de vue actuel, le grand sépulcre de la Rome antique, sa construction requérant d’immenses quantités de pierres provenant d’édifices antiques.

A l’instar de ses prédécesseurs et des érudits de la Renaissance, Léon X cultive une attitude ambiguë face à l’héritage de l’Antiquité. Les vestiges sont de facto subdivisés en deux catégories : les vestiges dignes d’intérêt et ceux passibles de remploi. Cette notion d’un patrimoine à deux vitesses implique que l’on peut continuer à puiser impunément dans les ruines comme dans des carrières, pour autant qu’on n’y prélève pas le petit pourcentage des monumenta, soit pierres gravées d’inscriptions ou sculptées. Il demeure admis et légitime de s’approvisionner en matériaux dans les champs de ruines, a fortiori pour édifier le monument d’intérêt religieux primordial qu’est le grand Saint-Pierre. Toute puissante la Rome chrétienne s’élève ainsi au détriment de la Rome antique tout en proclamant de manière fort paradoxale le respect et la sauvegarde de cette dernière.

(11)

La Lettre à Léon X (c. 1519)

Il existe trois versions manuscrites de la Lettre à Léon X, lettre inachevée, écrite en langue vulgaire, attribuée d’abord à Baldassare Castiglione puis à Raphaël; ces trois versions n’ont pas rigoureusement la même teneur. Toutefois chacune comporte essentiellement deux parties, soit une introduction historique et théorique sur les ruines de Rome en général et une seconde partie relative aux techniques de représentation de l’architecture; le document s’arrête avec l’ébauche d’une troisième partie, plus conventionnelle mais inachevée, relative à la théorie des ordres, véritable chapitre fondateur de tout traité d’architecture à la Renaissance.

La situation et la nature de la Lettre à Léon X restent difficiles à établir s’agissant d’un texte dont on ignore le statut réel. A-t-on à faire à un mémoire en soi ou à la préface d’un traité, ce Trattato nuovo que Raphaël aurait eu l’intention d’écrire si une mort prématurée ne l’en eût empêché? Faut-il mettre ce document en rapport avec le plan de l’ancienne Rome qui aurait été commandé à Raphaël par Léon X? On sait qu’entouré des deux «antiquaires», Andrea Fulvio et Mario Fabio Calvo17, Raphaël effectua à cette fin des travaux de relevés de monuments antiques, relevant lui-même le Panthéon, dont on conserve des dessins cotés très détaillés. Mais le plan de la Rome antique ne vit jamais le jour.

Raphaël explique la méthode d’approche qu’il entend employer et qui jette les bases de notre démarche contemporaine. Il préconise en premier lieu la reconnaissance minutieuse sur le terrain «cercarle [le

17Ils publieront des études sur les antiquités romaines en 1527.

(12)

antiche fabbriche] minutamente»18, puis le relevé systématique et scrupuleux des objets dignes d’intérêt «misurarle con diligenzia»19, dont la restitution graphique, ancêtre méthodologique des Restaurations des Prix de Rome, peut être envisagée20. L’étude se poursuit par la confrontation avec les sources littéraires fiables «leggendo di continuo li buoni auctori»21 qui doit permettre de documenter les vestiges matériels.

Quoiqu’il en soit, la Lettre à Léon X s’inscrit en priorité dans la perspective de protection des vestiges antiques et trouve sa place dans la succession de mesures prises et réitérées, quand bien même peu ou mal suivies. En qualité de Preafectus marmorum et lapidum omnium, assisté probablement de l’humaniste Baldassare Castiglioni, Raphaël rédige donc à l’intention du pape Léon X un mémoire dans la première partie duquel il relève l’importance du legs patrimonial de l’Antiquité, déplore le vandalisme auquel il a été et demeure soumis depuis le Bas Empire et dresse l’inventaire de quelques uns des vestiges les plus importants.

Le paradoxe de la mort de Rome, Ville Eternelle

18 DI TEODORO, Op. cit., p. 63 ; en traduction française: «Comme j’ai étudié avec application les

monuments de l’Antiquité et n’ai pas ménagé ma peine à suivre leur exemple et à les mesurer diligemment, à lire toujours les bons auteurs et à comparer les monuments avec les sources écrites, je crois avoir acquis quelques connaissances de l’architecture antique.» cf. Stefano RAY, Raffaelo architetto, Roma-Bari, 1974,

«Mémoire de Raphaël à Léon X», pp. 362-370

19 Ibid.

20 «Sur le dessin je reconstruirai les édifices présentant suffisamment de vestiges pour pouvoir être ramenés à leur état originel par des déductions sûres et certaines en faisant les parties entièrement détruites ou devenues invisibles semblables à celles qui sont encore debout », G. GERMANN, Op. cit.., p. 92

21 DI TEODORO, Op. cit., p. 63

(13)

La Lettre à Léon X débute par un éloge de la Rome antique dans la tradition humaniste remontant au XIVe siècle. Lorsqu’il livre ses émotions relatives au patrimoine antique, Raphaël s’appuie sur la trame du lamento élégiaque des ruines de Rome, inauguré par Pétrarque et devenu conventionnel. Raphaël, qui n’est pas en priorité un écrivain, demeure en deçà des élans lyriques de l’humaniste Flavio Biondo dans la dédicace à Eugène IV de la Roma instaurata (1470-1471)22. Le spectacle de la Rome antique désolée lui procure des sentiments mélangés: au plaisir aigu de la connaissance des beautés défuntes s’associe la vive douleur suscitée par l’état de ruine de la Mère du monde.

Fabuleuse par sa civilisation et les chefs-d’œuvre qu’elle a engendrés, trop beaux pour sembler vrais, celle dont la mort semblait impensable, a été réduite à néant. Raphaël passe en revue les agents destructeurs de la Rome antique. Au temps et à son usure, au manque d’entretien se sont ajoutés les dégâts volontaires causés par les hommes, Barbares profanes mais aussi pontifes ! Les Goths et les Vandales se sont acharnés contre Rome la renversant par le fer et le feu, tandis que certains papes (au contraire de Léon X, dédicataire de la lettre), dépourvus de savoir et de clémence, l’ont pillée, détruisant temples, statues, arcs et édifices glorieux. Rome est ainsi morte d’avoir été abusée, ses monuments antiques écroulés pour avoir été excavés afin de livrer la pouzzolane de leurs fondations, statues et ornements de marbre antiques broyés comme vulgaire pierre à chaux.

22Cf. L. EL-WAKIL, «Rome : la leçon des ruines à la Renaissance», ds. Genève et l'Italie, Société genevoise des études italiennes, 2002, pp. 195-211.

(14)

Raphaël fait ensuite état des démolitions auxquelles il a assisté depuis qu’il est à Rome: «Ce n’est pas sans regrets que je me souviens des belles choses détruites depuis que je suis à Rome, il y a moins de douze ans

…»23 Il a vu disparaître beaucoup de monuments, définitivement ruinés, comme la Meta de Via Alexandrina, l’Arco Malaventurato24, à l’entrée des Thermes de Dioclétien, le Temple de Cérès à la Via Sacra, une partie du Foro Transitorio détruit et ses marbres transformés en chaux, la Basilique du Forum, sans compter les colonnes brisées en deux, les architraves mutilés, les frises anéanties25.

Comme d’autres avant lui, Raphaël dédie une ode funèbre à la Ville Eternelle: l’immortelle Rome, Mère du monde, n’est plus ! Raphaël assimile l’architecture aux organismes vivants, susceptibles de tomber malades et de mourir faute de soins, organismes au chevet desquels l’architecte doit se pencher comme un médecin, conception qu’il partage avec Alberti26, Filarète27 ou Léonard. Le décès de Rome se traduit dès lors en des termes qui établissent une analogie avec les êtres vivants; la Rome antique est un cadavre, pire encore, elle est réduite à l’état de squelette, «les os sans la chair»28.

Ecorchée de ses ornements, Rome n’a plus à montrer que l’ossature de ses édifices. Porteurs de décors, ses revêtements de marbre ont été arrachés, de sorte qu’apparaît au jour le gros œuvre de brique, qui n’est pas le lieu de l’architecture, au sens classique du terme. La structure

23GERMANN, Op. cit., pp. 93-94

24 Lettre de Mantoue, fol. 4.

25 Ibid.

26 De re aedificatoria, c. 1455 ; publié 1485, fol. 869.

27 Trattato di architettura, rééd. 1972, 29.

28 GERMANN, p. 91

(15)

appelle le revêtement où se joue la théorie des ordres et l’ordonnancement de la grammaire décorative. Dans son Journal de voyage, Michel de Montaigne, tout comme Raphaël, déplore la disparition de la croûte de lames de marbre ou de pierre blanche sur laquelle étaient les inscriptions29. Ainsi spoliée Rome n’est plus que l’«ombre» de ce qu’elle était, ombre qu’il importe d’évoquer pour la ramener peut-être du royaume des Enfers au monde des vivants.

La conception clivée de l’architecture, qui est celle des hommes de la Renaissance, s’appuie sur le modèle antique et vitruvien. L’ossature des bâtiments est considérée comme une matière informe, faite pour être dissimulée et revêtue, et qui offre sa matérialité au remploi. L’objet de la sauvegarde s’incarne dans le revêtement, lieu de l’inscription gravée ou de la forme sculptée, considéré comme monumentum, qu’il convient de protéger.

Cette appréciation de l’architecture est bien évidemment très éloignée de notre perception actuelle, elle-même liée à la production contemporaine, où l’épiderme d’un bâtiment est le plus souvent l’expression même de la structure, dont la matérialité, la «sacro-sainte substance», revêt à nos yeux une valeur considérable. Ossature et épiderme font tout un et le geste iconoclaste désigne l’atteinte à quelque partie que ce soit de cette entité.

29«Les ruines de Rome ne se voient pour la plupart que par le massif et épais du bâtiment. Ils faisaient de grosses murailles de brique, et puis ils les encroûtaient ou de lames de marbre ou d’autre pierre blanche, ou de certain ciment ou de gros carreau enduit par-dessus. Cette croûte, quasi partout, a été ruinée par les ans, sur laquelle étaient les inscriptions; par où nous avons perdu la plupart de la connaissance de telles choses.

L’écrit se voit où le bâtiment était formé de quelque muraille de taille épaisse et massive », Michel de MONTAIGNE, Journal de voyage, rééd. 1983, p. 218

(16)

Ceci tuera cela: la nouvelle Rome au détriment de l’ancienne ?

Dans l’exergue de cet article Raphaël dénonce la disparition matérielle de l’ancienne Rome au profit de la nouvelle. La ville moderne s’est nourrie de la ville antique dont elle a profané les vestiges et digéré les antiquités.

Rome pourtant se dresse, belle et riche en palais, églises et monuments, résultant matériellement et spirituellement de la Rome antique, tel un phénix, ressuscité de ses cendres. Un peu plus de trois siècles plus tard, Victor Hugo énoncera dans son épopée du Paris médiéval, Notre-Dame de Paris (1831), le fameux «Ceci tuera cela»; comme un couperet la sentence désigne en une antithèse l’impossible compromis entre sauvegarde et renouveau.

Bramante, maître de Raphaël, surnommé Bramante ruinante, n’a fait que détruire pour mieux reconstruire, afin de remplacer les ruines jonchant le sol par une Rome nouvelle plus belle que l’ancienne. Aux yeux de ceux de ses contemporains, pour qui l’esprit compte davantage que la matière, Bramante égale ses prédécesseurs romains et ses réalisations les Antiques.

Son Tempietto de San Pietro in Montorio est publié par Serlio dans son Libri III (1540)30 et par Palladio dans le livre IV des Quattro libri dell’architettura31 (1570) en regard des monoptères antiques.

Dans le contexte de la lettre, Raphaël est plus mesuré et, quand bien même admiratif, il se garde bien de confondre l’architecture de l’Antiquité avec celle de son temps. Le paragone penche nettement en faveur de la première, aisément identifiable, selon l’auteur, par sa supériorité matérielle et son degré de perfection:

30 Deuxième livre à paraître sur sept qui verront le jour et consacré aux édifices de l’Antiquité

31 Livre IV sur les temples antiques (romains et paléochrétiens)

(17)

«Les édifices modernes sont aisément reconnaissables car ils sont neufs, mais aussi parce qu’ils n’ont pas encore retrouvé le degré de perfection, ni la pompe que nous admirons et estimons beaucoup dans les édifices anciens. Car s’il est vrai que de nos jours l’architecture s’est réveillée et s’est bien rapprochée de la manière des Anciens ainsi qu’on peut le constater dans les belles réalisations de Bramante, la matière dont sont faits les ornements n’est pas aussi précieuse que dans les édifices antiques.»32

Animé d’une conscience nouvelle de la conservation, Raphaël souhaite maintenir le plus intact possible ce qui subsiste de l’Antiquité, qui passe à ses yeux pour modèle de vertu et modèle esthétique, afin que subsiste la possibilité de comparaison entre la civilisation antique et la moderne. De cette comparaison doit naître l’émulation de nature à doper la création contemporaine. Sensible à la grandeur, à la richesse et à la mise en œuvre de savoir-faire perdus, manifestes dans les édifices antiques, Raphaël les estime devoir surpasser toutes les productions contemporaines.

A titre personnel Raphaël admire dans l’architecture antique tous les éléments qui serviront de modèles à la production contemporaine : architraves, frises, chapiteaux ouvragés et bases proportionnées. Mû par un sentiment de piété, il forme le vœu d’exposer le peu de vestiges, l’ombre de ce que fut Rome, Ville éternelle, patrie universelle du monde et des chrétiens, détruite par les Barbares profanes et scélérats. Il songe ressusciter cette Rome morte par l’étude archéologique et en retraçant la reconstitution topographique de ce qu’elle fut; grand projet qui ne verra pas le jour en raison de sa mort prématurée. L’entreprise sera

32 GERMANN, Op. cit., p. 93

(18)

ultérieurement menée à bien dans le même esprit par l’antiquaire Pirro Ligorio (1553/1561).

Raphaël manifeste dans sa peinture le grand intérêt qu’il porte à l’architecture romaine et donne au Tempietto de Bramante un écho pictural dans la représentation du monoptère du Mariage de la Vierge (1504). L’Ecole d’Athènes a pour toile de fond une architecture romaine antique de grande magnificence, qui évoque tant la Basilique de Maxence que le projet de reconstruction de Saint-Pierre alors en cours de réalisation.

Il transpose et fait revivre pour les siècles à venir les décors à grotesques de la Domus aurea à travers les fresques des Loggie et de la Stuffetta du cardinal Bibiena au Vatican.

Les projets d’architecture de Raphaël, en particulier celui pour la Villa Madama, dont l’attribution demeure discutée, s’appuient et se nourrissent de sa connaissance de Rome. En tout état de cause le «préfet des monumenta» puise son inspiration dans la connaissance fine qu’il a acquise des antiquités, antiquités qu’il s’applique à faire revivre scrupuleusement et de diverses manières. Les monumenta ne sont peut-être pas encore à l’abri des déprédations du temps de Raphaël (mais le seront-ils jamais?); ils jouent toutefois de façon très évidente un rôle de dénominateur commun entre l’art des siècles passés et l’art contemporain, rôle qui les ancre profondément dans la modernité de ce temps.

Leïla el-Wakil

Références

Documents relatifs

La deuxième partie (questions 7 à 16) comporte des questions sur deux stéréotypes de genre qui sont « les filles sont meilleures en langues que les garçons » et « les

André de Resende (ca. 1500-1573) désigne cette inscription comme le Vaticinium Sibyllae, apostille de sa grande écriture bien reconnaissable, dans la section sur les Arcs (De

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Issu d’un colloque tenu à Rome en 2003, ce livre frappe d’abord par la diversité des thèmes et des champs géographiques retenus ainsi que par la pluralité des approches du monde

Cariou, est la reconstitution d’un spectacle de combat naval dans la naumachie d’Auguste à Rome : il travaille depuis février 2003 à un court-métrage scientifique de 15 mn sur

Le titre et la nomination de Raphaël sont sans doute plus honorifiques que réels; ils paraissent relever davantage du vœu pieux que d’une volonté véritable mise

Si Philippe Dewitte affirme que la lutte des prolétaires ne fait plus recette 45 , on atteste des jours des luttes néanmoins fragiles, mais qui couvent des enjeux politiques

En dehors des exercices structurés dont les effets positifs (aigus ou à moyen terme) sur la sensibilité à l’insuline et le syndrome métabolique peuvent être reconnus (même