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L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine

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0 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 24 août 2011 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 30 novembre 2011 2367 Supposons que vous trouviez un an-

neau magique qui vous permette, en pivotant le chaton sur votre doigt, de vous rendre invisible à volonté. Don- neriez-vous libre cours à vos mauvais pen- chants pour devenir un pickpocket insaisis- sable, pour ne jamais prendre de billet de train, pour tricher au casino ni vu ni connu ou encore pour strausskahniser incognito ? Ou allez-vous continuer de marcher droit, le ciel étoilé au-dessus de vous et la loi mo- rale inscrite au dedans ? Autre expérience de pensée : un tramway dont les freins ont brusquement lâché dévale une voie qui des- cend dans une tranchée étroite. En aval, cinq ouvriers travaillent sur la voie et ne pour- ront pas se mettre à l’abri faute de place.

Mais un peu au-dessus du groupe d’ou- vriers, il y a un aiguillage qui pourrait faire bifurquer le tramway sur une autre voie, où travaille un ouvrier, lui aussi coincé par l’exi- guïté des lieux. Vous promenant innocem- ment dans ces parages, vous êtes en posi- tion d’actionner l’aiguillage, sauvant ainsi cinq vies au prix du sacrifice d’une vie ? Le faites- vous ?

Les expériences de pensée ont une lon- gue tradition dans l’histoire de la philoso- phie. Dans l’histoire des sciences, elle est plus courte – on pense au chat de Schrö- dinger – mais non moins vénérable. Dans les deux domaines, l’une de leurs fonctions est d’être ce que le philosophe Daniel Dennett appelle des «pompes à intuitions», qui nous permettent de formuler clairement ou de nous révéler à nous-mêmes ce que nous pensons sans trop y penser. Entre les deux vignettes qui ouvrent cet article, il y a néan- moins des différences essentielles. La plus évidente est que le mythe de l’anneau de Gygès raconté par Platon fait partie du ca- non de la Grande Philosophie, tandis que la seconde histoire qui date, sous une pre- mière formulation un peu différente, de 1967,

ne suscite pas la même révérence. Pire, lors- qu’elle engendre l’intérêt, voire la collabora- tion transdisciplinaire de philosophes avec des psychologues, des neurobiologistes ou des économistes, elle suscite l’opprobre d’une partie des philosophes contempo- rains, ceux pour qui la philosophie s’est dé- finitivement retirée du champ de l’empiri que pour mieux s’occuper des «fondements» de tout savoir et de toute normativité possi bles.

Or, le destin singulier de l’histoire du tram- way fou, comme celle des autres expérien- ces de pensée relatées par l’auteur, est jus- tement d’être depuis trente ans l’objet d’un travail à la fois conceptuel et empirique, dé- signé par le terme de philosophie expéri- mentale. Celui-ci se réfère à un mouvement au sein de la philosophie analytique qui a déjà toute une histoire. Il fait depuis peu son entrée dans le monde philosophique franco-

phone porté par plusieurs chercheurs, dont Ruwen Ogien, ainsi que Florian Cova 1 et Ni colas Baumard,2 auteurs auxquels Ogien se réfère explicitement. Ce courant de pen- sée – et pas seulement de pensée, juste- ment – redonne des couleurs à des ques- tions philosophiques d’une grande impor- tance, mais quelque peu défraîchies par les approches plus classiques. Dans ce con- texte, la spécificité du livre de Ruwen Ogien est d’être une introduction à la philosophie morale vue sous l’angle de la philosophie expérimentale, avec une visée pédagogi- que clairement assumée même si le livre ne s’y limite pas.

Une des faiblesses de l’approche tradi- tionnelle est son usage indiscipliné des in- tuitions : «tout le monde pense que» y est synonyme de «les esprits rationnels et cor- rectement informés pensent que», lequel est largement synonyme de «je pense que».

Contre ce solipsisme épistémique, le rôle de la philosophie expérimentale dans le do- maine de l’éthique consiste à expliciter les ingrédients de base de ce que l’auteur ap- pelle justement la «cuisine» morale, à savoir

les intuitions et les principes d’action impli- citement ou explicitement à l’œuvre dans le raisonnement moral. Le propre de cette dé- marche, c’est en somme d’aller voir ce qui se passe dans les coulisses de nos ju- gements moraux et tout particulièrement d’interroger nos intuitions en la matière : de qui sont-elles les intuitions ? Et pourquoi tel ou tel groupe d’êtres humains a-t-il ces in- tuitions plutôt que d’autres ? A première vue, cette entreprise paraît n’être qu’un champ de recherche particulier relevant d’une dis- cipline scientifique empirique, à savoir la psychologie sociale. Ce qui rend le travail d’Ogien proprement philosophique, c’est qu’il analyse le rôle à la fois capital et a prio- ri assez mystérieux des intuitions dans les théories morales. Mais il le fait non pas à partir des intuitions du soi-disant «sens com- mun», comme tant de penseurs avant lui,

mais à partir des recherches empiriques qui visent concrète- ment à connaître le con tenu des intuitions en question.

La démarche de l’auteur con- siste à revisiter du point de vue de la philosophie expérimentale un certain nombre d’expérien ces de pensée, comme celle du tramway, qui jouent un rôle impor- tant dans la philosophie morale contempo- raine. Il inclut également dans ce corpus des expériences de psychologie sociale où les sujets sont effectivement placés en si- tuation de dilemme moral (y compris l’in- contournable expérien ce de Milgram sur l’obéissance à l’autorité), plutôt que d’être invités à réfléchir de façon théorique sur une vignette présentant un paradoxe moral.

Mais quel que soit leur dispositif con cret, ces expériences ont en com mun de pré- senter des résultats empiriques concernant les jugements moraux spontanés ou réflé- chis. Or ce travail expérimental débouche presque immanquablement sur une deman- de de clarification conceptuel le, d’où l’im- plication des philosophes aux côtés des psychologues et des neurobiologistes. Pour revenir à l’histoire du tramway et de ses nombreuses variantes, elle a suscité une ri- bambelle d’études montrant une gran de constance des jugements de sujets à qui l’on soumet l’histoire du tramway (ou l’une

L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine

analyse de livre

A. Mauron

Pr Alex Mauron

Institut d’éthique biomédicale CMU, 1211 Genève 4 Alexandre.mauron@unige.ch http://ib.unige.ch

Rev Med Suisse 2011 ; 7 : 2367-8

… Le propre de cette démarche, c’est en somme d’aller voir ce qui se passe dans les coulisses de nos jugements moraux …

Livre :

Ogien R. L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale. Paris : Bernard Grasset, 2011.

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2368 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 30 novembre 2011 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 24 août 2011 0

Bibliographie

1 Cova F. Qu’en pensez-vous ? Introduction à la philosophe expérimentale. Paris : Germina, 2011.

2 Baumard N. Comment nous sommes devenus moraux : une histoire naturelle du bien et du mal.

Paris : Odile Jacob, 2010.

de ses nombreuses variantes) et cela quel- les que soient la culture, l’origine, l’éduca- tion ou la position sociale des personnes interrogées. Cette constance dans le juge- ment révèle aussi une grande tolérance à la contradiction logique puisque la plupart des personnes testées endossent sans sour- ciller tantôt la position déontologiste (très en gros : la morale, c’est la conformité de nos actions à des règles universalisables comme l’impératif de ne pas tuer) tantôt le conséquentialisme (très en gros : la morale, c’est l’obligation de maximiser le «bien» et de minimiser le «mal» pour tous les indivi- dus concernés par une ac-

tion, en l’occurrence sauver le maximum de vies). L’usage proprement philosophique de l’histoire du tramway et des résultats empiriques qui s’y

rapportent est donc de clarifier le contenu et les différences entre les positions déon- tologiste et conséquentialiste. Les intuitions contradictoires qui nous font pencher tan- tôt pour l’une, tantôt pour l’autre de ces po- sitions, constituent un des fils conducteurs du propos de l’auteur. Celui-ci critique d’ail- leurs des interprétations philosophiques trop simples qui ont été données de certaines expériences de neuroimagerie cérébrale et qui voulaient y voir une légitimation de l’une ou l’autre théorie morale. L’auteur montre que ce qui est en jeu dans ces résultats issus des neurosciences, ce n’est pas la «validité»

ni la rationalité ou l’irrationalisme du déon- tologisme et du conséquentialisme, mais la mise en lumière de présupposés insuf fi sam- ment examinés sur le sens et la fonction des facultés rationnelles et émotionnelles dans le jugement moral. Il est vrai que beau-

coup d’auteurs intéressés par la psycholo- gie morale frisent la ligne jaune du paralo- gisme naturaliste,a mais l’auteur garde une certaine distance face aux naturalis mes éthi- ques, tout en critiquant certaines versions

«dures» de l’interdit de franchir le mur entre le descriptif et le normatif. La seconde par- tie du livre est d’ailleurs consacrée à une mise en perspective critique des règles de base du raisonnement moral telles que

«devoir implique pouvoir» ou «de ce qui est, on ne peut pas déduire ce qui doit être».

Bien que le livre soit indiscutablement un travail spécifiquement philosophique, il re-

présente aussi une très bonne introduction au corpus d’expériences psychologiques pertinentes pour la réflexion morale, y com- pris des travaux récents mais qui ont déjà le statut de «classiques», com me la décou- verte de «l’effet Knobe».b

Ceci dit, et bien que le livre passe en re- vue un nombre important de dilemmes mo- raux et d’approches expérimentales, il n’est pas construit comme une anthologie d’anec- dotes paradoxales. Les vignettes se répon- dent l’une l’autre et construisent par argu- ments et répliques un propos philosophi- que cohérent. Celui-ci met en évidence la relative pauvreté et l’instabilité de nos intui- tions morales, pour dénoncer en fin de compte la vanité du projet de fondation ul- time de la morale. Cette conclusion est soi- gneusement étayée et ne verse jamais dans le relativisme plat qui, dans l’air du temps, est si souvent le terminus d’une ligne dont l’avant-dernier arrêt s’appelle dogmatisme.

Au fil de ce parcours, l’auteur donne un éclai- rage renouvelé à plus d’une question clas- sique de l’éthique philosophique (pourquoi être moral ? quelle délimitation entre raisons morales, règles sociales et règles religieu- ses ?), ou plus spécifique de la tradition analytique en éthique (le «monstre d’utilité»

ou encore la «machine à expériences»). Ce

faisant, il revisite des sujets déjà abordés dans ses travaux précédents. C’est par exemple le cas de la distinction entre éthi- ques minimalistes et maximalistes, ou en- core la question – si centrale en bioéthique – des transgressions morales sans victime.

C’est aussi le cas de sa critique des dis- cours convenus sur la nature humaine et ses implications morales. Dans ce nouveau livre, ces thèmes sont reliés explicitement à des résultats empiriques et à l’analyse phi- losophique qu’ils nécessitent. Certes, les travaux présentés par l’auteur font aujour- d’hui l’objet d’interprétations philosophi ques très contrastées et de débats contradic- toires que l’auteur met clairement en évi- dence. Néanmoins, on retire de la lecture de ce livre l’impression que la philosophie morale expérimentale ouvre la perspective d’un vrai progrès sur des questions éthi- ques supposées immémoriales.

En bref, le livre de Ruwen Ogien est une lecture roborative, qui nous met au défi de penser au-delà des idées reçues et des controverses balisées, tout en présentant des rappels à visée didactique qui seront utiles aux non-philosophes (et pas qu’à eux d’ailleurs). Espérons que l’ouvrage trouvera ses publics : au pluriel, car l’aller-retour entre aspects de recherche pointus et «résumés des épisodes précédents», comme aussi le style limpide de l’auteur, donneront du grain à moudre à la fois aux spécialistes et aux personnes intéressées surtout à la bio- éthique et seulement de plus loin à l’éthique théorique. Et puis c’est si rafraîchissant de lire un auteur qui ne fait aucune concession au sentimentalisme grandiloquent dans un domaine comme l’éthique, encombré par les écrits de fâcheux dopés au chlorhydrate de moraline !

a Il s’agit de l’erreur consistant à déduire, sans autre forme de procès, des normes morales à partir de descriptions d’états de choses.

b En gros, le psychologue Joshua Knobe a montré que lors- qu’une personne doit décider si une action d’autrui a été intentionnelle ou non, le jugement moral sur cette action – est-elle bonne ou mauvaise ? – contamine la question, en principe distincte, de savoir si l’auteur de l’action l’a «fait exprès» ou pas, ce qui conduit les philosophes expérimen- taux à réexaminer le rôle de l’action intentionnelle dans les théories morales.

… la philosophie morale expérimentale ouvre la perspective d’un vrai progrès sur des questions éthiques supposées immémoriales …

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