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La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

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Academic year: 2021

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Submitted on 28 Apr 2021

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La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

Bertrand Vaillant

To cite this version:

Bertrand Vaillant. La philosophie de la vie de Raymond Ruyer. Philosophie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2020. Français. �NNT : 2020PA01H213�. �tel-03210880�

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UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE École doctorale de philosophie

Thèse pour l’obtention du grade de docteur en philosophie

de l’université Paris I, présentée et soutenue publiquement par

Bertrand VAILLANT

La philosophie de la vie de Raymond Ruyer

Directeur de thèse :

M. Renaud BARBARAS, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Composition du jury :

M. Jocelyn BENOIST, Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

M. Paul-Antoine MIQUEL, Professeur à l’Université Toulouse II Jean Jaurès

M. Pierre MONTEBELLO, Professeur à l’Université Toulouse II Jean Jaurès

M. Fabrice COLONNA, Professeur au lycée Joliot-Curie de Nanterre

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Remerciements

Je remercie très sincèrement le professeur Renaud Barbaras d’avoir nourri par

ses cours mon intérêt pour la philosophie de la vie, de m’avoir guidé dans la

construction de mon projet et d’avoir accepté de diriger cette thèse. Ses

encouragements ont été un soutien précieux dans ces périodes où la charge du travail

de recherche se fait plus pesante que les joies de la découverte.

Je remercie également les professeurs Jocelyn Benoist, Paul-Antoine Miquel,

Pierre Montebello et Fabrice Colonna qui me font l’honneur d’être membres du jury et

de me lire. Un remerciement particulier à Fabrice Colonna pour ses encouragements

dès les prémices de ce projet, et pour les travaux réalisés ensemble.

Merci à Ariel Suhamy pour son aide précieuse à la relecture et ses conseils.

Toute ma gratitude va encore aux membres de ma famille et à mes amis qui, par

leur sollicitude, leurs interrogations, leur affection et leur fidélité ont été, chacun à

leur manière, indispensables à la réalisation de ce travail.

Ma reconnaissance la plus profonde à toi Cécile, qui a rendu tout cela possible

par ta présence et ta joie.

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4

T

ABLE DES MATIÈRES

Liste des abréviations utilisées ... 6

Introduction ... 7

Partie I Le vivant comme machine et comme mécanicien ... 43

Chapitre 1 : le corps divisé ... 44

1. Le statut hybride du vital ... 44

2. L’unité précaire des organismes ... 57

3. Un modèle de l’organisme : l’automate mixte ... 70

Chapitre 2 : le corps mécanique ... 88

1. Le corps comme « boîte à outils » ... 88

2. Le corps comme machine ... 98

3. Le corps comme invention technique ... 114

Partie II la vie comme conscience close ... 133

Chapitre 3 : La monade et la machine... 134

1. La monadologie et le problème de la liaison ... 135

2. Les faiblesses de la monadologie ... 145

3. La monadologie corrigée : la conscience comme étendue vraie ... 152

Chapitre 4 : De la conscience primaire à la monadologie biologique ... 166

1. La conscience comme domaine absolu ... 166

2. La conscience comme unité organique ... 179

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Partie III De la science à la théologie ... 206

Chapitre 5 : Aux limites de la science ... 207

1. L’explication cybernétique ... 207

2. L’hérédité : mémoire ou programme ? ... 227

3. La vie animale et son milieu ... 246

Chapitre 6 : Du thématisme au platonisme ... 259

1. La vie comme effort vers une norme ... 260

2. La forme comme ordre et comme manifestation ... 276

3. Du thème à la mémoire de l’espèce ... 293

Partie IV Idéologie scientifique et idéologie politique ... 311

Chapitre 7 : Les difficultés du néo-finalisme ... 312

1. Ruyer entre néo-matérialisme et néo-finalisme ... 312

2. L’impossible ouverture ... 336

3. Ruyer : le philosophe, la science et Dieu ... 348

Chapitre 8 : Une politique de la vie ... 367

1. Forces vitales et forces mécaniques dans les sociétés... 368

2. Abolir l’idéologie pour laisser place à la vie ... 378

3. L’humanité en crise et la nécessité de durer ... 391

Conclusion ... 403

Index nominum ... 409

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L

ISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES

Les ouvrages de Ruyer les plus fréquemment cités sont cités à l’aide des abréviations suivantes, qui sont rappelées à la première occurrence de l’ouvrage.

• Esquisse d’une philosophie de la structure : EPS • La conscience et le corps : CC

• Éléments de psycho-biologie : EPB • Néo-finalisme : NF

• La cybernétique et l’origine de l’information : COI • La genèse des formes vivantes : GFV

• L’Animal, l’homme, la fonction symbolique : AHFS • Dieu des religions, Dieu de la science : DRDS • La gnose de Princeton : GP

• Les cent prochains siècles : CPS

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I

NTRODUCTION

La philosophie est confrontée au cours du XXème siècle à un événement « d’une portée incalculable », ainsi résumé par Roger Chambon : « les hommes en viennent, pour la première fois dans l’histoire, à la certitude scientifique de la naturalité de leur être ».1 L’idée que l’homme n’est pas un sujet extérieur à la nature, qu’il transcenderait par sa raison et sa technique, mais un élément inséparable de cette nature, est certes fort ancienne. Mais l’événement réside dans la certitude nouvelle dont elle jouit : la naturalité de l’homme n’est plus une hypothèse métaphysique parmi d’autres, mais le fondement indiscutablement établi par la science à partir duquel toute pensée doit se constituer. Ce diagnostic est déjà, en 1930, celui de Raymond Ruyer. Comme Chambon – qui s’en inspirera, il est convaincu que la séparation dualiste de l’homme et de la nature, de l’âme et du corps, du spirituel et du vivant, a fait son temps, et que le défi posé à la philosophie par la science est celui d’un naturalisme nouveau. Un tel naturalisme entend réintégrer l’homme à l’élément de la nature et de la vie, mais il est du même coup « tenu à préciser ce qu’est cette nature à laquelle (…) l’homme appartient. »2 Il implique nécessairement une thèse ontologique portant sur « la nature de la nature », et une thèse anthropologique portant sur l’homme conçu comme prolongement du règne organique. C’est précisément ce à quoi va s’employer Ruyer en travaillant à rétablir l’identité de la pensée et de la matière, d’abord sous la forme d’un matérialisme de la forme-structure, puis principalement sous la forme d’un panpsychisme. Le premier faisait de la conscience un produit de l’organisation de la matière organique, tandis que le second, développé par étape comme un retournement du premier, fait de l’organisation un produit d’une conscience organique, et de la subjectivité l’étoffe du monde.

1 CHAMBON, Roger, Le monde comme perception et réalité, Vrin, 1974, p. 11. 2 Ibid., p. 13.

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À chaque étape de la tentative, la naturalité de la conscience humaine implique de faire de celle-ci un cas particulier de la vie animale, qu’il s’agit de faire émerger sans hiatus de l’histoire du vivant. Cette histoire du vivant est cependant devenue depuis la fin du XIXème siècle la chasse gardée d’une science nouvelle, la biologie, qui s’accompagne d’une philosophie sous-jacente essentiellement tournée vers le réductionnisme mécaniste. La biologie est donc porteuse à la fois de connaissances qui révolutionnent notre compréhension de la vie, et de dogmes implicites qui, par leur réductionnisme, ne permettent pas d’intégrer la subjectivité humaine dans la nature. Le rôle du philosophe que Ruyer entend être sera donc de se nourrir de ces connaissances tout en rompant avec ces dogmes, pour se demander ce que doit être la nature pour qu’elle puisse être le sol sur lequel se forme la vie. Ce n’est pas l’esprit seul, mais la nature tout entière qu’il faut arracher au mécanisme pour rendre compte de la certitude nouvelle : cette nature est à la fois « biophore » et « anthropophore », elle est pour l’homme un Englobant et non un spectacle devant lequel il se tiendrait. La ligne de crête sur laquelle Ruyer tente de se tenir sera donc celle d’une troisième voie entre un mécanisme incapable de rendre compte de la subjectivité, et un animisme naïf qui se contente de répandre la conscience humaine dans toute la nature. Ruyer conçoit la philosophie comme une tentative de synthèse des connaissances humaines disponibles à une époque donnée, capable de donner du monde comme totalité une vision cohérente, quoique nécessairement incomplète et toujours à recommencer. Là où le savant est condamné à une spécialisation toujours plus grande, le philosophe lui est condamné à tenter de faire la synthèse de savoirs et d’expériences qu’il ne peut plus prétendre embrasser tout entier.

« Mais ce que vous définissez-là, (…) c’est un agréable amateurisme, ce n’est rien de sérieux. Déjà avant la fin de l’hellénisme, il était devenu impossible à un seul homme d’embrasser toutes les sciences. (…) C’est évident. Un philosophe tel que nous le souhaitons, il faut le reconnaître, est devenu aujourd’hui un être purement virtuel – de même peut-être, hélas, qu’un vrai chef politique. La cause en est profonde. L’homme est un être qui, littéralement, a éclaté, qui ne se possède plus. Il ne continue à vivre que dans le contradictoire, le paradoxe, l’à peu près. Le chef politique fait comme s’il était compétent en tout. Le

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philosophe fait comme si… Mais nous n’avons pas le choix, car il serait aussi désastreux de renoncer à l’unité de l’esprit humain qu’à l’unité politique.3

Une telle ambition de synthèse n’est d’ailleurs pas le propre des philosophes de métier – qui se cantonnent au contraire souvent dans des « problèmes-refuges », elle est partagée par tous les savants qui, en dépassant les étroites limites de leur discipline de spécialité, font preuve du même « esprit philosophique » en se demandant ce qu’est la nature, la vie, l’homme ou la société.4

C’est précisément dans une juste saisie de ce qu’est la vie, sans cesse tirée vers le physico-chimique par les uns, et vers le spirituel par les autres, que l’on peut espérer trouver la direction d’une troisième voie entre mécanisme et animisme. « Le primat perceptif-ontologique du vif (l’intuition que la vie est la définition principale de l’être, donc une caractéristique de fond de l’univers, non une moisissure locale et illusoire sur le socle de la minéralité) demande à être assuré tout autrement qu’il ne l’est dans l’animisme. »5 C’est précisément cette idée que « la vie est la définition principale de l’être », ou du moins une des voies principales vers une telle définition, qui va saisir Ruyer alors que sa philosophie est en pleine évolution, à la fin des années 1930. La vie ne s’impose pas à lui comme un concept abstrait, mais comme un saisissement devant la révélation par la science de ce qui était jusque-là dissimulé : le dynamisme auto-formateur de la vie embryonnaire.

3 RUYER, Raymond, « L’esprit philosophique », in Orientation. Recueil de conférences faites au centre

universitaire de l’Oflag XVII A, Paris, Editions de Champagne, 1946, p. 57.

4 Ainsi le physicien Schrödinger commence-t-il ainsi son opuscule « Qu’est-ce que la vie ? » : « Nous

sentons clairement que nous commençons tout juste à acquérir le matériau fiable qui nous permettra de souder en une totalité la somme de ce qui est connu ; mais, d’un autre côté, il est devenu impossible pour un seul esprit d’en maîtriser pleinement plus qu’un petit domaine spécialisé. Je ne vois pas d’autre façon d’échapper à ce dilemme (à moins d’abandonner pour toujours notre but véritable) : il faut que certains d’entre nous osent s’aventurer dans une synthèse des faits et des théories, quoique dotés d’une connaissance incomplète et de seconde main de certains d’entre eux – et au risque de nous rendre ridicules. » SCHRÖDINGER, Erwin, What is life ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 [1944], p. 1. Nous traduisons.

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10 ❖ Ruyer philosophe de la vie

Merveilleuse aventure, et digne d’arrêter le philosophe, que celle du développement ! S’il est un domaine où la vie paraît savoir ce qu’elle fait, suivre un plan tracé d’avance, obéir à une idée directrice, c’est bien celui de l’embryogenèse. Tout s’y passe comme voulu, calculé, prémédité ; tout survient à l’heure qu’il faut, à l’endroit qu’il faut. Pour le moindre dérangement dans l’ordre des épisodes, l’aventure humaine tournerait court. Et l’embryon, à chaque minute de son développement, outre qu’il est adapté aux conditions de sa vie actuelle, prépare toutes les adaptations de sa vie adulte ; des organes complexes se forment en lui, dont l’utilité ne se montrera que beaucoup plus tard ; bref, l’embryogenèse anticipe constamment l’avenir ; elle est, suivant le mot de Cuénot, « préparante du futur ».6

Ainsi s’exprimait le biologiste Jean Rostand en 1953. Un an plus tôt Raymond Ruyer, philosophe et professeur à l’université de Nancy, publiait Néo-finalisme, une métaphysique de la vie accordant une place centrale à l’embryogenèse. Ruyer considère comme Rostand que le développement d’un organisme à partir d’un œuf est une aventure « digne d’arrêter le philosophe », non à titre de curiosité, mais comme le phénomène de la vie par excellence, la manifestation de cette activité formatrice qui est la vie. « Nous avons considéré l’embryologie comme la science centrale, celle qui permet d’approcher au plus près du secret de l’existence naturelle, sinon de l’existence tout court » : c’est ainsi que Ruyer récapitulera dans son dernier livre le geste fondamental de sa philosophie. 7 Que peut donc révéler l’embryon au philosophe ? Ruyer affirme que chacun de ses livres est comme un chapitre détaché d’un impossible ouvrage de théologie : il ne peut donc s’agir, comme chez Diderot, de renverser avec cet œuf « toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre ».8 Mais il s’agit bien de savoir si la vie sensible et consciente est « propriété générale

6 ROSTAND, Jean, L’aventure avant la naissance. Du germe au nouveau-né, Paris, Gonthier, 1953, chap. XV. 7 RUYER, Raymond, L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, Paris, Klincksieck, 2013 [posth], p. 119.

Noté ci-après EM.

8 DIDEROT, Denis, « Entretien entre d’Alembert et Diderot », in VERNIÈRE, P. (éd.), Œuvres philosophiques,

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de la matière, ou produit de l’organisation ».9 On peut même considérer l’ensemble de la philosophie de Ruyer, avec ses évolutions successives, comme une tentative pour trancher cette alternative ou pour la dépasser : commençant par un matérialisme qui met l’accent sur la structure, il fait d’abord de la conscience le produit de l’organisation – d’où son intérêt pour la cybernétique, cette science nouvelle qui prétend générer des comportements complexes par la mise en réseau d’éléments simples. Au contraire, le panpsychisme de la maturité fera de la conscience une propriété des composants élémentaires de la réalité, antérieure à toute organisation – d’où la critique de la cybernétique, et l’intérêt pour les individus de la physique quantique et de la biologie. Mais plus profondément encore, la philosophie de Ruyer est une tentative pour articuler ces deux points de vue dans une nouvelle définition de la vie comme conscience, et de la conscience comme « force de liaison », c’est-à-dire comme activité organisatrice. Si l’embryologie est « la science centrale », c’est qu’elle nous donne à contempler ce dynamisme auto-organisateur de la vie, de façon bien plus directe que la physiologie du corps adulte.

La philosophie de Ruyer est donc d’abord une philosophie de la vie au sens d’une philosophie du vivant, d’une philosophie qui considère l’observation des êtres vivants comme un objet légitime et fécond pour la réflexion philosophique. Cette philosophie du vivant est donc une région déterminée de la philosophie de la nature en général, et du corpus ruyérien en particulier : celle qui réfléchit à partir des phénomènes que l’observation du vivant nous donne à connaître. Cette observation n’est pas anecdotique ou naïve : elle consiste dans l’ensemble des faits que la biologie révèle au philosophe. La philosophie du vivant appuyée sur la biologie est donc une dimension du projet ruyérien d’une « philosophie unie à la science, au point de ne constituer avec elle qu’un seul et unique effort théorique vers une unique vérité. »10 Cette philosophie ne disserte pas sur « la vie » en général, mais cherche à articuler le monde naturel et le domaine du sens à travers

9 Ibid., p. 276.

10 RUYER, Raymond, « La philosophie unie à la science », in Encyclopédie française, Paris, Larousse, 1957,

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l’étude de ce fragment d’étendue organisée qui manifeste une activité sensée : l’organisme vivant.

La bonne façon d’éviter le vague d’une philosophie de la vie ne nous semble pas être d’ignorer la vie purement et simplement ou de l’interpréter selon une dialectique plus vague encore. Il faut étudier au contraire comment l’activité sensée peut sortir, non de la “vie” au sens vague, mais de l’organisme apparemment matériel, sur lequel la biologie nous renseigne avec précision.11

La philosophie du vivant de Ruyer sera donc avant tout une philosophie de l’organisme, appuyée sur les données de la science biologique. Elle devra donc rendre compte du fait paradoxal que cette dernière « nous renseigne avec précision » sur le vivant, alors même qu’elle se trompe sur sa nature profonde, puisque l’organisme n’est entièrement matériel qu’en apparence, et relève en réalité davantage de la conscience que du mécanisme.

Mais Ruyer est également un philosophe de la vie en un sens plus fondamental, qui n’a pas trait à une région déterminée de sa pensée, mais à son problème fondamental. Ce problème, celui du dépassement du dualisme par réintégration de la conscience dans la nature, est bien celui de la vie, au sens où Georg Simmel a dit d’elle qu’elle était le « roi secret » de la philosophie du XXème siècle.12 D’après Simmel, une époque se distingue au plan intellectuel par la convergence de tous les chemins de pensée vers un unique concept, un point focal à la fois fondamental et infondé : l’être comme substance chez les Grecs, Dieu et l’ordre divin des choses dans la chrétienté médiévale, la nature et les lois du mouvement mécanique à partir de la Renaissance.

Mais maintenant, avec le XXème siècle, le mouvement mécanique semble céder sa place

comme dernière instance à un autre concept : la vie. Entre l’éternité métaphysique de la substance comme concept qu’il n’est plus possible de fonder, et le concept moderne de la

11 RUYER, Raymond, Néo-finalisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 [1952], p. 20. Noté ci-après

NF.

12 SIMMEL, Georg, Der Konflikt der modernen Kultur (1918), tr. fr. J.-L. Viellard-Baron, « Le conflit de la

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vie, le mouvement mécanique apparaît comme un intermédiaire – comme si la pensée, qui est elle-même une vie, s’était d’abord complètement éloignée de soi afin de conquérir un équilibre, un objet, une résolution et que, seulement par un détour ou sur les ponts tendus par les lois naturelles du mouvement, elle avait vraiment trouvé le courage de revenir à soi comme à l’ultime fondement de l’existence. La vitalité du concept de Dieu ne parvint pas, eu égard à sa transcendance, à fonder le monde dans la vie ; là où Dieu tout entier se fond réellement en lui, comme dans la philosophie de Spinoza, il devient purement mécanique, voire absolument non vivant. Il devait d’abord être complètement résolu en mouvements par la science de la nature moderne, avant que la vie apparue en premier lieu comme le détail, le secondaire, l’accidentel puisse éclore comme ce qu’il y a de plus profond et de plus fondamental ; le mouvement mécanique devint lui-même un problème que le concept de vie — n’étant plus lui-même objet d’interrogation — pouvait résoudre à partir de soi.13

C’est à propos de Bergson que Simmel écrit ces lignes, mais c’est bien dans cette filiation de pensée que s’inscrit Ruyer, dont le projet est d’ailleurs profondément parallèle au projet bergsonien. Il s’agit bien de faire une philosophie de la vie, non comme région secondaire de la nature, mais comme réalité fondamentale, comme ce qui pourra surmonter la béance ouverte par la crise du mécanisme. C’est à partir de l’identification de la vie et de la conscience que Ruyer entend redonner leur vitalité aux concepts de Dieu, de nature et de substance, en les transformant radicalement. Il ne faut pas penser la vie à partir du mécanisme ou de l’individualité substantielle, mais le mécanisme et l’individualité à partir de la vie. Or, cette vie nous est donnée à la fois dans l’expérience de la conscience, et dans la connaissance des vivants : si les réponses diffèrent, les voies de l’enquête sont semblables chez Ruyer et Bergson. Mais chez Ruyer les descriptions du champ de conscience et de la vie organique ne nous donnent pas tant la vie comme durée que comme spatialité : non pas l’espace partes extra partes tant décrié par Bergson, mais l’activité spatialisante des formes, la conscience se déployant dans l’espace et dans le temps et n’étant rien d’autre que cette activité formatrice. L’embryon qui se forme à partir de l’œuf ne nous montre pas autre chose. Ainsi Ruyer part lui aussi du champ de conscience, réfléchit à une « genèse idéale de la matière » à partir de la conscience, fait de la vie

13 SIMMEL, Georg, « Henri Bergson », ZANFI, C. (trad.), in FRANÇOIS, A. et alii (dir.), Annales bergsoniennes VII,

Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 79. Il ne faut toutefois pas oublier les réticences de Ruyer à l’égard du concept de vie pris comme fondement ininterrogé, visibles dans l’extrait cité ci-dessus.

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organique, de l’évolution et du comportement animal un objet de spéculation pour le philosophe, et la source première de la vie sociale, morale et religieuse. Mais il le fait à partir de la conscience comme « étendue vraie », plus que comme « temps vrai ».14 Comme Bergson enfin, Ruyer croit à la nécessité d’une métaphysique qui n’aurait pas peur de « se salir les mains »15 en se penchant sur les sciences et leurs découvertes empiriques – au risque de périr avec elles.

Parvenue à sa pleine maturité, la philosophie de la nature de Ruyer peut apparaître, plus qu’une pensée de la vie, comme une cosmologie philosophique construite autour de la polarité effort-norme, qui se retrouvera dans sa théologie naturelle sous la forme du Dieu divisé en Dieu connu et Dieu inconnu. Cette cosmologie elle-même servira de support à une philosophie morale et sociale dont le double but sera l’affirmation de normes absolues qui s’imposent à l’homme, et de la nécessité pour celui-ci d’être dans toutes les dimensions de sa vie un être au travail, capable par son effort d’actualiser ces normes. C’est de l’homme autant que de l’animal et de l’atome que Ruyer écrit : « Un être n’est un être authentique, c’est-à-dire un être libre, que dans la mesure où il fait un effort laborieux. »16 Mais c’est de l’étude de la vie même que Ruyer tire cette polarité de l’individu au travail et de la norme à réaliser : la norme, c’est d’abord le type de l’espèce que l’embryon s’efforce d’actualiser malgré les perturbations. L’individu travaillant, c’est d’abord l’œuf formant ses propres organes-outils, morphogenèse qui se continuera dans le comportement instinctif.

L’effort vers une norme est ainsi l’autre nom de l’activité formatrice qu’est la vie. La forme d’un animal n’est pas son contour ou sa surface : elle est la structuration toujours active, toujours en train de se faire, de son organisme, et à ce titre elle est la condition bien

14 « Il faut admettre sans arrière-pensée ce que l’intuition de la conscience nous apprend

immédiatement, si nous savons nous abstenir de fausses interprétations empruntées à ce que nous connaissons du monde des êtres physiques : le champ de conscience est un domaine d’espace absolument particulier, une surface absolue, où les formes sont des ensembles absolus. » RUYER, Raymond, La conscience et le corps, Paris, Presses Universitaires de France, 1950 [1937], p. 98. (Noté ci-après CC.) Voir aussi, entre autres, p. 60-61.

15 BERGSON, Henri, « L’âme et le corps », in L’énergie spirituelle, Paris, P.U.F., 1990 [1919], p. 38. 16 RUYER, NF, p. 11.

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réelle de sa survie. La forme est plus qu’un résultat, c’est un critère de réussite. C’est pourquoi Ruyer peut écrire :

L’activité que nous avons en vue doit être prise, de même, dans son sens propre d’activité-travail. Elle se distingue d’un fonctionnement pur, en ce qu’elle exige l’invention de moyens. Elle est accomplissement d’une tâche qui peut être estimée réussie ou non, selon un critérium et selon des normes indépendantes du caprice de l’agent.17

Le monde ruyérien commence ici à se dessiner. La vie est formation de soi selon des normes qui s’imposent aux êtres vivants. Ces êtres n’existent pas comme individus dans l’œil d’un observateur qui les découperait sur le fond du monde, ils sont des individus réels ayant leur propre cohésion. Or, il y a là pour lui plus qu’une analogie, un « isomorphisme » révélateur d’une continuité profonde entre le dynamisme de la vie organique et le comportement humain finalisé.18 Tout acte qui n’est pas un pur réflexe, tout travail humain sensé est effort selon une norme, qui n’est plus seulement le type de son espèce biologique, mais l’un des formes de vie ou des idéaux que l’homme seul peut appréhender et viser, dans l’art, la politique ou la science. Mais il s’agit toujours de se former soi-même, par la domination temporaire des ressources à notre disposition, en vue d’une certaine forme de vie, à la fois organique et spirituelle. Un guépard est un être individué, mais dans la continuité d’une lignée, dont l’être n’est rien d’autre que l’activité par laquelle il se donne un corps organisé pour la chasse et la vitesse, et exerce la puissance de ce corps pour se maintenir en vie jusqu’à la mort. De la même manière, l’homme n’est rien d’autre que l’activité par laquelle il se donne un corps et une forme de vie, qu’il peut seulement choisir plus librement que l’animal : sera-t-il homme-chasseur, homme-athlète, homme-musicien ou ingénieur ? Chez Ruyer, la formation de son corps selon son espèce et la formation de soi selon des valeurs utilitaires, esthétiques ou morales ne sont que des paliers différents d’un même effort constitutif de la vie. Anthropomorphisme ? Certainement, mais un anthropomorphisme mesuré, légitimé par le fait évident que l’homme est un vivant, qui doit émerger sans hiatus de la nature. C’est donc toute la nature qu’il faut considérer

17 Ibid., p. 10.

18 « Notre méthode a consisté à chercher des isomorphismes entre les faits, sans nous inquiéter des

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comme un domaine d’activité sensée, c’est-à-dire guidée par des normes de réussite indépendantes de l’agent. C’est toute la nature, et l’homme avec elle, qui sont vivants.

Enfin, si Ruyer s’intéresse à la vie morale et sociale de l’homme, c’est justement en s’appuyant sur sa philosophie du vivant. Ce qui le préoccupe dans la vie sociale, c’est la disparition des instincts vitaux chez l’homme civilisé, l’oubli des contraintes de la vie organique chez les idéologues utopistes, la différenciation sexuelle ou ethnique par une « psycho-biologie » propre, ou encore la technique humaine comme continuité avec la « technique » organique. En révélant, parfois de manière choquante, l’ancrage de toute sa conception de l’homme dans sa conception du vivant, cette dimension « biopolitique » de l’œuvre ruyérienne manifeste encore qu’il s’agit bien, au sens le plus profond, d’une philosophie de la vie.

La question de la vie nous apparaît donc comme une excellente porte d’entrée dans la pensée ruyérienne, car elle en constitue en quelque sorte le nœud central. Si la vie n’est pas un concept fréquent sous sa plume, le problème de la vie nous semble en revanche le lieu où se nouent toutes les dimensions de son œuvre, et où se révèlent toutes les tensions qui l’habitent et la fragilisent. Parce que Ruyer n’est pas d’abord un philosophe de la vie, mais un penseur de la conscience et de la forme, la vie est dans son œuvre un problème, parce qu’elle ne s’insère pas de manière absolument évidente dans les catégories de son ontologie : l’individu et la foule, la conscience et la structure, le psychique et le physique. C’est ce qui le poussera à faire de l’organisme vivant un être hybride, caractérisé par la dualité du physique et du psychique, et à développer sa philosophie dans la direction d’un idéalisme platonicien capable de rendre compte de cette dualité. Ruyer ne vit pas sa rencontre avec la biologie et le problème du corps vivant comme un obstacle, mais comme une confirmation : la vie dans ce que la biologie nous en révèle apparaît bien comme l’activité d’un individu s’efforçant de poursuivre une norme, de réaliser une forme spécifique. Nous voudrions pour notre part mettre en évidence dans cette étude les difficultés qu’il rencontre à penser cette individualité vivante sur le mode moniste qui était initialement au cœur de son projet, difficultés qui le ramènent constamment à une pensée marquée par la dualité : mécanisme et finalisme, fonctionnement et formation, sciences primaires et sciences statistiques, etc. Ces difficultés ne se comprennent bien qu’à la lumière de la trajectoire intellectuelle de Ruyer.

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❖ Du matérialisme au platonisme, la trajectoire de Ruyer

Si Ruyer est l’un des derniers philosophes à tenter de construire un véritable système complet du monde, il n’est pas possible d’aborder sa philosophie comme un tel système figé. Même si les principales intuitions de Ruyer sont acquises dans sa première décennie de production personnelle, de 1930 à 1940, sa pensée apparaît plutôt comme un déploiement des tensions et des difficultés inhérentes à ces intuitions, qui le poussent à remanier constamment son vocabulaire et ses concepts, et à se défendre contre des objections toujours renouvelées. C’est donc comme le déploiement dynamique de ces tensions que nous voudrions envisager la pensée ruyérienne, et cela implique un premier parcours rapide des grands mouvements de cette évolution.

Dans quel cadre préexistant cette évolution commence-t-elle ? Avant tout dans la conception classique du mécanisme, élaborée au XVIIème siècle, notamment autour de Descartes.19 Comme les mécanistes classiques, Ruyer définit le mécanisme comme une configuration de solides en mouvement, ou comme le jeu d’une structure déjà constituée. Le modèle en est le mécanisme à rouages d’une montre, le ressort ou le levier, voire l’entraînement des roues par le pédalier d’une bicyclette ou le moteur à explosion d’une voiture. Ruyer hérite non seulement, comme tout moderne, de cette vision mécaniste du monde, mais aussi, comme tout philosophe intéressé au phénomène de la vie, de l’histoire de ses contestations vitalistes et finalistes, de la monadologie leibnizienne à l’élan vital bergsonien, en passant par le vitalisme de Cournot ou le retour à l’entéléchie de Hans Driesch. Il ne peut ignorer non plus le projet de monisme matérialiste d’Ernst Haeckel (1834-1919) qui, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, pose les bases d’une vision réductionniste et matérialiste du monde ramenant le règne organique à ses mécanismes physico-chimiques. Sa philosophie se constitue à partir de ce double héritage : d’une part, il commence par proposer un mécanisme amélioré et, une fois admis son échec, adopte une

19 Il ne faut certes pas surestimer le rôle de Descartes dans la constitution de la révolution mécaniste du

XVIIème siècle. Comme le souligne J. Beaude, Descartes ne joue qu’un rôle distant et sporadique dans « l’Internationale mécaniste » qui se constitue autour du père Mersenne et inclut notamment Ricci, Torricelli, Hobbes et Cavendish, Constantin et Christian Huygens, Gassendi et Roberval. Voir BEAUDE, Joseph, « MÉCANISME, philosophie », in Encyclopædia Universalis, s. d. Mais Ruyer désigne souvent Descartes ou « les cartésiens », comme nous le verront.

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forme de vitalisme finaliste. Mécanisme et finalisme seront toujours les deux pôles entre lesquels se meut la philosophie de Ruyer, qui finira par en faire les deux faces d’une même pièce. De plus, c’est toujours un projet moniste (matérialiste d’abord, panpsychiste20 ensuite) qui tente toujours de ramener la totalité des phénomènes à un même mode d’existence - même s’il y parvient de moins en moins, comme nous le verrons.

Le caractère moniste (au moins dans l’intention) de la philosophie de Ruyer explique le rôle toujours central dévolu à la conscience : lors des débuts mécanistes, elle est un enjeu, puisqu’il faut démontrer la possibilité de la réduire à un fonctionnement mécanique. C’est l’un des buts de L’Esquisse d’une philosophie de la structure21, sa première thèse, dans laquelle

il tente d’étendre le mécanisme aux réalités les plus complexes (notamment l’esprit) grâce à la notion mécaniste de structure. La science positive suffit alors à rendre compte de tous les mécanismes en jeu dans le réel, car rien n’existe autrement que sous le mode d’une structure étalée dans l’espace-temps, dont la forme peut être entièrement analysée et observée au moins en droit.22

Notre but a été de montrer que toutes les réalités, si « essentiellement » différentes les unes des autres qu’elles paraissent, étaient néanmoins toutes des formes, des mécanismes, et d’expliquer toutes les différences par des différences de structure dans l’espace. En cela évidemment notre thèse est moniste. Mais nous n’avons cessé jamais d’insister sur la contrepartie : c’est que chaque forme est, comme telle, originale et que les différences sont bien réelles, qu’elles ne sont pas des illusions qui s’évanouissent dès que l’on pénètre plus profondément sous les apparences.23

20 Le terme de panpsychisme désigne une philosophie pour laquelle la conscience, le psychisme ou la

subjectivité constitue le mode d’être fondamental de toute réalité, la matière étant considérée soit comme un sous-produit de la conscience (par agrégation par exemple, comme chez Ruyer) soit comme une illusion. Après l’avoir rejeté, Ruyer finira par adopter le terme faute de mieux, pour désigner sa propre philosophie finaliste.

21 RUYER, Raymond, Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris, F. Alcan, 1930. Noté ci-après EPS. 22 Notons que si dans l’Esquisse tout est en droit réductible à des mécanismes, en fait la complexité infinie

du réel interdit cette réduction, et la science ne donne jamais qu’une image très appauvrie de la réalité. La richesse de l’expérience humaine ne peut s’atteindre que par la littérature, quoique l’esprit comme le corps soient fondamentalement mécaniques. Cf. EPS, chapitre X.

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La forme est déjà ici à la fois structure et délimitation typique, elle est ce qui donne à l’être sa consistance et sa réalité spécifique, originale. On peut lire toute la philosophie de Ruyer comme une série de tentatives pour articuler ce triple rôle de la forme : structure analysée par la science, principe de cohésion et d’individuation, et principe d’identification ou type spécifique. Ruyer retrouve ici, avec Platon et Aristote, l’un des plus anciens problèmes de la philosophie. Il inaugure aussi l’un de ses grands gestes philosophiques et l’une de ses grandes difficultés, en donnant à la liaison le caractère de réalité primaire.24 Comment la liaison, qui paraît n’être que la relation entre des éléments distincts, pourrait-elle préexister à ces éléments ? Qupourrait-elle réalité propre peut-on donner à la forme, si pourrait-elle n’est pas la simple agrégation d’une poussière de corpuscules, ou un pur phénomène ? C’est à partir de cette interrogation fondamentale que l’on peut retracer les grandes évolutions de la philosophie ruyérienne.

Cette question se pose à Ruyer dès qu’il tente de donner à son mécanisme structural un fondement ontologique. Si la structure mécanique n’est faite que de briques matérielles attachées entre elles par des liens matériels, le monde ne peut plus avoir de consistance, et devient un monde de poussière ou de tourbillons comme en imaginaient les atomistes démocritéens, ou les mécanistes cartésiens. Si la structure (du cerveau par exemple) a une consistance, c’est qu’elle n’est pas réductible à la vision analytique que peut en faire l’observateur : elle a son propre mode d’existence et d’unité, qui est celui d’une création et d’un maintien actif de liaisons. C’est ce que confirme la physique quantique, qui malgré son nom de « mécanique » consacre la rupture définitive avec le modèle de l’atome démocritéen, corpuscule de matière insécable obéissant aux mêmes lois physiques que les corps macroscopiques. En découvrant que les particules fondamentales ne sont pas des « petits corps », mais des quanta d’énergie capables de se lier par mise en commun de cette

24 Ainsi que l’indique un texte de la même période : « Même dans notre plus que grossière figuration

mécanique, ce n’est pas avec des fils électriques, avec la matière du cuivre, du caoutchouc et du sélénium que nous avons voulu construire l’équivalent d’une sensation, c’est avec le mode de liaison de tout cela, qui ne servait qu’à souligner de couleurs voyantes notre exposé. De même (…) la conscience n’est que l’association des fibres nerveuses. » RUYER, Raymond, « Un modèle mécanique de la conscience », Journal

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énergie, la physique nouvelle semble confirmer l’intuition de Ruyer : la liaison active, et non la matière étendue, est le mode d’être fondamental.

Il s’emploie alors à batailler, à partir de l’année 1933, contre un trio de positions solidaires : le dualisme matière-esprit, et les deux dualismes amputés que sont le matérialisme épiphénoméniste et l’idéalisme berkeleyen.25 Il y manifeste déjà un grand intérêt pour la philosophie anglo-saxonne, notamment le Russell du début du siècle, celui de Notre connaissance du monde extérieur qui tente lui aussi de renouveler le clivage idéalisme-réalisme en affirmant que l’objet est la somme de toutes les perspectives que l’on peut en prendre.26 Ces monismes neutres, qui incluent également le monisme de l’image de Bergson, échouent en ce qu’ils renoncent en même temps au dualisme matière-esprit et à la dualité être réel – être perçu.27 Or cette séparation doit être maintenue, et Ruyer, qui n’aura plus tard pas de mots assez durs pour la « parenthèse » kantienne, se réclame alors de Kant et de la nécessité de défendre l’existence d’une chose en soi derrière les phénomènes, d’un apparaissant derrière l’apparaître.28 Mais c’est toujours au nom du réalisme que la chose en soi doit être défendue, et c’est ici un point crucial. Ruyer, s’inspirant de Russell, pense d’abord la connaissance comme correspondance structurale de l’être connu et de sa représentation mentale : qu’importe que je ne connaisse pas le réel exactement comme il est, si la forme connue correspond point par point dans sa structure

25 RUYER, Raymond, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », Revue Philosophique de la

France Et de l’Etranger, vol. 116, 1933, p. 28‑49.

26 RUSSELL, Bertrand, "Our knowledge of the External World" (1914), tr. fr. P. Devaux, « Notre

connaissance du monde extérieur », in La méthode scientifique en philosophie : Notre connaissance du monde

extérieur, Paris, Payot, 1971, p. 79‑112.

27 RUYER, Raymond, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », Revue Philosophique de la France

Et de l’Etranger, vol. 119, no 1/2, 1935, p. 75-78 notamment.

28 « On a souvent reproché à Kant la phrase trop rapide dans laquelle (…) il établit que “si nous ne

pouvons connaître les objets comme choses en soi nous pouvons du moins les penser comme tels. Autrement, on arriverait à cette absurdité qu’il y a phénomène ou apparence sans qu’il y ait rien qui apparaisse”. Nous ne disposons que de quelques pages pour soutenir la même thèse, et il est certain que ce n’est pas encore assez, si l’on songe au crédit encore actuel, quoique décroissant, du phénoménisme sous toutes ses formes. » Ibid., p. 74‑75.

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à la forme réelle, comme la carte au territoire ?29 La conjonction de cette conception structurale de la connaissance et d’un monisme ontologique de la liaison donne le cadre dans lequel les principales intuitions de Ruyer vont pouvoir naître.

Ce deuxième moment, après celui du mécanisme structural, est celui de la « métaphysique-transposition ». La thèse fondamentale en est la suivante : la structure des choses n’est que l’envers observable de leur véritable mode d’être, qui est d’être pour-soi. L’idée de connaissance structurale invite à chercher le mode d’être réel des choses sous l’abstraction qu’en prend la connaissance scientifique. La double conviction moniste et réaliste assure que l’esprit, échantillon de réalité directement accessible, nous donne accès au mode d’être fondamental de toute réalité, ou en d’autres termes que le microcosme nous fait connaître le macrocosme. C’est donc l’unité d’un pour-soi qu’il faut accorder à tous les êtres réels, comme envers de leur structure visible. La métaphysique se limite à cette « transposition » du pour-soi à toutes choses, mais elle est impuissante à en dire beaucoup plus.30 Cette dualité de l’être et du phénomène sur fond de monisme est pourtant la source du premier ouvrage majeur de Ruyer, La conscience et le corps, et de sa plus profonde intuition :

L’âme n’est pas une substance distincte qui vient s’ajouter à la mécanique du corps, l’âme est la forme « en soi » qui est observée comme corps.31

Publié en 1937, La conscience et le corps est le point d’orgue de ce deuxième moment, profondément paralléliste, de l’évolution de Ruyer : il y reste intégralement moniste et entend y résoudre le problème de l’âme et du corps comme un dualisme épistémique, dû à l’inévitable distance de l’être observé (le corps et le cerveau objectifs) à l’être réel (le corps et le cerveau vivants et conscients). Cependant, la simple conversion de la structure mécanique en forme subjective est dans le même temps en train de montrer ses limites

29 RUYER, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », art. cit., p. 37. Voir aussi « Raymond

Ruyer par lui-même », Les Études philosophiques, vol. 80, no 1, 2007, en ligne, DOI :

https://doi.org/10.3917/leph.071.0003, consulté le 01.09.2020, paragr. 6.

30 RUYER, « Une métaphysique présente-t-elle de l’intérêt ? », art. cit. 31 RUYER, CC, p. 101.

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comme ontologie générale. Elle conduit notamment Ruyer à attribuer une « subjectivité » à tous les êtres, de l’animal au bâton, du cerveau vivant au cerveau mort, etc.32 Ce « pansubjectivisme » menace d’un côté de verser dans l’animisme, et de l’autre d’en venir à une définition si minimale de la subjectivité (plus ou moins identifiée à l’énergie) qu’elle n’aurait plus rien de subjectif.

Ruyer va donc commencer à osciller entre deux tendances qui coexisteront non sans mal dans le reste de l’œuvre. La première, celle du parallélisme moniste, repose sur le pivot argumentatif de La conscience et le corps : il s’agit de nier toute autonomie à la causalité physique, et de faire du corps physique l’aspect objectif que prend, pour un observateur, la conscience organique. Ce qui vaut pour le cerveau observable (il n’est que l’apparence objective de la conscience) vaut pour le corps tout entier.

Il n’y a pas de corps. Le « corps » résulte, comme sous-produit, de la perception d’un être par un autre être.33

Devant les explications biologiques formulées en termes de structures mécaniques, on pourra donc toujours dire : « l’aspect structural n’est qu’un symptôme ».34 L’avantage de

cette solution est de pouvoir intégrer n’importe quelle description physico-chimique des biologistes, qui pourra toujours être interprétée comme l’envers apparent de l’action de la conscience organique.

Mais cette première solution pèche par là même où elle est efficace : englobant tous les processus, elle ne permet jamais d’en distinguer certains qui seraient particulièrement révélateurs, dans lesquels on saisirait directement la conscience à l’œuvre, et qui pourraient éliminer définitivement les interprétations matérialistes. La «

métaphysique-32 Cela est bien mis en évidence par Benjamin Berger, op.cit., pp. 32-35, qui nomme cette extension

indéfinie de la subjectivité le moment “pansubjectiviste” de Ruyer. Pour un texte caractéristique de cette période, voir RUYER, Raymond, « Le versant réel du fonctionnement », Revue Philosophique de la

France Et de l’Etranger, vol. 119, no 5‑6, 1935, p. 338‑362. 33 RUYER, NF, p. 92.

34 RUYER, Raymond, « Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques (I) »,

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transposition » est impuissante. Elle sera donc progressivement laissée de côté au profit d’une deuxième tendance consistant à rechercher dans les lacunes de la science mécaniste des manifestations de la subjectivité qui confirment empiriquement, ou du moins corroborent le panpsychisme.

Le dualisme cesse alors d’être purement épistémique pour devenir un dualisme des modes de causalité. Il s’agit de concéder l’existence de processus entièrement mécaniques ou physico-chimiques, pour pouvoir souligner par différence l’existence de phénomènes d’un autre ordre, inexplicables par le matérialisme orthodoxe. La dualité constitutive de la philosophie ruyérienne devient celle du mécanisme et de la finalité, de la structure et de la conscience. N’est-ce pas un retour au dualisme des substances ? Au contraire, tout l’enjeu est de rendre compte de ce dualisme des causes sans quitter le monisme ontologique. Ruyer y parvient en distinguant l’activité consciente et finalisée des « individus réels » (atome, cellule, organisme), et le fonctionnement aveugle des « foules », composées de tels individus, mais soumises aux lois de la physique statistique. Les notions d’individus réels et de foule, de formation et de fonctionnement, deviennent les catégories structurantes de la philosophie ruyérienne.

On peut dire qu’après la période de transition du début des années 1930, la subjectivité, qui deviendra progressivement la « conscience primaire » ou « Forme vraie », subit un double mouvement : elle recule en extension, et progresse en efficacité causale. Elle recule en extension dans la mesure où les objets inanimés en sont privés au profit des seuls « individus réels », ce qui paraît plus raisonnable que d’attribuer la solidité du bâton à son être pour-soi. Mais la forme gagne en même temps en efficacité : elle devient un agent véritablement actif dans les processus naturels et donc observable au moins dans ces effets. Elle constitue un autre ordre de causalité en plus des mécanismes aveugles, même si Ruyer préfère souvent parler de finalité et de sens, et réserve le terme de causalité aux mécanismes « de proche en proche », physico-chimiques.35 Dès lors que la forme ou conscience primaire n’est plus un simple envers de tout processus vital, comme la

35 Voir par exemple NF, p. 12-14, ou la formule très claire de EM, p. 258 : « Sauf dans le monde dit physique

– c’est-à-dire dans le monde des multiplicités bord à bord – il n’y a pas de cause, mais seulement des stimuli-signaux, qui en appellent aux mémoires thématiques. La finalité (ou le thématisme selon un sens) est fondamentale. C’est la causalité aveugle bord à bord qui est superficielle. »

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conscience est l’envers (ou plutôt l’endroit) du cerveau matériel, Ruyer peut entrer dans un travail de tri entre les faits qui relèvent de la causalité mécaniste et ceux qui relèvent de l’action de la conscience.

Les phénomènes de la vie, tels que la biologie nous les donne à voir, seront le lieu privilégié d’une telle manifestation de la conscience primaire. Comment Ruyer en est-il venu à s’intéresser au vivant et à la biologie ? Du point de vue biographique, les séminaires de l’université de fortune organisée lors de sa captivité à l’Oflag XVII-A en Autriche ont certainement joué un rôle important de renforcement de cet intérêt, et de recueil de faits concordants avec sa théorie. Il y suit avec attention l’enseignement de son camarade du lycée Louis-le-Grand, l’embryologiste Etienne Wolff, et d’autres biologistes. Il y rédigera son premier grand ouvrage sur le vivant,lesÉléments de psycho-biologie, publié en 1946, et y prépare ce qui deviendra, en 1952, Néo-finalisme.36 Cependant, comme l’a déjà souligné Benjamin Berger, les fondements de la biologie de Ruyer étaient déjà posés avant la guerre, dans les articles de la deuxième moitié de la décennie 1930.37 Ainsi, ce n’est pas par hasard que Ruyer s’intéresse aux travaux des biologistes durant sa captivité.

L’intérêt pour la vie apparaît au seuil de la construction de la philosophie mature de Ruyer, dans les années 1934-1938, parce que c’est dans l’observation minutieuse de la vie qu’il pense pouvoir saisir, autrement que dans l’expérience immédiate de l’esprit, une conscience à l’œuvre. Il travaille dès lors à concilier un argumentaire finaliste classique, par mise en évidence des insuffisances de la science, et son ontologie panpsychiste, par la recherche des manifestations de la conscience dans le vivant. Déjà à l’œuvre dans des

36 « J’ai eu la chance d’avoir comme compagnons de captivité des biologistes éminents : Moyse, Vivien

et surtout Et. Wolff, qui nous faisait d’admirables exposés sur le développement et la tératologie. Avec plaisir et surprise, je constatais que des savants expérimentalistes pouvaient apprécier des thèses philosophiques peu orthodoxes scientifiquement, autant que j’appréciais leurs analyses soignées des faits. Je faisais de mon côté des cours, dans notre baraque universitaire, en me servant des articles de philosophie biologique que j’avais déjà publiés. Ces cours, rédigés, devinrent les Éléments de

psycho-biologie. » RUYER, « Raymond Ruyer par lui-même », art. cit., p. 8. Réédition d'un texte paru dans Les

philosophes français d'aujourd'hui par eux-mêmes, DELEDALLE G. et HUISMAN D.(dir.), Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1963

37 BERGER, Benjamin, « Comment Ruyer est-il entré dans la “grande voie naturelle de la philosophie” ? »,

Philosophia Scientiæ, vol. 21‑2, no 2, 2017, p. 29‑46. Voir notamment RUYER, Raymond, « Le paradoxe de

Le ; « 472‑492 , 1938, p.

Journal de psychologie normale et pathologique

», l’amibe et la psychologie

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articles d’avant-guerre, cette philosophie du vivant trouvera sa première synthèse dans les Éléments de psycho-biologie, rédigés durant sa captivité en Autriche et publiés en 1946.38 Ruyer y examine de nombreux faits biologiques, particulièrement ceux du développement embryonnaire. Il affirme à la fois la nécessité pour les expliquer de faire appel à un « système dynamique de coordination », et l’impossibilité de découvrir un tel système à l’intérieur de l’espace-temps.39 Il faut donc postuler un « potentiel » situé hors de l’espace et du temps, qui inspire ou guide l’embryogenèse, ou le comportement instinctif.40 C’est ici le début d’une sortie de l’actuel au profit d’un domaine du potentiel qui tendra à prendre toujours plus d’importance (et de réalité) dans la suite de l’œuvre, jusqu’à donner lieu à un « platonisme » tempéré. Le monisme paralléliste est abandonné au moins partiellement au profit d’un réalisme des essences et des « thèmes » ou « potentiels ».41 Parallèlement à la question de la conscience, Ruyer s’est en effet intéressé à la question des valeurs, et a défendu un réalisme axiologique fort, proche par certains aspects de celui d’un Max Scheler.42 Les valeurs existent indépendamment de l’esprit humain, elles s’imposent à lui et ne sont pas moins réelles que les « faits » de la science : voilà la conclusion qui sera intégrée à la philosophie de la nature sous la forme du réalisme des potentiels et des valeurs, le potentiel ou thème étant l’équivalent biologique d’une valeur que l’individu s’efforce de réaliser.

La synthèse de ses théories de l’action humaine, de la conscience et du vivant, et de la valeur, et le déploiement de leurs conséquences métaphysiques et théologiques est réalisée

38 RUYER, Raymond, Éléments de psycho-biologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1946. Noté ci-après

EPB.

39 Ibid., p. 12.

40 Bien sûr la conscience organique n’est jamais visible en elle-même, mais Ruyer s’autorise de la liberté

du philosophe et du rejet du mécanisme dogmatique pour tenter de « connaître au-delà de l’observable », ce qui est inévitable dès lors que la liaison est inobservable. « De toute manière, nous n’observons aucune liaison, aucune forme réelle : aucune raison donc d’exclure a priori tel ou tel niveau d’unité hypothétique. Il ne faut pas, sous prétexte de prudence scientifique, tomber dans le matérialisme visuel. » EPB, p.12

41 RUYER, EPB, « Résumé et conclusion », p. 293.

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dans le maître-ouvrage de Ruyer : Néo-finalisme, paru en 1952. On peut dire qu’avec cet ouvrage, la philosophie de Ruyer est parvenue à sa pleine maturité, au sens où il n’y aura plus de changement radical des principes dans les œuvres ultérieures. Mais on ne saurait en faire un état final et figé : tout ce qui suit aura pour but de remanier, de reformuler plus finement, de surmonter les tensions contenues dans cette première grande synthèse et d’en déployer toutes les conséquences, jusqu’aux plus paradoxales. Pour ne citer que les principaux ouvrages, il abordera ainsi en 1954 le problème de l’information, posé par la cybernétique naissante43 ; en 1958, une nouvelle analyse détaillée des phénomènes de l’embryogenèse44 ; en 1964, la différence anthropologique, avec L’animal, l’homme et la fonction symbolique45 ; en 1966, dans un ouvrage qui rappelle le ton wittgensteinien, il liste

les multiples paradoxes auxquels nous livre l’interrogation sur la conscience46 ; en 1970, il publie son principal ouvrage sur Dieu, Dieu des religions, Dieu de la science.47 À ces livres s’ajoutent des dizaines d’articles qui ne sont pas de simples redites, mais contiennent souvent les textes les plus originaux et incisifs de Ruyer.

Les années 1970 représentent un moment singulier de l’œuvre ruyérienne : lassé sans doute du peu de succès de ses thèses en dehors des controverses universitaires, Ruyer change de style et publie coup sur coup trois ouvrages que l’on peut nommer la « trilogie gnostique » : La gnose de Princeton48, Les cent prochains siècles49 et L’Art d’être toujours content.50 Dans ces trois

43 RUYER, Raymond, La cybernétique et l’origine de l’information, Paris, Flammarion, 1967 [1954]. Noté

ci-après COI.

44 RUYER, Raymond, La genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958. Noté ci-après GFV.

45 RUYER, Raymond, L’animal, l’homme et la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964. Noté ci-après AHFS. 46 RUYER, Raymond, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, Paris, Albin Michel, 1966.

47 RUYER, Raymond, Dieu des religions, Dieu de la science, Paris, Flammarion, 1970.

48 RUYER, Raymond, La Gnose de Princeton. Des savants à la recherche d’une religion., Paris, Fayard, 1974. Noté

ci-après GP.

49 RUYER, Raymond, Les cent prochains siècles, Paris, Fayard, 1977. Noté ci-après CPS.

50 RUYER, Raymond, L’art d’être toujours content. Introduction à la vie gnostique, Paris, Fayard, 1978. Noté

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ouvrages, dont le premier connaîtra un véritable succès d’édition, Ruyer se fait le porte-parole d’une société secrète fictive de savants, se retrouvant à l’université de Princeton, et se nommant eux-mêmes « Néo-gnostiques ». En réalité, c’est sa propre philosophie que Ruyer présente sous un vocabulaire emprunté à l’ésotérisme new age et aux spiritualités orientales, et destiné à séduire le public.

Dans le même temps, Ruyer adresse également au grand public ses principaux ouvrages de « critique sociale » : l’Éloge de la société de consommation51, Les Nuisances idéologiques52, ou Le

sceptique résolu53. Il ne faut pas négliger en effet l’importance des questions sociales et

politiques dans la pensée de Ruyer. Dès sa deuxième thèse sur L’Humanité de l’avenir d’après Cournot54, il appliquait sa philosophie mécaniste et ses premières conceptions du social à un

essai d’anticipation de la société de l’avenir, thème qui le préoccupera toute sa vie et qui reviendra en force après les événements de Mai 68. Cette partie de l’œuvre est là encore la rencontre de deux ensembles de thèses : sa métaphysique de la nature et des valeurs d’une part, et son intérêt pour la question de l’utopie et de l’idéologie de l’autre. Il en ressort des questionnements intéressants sur les conditions de la vie des peuples dans la longue durée, l’épuisement des ressources naturelles ou le danger politique de l’utopie et de l’idéologie. Il en sort aussi des réponses nettement plus dérangeantes, et qui forment la part d’ombre de l’œuvre ruyérienne : eugénisme, racialisme, conception essentialiste de la femme, et plus globalement rejet massif de toutes les contestations de l’ordre social établi, qu’il soit moral, économique ou politique, au nom des normes absolues et d’une « métaphysique du travail ». Ces travaux étant directement entés sur la cosmologie « psycho-biologique » de Ruyer, la question se pose naturellement de la nécessité du lien qui les unit, qu’il nous faudra explorer. Une dernière grande synthèse intégrant, quoiqu’à la marge, les

51 RUYER, Raymond, Éloge de la société de consommation, Paris, Calmann-Lévy, 1969. 52 RUYER, Raymond, Les nuisances idéologiques, Paris, Calmann-Lévy, 1972.

53 RUYER, Raymond, Le sceptique résolu : devant les discours intimidants, Paris, Robert Laffont, 1979.

54 RUYER, Raymond, L’Humanité de l’avenir, d’après Cournot, thèse secondaire présentée à la Faculté des lettres

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considérations sociales, ne sera publiée que de manière posthume : c’est L’embryogenèse du monde et le Dieu silencieux.

S’il y a une loi directrice de l’évolution ruyérienne, cette loi est celle du découplage progressif de la forme et de la structure. Dans L’Esquisse la forme est la structure, ni plus, ni moins. Puis la structure devient la face visible, objective, de la forme subjective. Puis la forme devient non seulement l’envers « pour-soi » de la structure, mais une conscience active, qui a formé la structure, la maintient activement, éventuellement la répare. Enfin, la forme immanente se fait transcendante, elle devient un thème hors de l’espace et du temps, une Forme-Idée à la manière de Platon. Dans l’Esquisse, Ruyer affirmait que « l’univers n’est pas un Dieu, mais que chaque forme est un absolu comme un Dieu, qu’elle a son être propre, en elle-même, sans qu’il soit nécessaire de la dédoubler, en détachant d’elle l’absolu de son être, pour en faire une Idée, comme dans le Platonisme. »55 Dans L’embryogenèse du monde, l’univers est bien tenu pour un Dieu, la forme est dédoublée en Idée participée et individu participant, et le mécanisme est dépassé au profit d’une « monadologie corrigée ».56 N’y a-t-il alors plus rien de commun entre le point de départ et le point d’arrivée ? Au contraire, il nous semble que toute l’œuvre, dans ses retournements et ses détours, est doublement unifiée : dans le cadre conceptuel à l’intérieur duquel elle se meut, structuré par la distinction mécanisme-finalisme et la métaphysique de l’âge classique, et dans le projet général qui anime de bout en bout le philosophe : répondre au grand défi de la philosophie moderne, celui de la réintégration de l’homme dans le vivant, et du sens dans la nature.

55 RUYER, EPS, p. 363. 56 RUYER, EM, p.126.

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29 ❖ Le grand défi de la philosophie moderne

Le problème philosophique à la source de toute la philosophie de Ruyer n’est pas celui de la vie ou de l’organisme, mais celui de l’ordre cohérent du monde. Toute sa philosophie est hantée par l’idée d’un monde chaotique, désordonné, éclaté, et elle consiste, à toutes ses étapes, à mettre en évidence le caractère sensé et structuré du monde, sa solidité cohérente. Le monde pulvérisé, dissous en poussière d’éléments sans liens, c’est à la fois celui du matérialisme démocritéen et celui de l’idéalisme, qui n’est qu’une tentative de reconstituer l’ordre du monde après-coup, par l’activité du sujet transcendantal.

Sauf pour les préjugés d’un matérialisme ou d’un spiritualisme tout abstrait, le domaine des réalités physiques n’est pas un chaos amendé par le hasard, ou par une finalité transcendante. L’élément des choses n’est pas la molécule « courant aveuglément ». L’élément est déjà rapport, forme, « lien entre x et y ». (…) Dès qu’existe un champ de conscience (…), un ordre tout nouveau est possible, précisément parce que la conscience est un ensemble absolu.57

Le signe des ontologies fausses, c’est qu’elles pulvérisent le monde et le reconstituent après coup (donc toujours trop tard) comme ordonné : en faisant jaillir l’ordre du hasard, d’un calcul divin, ou des catégories de l’entendement. Par les notions successives de structure, de forme, de domaine absolu ou domaine de liaisons, de conscience organique, et finalement de Dieu dans sa figure panthéiste, Ruyer affirme au contraire l’unité et la cohésion réelles des êtres individués, produit de leur activité propre et non de celle d’un sujet ou d’un Dieu transcendant. Cette activité propre d’auto-organisation, de totalisation instantanée de ses parties, est la définition même de la vie et de la conscience. Or cette vie consciente excède de beaucoup le domaine étroit du psychisme humain :

L’univers dit matériel me contient et me commande. Mais peut-on dire que l’univers soit vraiment « matériel » - c’est-à-dire fait de choses, d’objets-choses ? Moi qui en fais partie, je sais que je ne suis pas un simple objet sur une des étagères du monde. (…)

57 RUYER, Raymond, « La cause élémentaire des guerres modernes », Revue Philosophique de la France et de

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Or, ce sont en fait tous les êtres qui sont comme moi des contre-exemples de la thèse de l’univers-chose. Car tous mes parents, tous mes congénères, tous les vivants, tous les individus, par opposition aux foules d’individus, ne sont, ou n’ont été, pas plus que moi, des objets. Ils sont de vrais êtres, qui se possèdent eux-mêmes, qui sont apparentés, qui forment des lignées dans un univers qui est un vrai grand Être, qui vit son unité, et qui n’est pas une poussière lumineuse éternelle.58

Refusant l’idéalisme, Ruyer sera donc toujours farouchement réaliste, et l’on peut dire en un sens que c’est l’idéalisme qui est son premier adversaire, celui contre lequel il s’est construit.59 Explicitement, c’est plus souvent au réductionnisme mécaniste qu’il s’en prend, mais c’est qu’il trouve en lui les germes d’une vérité partielle et mal comprise. Le rejet de l’idéalisme, qui n’est même plus compté dans les œuvres de la maturité au nombre des adversaires valables, est pourtant structurant pour toute la pensée de Ruyer, en ce qu’il commande la représentation que se fait Ruyer de la connaissance. Pour lui, la connaissance est information du connaissant par le connu, duplication point par point de la structure du réel dans le cerveau de l’être conscient. Ce point jamais contesté est le pivot autour duquel va s’effectuer le tournant du mécanisme de L’Esquisse d’une philosophie de la structure60 vers le panpsychisme de la fin des années 1930 et de l’après-guerre : dans ce tournant, la nature de l’esprit change, mais de façon à préserver intacte sa capacité à être affecté, informé au sens strict, par les formes réelles, sans les constituer d’aucune manière. C’est pourquoi on peut dire avec Berger que « Ruyer est toujours resté fidèle à son aversion pour la philosophie “idéaliste” - dont il rejoue, inlassablement, le procès. »61 Le ruyérisme est en un sens un anti-idéalisme, en ce qu’il repose tout entier sur le postulat de la réalité absolue des formes, qui sont dans l’être et non dans le sujet (et, dans le panpsychisme, qui sont dans l’être en tant que sujet existant pour-soi).

58 RUYER, ATC, p. 10.

59 Comme le montrent ses articles polémiques des années 1930 : voir notamment RUYER, R., « Sur une

illusion dans les théories philosophiques de l’étendue », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 39, no 4,

1932, p. 521–527.

60Ruyer, Raymond, Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris, F. Alcan, 1930

61 BERGER, « Comment Ruyer est-il entré dans la “grande voie naturelle de la philosophie” ? », art. cit.,

31. p.

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