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La création littéraire comme vocation chrétienne : un projet de recherche-création

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La création littéraire comme vocation chrétienne

Un projet de recherche-création

Thèse

Louisa Blair

Doctorat en théologie pratique

Docteur en théologie pratique (D. Th. P)

Quebec, Canada

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La création littéraire comme vocation chrétienne

Un projet de recherche création

Thèse

Louisa Blair

Sous la direction de :

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Ce projet en théologie pratique vise à explorer la création littéraire comme vocation chrétienne. Si nous sommes appelés à suivre le Christ, comment répondre à la tentation parfois impérieuse de l’écriture ? Est-ce qu’il s’agit d’une seule vocation ou est-ce que les « appels » à la vocation chrétienne et à la création littéraire ont plutôt des sources différentes ? Autrement dit, est-ce que les appels à mettre noir sur blanc ses pensées viennent aussi de Dieu et est-ce Dieu qui est source de l’inspiration littéraire ? J’ai développé ces questionnements parce que, dans mon expérience, les deux « appels » sont souvent en concurrence et je voulais me donner les moyens pour les discerner, sinon les réconcilier.

J’ai donc observé ma propre démarche littéraire pour faire ressortir les dissonances, résonances et chevauchements entre ma pratique comme écrivaine et ma vocation chrétienne, et ainsi développer une théologie pratique de la vocation littéraire. Pour ce faire, j’ai créé « la méthodologie jazz », une méthodologie heuristique qui vise une observation distanciée de mes habitudes créatrices. Au cours de mes quatre années d’études doctorales, j’ai écrit une pièce de théâtre, des nouvelles et un livre, entre autres textes. Pendant la rédaction de chaque texte, j’ai tenu un journal de bord pour noter des remarques sur ma méthode. Après avoir assemblé un corpus représentatif, et inspirée par l’œuvre de Gérard Genette sur la fonction des paratextes, j’ai de nouveau observé ma pratique, rétroactivement, avec des notes de bas de page dans une autre langue. À partir d’une synthèse des annotations recueillies, j’ai réalisé une réflexion théologique avec l’aide d’une grille d’analyse basée sur les écrits du théologien Christoph Theobald portant sur des éléments de la vocation chrétienne.

Premièrement, j’ai découvert que ma foi influence ma pratique littéraire. Par exemple, les appels à écrire viennent de l’extérieur comme de l’intérieur. Prendre une décision, à savoir comment répondre à ces appels, ou même seulement si l’on doit y répondre, exige un discernement qui s’adresse à mes valeurs chrétiennes. Deuxièmement, Theobald souligne le rôle capital joué par les malentendus, les « passeurs » et l’exil (par exemple, dans le récit de Samuel, pour qui Élie est le passeur). Ces éléments, comme je le démontre, sont également significatifs dans le processus d’écriture. Troisièmement, tout comme la vocation

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profonde, tout comme elle peut facilement devenir un service rendu à soi-même plutôt qu’à autrui. En outre, j’ai observé que la nouveauté recherchée dans la création littéraire ne résonne pas nécessairement avec la nouveauté de la Bonne Nouvelle. Finalement, il y a dans une pièce bien réalisée un genre de vérité qui ressemble aux vérités ineffables de la foi.

Ces résonances et ces dissonances aident à élaborer une théologie pratique de la vocation littéraire, où la clé du discernement au cours de la pratique quotidienne repose dans notre propre vérité ou dans la concordance avec soi, que nous ne retrouvons que dans la « sainteté hospitalière » du Christ. Par la contagion de l’authenticité, les espaces littéraires peuvent être autant hospitaliers que les espaces physiques ou sociaux. Si nous sommes vrais, comme Jésus, nous pouvons nous retirer des lieux publics, des moments passés en collectivité, pour répondre aux appels à la création littéraire sans être retenus par nos reproches à nous-mêmes, ou par les reproches (imaginées ou autres) de la communauté chrétienne. L’authenticité de Jésus l’a mené nécessairement loin de l’approbation générale de sa communauté, et par la contagion de cette authenticité, nous pouvons aussi donner un espace d’hospitalité aux autres de suivre leurs propres vocations.

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Abstract

This study in practical theology is an exploration of literary creation as a Christian vocation. If we are called to follow Christ, how should we respond to the imperious call to literary creation? Is the call to Christ and the call to create a single vocation, or do these “calls” come from different sources? Does the call to write also come from God, and is God the source of literary inspiration? I undertook this project because in my experience the two calls often compete, and I wanted to find a way to discern between them, if not reconcile them.

I therefore observed my own literary practice to determine the dissonances, resonances and overlaps between my practice as a writer and my Christian vocation with the goal of creating, if possible, a practical theology of literary vocation. To do so I developed the « Jazz Method », a heuristic methodology for observing my practice from a distance. Over the four years of my doctoral studies, I had written numerous works of various kinds, including a play, some short stories, and a book. While I was writing these, I kept a journal. Having assembled some of the works into a representative collection, and inspired by Gérard Genette’s work on the function of paratexts, I observed my practice again, this time retroactively, by footnoting the collection, in another language. Then, based on a synthesis of all my observations, I undertook a theological reflection on my practice using the ideas of theologian Christoph Theobald on the elements of a Christian vocation.

Firstly, I discovered that my dispositions as a Christian affect my writing practice. For example, the calls to write come from both inside and out, and deciding if and how to respond to these calls requires discernment for which I turn to my Christian values. Second, Theobald stresses the crucial role played by misunderstandings, passeurs (or mediators), and exile in the vocational call (for example in the story of Samuel’s call, mediated by Eli). As I show, these elements are also important in the practice of literary creation. Third, the call to write, like the call to Christ, is a call to understand and deepen our own singularity, but like a religious vocation, can easily turn into a service of oneself rather than of others. In addition, the novelty sought in literary creation is not necessarily of the same nature as that of the “Good News”. Finally, however, I observed that there is a literary truth found in

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These resonances and dissonances helped me to create a practical theology of literary creation, whereby the key to discernment in daily practice is our own truth, or the concordance with ourselves that is found in the “holy hospitality” of Christ’s presence. Through the wellknown contagion of authenticity, literary spaces can be as hospitable as physical or social spaces. If we are authentic, as Jesus was, we can withdraw from the crowd to respond to calls to creation without self-reproach and immune to the reproaches (real or imagined) of our community of faith, and through the contagion of our authenticity, give permission to others to find their own authenticity and their own vocation.

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Résumé ... ii

Abstract ... v

Table des matières ... vii

Dédicace ... ix

Remerciements ... xi

Chapitre 1 - La vocation artistique chrétienne : un parcours de la littérature ... 7

1La création littéraire comme sujet propre à la théologie pratique ... 8

2Méthodologies en recherche-création ... 13

3La vocation chrétienne ... 16

4La vocation littéraire ... 18

Chapitre 2 - Comment pratiquer la création littéraire comme vocation chrétienne ? Problématisation théologique ... 23

1L’art et la théologie ... 23

2La vocation littéraire chrétienne ... 26

2.1Vocations littéraires bibliques ... 26

2.2La vocation littéraire chrétienne : créer des textes édifiants ? ... 28

2.3L’isolement de l’écrivain ... 31

2.4L’appel à la création littéraire : l’élection à un rôle sacré ? ... 32

3La vocation chrétienne en évolution ... 35

3.1Définitions ... 35

3.2La vocation chrétienne : religieuse ou profane ? ... 37

3.3Un appel intérieur ou extérieur ? ... 40

3.4Vatican II : « consacrer le monde à Dieu » ... 43

3.5L’évolution théologique : nature, grâce, et liberté ... 46

3.6L’appel à la vocation aujourd’hui ... 49

4La vocation selon Christoph Theobald ... 49

4.1L’appel de Dieu ... 51

4.2Les éléments d’un appel « pour les autres » ... 54

5Conclusion ... 56

Chapitre 3 - Les annotations qui créent du jazz : une approche méthodique ... 57

1Enjeux méthodologiques ... 58

1.1 Theoria, praxis et poïesis ... 58

1.2Recherche création ... 60

1.3La distanciation en création littéraire ... 63

2Description de la méthodologie ... 65

2.1Les textes primaires ... 65

2.2Méthode A : Appréhender les textes primaires ... 65

2.3Méthode B : Grille d’analyse théologique ... 67

2.4Réflexion théologique ... 67

3Le paratexte comme récit de pratique ... 68

4Conclusion : la méthodologie jazz ... 71

Chapitre 4 - Un corpus littéraire : textes primaires et paratextes ... 74

1Comment lire les textes ... 74

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6Trois poèmes ... 118

7Quatre nouvelles ... 125

8Articles ... 167

9Récits d’un mort ... 177

10Postlude ... 187

Chapitre 5 - La pratique de création littéraire comme vocation chrétienne : une réflexion théologique ... 191

1Les appels ... 191

2Une vocation pour les autres ... 197

2.1Pour la communauté croyante ... 198

2.2Pour les lecteurs ... 200

2.3Pour éveiller l’empathie ... 202

2.4Une vocation qui blesse l’autre ... 203

2.5Pour la dernière brebis ... 205

2.6La vocation au service de soi ... 206

2.7L’oubli de soi ... 208

3Écouter la voix ... 210

4Quitter son pays ... 217

4.1L’exil qui bloque la pratique ... 217

4.2L’exil qui nourrit la pratique ... 221

5Style et vérité ... 225

5.1Les débuts et les fins «  véritables  » ... 227

5.2La vérité et la gourmandise ... 231

5.3Liberté, démesure et la vérité ... 232

5.4Les détails et la vérité ... 235

6Provoquer l’inspiration ... 238

Conclusion : Une théologie pratique de la sacoche ... 243

1La nouveauté, le malentendu et l’exil ... 243

2L’authenticité ... 245

3Une théologie pratique de la vocation littéraire ... 246

Liste des références ... 251

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Cette thèse est dédiée à mon amie Jane McKinney et à feu mon père. Sans l’encouragement de mon père, je n’aurais pas eu la folie d’embarquer dans ce projet. Sans les prières quotidiennes de Jane, son amour et sa confiance en moi, je ne l’aurais jamais accompli.

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À Don Hembroff, Miriam Blair, Sarah Blair, François Nault, Yves Guérette, Margaret Visser, Ken Howe, Donald Kellough, Cynthia Patterson, Dennis Drainville et Pascale Boudreault.

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Introduction

I believe that God made me for a purpose ... but he also made me fast, and when I run, I feel his pleasure ... to give up running would be to hold him in contempt.

- Eric Liddell, athlète olympique (Weatherby 1987 : 87)

Foncièrement ancré dans la pratique, ce projet cherche à repérer la place de la foi dans la pratique de la création littéraire et la place de la création littéraire dans la pratique de la foi. Le but théologique du projet est d’élargir la conception de la vocation religieuse pour à la fois accueillir la création littéraire au sein de l’apostolat chrétien et élargir la conception de la vocation littéraire pour mieux la faire cadrer dans la foi chrétienne.

Ce projet est personnel. Par ma réflexion, j’ai voulu mettre fin au cloisonnement entre ma vocation chrétienne et ma pratique littéraire. Je vise à donner à mes proches, surtout à ma fille et à ma communauté chrétienne, la possibilité d’établir une cohérence entre leurs passions, qu’elles soient artistiques ou scientifiques, et leur foi. J’espère que mes réflexions les encourageront à répondre à l’appel vocationnel, de leur propre façon et selon la profondeur de leur intérêt, et ainsi à entrer dans l’espace de l’hospitalité sainte et contagieuse du Christ, une image tirée de l’œuvre de Christoph Theobald (Theobald 2008 : 239) et qui a marqué mes réflexions au cours de ce projet, c’est-à-dire un espace où l’amour est reçu et, par définition, est aussi donné (Jn 13,34).

Dans un contexte plus large, celui du monde contemporain du Québec, la parole de l’artiste et du scientifique sur le mystère de la création est valorisée, d’autant plus qu’elle est jumelée à une méfiance croissante envers la religion. J’espère que ce projet pourra donner une parole théologique aux chrétiens qui ont la vocation d’artiste, afin qu’ils contribuent à ce discours sur le mystère de la création et puissent ainsi l’enrichir.

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ans (2010-2014) dans un recueil varié et représentatif, que je nommerai ici textes primaires; de tenir un journal de bord, au cours de la création de chaque texte, sur les enjeux de la pratique littéraire; d’annoter mes textes primaires en notes de bas de page, en partie avec l’aide du journal de bord; d’analyser les résultats de ces deux étapes en m’appuyant sur une grille d’analyse composée d’éléments de la vocation chrétienne selon le français d’origine allemande Christoph Theobald; de réfléchir théologiquement sur les résultats de cette analyse; et de proposer de nouvelles pistes pour ouvrir la vocation chrétienne à la pratique littéraire, et vice versa.

De nombreux artistes et théologiens ont exploré les liens entre l’art et la théologie, mais peu ont exploré les liens entre la théologie et la pratique littéraire, d’où l’originalité de cette thèse. La notion de vocation chrétienne a été explorée par les théologiens et la notion de vocation littéraire a été explorée par les critiques littéraires, sans toutefois que ne soit abordée la pratique de la création littéraire comme vocation chrétienne. Comme cette thèse est ancrée dans la théologie pratique, j’utilise principalement comme ressources des observations sur les questions pratiques soulevées dans la création de textes particuliers. Du point de vue de la méthodologie, la « recherche-création » est connue dans le domaine des arts plastiques, où les artistes analysent leur pratique à des fins pédagogiques, et dans le domaine de l’éducation médicale, où les techniques de « journalling » sur la pratique clinique ont été développées pour l’auto-observation. Mais une telle analyse de données sur la pratique, qu’elle soit créative ou clinique, n’a jamais été suivie par une troisième étape, réflexive, relevant du domaine de la théologie. Le processus utilisé pour la collecte de données – les annotations dans une autre langue – inspiré par l’œuvre de Gérard Genette, est aussi novateur et a produit des données distanciées, dans une forme toujours littéraire et donc cohérente avec le projet global. Un parcours de recherche qui suit cette introduction analyse plus en détail les tendances et les thèmes en fonction de mon sujet.

Par ailleurs, étant donné que ceci s’inscrit dans la théologie pratique et que mon but est foncièrement pratique, le potentiel d’une discussion théorique interdisciplinaire est presque illimité dans ce contexte (le domaine de l’esthétique croisé avec la théologie, par exemple). Mon intention est de rester proche du spécifique et de la pratique. Le processus dans lequel je me suis engagée, c’est-à-dire de créer les données à partir de mon propre processus de

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création littéraire (la recherche-création), suivi d’une réflexion théologique sur les résultats de l’analyse de ces données, suggère de poursuivre par une discussion méthodologique certes intéressante, mais qui risquait d’avaler le projet en entier.

Pour résumer, les limitations de cette approche sont : le manque d’un deuxième regard sur la pratique; le peu de ressources matérielles pertinentes à mon sujet, et une méthodologie nouvelle qui a jamais été testée.

Afin d’inclure mon projet de thèse dans une réflexion plus large et déjà documentée à certains égards, une mise en place des définitions me servant de prémices s’avère primordiale. D’abord, j’entends par pratique ce qu’a suggéré Althusser rapporté par Jean-Guy Nadeau, soit un « processus de transformation d’une matière première donnée déterminée en un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens [de production] déterminés » (Althusser, cité par Nadeau 2004 : 209). Ensuite, j’utilise comme définition large de littérature celle du Trésor de la langue française : « usage esthétique du langage écrit » (TLFi 2009 : « Littérature »). Ainsi, mon recueil de textes littéraires, qui inclut des articles de non-fiction, un texte historique, des pièces de théâtre, des poèmes et des nouvelles, s’inscrit dans cette vision de la littérature. Les définitions de la vocation chrétienne incluent quant à elles un éventail de significations. Dans les Écritures, la vocation est un appel particulier qui provient de Dieu, par exemple la demande faite à Abraham de devenir le père des croyants, et à Moïse de devenir le libérateur et le législateur du peuple hébreu. Dans le sens religieux, la définition ancienne relève d’une hiérarchie ecclésiale, où l’appel n’est pas entendu par la personne elle-même, mais est plutôt médiatisé par une instance de l’Église : la vocation est un « ordre extérieur de l’Église, par lequel les évêques appellent au ministère ecclésiastique ceux qu’ils en jugent dignes » (TLFi 2009 : « Vocation »). Ainsi, saint Augustin a vagabondé de ville en ville par crainte que les évêques ne lui imposent une telle vocation (Augustin de Hippone 1996). Plus tard, la vocation devient un « mouvement intérieur par lequel l’être humain se sent appelé par Dieu et est voué à la vie religieuse ». Finalement, dans le sens laïque du mot, une vocation est une « inclination, penchant impérieux qu’un individu ressent pour une profession, une activité ou un genre de vie » (TLFi 2009 : « Vocation »). Dans toutes les définitions, aussi laïques soient-elles, la vocation est toujours

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un appel (par opposition à la profession ou à la fonction, par exemple) et a ceci de particulier qu’elle implique à la fois un appelant et un répondant, un don et une réception. L’évolution de la notion de vocation est abordée plus en détail dans le premier chapitre.

Le contexte : vocations en concurrence

Où se situe l’appel de la création artistique dans cette panoplie de sens ? Et l’artiste se sent-il aussi appelé par Dieu ? Les artistes éprouvent un désir puissant, ou un « penchant impérieux », qui les pousse à créer, à développer, à améliorer, à affiner leur pratique et à trouver un public pour leur travail. Dans ses meilleurs moments, le travail acharné de la création artistique est soutenu par l’expérience mystérieuse d’être dirigé par une réalité qui est au-delà de la rationalité et même au-delà de la conscience, une réalité transcendante qui ne peut être communiquée qu’au moyen de l’art en question. Est-ce que ce désir de créer se décrit comme une vocation dans le sens biblique ou religieux tel que mentionné ci-dessus, soit un appel de Dieu à un but particulier, à un mode de vie choisi par Dieu pour que nous puissions prendre notre propre place dans l’espace d’hospitalité contagieux du Christ, pour mieux recevoir et donner son amour ? J’explore cette question en analysant ma propre pratique, à la fois comme artiste et comme croyante.

Pour les écrivains chrétiens, surtout les femmes laïques, certains appels sont plus formellement et visiblement « chrétiens » que d’autres, en tant qu’appels au service à autrui – à la famille, à la communauté chrétienne, aux plus pauvres. Ils sont en concurrence obstinée à l’appel de la création artistique. Je suis mère, épouse, aide-soignante, choriste, paroissienne, ministre de la jeunesse, citoyenne, travailleuse en révision et traduction – et aussi écrivaine. En vivant ces rôles comme chrétienne, j’engage toutes mes ressources et tous mes talents particuliers pour avoir une conduite en harmonie avec l’amour de Dieu. Dieu non seulement m’enjoint de remplir mes responsabilités en servant ceux qui dépendent de moi, mais aussi révèle leur objet profond, c’est-à-dire le sens premier de ces rôles. Serait-ce là toutes mes « vocations chrétiennes » au pluriel ? Et si un appel est en concurrence avec d’autres appels, comment établir des priorités? Y a-t-il une hiérarchie des vocations (Donohoe 2010 : 135) ? Si elles ont toutes la même valeur, peut-on sacrifier l’une d’entre elles ?

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profession. Je vivais de ma plume et je publiais des articles et quelques livres. Quand je suis arrivée au Québec, ma profession est devenue celle de traductrice et réviseure. Mais bien avant que l’écriture soit ma carrière, et aussi après, alors qu’elle ne l’était plus, j’ai ressenti un pressant besoin d’écrire. Comme Éric Liddell, je ne peux pas être en mesure d’articuler le dessein de Dieu pour moi, mais je sais que je peux et dois écrire. Donc ma question de recherche est : en quel sens la création littéraire est-elle une vocation chrétienne?

Plan de la thèse

Le premier chapitre est un parcours de la littérature contextualisant mes réflexions. Mon sujet ne se situe pas dans une seule discipline et s’aborde grâce à quatre champs d’études différents. Le chapitre est ainsi divisé en quatre parties : la création littéraire comme sujet propre à la théologie pratique, la méthodologie de recherche-création, la vocation chrétienne, et la vocation littéraire.

Le deuxième chapitre est une problématisation théologique de la pratique de création littéraire comme vocation. Je commence avec une discussion des liens entre l’art et la théologie, et j’explore ensuite les enjeux des « appels » à la vocation littéraire dans les Écritures ainsi que chez les auteurs croyants qui y ont réfléchi. Ensuite, j’aborde l’évolution des définitions de la vocation chrétienne depuis la Réforme et les questions théologiques qui découlent de cette évolution pour la création littéraire. Finalement, j’interprète les écrits de Christoph Theobald sur la vocation afin de créer une grille d’analyse pour explorer ma propre démarche artistique comme vocation chrétienne.

Le troisième chapitre commence avec une discussion des enjeux méthodologiques d’un projet reliant les arts, les sciences humaines et la théologie. Ensuite, je décris et justifie la méthodologie choisie et les méthodes, et je discute en profondeur du potentiel de la note de bas de page comme méthode d’auto-observation.

Dans le quatrième chapitre, j’invite le lecteur à lire un recueil d’œuvres, créées pendant les quatre dernières années (les textes primaires), avec ses annotations (une méthode de les appréhender), et je suggère des moyens de les lire. Afin de les mettre en contexte, les textes sont organisés selon leur type, et chaque ensemble de textes est précédé d’une introduction.

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Les annotations deviennent un compte-rendu de la démarche de création littéraire.

Le cinquième et dernier chapitre est une réflexion théologique sur ma pratique littéraire, selon l’analyse d’une synthèse des données recueillies. J’observe les concordances et les dissonances entre ma pratique et les éléments d’une vocation chrétienne selon Christoph Theobald. Enfin, dans la conclusion, je propose une nouvelle théologie de la vocation littéraire, qui pourrait élargir et enrichir la conception de la vocation chrétienne.

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Chapitre 1 - La vocation artistique chrétienne : un

parcours de la littérature

J’allai vers le messager et lui dis de me donner le petit volume. Il me dit : « Prends et dévore-le, il rendra ton ventre amer, mais dans ta bouche il sera doux comme le miel. » […] Alors on me dit ; « il te faut prophétiser de nouveau sur nombre de peuples, de nations, de langues et de rois. »

Ap 10,9-11 Les arts constituent les vestiges les plus évidents de deux millénaires de christianisme. Il y a cependant un manque de réflexion théologique surprenant sur la place des arts dans l’expression de la foi (Hébert 2007 : 513). D’une part, les théologiens qui tentent de briser le fossé entre les arts et la théologie s’intéressent surtout à une esthétique de l’existence chrétienne1. D’autre part, la plupart de ceux qui démontrent un penchant envers la littérature analyse le contenu des œuvres littéraires d’un point de vue théologique, par exemple, le rôle de la foi dans le personnage de Silas Marner, de George Eliot (Walton 2007 : 27), plutôt que d’explorer la pratique de la création littéraire d’un point de vue théologique, ce qui est l’objet de cette thèse2. Peu a été dit sur l’appel à la création littéraire comme appel à une vocation chrétienne. Surtout, rien n’a été écrit à ce sujet dans le contexte de la théologie pratique. En ce qui concerne la méthodologie, les méthodes de recherche-création en création littéraire sont rares, tout comme en théologie pratique.

1 Une exception notable est Hans Urs von Balthasar.

2 Actuellement, il y a un vif intérêt pour la jonction entre l'esthétique et la religion, comme celui manifesté

dans la revue Religion and the Arts. Si nous nous limitons aux arts littéraires et à la religion, il y a encore un grand choix de littérature sur le sujet, comme en témoignent trois revues universitaires intitulées Literature

and Theology, Religion and Literature, et Christianity and Literature. Il existe aussi des programmes

universitaires pertinents à la création artistique dans le contexte de la théologie, dont le Centre for the Study of Literature, Theology and the Arts de l’Université de Glasgow. D’autres programmes pertinents sont : University of Glasgow, Masters Program in Theology through Creative Writing; l’Institut des arts sacrés (Institut Catholique de Paris); l’Institut d’art chrétien contemporain de Marburg (Allemagne); Union Institute and University, MA with Creativity Studies Concentration ; University of St. Andrews, The Institute of Theology, Imagination, and the Arts: PhD research program ; Union Theological Seminary, New York, NY, Master of Arts in Theology and the Arts ; Yale Divinity School, New Haven, CT, Master of Arts in Religion concentrated in Religion and the Arts ; Graduate Theological Union, Berkeley, CA, PhD in Art and Religion.

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Plutôt qu’une discipline, la théologie pratique est un champ d’études, « un recueil de principes et de méthodes issus de plusieurs disciplines » (Viau 2007 : 44), où il n’y a pas un corpus articulé unique dans lequel on peut se situer en tant que contributeur original. Les nouveautés apportées par cette thèse sont multiples et, en raison de son interdisciplinarité, interconnectées ; par exemple, le manque en théologie pratique de méthodes d’enquête de recherche-création dans la pratique de l’écrivain est lié à la rareté des études sur la pratique de l’écrivain dans tous les autres contextes de la recherche-création. En raison de ce réseau enchevêtré de connexions, je divise la discussion de ma contribution à ce champ d’études en quatre parties : la création littéraire comme sujet propre à la théologie pratique, la méthodologie en recherche-création, la vocation chrétienne, et la vocation littéraire.

1 La création littéraire comme sujet propre à la théologie pratique

Dans cette section, je situe ma thèse dans les discussions actuelles sur l’artefact littéraire comme un « discours » propre à la théologie pratique. Viau propose Fides quarens verbum comme définition adéquate de la théologie pratique : « une foi qui cherche à dire, ou plus précisément, à discourir avec efficacité » (Viau 2007 : 43). Selon lui, l’horizon de ce discours – aussi critique soit-il – est toujours le règne de Dieu, et il est bien ancré dans une tradition chrétienne. Étant donné la désaffection contemporaine relative aux grandes religions instituées, il ajoute une autre condition : « Peut-on faire en sorte que la théologie redevienne pertinente pour nos réalités contemporaines? » De fait, la définition devient « la foi qui cherche à produire un discours qui est pertinent ».

Plus précisément, Viau définit le discours comme « tout événement langagier déterminé supposant un locuteur et un allocutaire, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre » (45) afin qu’il passe « du doute à la croyance » (50). Il précise que la croyance n’est pas un objet, mais plutôt une disposition à agir et qu’on ne peut pas contrôler le résultat du discours : il devient une mise en mouvement plutôt qu’une production de sens. Afin d’ouvrir le champ langagier à d’autres possibilités de création, Viau renomme ce discours un artefact théologique, tant qu’il rejoint avec pertinence le monde contemporain. Dans ce projet, il s’agit d’une concertation de deux artefacts théologiques : un recueil de textes littéraires et une réflexion sur le processus de création de cet artefact.

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En ce qui concerne la dimension de la praxis dans la théologie pratique, Viau écrit qu’elle « s’intéresse à toutes les pratiques humaines dans la mesure où elles sont actuellement ou virtuellement le lieu de l’activité du Christ dans le monde. » Ce que j’étudie dans cette thèse, c’est la pratique de la création littéraire, et je m’y intéresse dans la mesure où elle est une réponse à l’activité du Christ dans le monde et, plus précisément, un appel à la vocation chrétienne.

Le mot « pratique » vient de la poïesis – qui veut dire faire ou fabriquer – et qui est à l’origine du mot poésie. Selon les Anciens, la poïesis est à l’origine de chaque engendrement de la beauté. Pour Platon, la poïesis est une genèse qui amène le mortel au-delà du cycle temporel de la naissance et du déclin (Kraut 1996 : 346). Cette fabrication est donc un moyen par lequel l’être humain transcende la mortalité et se rapproche des dieux. La poïesis est aussi un moyen menant à l’évolution spirituelle : elle produit l’amour et elle forme le mortel dans la vertu et la connaissance de l’âme. Cette ancienne définition de la poïesis comme artisane de l’âme est au cœur du volet création en théologie pratique. En paraphrasant Wittgenstein au sujet de la philosophie, Viau conclut que « la théologie pratique ne devrait s’écrire qu’en poèmes » (Viau 2007 : 52).

Dans son livre L’univers esthétique de la théologie (2002), Viau présente le roman comme artefact théologique. Il fait valoir que le romancier, comme artiste dont toute œuvre doit respecter certains critères techniques, utilise des règles et des dispositifs rhétoriques dans sa tentative de persuader et de convaincre, pour faire passer son lecteur « du doute à la croyance ». Il compare l’écrivain au maître d’œuvre d’une des grandes abbayes médiévales :

Pour tenter de modifier la croyance de ceux qui visiteront son abbatiale, il se contente de puiser dans l’antique boîte à outils rhétorique en utilisant les meilleurs moyens d’argumentation possibles. Par exemple, il élève les murs de l’église et agrandit les fenêtres en espérant que la lumière parviendra à mieux pénétrer dans l’enceinte. Dès lors, même les mécréants en ressortiront plus convaincus de l’existence de la Lumière avec un grand L (Viau 2003 : 19).

En raison de cette insistance du désir d’influencer l’autre – désir nécessaire à la fabrication d’un artefact théologique – Viau a dû développer une esthétique particulière qui prend au

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sérieux les deux natures de l’art : celle matérielle, comme un livre est un objet physique sur un rayon, et celle provocatrice de réaction, une fois le livre consulté par un lecteur. D’ailleurs, l’artefact théologique ne véhicule pas seulement des informations: il sert aussi à fabriquer un monde et, selon Viau, ses outils principaux sont la persuasion et la rhétorique. Viau accompagne sa réflexion d’un roman, en tant qu’artefact théologique esthétique, Six jours en octobre, qu’il nous demande de juger comme un exercice de style, mais selon des critères strictement théologiques et non littéraires. Il raconte une histoire construite de manière à « entraîne[r] des interactions de nature religieuse » (Viau 2002 : 184). Ce qui a guidé les décisions prises lors de la création de cet objet esthétique a été son intention esthétique, intention qui relève, dans le langage de la recherche empirique, « d’une enquête menée aux fins d’établir l’état de la question », afin de « parler, sans avoir l’air d’en parler, de la conversion chrétienne » (Viau 2002 : 185).

Le roman raconte l’odyssée d’un homme à la recherche de son fils, effectuant un voyage physique et spirituel, qui vit une expérience de conversion. Ce travail de Viau s’apparente à mon projet de thèse, dans le sens qu’il présente un texte littéraire de fiction comme étant un artefact théologique. Toutefois, je le présente autrement. En effet, mon intention dans la création des textes primaires n’était pas de mener une enquête à des fins de recherche sur l’état de la question, au contraire : la création de textes et l’intention de création en elle-même ont été le point de départ. En outre, mon enquête tente d’examiner le processus de fabrication de l’objet – les outils utilisés, les raisons derrière la production des textes et derrière les choix faits – afin de mieux cerner l’origine de cette intention. Mon hypothèse de travail est que l’intention de créer un objet artistique est une réponse à un appel de Dieu. J’ai déjà établi dans un autre travail (Blair 2009) que je ne partage aucunement la vision utilitaire du roman de Viau de parler de Dieu sans en avoir l’air : la création d’un texte demande qu’on s’aventure dans des endroits inconnus et parfois dangereux pour la foi, sans savoir si elle y survivra intacte. Doncles outils de la rhétorique, utilisés pour convaincre le lecteur d’un message préétabli, ne sont pas appropriés. D’ailleurs, demander aux lecteurs de ne pas juger une œuvre du genre littéraire pour ses qualités stylistiques vide l’artefact de son importance théologique. Si on pouvait diviser la réaction de l’interlocuteur en réactions

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« théologiques » et réactions « littéraires », on serait dans un monde où la théologie peut être isolée de nos réactions humaines.

Le roman de Viau est identifiable comme un artefact théologique grâce à ses nombreuses références à la Bible, à la tradition chrétienne et à la vie monastique : l’action s’y déroule pendant six jours, comme la création du monde selon la Genèse; on y cite des extraits du Prologue de l’Évangile selon saint Jean, de saint Augustin et de la prière du Seigneur; enfin on y retrouve des personnages appartenant à des communautés religieuses. Cependant, Pierre-Marie Beaude, un autre théologien romancier, fait valoir que de telles références ne font pas nécessairement d’une œuvre un artefact théologique :

Faut-il un quota de motifs, de citations, de « réflexions religieuses » pour que l’objet esthétique devienne artefact théologique ? Ou faut-il rechercher les dispositions d’un roman à devenir artefact théologique à l’intérieur d’une sous-catégorie du genre : le roman religieux ? Ou du ton : une tonalité religieuse ? Ou du motif littéraire : des sujets qui touchent à la religion ? (Beaude 2003 : 163)

Or, ce sont toutes de fausses questions. À son avis, le désir singulier de l’auteur est la force motrice derrière la fiction et c’est le nom de l’auteur inscrit sur la couverture du livre qui nous donne cet indice. On se réfère à un livre principalement par son ou ses auteurs plutôt que son intrigue, sa structure, son titre ou son genre littéraire (Beaude 2003 : 160). En outre, affirme Beaude, Viau néglige les dimensions de la pratique qui échappent à notre contrôle conscient, et qui sont peut-être essentielles à l’inspiration. Bien sûr, une œuvre littéraire doit se soumettre aux exigences de style de son genre, ou même de celui qui l’a commandée, mais pour qu’elle soit persuasive esthétiquement plutôt qu’idéologiquement, il faut d’abord chercher l’inspiration au-delà de la conscience, de la théorie et de l’utilitaire. Il suggère que Viau entre en dialogue avec les théoriciens littéraires et conclut que « la question de savoir si [une œuvre littéraire] peut devenir un artefact théologique doit rester indéfiniment ouverte » (Beaude 2003 : 164).

Dans cette thèse, je tente de faire progresser cette exploration entamée par Viau et Beaude à propos de l’œuvre littéraire comme artefact théologique. J’examine ce désir singulier de l’auteur sous l’angle de l’appel vocationnel à la singularité de la personne. Mes données

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témoignent des dimensions de la pratique de l’écrivain qui échappent à son contrôle conscient et les relient au mystère de celui qui appelle. J’ai aussi suivi la suggestion de Beaude d’entrer en dialogue avec les théoriciens littéraires.

Selon David Tracy dans The Analogical Imagination: Christian Theology and the Culture of Pluralism, ce qui est d’importance théologique dans une œuvre d’art ne relève ni du contenu religieux, ni d’une intention de la part de l’auteur de mener l’interlocuteur à la croyance, ni du désir singulier de l’auteur lui-même. Ce qui nous frappe dans les œuvres du canon littéraire est la reconnaissance d’une vérité, à la fois choquante et transformatrice :

We recognize the truth of the work’s disclosure of a world of reality transforming, if only for a moment, ourselves: our lives, our sense for possibilities, our destiny (Tracy 2005 : 260).

Il ajoute que nous connaissons déjà cette vérité, en quelque sorte, sans toutefois en être conscient3. Tracy souligne que ni le génie de l’artiste, ni le fonctionnement du processus artistique ne suffit comme critère d’adéquation relative, mais que c’est plutôt l’expérience réalisée de l’œuvre d’art elle-même. Selon lui, les œuvres littéraires classiques transforment notre perception du réel, qui doit toujours être réapproprié et réévalué. La théologie de la vocation de Christoph Theobald veut aussi que Dieu nous appelle à recevoir et à transmettre la vérité, qui doit être interprétée de nouveau par chaque culture et chaque génération. Mon analyse des observations de la pratique d’écrire comme une réponse à un appel à une vocation chrétienne, organisé selon la pensée de Christoph Theobald, explore les mécanismes qui permettent à cette vérité transformatrice d’être reçue par le locuteur pour ensuite être transmise à l’allocutaire, et démontre que l’œuvre littéraire peut agir en artefact théologique d’une manière inédite.

Comme Viau, Heather Walton a produit des récits considérés comme artefacts théologiques. Elle soutient l’existence d’un fossé malsain entre la théologie pratique comme prétendue science et la poétique. Selon elle, la théologie, aussi pratique soit-elle, s’intéresse à identifier les normes, à établir les indiscutables, tandis que la nature de la

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poétique est de contourner tout ce qui est normatif. Inspirée de Jacques Maritain, Walton souligne que, contrairement à la poétique, la théologie « does not like to linger idly at the crossroads. It does not surrender to the distracting loveliness of life as it flashes by » (Walton 2012 : 137). Au lieu de se conformer aux exigences de respectabilité universitaire, la poétique s’égare au-delà des frontières de la réalité pour créer sa propre forme de vérité, égarement nécessaire pour la théologie. Walton maintient en ce sens que la création littéraire nous permet d’observer la complexité du monde sans réduire ses précieuses particularités à d’ennuyeuses généralisations. De surcroit, au lieu de rester dans l’objectif et l’instrumental, la théologie pratique doit refuser cette attitude positiviste envers la pratique et trouver les façons de témoigner de l’ambiguïté, de la brisure, des expériences dissonantes et dérangeantes qui nous échappent. Pour Walton, il nous faut une « audace fidèle » pour réviser la tradition et pour laisser parler la poétique des expériences qui « nous coupent le souffle4 » (Walton 2012 : 173-182). Dans ma production littéraire, je me livre à la particularité ou contingence du monde et de ses dissonances dérangeantes dans la confiance d’atteindre une vérité théologique. En même temps, mon approche méthodique démontre une certaine confiance envers les vérités de la méthode critique et ses exigences d’objectivisation. Mon espoir est que leur confluence puisse produire de nouvelles connaissances théologiques sur la pratique de la création littéraire et de nouvelles connaissances littéraires sur la théologie pratique.

2 Méthodologies en recherche-création

La recherche-création en littérature dans le contexte de la théologie pratique n’a pas été entreprise auparavant. Même le terme « recherche-création », un mot qui valorise la pratique en tant qu’outil méthodologique et parcours réflexif, n’est apparu que durant mon doctorat. À la Faculté de théologie de l’Université Laval, certains artistes ont entrepris un doctorat en théologie pratique (Thériault 2008), mais aucun n’a réfléchi sur la création littéraire. Dans la discipline des arts visuels, Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec explorent des méthodologies de recherche-création pour justifier la valeur des pratiques artistiques et

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conceptuelles comme paramètres d’étude, surtout afin de développer une didactique de l’enseignement en arts. Ils ont particularisé une approche doublement réflexive portant d’une part sur les données extérieures d’un projet artistique (le contexte politique, social, éthique, etc.) et d’autre part sur l’activité de sa création. Le Coguiec s’intéresse à la relation entre théorie et pratique artistique du point de vue des artistes, approche développée par des praticiens-chercheurs et non par des théoriciens de l’art :

Ces praticiens chercheurs, attirés par l’investigation de leur propre pratique comme source de savoirs, sont à la recherche de démarches méthodologiques permettant d’apprivoiser, de saisir, de comprendre les réalités complexes, fugitives, souvent implicites ou tacites (Gosselin 2006 : 3).

Gosselin souligne que la pratique « va et vient continuellement entre, d’une part, le pôle d’une pensée expérientielle, subjective et sensible et, d’autre part, le pôle d’une pensée conceptuelle, objective et rationnelle » (Gosselin 2006 : 29). Lisa Dethridge dans Creative Arts Research : Narratives of Methodologies and Practices dénoue les intrigues entre les « dynamiques de la créativité » qu’on doit explorer dans une recherche-création en prenant l’exemple de l’écriture de scénarios de films (Dethridge 2009 : 97). Et comme Gosselin, Robyn Barnacle aborde la difficulté conceptuelle fondamentale de la recherche-création, c’est-à-dire comment intégrer une discipline intellectuelle et empirique à la créativité, qui doit échapper au piège de la conformité. Elle s’inspire de Heidegger pour trouver une réponse dans ce qu’elle appelle « la matérialisation créative » (Barnacle 2009 : 72), par laquelle l’artiste elle-même évolue avec et à travers la production de son œuvre. Cette idée frôle la conception de la vocation littéraire comme une évolution active au lieu d’être un état statique, ce que je développe plus tard. Toujours est-il qu’aucun de ces théoriciens de la recherche-création n’y réfléchit dans le champ d’étude de la théologie.

En ce qui concerne les méthodes en recherche-création, celle du journal de bord, ou du « portefeuille narratif », sert autant à la réflexion spirituelle et théologique (Graham 2005) qu’aux analyses pédagogiques (Boud 2001 ; Moon 1999). Les écrits du critique littéraire Gérard Genette ont fourni la solution à mon plus grand défi méthodologique : comment se distancier suffisamment de la pratique artistique pour réaliser une recherche. Le journal de bord était utile, certes, mais toujours trop éloigné du texte. Comment s’approcher davantage

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du canevas primaire sans s’embourber ? Dans le cas d’une pratique artistique d’écriture, le problème était particulièrement épineux parce que le mot écrit, médium de la pratique, est utilisé pour l’analyse de la création artistique et pour la réflexion théologique qui suit, ce qui ramène à écrire sur l’écriture de l’écriture. Ces trois niveaux risquaient de se subsumer ou de devenir une mise en abîme. Dans son livre Seuils, Genette s’intéresse aux différents paratextes qui entourent le texte primaire d’une œuvre. Un paratexte est une zone de texte qui favorise une meilleure réception du texte et une lecture plus pertinente. Ce peut être par exemple les titres, le nom de l’auteur, les préfaces, les index et les notes. Son attrait repose dans sa fonction d’auxiliaire et de subordonnée au texte primaire, écrit Genette, qui voit tout paratexte comme une « zone indécise entre le dedans et le dehors » du texte (Genette 1997 : 8), où s’organisent les relations entre le texte primaire et son public, l’auteur et ses alliés. Genette consacre un chapitre entier aux notes, un genre de paratexte « dont les manifestations sont par définition ponctuelles, morcelées, comme pulvérulentes, pour ne pas dire poussiéreuses », si proche d’un détail donné du texte qu’ils n’ont pas de signification autonome (Genette 1987 : 293). D’autres auteurs ont analysé l’histoire et la fonction des notes de bas de page, dont Joseph Bensman, spécifiquement sur leur fonction politique dans le milieu universitaire (Bensman 1988 : 443-470). De même, Craig Dworkin démontre comment les textes annotés permettent la résolution d’une tension omniprésente entre deux traditions rhétoriques rivales : une qui tire vers une expression intime, personnelle et singulière, et l’autre qui cherche l’objectivité impersonnelle et l’hétérogénéité (Dworkin 2005 : 1-21) – une tension très évidente dans mon projet. Quant à Anthony Grafton, sa compréhension et sa passion de la note de bas de page nous rappelle que l’annotation a toujours été un outil intrinsèque à l’érudition biblique (Grafton 1997 : 27-32) (voir le chapitre 2). Ces auteurs m’ont convaincue de la possibilité de ressusciter les annotations en tant que méthode critique crédible. Les ayant écrites dans une autre langue que les textes primaires, je pourrai me libérer des textes primaires pour porter un second regard suffisamment distancié et pour produire dans un même temps un deuxième niveau de texte avec sa propre vie littéraire autonome.

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3 La vocation chrétienne

Le désir d’écrire est d’ordinaire considéré comme une vocation dans le sens professionnel ou séculaire, tandis que la vocation chrétienne est considérée dans l’histoire de la théologie comme une vocation religieuse, souvent un appel à la vie consacrée. Par conséquent, ma question de recherche chevauche ces deux définitions principales du terme vocation. Dans son étude de la vocation séculière, Judith Schlanger interroge les retombées politiques de la célèbre question de Voltaire, « qui dois-je être ? », démontrant qu’elle est essentiellement moderne, que cette nouvelle idée, appel à l’individualité, a des implications surtout politiques : on a le droit de choisir notre travail et notre vie peut combler nos désirs. Cette pensée a donné suite aux utopies libérales de Marx et de Schiller (Schlanger 2010 : 16). Schlanger puise les sources de la notion de la vocation dans les Écritures, faisant ressortir que dans ces récits, l’appel peut interpeler n’importe qui, surtout les humbles. Elle explore la pensée de Weber sur berufmensche – l’homme qui est appelé – et celle de Luther, qui a déplacé la notion de vocation hors du monastère, dans la vie quotidienne de tout le monde. C’est à Luther qu’on doit le lien entre la vocation et le travail quotidien. Malgré l’apparent appauvrissement spirituel de l’idée de vocation critiquée par Weber – notamment en la disant alliée de la consommation vulgaire et individualiste – Schlanger affirme que la figure moderne de vocation peut néanmoins encore comporter l’idée du devoir, du sacrifice, de la dévotion et de l’héroïsme, et elle explique que la notion a été laïcisée, certes, « ce qui ne signifie pas qu’elle soit désacralisée » (26). Elle aborde aussi le cas de la vocation de l’artiste, qui, selon elle, est l’héritier de tout le privilège accordé aux religieux d’autrefois. « Ne s’agit-il pas plutôt encore une fois d’une élection, même si, faute de transcendance, c’est une élection au hasard ? » (33). Elle s’inquiète d’ailleurs de la hiérarchisation possible de cette sacralisation de la culture. Elle puise dans les écrits de Rousseau pour proposer une nouvelle figure de la vocation qui doit s’accorder surtout avec le bon habitus. Le seul critère d’une vocation bien remplie est donc « la satisfaction pure, le contentement et l’accord avec soi-même », qui peuvent appartenir à un joueur de soccer autant qu’à Mozart (98). Dans ma thèse, j’explore les pièges inhérents au vécu de la vocation littéraire, et j’approfondis davantage l’idée de l’accord avec soi-même et ses retombées théologiques.

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Edward P. Hahnenberg dépeint une histoire exhaustive du développement théologique de la la vocation chrétienne. Son portrait progresse des temps anciens jusqu’à nos jours, avec un arrêt plus important sur Martin Luther, Karl Barth, Karl Rahner, Johann Metz, Ignacio Ellacuria, Alisdair MacIntyre et Lieven Boeve (Hahnenberg 2010). Il s’attarde sur les apports et les excès de la Réforme, de la Contreréforme et du Postmodernisme, avec un va-et-vient continuel entre l’importance respective de l’appel intérieur et de l’appel extérieur, le « pour moi » et le « pour les autres ». Je retiens sa définition d’une vocation chrétienne comme point de départ pour mes réflexions sur cette tension intrinsèque dans l’appel à une vocation chrétienne littéraire. Hahnenberg construit une nouvelle figure de vocation à partir de la théologie de l’interruption du théologien néerlandais Lieven Boeve, qui lui-même soutient que la construction de mon propre récit doit être profondément engagée dans notre récit commun, dans le contexte d’une Église radicalement ouverte.

En outre, après son tour d’horizon consciencieusement équilibré entre protestant et catholique, Hahnenberg en arrive à une définition de la vocation qui est bel et bien conforme à la longue tradition chrétienne de la vocation. Une expression officielle de cette tradition dans sa forme moderne se trouve dans les paroles de Lumen Gentium. Ce document exhorte les fidèles, « quel que soit leur état ou leur forme de vie », à « s’appliquer de toutes leurs forces, dans la mesure du don du Christ […] afin que, marchant sur ses traces et se conformant à son image, accomplissant en tout la volonté du Père, ils soient avec toute leur âme voués à la gloire de Dieu et au service du prochain » (Concile Vatican II Lumen Gentium 1965 : no 40). La définition de Hahnenberg diffère de celle de Vatican II à deux égards : lorsqu’il parle de l’appel de Dieu, Hahnenberg met aussi en évidence les sons et les résonances audibles des appels humains. Il entend une harmonie entre l’appel de Dieu et l’être le plus profond : « To discover my vocation is to hear a certain harmony between who I am as a child of God and how I live in the world, with and for others ». Cependant, n’importe quel chemin ou état de vie déjà emprunté pourrait être appelé vocation, si la définition est trop large, à l’instar des Luther (voir le chapitre 2). En revanche, Hahnenberg spécifie que la vocation pour les chrétiens est une route bien particulière, propre à chacun. La chrétienne est confirmée dans sa vocation particulière par une résonance harmonique entre « their deepest sense of themselves before God and a

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particular path forward ». Ma méthodologie, mes données et ma réflexion théologique adoptent le langage de Hahnenberg, surtout ses métaphores musicales d’écoute, d’harmonie et de résonance, qui semblent bien en phase avec une approche de corrélation (voir le chapitre 3).

Alors que Hahnenberg se concentre sur l’histoire de la théologie de la vocation, Christoph Theobald dans Vous avez dit vocation (Theobald 2008) examine les appels aux prophètes dans les Écritures. En conséquence, il propose certains éléments qui sont parties intégrantes de la vocation, que ce soient des critères, des phases chronologiques ou encore des étapes plutôt prescriptives vers le discernement d’une vocation religieuse, se chevauchant les uns les autres. Il offre finalement plusieurs modèles différents (Theobald 2010). Malgré l’absence de la question de la vocation d’écrivaine comme vocation chrétienne, il s’y retrouve assez d’éléments cohérents avec l’appel à écrire et la pratique de la création littéraire pour me fournir des clés de compréhension dans l’élaboration une grille d’analyse afin d’analyser mes données à partir de sa pensée. Dans mon analyse, j’ai aussi utilisé son article « Le christianisme comme style : Entrer dans une manière d’habiter le monde. » (Theobald 2008), qui, sans mentionner l’appel à la création littéraire, fournit des figures de pensée qui m’ont aidée à concilier vocation religieuse et vocation littéraire et à préciser comment cette dernière peut être une manière chrétienne d’habiter le monde.

4 La vocation littéraire

La dernière section de ce parcours de ma recherche aborde le champ de la vocation du point de vue des romanciers, des poètes et des théoriciens de la littérature. Ces derniers s’efforcent de comprendre les éléments mystérieux de leur « appel » à la création – surtout sa source, celle de la créativité et de l’imagination. Souvent, ils utilisent un vocabulaire presque religieux, sans chercher à analyser cet appel d’une perspective explicitement théologique. Dans son roman Portrait of the Artist as a Young Man, James Joyce raconte la transition de son appel vocationnel religieux en appel à la création littéraire (Joyce 1992), en gardant le même vocabulaire pour les deux. Des auteurs humanistes ont tenté d’expliquer le désir impérieux d’écrire, dont le critique littéraire anglais Terry Eagleton (Literary Theory: an Introduction, 1983, et The Event of Literature, 2012) (Eagleton 2012 ;

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Eagleton 1983), le critique littéraire américain James Wood (How Fiction Works) (Wood 2008), et Vladimir Nabokov (surtout « The Art of Literature and Common Sense », dans Lectures on Literature) (Nabokov 1980 : 371-381). Les romancières canadiennes Margaret Atwood et Alice Munro se penchent sur la disposition à écrire dans Moving Targets : Writing with Intent, 1982-2004. Leur façon d’explorer la nature de la volonté d’écrire en observant simplement la pratique correspond bien avec ce projet. Sans utiliser le mot vocation, Alice Munro écrit :

A few people are […] driven to find things out, even trivial things. They will put things together, knowing all along that they may be mistaken. You see them going around with notebooks, scraping the dirt off gravestones, reading microfilm, just in the hope of seeing this trickle in time, making a connection, rescuing one thing from the rubbish (Atwood 2005 : 92-93).

Au sujet de la vocation littéraire et chrétienne, de nombreux écrivains chrétiens ont interrogé le possible diapason entre la création artistique et leur vocation chrétienne. Les poètes W. H. Auden et Gerard Manley Hopkins ont tous les deux expérimenté de féroces luttes entre leurs vocations chrétiennes et religieuses et leur pratique poétique. Contrairement à l’écrivain Georges Bernanos, qui considère qu’« une vocation d’écrivain est souvent — ou plutôt parfois — l’autre aspect d’une vocation sacerdotale » (Bernanos : 589), Hopkins a fini par abandonner la poésie parce que, selon lui, la pratique l’éloignait trop de sa vocation principale de jésuite (Wiman 2013 : 42). Auden, quant à lui, a écrit que la vanité de la vie des poètes ne connait point de limite. Après des années de tourment, il a toutefois réussi à reconnaitre, comme Bernanos, qu’écrire peut être en soi un acte de foi (Conniff 1993 : 61).

Ma thèse partage plutôt la perspective de la romancière américaine catholique Flannery O’Connor, qui souligne qu’avoir la vocation chrétienne d’écrivaine ne veut pas dire forcer le passage d’un message évangélique à ses lecteurs. D’ailleurs, les personnages de ses romans sont souvent grotesques et peu édifiants. Pour elle, écrire est une recherche de sens, un défi nécessaire pour maintenir sa foi; ce n’est qu’à force de pénétrer dans les coins les plus oubliés et violents du monde – ses nouvelles et romans sont situés dans les régions rurales pauvres et protestantes du sud des États-Unis – qu’on peut vérifier si les frontières

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de l’Esprit Saint existent, écrit-elle. Elle ajoute que, si de telles frontières existent, l’Esprit Saint n’est qu’une invention des chrétiens bourgeois et confortables (Blair 2009 ; O'Connor 1988). Catholique dévouée, c’est en pratiquant son art qu’O’Connor s’adonne à sa foi. Une œuvre qui est le fruit d’une vocation chrétienne diffère-t-elle d’une autre œuvre ? La philosophe Simone Weil voit l’écriture elle-même comme une sorte de formation de la foi, dans un sens moins apocalyptique qu’O’Connor. Pour Weil, c’est en observant et en écrivant que l’écrivain développe une attention accrue envers Dieu, envers son voisin et envers le monde qui l’entoure. L’œuvre ainsi produite va réfléchir cette attitude attentive de l’auteur. Pour pratiquer cette vocation littéraire, il faut renoncer à notre situation imaginaire au centre du monde : « Renoncer à notre situation centrale imaginaire, y renoncer non seulement par l’intelligence, mais aussi dans la partie imaginative de l’âme, c’est s’éveiller au réel, à l’éternel, voir la vraie lumière, entendre le vrai silence » (Weil 1966 : 109). La pratique de création est une réponse à celle de Dieu, et notre réponse, « cet écho, qu’il dépend de nous de refuser, est la seule justification possible à la folie d’amour de l’acte créateur » (Weil 1966 : 98). Pour Weil, la création littéraire est une vocation qui demande une liberté inconditionnelle. Elle n’est cependant pas convaincue qu’être membre de l’Église est compatible avec cette vocation, qui « exige que ma pensée soit indifférente à toutes les idées sans exception, y compris par exemple le matérialisme et l’athéisme ; également accueillante et également réservée à l’égard de toutes » (Weil 1966 : 51). Pour Weil, la vocation implique surtout de développer une sensibilité à la vérité de l’amour de Dieu, par la discipline du travail, de la beauté et de la souffrance. « À quiconque, en fait, consent à orienter son attention et son amour hors du monde, vers la réalité située au-delà de toutes les facultés humaines, il est donné d’y réussir. En ce cas, tôt ou tard, il descend sur lui du bien qui, à travers lui, rayonne autour de lui » (Weil 1957 : 67). Ma thèse considère la réussite plutôt à travers une analyse de l’expérience de l’écriture, une expérience qui est bel et bien rattachée aux facultés humaines, pour ensuite accéder à ses conséquences théologiques.

Pour Jacques Maritain, la preuve ultime de « l’œuvre chrétienne » n’est pas la sensibilité de l’auteur, mais l’amour qui se trouve dans l’œuvre elle-même : « l’œuvre sera chrétienne

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dans l’exacte mesure où l’amour sera vivant ». Dans son Art et scolastique (1920), Maritain a développé une esthétique précisément pour que les artistes puissent pratiquer à la fois leur art et leur foi, sans que l’un ne se heurte à l’autre, tout en restant distincts : « Si vous faisiez de votre esthétique un article de foi, vous gâteriez votre foi. Si vous faisiez de votre dévotion une règle d’opération artistique, ou si vous tourniez le souci d’édifier en un procédé de votre art, vous gâteriez votre art. ». Il ajoute qu’il serait vain de chercher une technique ou un style qui seraient ceux de l’art chrétien : « L’œuvre chrétienne veut l’artiste libre, en tant qu’artiste » (Maritain 1920 : 94-98). Ce refus de faire de la dévotion chrétienne une règle d’opération artistique était d’ailleurs le point de départ de cette thèse. Finalement, les journaux intimes du philosophe chrétien Denis de Rougemont révèlent une pensée préoccupée par la question de la conciliation entre les vocations créatrice et chrétienne, surtout dans le contexte de la communauté. Comme Maritain, il déplore l’attitude de l’art pour l’art seul, mais moins pour la qualité de l’art que pour son impact sur l’artiste : selon lui, cette attitude « détourne l’écrivain de sa véritable mission et l’empêche d’agir concrètement sur son époque » (Ackermann 1996 : 1110). D’après son biographe Bruno Ackermann, De Rougemont considère qu’une personne qui a reçu une vocation « a la charge, qu’il soit croyant ou incroyant, de l’exercer au sein d’une communauté. C’est dans la relation entre deux modes de présence au monde, l’un tourné vers l’intérieur (l’intimité de l’être), l’autre vers l’extérieur (le monde réel), que se dégage le sens profond de sa vocation créatrice, qui est l’acte par excellence de la personne » (Ackermann 1996 : 1112). Cette tension créatrice entre l’intérieur et l’extérieur (ou ce que je désignerai plus tard comme les appels intérieurs et extérieurs) est un champ d’exploration majeur de ma thèse. D’ailleurs, je partage avec De Rougement, bien avant sa haute conception des exigences éthiques de sa vocation littéraire, son observation sur sa motivation d’écrire, faite dans l’intimité de sa pratique quotidienne :

Écrire est une démangeaison que l’on calme en grattant du papier. C’est à peu près aussi irrésistible, aussi peu rationnel que l’élan du désir, ou de la prière, et cela tient des deux, probablement […] J’écris pour chercher le sens au bout du compte. Un sens qui ne peut être défini que par le tout … comme le corps transcende aux organes. Je cherche Dieu (Ackermann 1996 : 1108).

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Chapitre 2 - Comment pratiquer

la création littéraire comme vocation chrétienne ?

Problématisation théologique

How then shall I imitate thee and Copie thy fair, though bloudie hand?

George Herbert, « Thanksgiving », 1633

Dans ce deuxième chapitre, je discute les questions qui ont surgi dans mon parcours de la littérature et qui sont également pertinentes à ma pratique en général, à caractère théologique. Je commence avec une brève discussion de l’esthétique, développée par Kant et quelques théologiens, pour mettre en évidence que les questions qui en découlent n’ont pas bien changé. Puis je développe quelques réflexions sur la vocation littéraire chez des écrivains chrétiens pour identifier la résonance et la dissonance avec la vocation chrétienne. Ensuite, je cherche des points de repère dans l’histoire de la vocation. Je termine en faisant ressortir les éléments de l’expérience ou de la pratique de la vocation selon Christoph Theobald, afin de traiter les données recueillies sur ma pratique d’écrivaine.

1 L’art et la théologie

L’esthétique, ou « la science de la connaissance du sensible » (Viau 2002 : 15), est intimement liée à la théologie parce qu’il est impossible de saisir ou d’exprimer le sens de l’ineffabilité de Dieu sans avoir recours au « sensible ». Pour évoquer une sensation, un recours à l’imagerie sensuelle est nécessaire. Une fonction commune de la théologie et de l’esthétique est doxologique : emportés par la joie de s’être rapprochés de la beauté divine, les théologiens anciens jumellent leur prose conceptuelle systématique aux poèmes adressés à Dieu. Cet amalgame de formes est ainsi propice à la théologie pratique en recherche-création, et elle est une pratique que j’espère relancer avec cette thèse.

Quoi qu’il en soit, les théologiens anciens manifestent une certaine méfiance envers les plaisirs de l’imagerie sensuelle, bien que la Bible déborde de métaphores, de symboles et d’images de ce genre. Saint Ambroise et saint Augustin se méfiaient d’un langage sensuel

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parce que ce langage pourrait les mener vers le péché de la volupté. Ironiquement, leurs écrits ont un style rempli d’imagination, d’émotion et d’intimité, exprimant leur désir toujours inachevé de saisir la beauté de Dieu : « Je vous ai goûté, et me voilà dévoré de faim et de soif; vous m’avez touché, et je brûle du désir de votre paix » (Augustin d'Hippone 2013 : 168). Selon Grégoire de Nysse, on peut tenter de saisir le caractère ineffable de Dieu par l’observation sensible et attentive du monde. Mais il mentionne (On Virginity) qu’on ne devrait le faire que dans un état intellectuel élevé, parce que « When we try to observe what we are unacquainted with, there is no small risk that we may slip entirely from the thought of it » (Grégoire de Nysse 2005 : 25), c’est-à-dire qu’il faut encadrer cette tentative d’appréhension de Dieu avec le raisonnement, sans quoi on risque de perdre le fil de notre pensée. De telles discussions autour de la place de l’esthétique dans la théologie et des moyens de les conjuguer continuent encore de nos jours.

Plutôt que artiste, le mot utilisé jusqu’au Siècle des lumières était plutôt artisan, aux connotations techniciennes, et pouvait comprendre les chimistes et les horlogers aussi bien que les architectes et les poètes. L’esthétique devient une discipline distincte de la philosophie au 18e siècle, et les conceptions esthétiques d’Emmanuel Kant ont eu une influence importante sur la théologie à venir (Thiessen 2005 : 3). Dans La Critique du jugement (1790), Kant différencie les horlogers et les artistes, mais il souligne que le plaisir de l’art vrai, par opposition aux arts dits agréables, ne peut être universellement partagé sans « règle ». Le plaisir doit avoir une part de jugement réfléchissant, non seulement d’une pure sensation :

La propriété qu’a un plaisir de pouvoir être universellement partagé suppose que ce plaisir n’est pas un plaisir de jouissance, dérivé de la pure sensation, mais de réflexion; et ainsi les arts esthétiques, en tant que beaux-arts, ont pour règle le jugement réfléchissant et non la sensation (Kant 1846 : 250).

Chez l’artiste, cette règle est énigmatique, car il possède une qualité mystérieuse que Kant appelle le génie, reçu « directement de la main de la nature » (Kant 1846 : 256). Le génie est le « talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée […] l’originalité est sa première qualité ». L’artiste, selon Kant, « ne sait pas lui-même comment les idées se trouvent en lui ». Contrairement au travail d’un scientifique, il est impossible d’imiter celui

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