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De la polémique aux variations poétiques sur l’inceste : Garasse, La Mothe Le Vayer, Cyrano

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De la polémique aux variations poétiques sur l’inceste : Garasse, La Mothe Le Vayer, Cyrano

Bruno Roche, IHRIM Saint-Étienne, CNRS-UMR 5317

À l’âge classique, c’est avant tout sous l’angle de la réprobation morale que l’inceste est envisagé par les lexicographes. Prohibé par l’Église, qualifié d’« horreur » universelle, il se définit d’abord comme un « crime » dans les dictionnaires de Furetière et de Trévoux, et figure en première place au nombre des « péchés énormes ». Le terme appartient au champ notionnel de l’impur et s’inscrit dans une série clairement inspirée du Lévitique, 18, 22 :

l’inceste « a signifié d’abord toute conjonction illicite1

». C’est alors une notion extensible. Son large champ sémantique lui permet de signifier aussi bien l’inceste au sens que nous entendons aujourd’hui (avoir des relations sexuelles avec ses proches parents), que l’abomination, c’est-à-dire l’homosexualité, la souillure, notion plus vague mais tout aussi avilissante, et la bestialité. À l’instar de nombreux termes infamants, il semble moins vouloir indiquer la précision du vice que l’intention de juger et d’exclure, voire l’esprit de ségrégation de celui qui l’emploie. Sa fonction première relève de l’éthique et de l’idéologie : formuler le mot, c’est d’abord rejeter un adversaire hors des normes et des lois.

Chez Furetière cependant, la définition se leste d’une concession insolite : « Toutes les nations ont eu de l’horreur pour l’inceste. Regnier a dit pourtant, “Charnellement se joindre

avec sa parenté, / En France c’est inceste, en Perse charité”. »2

Dans le texte source, ces deux

vers se trouvent encadrés par des énoncés gnomiques3

. Ils renvoient à l’idée sceptique de la diversité des mœurs et des coutumes que, de Montaigne à Pascal, chacun décline selon ses propres desseins. L’article de Furetière est ainsi traversé par une tension. Si la condamnation est d’abord annoncée comme universelle, la citation du poète incite à se demander si la prohibition de l’inceste est une règle absolue ou si elle n’est qu’une convention sociale variable selon les cultures. Mais l’opposition de ce qui est licite en Perse et interdit en France en reflète une autre, plus polémique. Elle renvoie à l’objection que font à la loi mosaïque et à l’éthique du bon chrétien les partisans de la relativité des mœurs, sous le masque desquels peuvent, le cas échéant, se cacher les libertins. De fait, la citation de Régnier ouvre la voie au relativisme moral, que le siècle a les moyens de penser grâce à l’outil de la philosophie sceptique en vogue dans les milieux intellectuellement affranchis. Toute rapide qu’elle est, l’enquête lexicologique fait ainsi ressortir un point commun entre l’inceste et le libertinage. Appelant toutes deux la réprobation, ces notions font envisager de nouvelles normes, qui s’opposent radicalement aux nôtres. Mais l’analogie ne s’arrête pas là.

Dès 1623, le jésuite François Garasse, dans sa célèbre Doctrine curieuse4

, instruit le procès à charge des libertins, fondé sur deux chefs d’inculpation qui se déterminent l’un                                                                                                                          

1 Furetière, Dictionnaire universel (1690), Dictionnaire universel françois et latin (1743 et 1752), dit Dictionnaire de Trévoux, et Dictionnaire de l’Académie française (édition de 1762), dans Le Grand Atelier historique de la langue française, CD-Rom, REDON, 2001.

2 Furetière, Dictionnaire universel, article I

NCESTE.

3 « Ainsi c’est la nature, & l’humeur des personnes, / Et non la qualité qui rend les choses bonnes. /

Charnellement se joindre avec sa parenté, / En France c’est inceste, en Perse, charité. / Tellement qu’à tout prendre, en ce monde où nous sommes, / Et le bien et le mal dépend du goût des hommes. » Mathurin Régnier,

Les Satyres du sieur Regnier. Reueuës & augmentees de nouueau. Dediees au Roy, Paris, Toussaincts du Bray,

1613, V, v. 41-46.

4 François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels, contenant plusieurs maximes pernicieuses à la religion, à l’État et aux bonnes mœurs, combattue et renversée, Paris, Chappelet,

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l’autre : la débauche et l’impiété. Éminemment polémique et sujette à caution, l’articulation des deux associe au crime et à la dépravation morale des courants de pensée hétérodoxes et marginaux. Pour se dégager de ce carcan et ouvrir la voie à un discours interprétatif libéré des

jugements de valeurs, il a fallu fonder la catégorie du « libertinage érudit5

», avant que la critique ne recommence à s’intéresser, et non plus pour le stigmatiser, au libertinage de mœurs. De récents travaux examinent ainsi ce courant à travers le couple de l’athéisme et de

l’homosexualité6. Dans le fil de ces recherches, nous avons saisile thème de l’inceste comme

une invitation à observer les libertins du temps de Louis XIII et de Mazarin sous un point de vue légèrement décalé, en questionnant le lien qui pourrait avoir été tissé entre l’inceste et le libertinage. Avant de commencer notre enquête, pourtant, à la fois sceptique et réjoui, nous nous exclamions : « enfin une turpitude qu’on n’a pas prêtée aux libertins ! » Mais un nombre significatif d’occurrences, apparues à la consultation des premiers textes numérisés, ont appelé un supplément de recherche. En outre, notre méthode devait être clarifiée : peut-être plus que pour la question de l’homosexualité, il fallait nettement séparer la vie et l’œuvre. Il s’agira donc ici non pas de considérer l’inceste comme un « crime » avéré dont les libertins se seraient rendus coupables, mais de l’appréhender dans ses configurations littéraires et philosophiques, pour voir comment la notion a pu cristalliser les tensions entre la morale chrétienne et la pensée hétérodoxe, puis a fait, chez des libertins comme La Mothe Le Vayer et Cyrano de Bergerac, l’objet d’un travail poétique dont nous souhaiterions exposer les linéaments.

L’INCESTE REVELATEUR DES TENSIONS ENTRE LA MORALE CHRETIENNE ET LA PENSEE

HETERODOXE

À la croisée des genres, La Doctrine curieuse de François Garasse peut se lire comme un répertoire d’incestes. Conformément aux définitions présentées plus haut, le terme ne désigne pas systématiquement le fait d’avoir des relations sexuelles avec sa proche parenté. Le jésuite évoque, par exemple, le cas du roi de France Louis le Fainéant, qui avait enlevé une religieuse du monastère de Chelles pour l’épouser. L’acte entre dans la catégorie juridique de

l’inceste spirituel7

; il valut à ce prince le surnom de « Ludovicus Nihil, à cause, dit l’histoire, qu’il avait commis un péché énorme, savoir un inceste ». Car en termes théologiques le péché

d’inceste est qualifié de « rien », selon la thèse augustinienne du peccatum nihil est8

:

Il est vrai que parlant à la rigueur et en termes purement théologiques, le péché est un rien, d’autant que c’est une privation : privation d’honnêteté en l’action qui se fait, privation de droiture en la raison, laquelle se détourne du droit chemin, privation de la grâce dans l’âme de

                                                                                                                         

5 René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943. Nouvelle

édition augmentée d’un avant-propos et de notes et réflexions sur les problèmes de l’histoire du libertinage,

Slatkine reprints, Genève, 2000.

6 Voir, par exemple, Madeleine Alcover, « Un gay trio : Cyrano, Chapelle, Dassoucy », L’Autre au XVIIe siècle, Tübingen, Gunter Narr, Biblio 17, 117, 1999, p. 265-275 ; Michèle Rosellini, « Le souverain remède : esquisse d’une érotique libertine dans le Gascon extravagant », dans Lectures croisées du « Gascon extravagant », dir. Jean-Pierre Cavaillé et Laurence Giavarini, Dossiers du GRIHL, revue en ligne du CRH (EHESS), 2007-01, http://dossiersgrihl.revues.org/doc... http://dossiersgrihl.revues.org/document38.html; ou encore les séminaires dirigés par Jean-Pierre Cavaillé à l’EHESS.

7 « On appelle inceste spirituel le crime que commet un homme avec une religieuse. » (Trévoux). Voir dans ce

volume l’article de Philippe Martin.

8 La formule du peccatum nihil est se trouve dans la première des Homélies sur l’évangile de saint Jean,

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celui qui fait une telle action, et par conséquence nécessaire pouvons-nous dire que le péché est un triple rien […]9

Mais l’exemple vaut essentiellement en ce qu’il prépare une série de parallèles idéologiquement orientés. Le père Garasse profite de l’occasion pour confondre ce roi coupable et les épicuriens du siècle, en détournant, par une syllepse de sens, le mot « rien » de son acception théologique :

Et si nos épicuriens avaient assez d’esprit pour concevoir cette vérité, ils verraient que leurs vœux de sodomie, que les satyres de leur sueur véroleuse, que leurs ivrogneries journalières, que leurs blasphèmes horribles sont un vrai rien, et que si on les condamnait au feu, comme on ferait s’il y avait plus de zèle et plus de religion dans Paris qu’il n’y a pas, ils pourraient dire allant à la roue ou au gibet, qu’ils sont condamnés pour rien […]10

L’astucieuse analogie ne suffit pourtant pas au pamphlétaire, il lui faut trouver d’autres motifs plus solides pour assimiler définitivement les libertins aux incestueux. Pour mener à bien ce projet, il s’applique à construire une véritable généalogie de l’inceste, en parcourant la théologie et l’histoire ecclésiastique. De l’Ancien Testament, il tire les figures de Loth et de Caïn, pour les étudier en symétrie. Le second se voit ainsi désigné comme le « grand

patriarche des athées », « le premier patriarche des épicuriens11

». Sa brutalité le prédispose à ne rien croire de ce qu’on lui dit ; son esprit de lycanthropie et son humeur

hypocondriaque lui font parler à Dieu comme s’il s’adressait à un faquin12

. Garasse admet ainsi qu’on peut, comme Caïn, être impie sans être incestueux. Moralement défendable, comme nous le verrons bientôt, Loth représente le cas inverse : on peut être incestueux sans être impie. Mais si les deux chefs d’accusation ne se confondent pas dans son esprit, Garasse

tisse un lien privilégié entre l’impiété et l’inceste à partir de Nemrod, premier personnage

biblique à cumuler les deux tares. « Le premier Maure qui fut au monde », méchant esprit, dogmatisait en faveur de l’athéisme : « Il commença ces méchancetés par où les autres les finissent : car nous avons observé de nos jours que l’athéisme est la fin de tous les vices, et ce malheureux commença d’être athée, puis il ferma les yeux à toutes les autres considérations

d’honneur et de vertu, il fut méchant, impudent, brigand, incestueux13, larron, blasphémateur,

et ivrogne. »14 L’exemple renforce le lien en postulant une causalité réversible. La déviance

religieuse et le vice s’impliquent réciproquement. Cela posé, Garasse cherche et trouve des

preuves dans l’histoire des hérésies. Il transporte son lecteur au Ve siècle, parmi « les

athéistes » – les hérétiques – du temps de Théodoret15

:

Ceux-là, dit Théodoret, étaient si malicieux et vilains, qu’ils distinguaient les anges en espèces et ordres, non pas suivant ce qu’on dit dans les écoles de théologie : mais suivant les espèces de vilénies, qui se peuvent pratiquer par des personnes brutales ; car ils disaient qu’il y a une espèce d’anges qui

                                                                                                                         

9 La Doctrine curieuse, p. 935. Pour la commodité du lecteur, nous modernisons l’orthographe des passages que

nous citons.

10 Ibid., p. 935-936. 11 Ibid., p. 342. 12 Ibid., p. 130.

13 La référence à l’inceste est absente de Gn 10, 8-10, où Nemrod apparaît comme un roi-chasseur. Sa biographie

est développée dans les Antiquités Juives de Flavius Josèphe (livre I, 4) : ce prince y incite son peuple à se rebeller contre Dieu et à construire la Tour de Babel. Garasse utilise également les sources plus tardives de saint Cyrille et de saint Jérôme.

14 Doctrine curieuse, p. 130.

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préside à la simple fornication, une autre à l’adultère, la troisième à l’inceste, et ainsi du reste, qui est une abomination diabolique16.

Les trois degrés de la dépravation sont classés par ordre croissant de gravité : la fornication simple, l’adultère, l’inceste. La série ascendante laisse imaginer des crimes encore plus monstrueux, que la langue se refuse à évoquer autrement que par allusion : au-delà de l’inceste, le « reste » est innommable. La référence suivante relie encore l’inceste à l’hérésie, comme si ces notions devaient être définitivement inséparables. Sont évoqués en même temps

les antitactes17, ces hérétiques des premiers temps du christianisme, et les disciples de

François David18

, qui firent parler d’eux au XVIe siècle :

Il y a de la malice, comme aux hérétiques antitactes, les plus méchants qui furent jamais en l’Église, et en quelques bélîtres qui suivirent les impiétés de François David sur le commencement du calvinisme, car ces malheureux qu’on doit plutôt appeler des impies ou des bourrasques de Satan, que des hérétiques, s’adonnaient à toute sorte d’impudicités et incestes sous prétexte de piété, disant qu’ils commettaient telles abominations, non tant pour assouvir leurs plaisirs que pour obéir au destin, et ne faire point mentir cette fatalité et ordonnance qui les portait à telles actions.19

Le rapprochement de toutes ces références fait systématiquement de l’inceste ou bien la cause, ou bien la conséquence de l’hétérodoxie religieuse. L’étape suivante est marquée par une solution de continuité dans la généalogie et un saut dans l’argumentation : des calvinistes hérétiques aux libertins, on passe des incestueux en actes aux incestueux en paroles. Pour un adepte de la morale de l’intention, l’accusation n’est pas moins grave, mais elle s’actualise et se précise. Garasse en vient ainsi à reprocher à Cardan, à Pomponazzi et à Vanini, pris pour les maîtres à penser du libertinage, d’avoir défendu l’inceste. Deux raisons semblent motiver son acharnement. La première est commandée par la visée stratégique initiale – associer la libre pensée et la dissolution morale –, mais Garasse va plus loin et n’hésite pas à accuser d’être favorables à l’inceste précisément ceux qui défendent la thèse de l’athéisme vertueux. Il lui faut tuer dans l’œuf cette idée subversive. Aussi concentre-t-il d’abord ses attaques sur Cardan, dont l’objectif était précisément la requalification de l’ethos matérialiste et athée. Selon Cardan, en effet, la croyance à l’immortalité de l’âme ne porte pas forcément la foule à

suivre une vie vertueuse20

. Mais Garasse lui reproche le schématisme de ses antithèses rhétoriques, dont il userait à seule fin d’établir la collusion de la foi et d’un ethos vicieux, et de souligner par contraste le lien entre l’impiété et l’ethos vertueux. À trois reprises le philosophe italien compare, en effet, des partisans de l’immortalité de l’âme à leurs

adversaires : les stoïciens aux épicuriens, Sénèque à Pline, les pharisiens aux sadducéens21

. À chaque fois, il se trouve que les seconds ont mené une vie plus vertueuse que les premiers. Pour lui ôter toute sa pertinence, Garasse attaque non seulement la thèse qui le scandalise, mais vise également le mode de raisonnement, quel qu’il soit. Premièrement, le mode inductif n’est pas efficace à ses yeux. Comment, « à faute de raison », trois exemples                                                                                                                          

16 Doctrine curieuse, p. 816-817.

17 « Hérétiques ainsi nommés du mot Grec antitattomai, Je répugne, je m’oppose. En effet, ils suivaient des

opinions si particulieres et si opposées à celles de tous les autres ; qu’ils croyaient, non seulement que le péché n’étoit pas mauvais, mais qu’en commettant toutes sortes d’abominations on méritait des recompenses. Ces hérétiques étaient sortis de la détestable secte des gnostiques. » Dictionnaire de Thomas Corneille (1694), édition électronique Redon, 2001.

18 Calviniste hérétique. 19 Doctrine curieuse, p. 410.

20 « Mais l’importance du fait est en ce que Cardan et ses disciples touchent la demande en termes pernicieux, et

disent que l’opinion ou la créance de l’immortalité de l’âme n’est utile ni profitable pour vivre honnêtement. »

Ibid., p. 882.

21 Contrairement aux pharisiens, les sadducéens ne croyaient ni à la résurrection des morts, ni à la vie après la

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dispersés pourraient-ils suffire à établir une vérité générale ? Inversement, le jésuite trouve à redire à l’usage forcé du mode déductif. Il s’applique à réduire la thèse de Cardan à une caricature de syllogisme :

Son discours est tel. Il est certain que l’opinion qui autorise la vertu est meilleure que celle qui autorise le vice : [MAJEURE] or est-il que l'opinion de ceux qui estiment que l’âme est mortelle, autorise la vertu :

et l’immortalité de l’âme établit le vice parmi les hommes [MINEURE], donc il s’ensuit qu’il vaut mieux soutenir la mortalité, que l’immortalité de l’âme [CONCLUSION]. 22

Non content d’établir ainsi l’impiété de ce premier adversaire, Garasse nie absolument la possibilité d’associer l’athéisme et la vertu. C’est pourquoi il ne réserve pas ses piques au seul Cardan, mais il englobe dans sa critique Pomponazzi, auteur lui aussi d’un Traité de l’immortalité de l’âme, paru à Bologne en 1515, et surtout Vanini, héritier de leur doctrine impie, qui aurait été, quant à lui, favorable à l’inceste :

Ce maudit homme [Vanini] rapportant l’opinion de Cardan et de Pomponace son maître, lesquels en plusieurs lieux il appelle philosophorum deos23, pour montrer l’état qu’il fait de

leur doctrine pernicieuse, venant hors de propos sur le discours de l’immortalité de l’âme, après avoir dit et semé des propositions abominables en faveur de l’inceste contre le mariage légitime, enfin rapporte tout au long l’avis de Cardan touchant l’immortalité de l’âme24.

Fidèle à son projet, Garasse dénoue le lien de l’athéisme et de la vertu pour lui substituer celui de l’impiété et de l’abomination morale. Plus loin, Vanini est encore pris pour cible, avec tous ceux qui prennent la prohibition de l’inceste pour un objet de sarcasmes :

Le malheureux Lucilio Vanino athéiste très envenimé, témoigne en ses dialogues qu’il a reconnu dans Genève, un ministre flamand qui se moquait de tout ce qu’on appelle scrupule, nommément en matière de vilénies, et dogmatisait publiquement dans cette Bethaven, que les incestes en premier et second degré, ne sont pas plus grand péché que les actions journalières de boire et manger25.

Après avoir relayé les moqueries de ce pasteur flamand sur les incestes de premier et de second degré, Vanini formule des hypothèses sacrilèges concernant l’origine de la prohibition : « il s’imaginait que les lois humaines seulement, et non pas les ordonnances

divines eussent défendu les incestes26

. » Dans sa dénonciation, le jésuite procède par amalgames. Sous sa plume, Vanini devient une figure synthétique, qui cristallise les tendances impies de Cardan et de Pomponazzi, auxquelles s’ajoute le laxisme moral des calvinistes hérétiques précédemment mentionnés. Il a bien mérité son surnom de « méchant et

abominable surgeon de Gomorrhe27. » La stratégie offensive mise en place dans La Doctrine

curieuse consiste ainsi, non seulement à construire à force de parallèles rhétoriques une généalogie qui révèle au grand jour, depuis le temps des patriarches jusqu’aux années 1620, la consubstantialité de l’inceste et de l’impiété, mais encore à ne pas permettre au débat sur l’inceste de s’engager plus avant : il faut couper court à toute velléité de mettre en question la loi divine.

                                                                                                                         

22 Ibid., p. 882.

23 Les « dieux des philosophes. » 24 Ibid., p. 880-881.

25 Ibid., p. 964. 26 Ibid. 27 Ibid.

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Cependant Garasse se heurte à une difficulté, qu’il n’entend pas esquiver : les Écritures relatent elles aussi des incestes, qui ne furent pas tous commis par des méchants. Ce constat appelle une clarification :

Dans ces livres qu’on appelle Écriture sainte, il y a de grandes et énormes méchancetés non seulement racontées, mais aussi soutenues et autorisées, comme sont, l’inceste, le larcin, le meurtre de soi-même, et quelques autres actions qui sont contraires aux bonnes mœurs, lesquelles ne peuvent venir de l’esprit de Dieu, lequel nous les défend par ses lois, car il canoniserait par exemples ce qu’il défendrait par paroles28.

Les libertins ne doivent pas tirer argument de ces passages scandaleux pour décrédibiliser le texte sacré. Garasse retient donc leurs objections, et consacre un chapitre entier de La Doctrine curieuse à rapporter l’« opposition des athéistes contre l’Écriture sainte touchant les

crimes qu’elle semble excuser29

». Deux passages relatifs à l’inceste nous intéressent. Le premier porte sur un épisode de la vie d’Abraham. Lorsque la famine oblige le patriarche à se réfugier en Égypte, celui-ci prend ses précautions en ordonnant à son épouse de cacher leur

mariage : « Dis que tu es ma sœur, pour qu’il m’arrive du bien à cause de toi30

». Il s’agit ici de savoir si Abraham a péché en appelant Sarah sa sœur, quoiqu’elle fût sa femme. Le mensonge est ici patent, il est même aggravé par le scénario incestueux qu’il suggère. Pour défendre le patriarche, Garasse reprend d’abord à saint Augustin ses arguments contre Fauste

le Manichéen31

. Mais il s’appuie également sur des croyances païennes en faisant référence à Vénus Lucine, la déesse protectrice des jeunes mariés, surnommée pour cela dulcem facientem fratres et sorores32

. Sous ce nouvel éclairage, le mot « sœur » peut alors parfaitement désigner l’épouse. Abraham est non seulement lavé du soupçon d’inceste puisqu’aucun acte illicite n’a été commis, mais il ne s’est pas non plus rendu coupable de mensonge, dans la mesure où il n’a fait qu’user d’une métaphore couramment employée pour désigner l’épouse. Sans être trop regardant sur le choix de ses arguments, Garasse a renchéri sur le plaidoyer d’Augustin, au point de disculper totalement le patriarche de tout péché. Le personnage de Loth, père incontestablement incestueux, s’avère plus difficile à défendre :

Le second passage scandaleux qu’ils [les athéistes] opposent est celui de la Genèse, chap. XIX

auquel il semble que l’ivrognerie et l’inceste sont excusés et autorisés par l’Écriture : car il est dit qu’après l’embrasement de Sodome, les deux filles de Loth voyant que tout le pays était consumé par le feu, elles s’imaginèrent que c’en était fait, qu’elles étaient obligées de procurer, comme parle Origène, le provignement de la postérité, et partant l’Écriture raconte qu’elles firent enivrer leur père, et qu’elles couchèrent avec lui chacune une fois : or est-il, disent nos libertins que tous les anciens interprètes, (à ce qu’ils pensent) défendent et canonisent ces deux vices infâmes d’ivrognerie, et d’inceste, et partant, ou bien il nous est permis de vaquer à l’un et à l’autre, ou bien qu’on nous dispense de croire que la Bible soit un livre si saint et sacré, qu’on nous voudrait faire croire33.

                                                                                                                         

28 Ibid., p. 472.

29 Titre de la Section 24, p. 602. 30 Genèse, XII, 10.

31 « Il n’a point dit qu’elle était sa femme, parce qu’il craignait d’être tué, et qu’après sa mort elle ne tombât

comme captive en des mains étrangères et impies ; étant assuré, d’ailleurs, que Dieu ne permettrait pas qu’elle subît aucun traitement déshonorant et criminel. Et sa foi et son espérance ne furent pas trompées. » Augustin,

Contre Fauste le manichéen, XXII, 33, in Œuvres complètes de saint Augustin, tome XIV, Bar-Le-Duc, Guérin,

1869.

32 « Douce déesse faisant des frères et des sœurs. » 33 Doctrine curieuse, p. 604.

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Réduit à cette alternative, le discours sacré devient incohérent. Mais comme les objections des libertins ressemblent à celles qui fleurissaient aux premiers temps du christianisme, Garasse s’inspire des arguments forgés par les Pères de l’Église dans leurs luttes contre les hérésies. En respectant l’ordre chronologique, il compile les excuses de saint Irénée, d’Origène et de saint Augustin, duquel il privilégie les thèses. Contrairement au cas précédent, les jugements sur Loth vont dans le sens d’une condamnation de plus en plus rigoureuse de l’acte peccamineux. Les circonstances atténuantes sont bientôt retirées. Alors

qu’Origène disculpait Loth des deux péchés d’inceste et d’ivrognerie34

, Augustin ne l’excuse plus que de l’inceste :

Mais il ne l’excuse pas de l’ivrognerie, culpandus est non quantum incestum, sed quantum ebrius35 : à

cause dit-il, que quant à l’inceste, il ne savait ce qu’il faisait, et de fait Origène, et saint Irénée, en parlant de ce crime, disent que ses filles, furatae sunt patris concubitum36 : mais quant à l’ivrognerie il

pouvait savoir ce qu’il faisait, principalement, y tournant par deux fois.37

Les arguments retenus par le jésuite relèvent de la morale de l’intention, qu’il prône par ailleurs. Mais, conformément au militantisme combatif de l’Église au lendemain du concile de Trente, Garasse se montre un juge plus sévère ses prédécesseurs :

Pour l’honneur que je porte à ces grands personnages je ne voudrais pas dire qu’ils ont failli : mais ils me permettront bien de dire, qu’ils ont été un peu trop libres en ce fait, et pour terminer l’affaire avec les docteurs qui sont venus depuis, et qui l’ont examiné un peu de plus près que les anciens, je dis suivant les paroles d’Eucherius Lugdunensis, qui n’est pas des modernes, que ces actions qui seraient blâmées en toute autre personne, quando in Scriptura narrantur, Prophetia est38. Quand elles sont dans

l’Écriture, c’est-à-dire, puisque l’Écriture prend la peine de les raconter pour sales et abominables qu’elles soient, il faut dire qu’elles ont quelque signification particulière : mais au reste, quando in

illorum vita consideratur, flagitium est.39

La leçon de morale se double ici d’une leçon d’herméneutique. S’inspirant d’un commentaire

de saint Irénée40

, le jésuite s’applique à distinguer plusieurs niveaux de lecture du texte biblique. Le sens littéral et historique ne souffre pas d’ambiguïté : le personnage de Loth est bien coupable des deux péchés qu’on lui reproche. Cependant, le sens spirituel doit nous amener à tirer du sens littéral une nourriture, l’annonce symbolique d’une vérité religieuse, une prophétie, dit Eucherius. La mise au point est nette :

Étant racontées comme particulière action de leur vie, ce sont des péchés énormes, desquels ils ont fait par après pénitence, et dire qu’ils soient permis, pour ce qu’ils sont racontés dans l’Écriture sainte, il faudrait dire que l’Écriture autorise le meurtre de Caïn, la trahison de Judas, le jurement de saint Pierre, l’adultère de David : d’autant que toutes ces choses sont aussi racontées dans le texte des saintes Écritures41.

                                                                                                                         

34 « Origène [Homélies sur la Genèse, V, 4] l’excuse lui et ses filles, d’autant que pour lui, dit-il, il était si

assommé de mélancolie, qu’il pouvait faire en saine conscience quelque petit excès de boire pour se réjouir, s’il s’enivra, ce fut par accident. » Doctrine curieuse, p. 573.

35 « Ce n’est pas tant l’inceste qu’il faut blâmer, que l’ivrognerie. » Augustin, Contre Fauste le Manichéen,

XXII, 54.

36 « Ont dérobé l’accouplement à leur père. » 37 Doctrine curieuse, p. 605.

38 « Quand elles sont narrées dans les Écritures, elles constituent une prophétie. »

39 « Quand on les considère en tant qu’elles font partie de leur vie, elles constituent une infamie. » Doctrine curieuse, p. 605.

40 « Saint Irénée livre IV chap. LI estime que ce fut un mystère très exprès de la synagogue et de l’Église, qui

devaient naître d’un même père, et par ainsi parlant de Loth, il dit, que par ces deux actions, consummavit typum, il accomplit la figure et le mystère de ce que Dieu avait résolu de faire par son moyen. » Ibid., p. 604.

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Dans La Doctrine curieuse, l’inceste apparaît donc comme l’un des principaux champs de bataille où le christianisme militant affronte la pensée hétérodoxe. Soit en actes, soit en paroles, il représente l’ultime abomination, l’exemple a fortiori de la dissolution morale où les impies et tous les récalcitrants à l’orthodoxie tridentine ne peuvent que croupir. Par là, l’inceste, comme l’homosexualité, renforce le lieu commun fondateur de la catégorie du libertinage. En outre, Garasse éclaire la double stratégie libertine, qui s’applique insidieusement à frapper d’incohérence les textes canoniques et à favoriser un relativisme éthique et culturel en rupture avec la morale chrétienne. Sur ce point, il conviendrait de reconnaître au jésuite une lucidité certaine, son ouvrage donnant par anticipation une assez bonne idée des tactiques libertines, en particulier celles qui se mettent en place dans les premiers dialogues de La Mothe Le Vayer, parus tout juste sept ans après La Doctrine curieuse.

L’INCESTE ET LES TROPES DE DIVERSION SCEPTIQUES DANS LES DIALOGUES DE LA MOTHE LE

VAYER

Le premier des neuf Dialogues à l’imitation des Anciens42

voit un porte-parole de l’auteur exposer les grandes lignes de la philosophie sceptique à un interlocuteur aristotélicien. Comme Régnier dans sa cinquième satire, La Mothe Le Vayer se met à l’école

de Montaigne et de Sextus Empiricus43

. C’est dans la distance et en-dehors de toute opiniâtreté dogmatique qu’il prend acte de la diversité des mœurs en matière d’inceste, en citant d’abord mot pour mot Tacite, « parlant de quelque peuple [celui de Moïse], qu’il évoque avec malveillance dans ses Histoires, profana illic omnia quae apud nos sacra, rursum concessa apud illos quae nobis incesta44

. » Il ajoute aussitôt :

Ceux d’Irlande le pratiquaient anciennement ainsi, dit Strabon, avec leurs sœurs et leurs propres mères ; ce qui n’est pas encore aujourd’hui sans exemples en beaucoup de lieux. Si nous examinons le reste de la morale, nous y trouverons partout autant de variété ; ce qui nous montre bien qu’il n’y a rien de solide et d’arrêté, et que nostra vitia sunt quae putamus rerum, comme parle Sénèque45.

Pour rendre le raisonnement par induction plus efficace, l’orateur se fonde sur les rapports concomitants de l’historien romain et du géographe grec, concernant des peuples très éloignés les uns des autres. En bon pyrrhonien, il se fait fort d’opposer à ces exemples des exemples de

même poids, pour aboutir à la suspension du jugement.Du point de vue sceptique, il est vain

de décréter l’inceste légitime ou non, pur ou impur, profane ou sacré. La confrontation d’exemples contradictoires apparaît suffisante pour conclure à la diversité des mœurs. Cependant le dialogue suivant, intitulé « Le Banquet sceptique », donne une orientation plus nettement libertine aux tropes sceptiques. L’exemple tiré de Strabon y est repris et développé selon la figure rhétorique de l’amplificatio. La prohibition de l’inceste est d’abord présentée comme une loi de nature, universelle :

Car les premiers degrés de parenté semblent devoir être raisonnablement respectés puisque

Ferae quoque ipsae Veneris evitant nefas, Generisque leges inscius servat pudor46,

                                                                                                                         

42 La Mothe Le Vayer, « Dialogue de la philosophie sceptique », dans Dialogues faits à l’imitation des Anciens,

éd. critique B. Roche, Paris, Champion, 2015.

43 Auteur des Esquisses pyrrhoniennes et de plusieurs traités Contre les professeurs.

44 « Là est profane tout ce qui chez nous est sacré, et à l’inverse, ils tiennent pour légitime ce qui pour nous est

impur. » Tacite, Histoires, V, 4.

45 « Nos vices sont ce que nous pensons des choses. » La Mothe Le Vayer, « Dialogue de la philosophie

sceptique », p. 81.

46 « Les bêtes elles-mêmes ne connaissent point ces criminelles amours, et une pudeur instinctive leur fait

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y ayant eu des chevaux qui se sont précipités, disent Aristote et Pline, s’étant aperçus qu’on leur avait frauduleusement fait saillir leurs mères47 ; et un chameau se vengea de semblable tromperie sur son

gouverneur en le mordant jusqu’au mourir. Les choses mêmes inanimées conviennent à ce respect,

arvum grano ex ipso proveniente feliciter non seritur, neque in insitione surculus aut virgultum in proprium truncum immitti solet48. Aussi beaucoup de peuples se sont montrés fort religieux avec nous

en ce point49.

En terminant cette première série par une référence aux peuples mogols, l’orateur veut embrasser les règnes animal et végétal, les civilisations anciennes et modernes ; il accomplit par l’énumération le projet d’exhaustivité constaté dans le dialogue précédent. Mais dans un deuxième temps de l’argumentation sceptique, l’écrivain renverse la perspective et développe

une seconde série d’exemples en faveur de l’inceste. La comparaison des éditions A1 et B150

, ainsi que l’examen du manuscrit de Chantilly (qui révèle un état du texte antérieur à B1) montre que, par un nombre important d’ajouts, l’auteur s’est appliqué à organiser autour d’un axe de symétrie la répartition des arguments pro et contra. Aux animaux, aux plantes, aux peuples anciens et modernes qui réprouvent l’inceste, répondent des individus, d’autres peuples anciens et modernes, d’autres animaux (quand ce ne sont pas les mêmes) qui font le contraire. De plus, l’autorité de penseurs aussi dignes de crédit que Chrysippe, Zénon ou

Périandre51, dont il est précisé qu’il fut l’un des Sept Sages de la Grèce, équilibre celle

d’Aristote et de Pline, cités dans la première série. Enfin, le passage entier est encadré par deux références à l’inceste chez les animaux, précisément chez les chevaux. Tout concourt à produire une impression de symétrie, parfaitement adaptée à la démarche pyrrhonienne. Or, à bien y regarder, l’ordonnancement rhétorique est travaillé par d’infimes décalages, finalement lourds de conséquences. L’orateur a beau annoncer que « beaucoup de peuples » – mais il ne cite que les Romains et les Mogols – proscrivent l’inceste, il s’arrange ensuite pour montrer que des peuples encore plus nombreux l’ont admis et pratiqué : Chaldéens, Grecs, Anglais, Irlandais, Perses, Égyptiens, Arabes… La disproportion est manifeste. Dans notre édition des Dialogues à l’imitation des Anciens52

, dix-huit lignes sont consacrées à la réprobation de l’inceste alors qu’il en faut trente-six pour développer la thèse opposée. À ce compte-là et à rebours du projet annoncé, la dispositio, plus retorse qu’il n’y paraît, tend clairement à présenter l’inceste comme une coutume universellement reconnue.

Au reste, après vérification des sources, il apparaît dans la première série qu’Aristote évoque des chameaux, et non des chevaux rétifs à l’inceste. Erreur ou intervention maligne de l’auteur, toujours est-il que la seule anecdote véridique reste celle qui atteste des relations incestueuses chez les équidés. Au passage l’orateur aura montré qu’Aristote « se contrarie » et discrètement participé à la destitution de son autorité. L’empereur Claude n’est pas mieux loti. Un ajout en B1 vient malicieusement souligner qu’il censure chez les autres ce qu’il s’autorise à lui-même. Même chez les Romains, que leur droiture morale inscrivait d’emblée dans le premier groupe, la prohibition de l’inceste souffre des exceptions. Avec Claude, non

                                                                                                                         

47 Le chapitre auquel Le Vayer fait allusion évoque les chameaux et non les chevaux : « Les chameaux ne

couvrent jamais leur mère et, si on les y contraint, ils n’y consentent pas. » Aristote, Histoire des animaux, Livre IX, 47 [630b] et Pline l’Ancien, VIII, 64.

48 « Un champ ensemencé par des graines issues d’elles-mêmes n’est pas fertile, et on ne met pas habituellement

une greffe dans une greffe ou une jeune pousse dans son propre tronc. » Francis Bacon, Historia vitae et mortis,

alimentatio et via alimentandi, 2.

49 La Mothe Le Vayer, « Le Banquet sceptique », p. 148.

50 L’édition A1 date de février-mars 1630, B1 de décembre 1632-début 1633. Voir l’Introduction de notre édition

des Dialogues faits à l’imitation des Anciens, op. cit., p. 33-35.

51 Lui-même victime d’inceste, Périandre est au cœur de l’analyse de Paul-Claude Racamier reprise par Cyril

Chervet dans l’article qui figure dans ce volume, p. XXX.

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seulement le désir est plus fort que la loi, mais il devient la loi53

. L’ironie s’immisce ainsi au cœur de la démarche prétendue sceptique. Elle en fausse les perspectives, en dévoie les objectifs. À l’occasion de telle autre citation, les défenseurs de la prohibition sont tournés en ridicule, poussant le scrupule jusqu’à l’absurde : « Les Mogols, dit Teixeira, ne touchent plus leurs femmes depuis qu’elles sont grosses, nommant les Portugais d’un mot qui signifie ceux

qui s’accouplent avec leurs filles, ce qui serait superstition à notre égard54

. » Ailleurs, c’est en jouant sur l’écart entre l’instance citante et la citation que s’exerce l’ironie. En le décontextualisant, l’orateur n’hésite pas à trahir le propos du texte source : « Et comme dit

Ovide, pietas geminato crescit amore55

. » Or dans l’histoire de Myrrha narrée dans les Métamorphoses, les arguments en faveur de l’inceste sont formulés par le personnage

incestueux, et clairement condamnés par le narrateur56

. Mais si les marques d’ironie révèlent

régulièrement une complaisance certaine de l’orateur pour l’inceste57

, serait-ce à dire que La Mothe Le Vayer s’en fait l’ardent défenseur, comme Garasse le reprochait à Vanini naguère ? Avant de répondre, il faut tenir compte de la série dans laquelle ces considérations s’inscrivent, et mesurer leur place dans l’inventaire des sexualités paradoxales. Par le seul fait de passer en revue la masturbation, la conjonction des différentes espèces, l’amour d’homme

à homme, « celui d’homme à femme, lequel est ou licite ou défendu58

», l’orateur dévoile ses prédilections. Il ne s’enthousiasme guère pour « l’amour licite », ultime cas de figure envisagé comme en appendice, et pourtant seule possibilité admise en Occident. Les bienfaits escomptés sont largement contrebalancés par les préjudices et les maux encourus, comme si l’on voulait détourner l’auditoire de cette forme d’amour. L’ordre du discours contribue à dissoudre, au profit de rapports de contiguïté, la hiérarchie associant à chaque forme d’amour des valeurs. La réprobation morale s’efface devant le constat d’une diversité qu’il paraît absurde de condamner : « On ne peut pas dire de telles susdites et semblables copulations que ce soit une simple dépravation des affections humaines ; car les autres animaux ont eu les

mêmes sentiments pour nous et les mêmes mélanges entre eux59

. »

En relativisant ou en dévalorisant ce qui est communément admis comme la norme, en examinant au contraire sans préjugés, en les valorisant même, des manières de copuler temporairement disqualifiées, le discours est assurément informé par la rhétorique de l’éloge

paradoxal, dont nous avons montré ailleurs l’importance dans plusieurs dialogues60

. L’inceste et ses dérivés constituent un sujet de choix pour les auteurs de pseudo-encomium. Selon Patrick Dandrey, deux tendances majeures se dégagent de ce genre d’écriture : « presque toujours facétieux parce que c’est là son essence [...] il est susceptible d’orienter son badinage

soit vers la parodie spécieuse, soit vers le paradoxe critique61

. » Sans doute faut-il faire la part du jeu. Il serait abusif de considérer La Mothe Le Vayer comme un fervent apologiste de l’inceste, de la sodomie, de la zoophilie ou du fétichisme. Mais grâce aux tropes sceptiques, il développe des paradoxes qui interrogent nos valeurs. Pour peu qu’on ne considère plus comme absolues nos coutumes locales et temporaires, dont la confrontation avec d’autres fait ressortir l’arbitraire, aucune forme d’accouplement, si choquante fût-elle, ne peut être                                                                                                                          

53 « L’empereur Claude ayant épousé sa nièce Agrippine, les incestes furent permis par autorité du Sénat. » Ibid.,

p. 150.

54 Ibid., p. 148.

55 « Le respect filial se double de désir amoureux ». Ibid., p. 149.

56 L’acte de Myrrha est qualifié d’impie (nefas) : « Cupidon lui-même nie t’avoir blessée de ses flèches, Myrrha,

et dégage, face à ton crime (crimine) toute responsabilité de ses feux. » Ovide, Métamorphoses, X, v. 311-312.

57 L’ironie est axiologique. Voir Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, essai sur les formes de l’écriture oblique,

Paris, Hachette supérieur, 1996.

58 La Mothe Le Vayer, ibid., p. 148. 59 Ibid., p. 144.

60 Bruno Roche, Le Rire des libertins dans la première moitié du XVIIe siècle, Champion, 2011, p. 320 et suiv.

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déclarée « contre-nature ». Surtout, les impulsions données par l’Éros « incestuel » traduisent la plénitude d’un être dont elles stimulent toutes les facultés. À la définition platonicienne de l’amour comme manque, l’auteur préfère celle, héritée de l’épicurisme, du désir comme excès, comme virtù. S’il s’agissait explicitement d’éprouver la pertinence du mode d’argumentation sceptique, l’objectif initial est largement dépassé. Une conception du désir inacceptable pour la morale du temps, se fait jour et finit par effacer la honte et la culpabilité inhérentes à l’inceste et aux sexualités déviantes. Sous ses aspects anodins, le « Banquet sceptique » masque ainsi un chant païen à l’universalité du désir. Le gain poétique est considérable. Car l’Éros « incestuel » alimente et agrémente les discours. Il favorise cette esthétique de l’abondance et de la jubilation qui constitue un aspect essentiel de l’écriture libertine telle que la pratique La Mothe Le Vayer ou encore son ami fantaisiste Cyrano de Bergerac.

DU SCEPTICISME AU LIBERTINAGE : LES VARIATIONS DE CYRANO SUR L’INCESTE

Proche du libertin érudit, qu’il a fréquenté chez François Lhuillier62

, Cyrano présente avec l’histoire des arbres-amants un pendant narratif au dialogue du « Banquet Sceptique ». Tout commence par la mort côte à côte des amants Oreste et Pylade. D’emblée, le narrateur insiste sur la ressemblance et la gémellité des héros, au point que le motif de l’inceste est au moins aussi prégnant que celui de l’homosexualité. Sur leur tombe poussent des arbres jumeaux donnant des fruits miraculeux : « On n’avait pas sitôt mangé des pommes de l’un,

qu’on devenait éperdument passionné pour quiconque avait mangé du fruit de l’autre63

. » Comme dans le « Banquet sceptique », la référence initiale à l’inceste devient prétexte à l’exploration méthodique des sexualités paradoxales, qui débute par une nouvelle allusion au mythe de Myrrha. Le narrateur désigne encore l’accouplement de la jeune fille et de son père comme un « crime », et montre les perturbations qu’il provoque :

Myrrha, jeune demoiselle de qualité, en mangea avec Cinyre son père ; malheureusement l’une était de Pylade et l’autre d’Oreste. L’amour aussitôt absorba la Nature, et la confondit en telle sorte que Cinyre pouvait jurer « je suis mon gendre » ; et Myrrha : « Je suis ma marâtre ». Enfin je crois que c’est assez pour vous apprendre tout ce crime, d’ajouter qu’au bout de neuf mois le père devint aïeul de ceux qu’il engendra, et que la fille enfanta ses frères64.

On remarquera le décalage insolite entre la qualification de l’acte et la légèreté du ton des protagonistes et du conteur. Malgré le mot « crime », le texte semble hésiter entre deux systèmes de valeurs. Du point de vue libertin, en activant la confusion des générations et des rôles sociaux, l’inceste devient en effet un instrument de lutte contre le pouvoir tyrannique des pères, préoccupation récurrente chez Cyrano. L’inceste peut ainsi prendre en charge des aspirations éthiques et politiques dissidentes, mais l’inventaire des sexualités réprouvées s’effectue selon les modalités d’un art combinatoire consistant à puiser dans l’immense vivier ovidien et à relier divers mythes grâce à l’association récurrente, et pour ainsi dire mathématique, d’une donnée – un partenaire humain – et d’une variante. Le partenaire qui s’accouple à l’humain appartient d’abord à la même espèce que lui puis, par différenciation progressive, dépend du règne animal ou minéral. Les relations s’échelonnent de la proximité la plus intime – l’inceste de Myrrha et Cinyras –, à l’altérité la plus radicale avec les accouplements d’humain à animal – Pasiphaé et le taureau – et d’humain à minéral –                                                                                                                          

62 « J’ai fréquenté pareillement en France La Mothe Le Vayer et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit

autant en philosophe que ce premier y vit. » Cyrano de Bergerac, Œuvres complètes I : L’Autre monde ou les

États et empires de la lune, Les États et empires du soleil, Fragment de physique, éd. Madeleine Alcover, Paris,

Champion, 2000, p. 57-58.

63 Ibid., p. 283. 64 Ibid., p. 286.

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Pygmalion et sa statue. Une deuxième série questionne l’identité sexuelle de l’individu : de celui qui change de sexe (Iphis) aux sexes qui fusionnent en un seul (Hermaphrodite), en passant par celui qui s’aime comme s’il était un autre (Narcisse). Avec les histoires de Myrrha et de Pasiphaé, le conteur évoque des déviances sexuelles dûment répertoriées, et réprouvées, par l’Église : l’inceste et la bestialité. Mais la référence aux lois morales disparaît lorsque le récitant n’a plus de mots pour qualifier ces actes, la pauvreté du vocabulaire traduisant la vanité de toute instance d’interdiction. Le sens du péché décline et cède la place à

l’admiration sans réserve de la merveille65

, qui n’est plus dans la métamorphose mais dans la découverte des possibilités quasi-infinies d’unir les sexes quels que soient les genres et les espèces. Comme le résume Cyrano dans une phrase-clef : « l’amour aussitôt absorba la

nature66

». Portée par la copia verborum, amplifiée par les effets de la poétique combinatoire, la dynamique contagieuse du désir impose ses rectifications aux récits d’Ovide pour les faire entrer dans une série caractéristique et théoriquement illimitée. C’est que, d’Ovide à Cyrano, la leçon diffère très nettement. Selon Jacqueline Fabre-Serris, « l’amour est recherche du Même et peur de l’altérité : telle sera la thèse des Métamorphoses, dont la poésie érotique a

pour mythe emblématique Narcisse67

». Pour Cyrano, au contraire, l’amour figuré par le jus des pommes miraculeuses est recherche de l’Autre. Sans égard pour les lois sociales, les barrières séparant les genres, les espèces et les règnes, il unifie dans un matérialisme joyeux tous les êtres présents au monde, et dissipe les craintes relatives à l’intégrité du moi ou à la punition par les dieux. Dans la fable des arbres-amants, l’inceste au sens large se trouve ainsi au cœur de la combinatoire des appariements amoureux. Comme chez La Mothe Le Vayer, il prouve a fortiori la toute-puissance du désir et nous porte à douter de la légitimité des instances d’interdiction telles que la loi mosaïque et la morale chrétienne qui en découle.

Nous voulions lire les textes de La Mothe Le Vayer et de Cyrano sur l’inceste comme la réponse du camp libertin aux attaques de Garasse. Or il se trouve que la notion révèle en effet un clivage qui sépare deux systèmes de valeurs incompatibles. Certes, aucun des deux libertins ne réhabilite directement l’inceste. Mais que ce soit en juxtaposant des arguments de force apparemment égale, censés favoriser la suspension du jugement, ou en déroulant un récit informé par la poétique combinatoire, chacun, selon ses modalités propres, place l’inceste au centre d’une série de « conjonctions illicites » qui en viennent toutes à figurer, dans sa forme la plus radicale, le désir affranchi de la loi. Le discours libertin entre alors dans une relation forcément polémique avec l’Éros platonicien et la morale chrétienne : il mobilise à son service le motif de l’inceste pour combattre le dogmatisme, les lois morales, les interdits religieux, au nom d’une éthique épicurienne des plaisirs. Mais le libertin érudit comme le conteur fantaisiste n’envisagent pas seulement la notion du point de vue moral. Laissant aux siècles suivants le soin de penser dans une langue moins équivoque les termes du débat qui oppose la loi morale à la loi naturelle, ils adoptent une manière d’écrire où le paradoxe philosophique est indissociable des jeux poétiquement féconds. Leurs textes deviennent ainsi les véritables laboratoires d’une pensée qui ne peut prospérer que dans ce champ à la fois ludique et spéculatif, entre la postulation du jeu et celle de la philosophie, pour le plus grand plaisir du lecteur.

                                                                                                                         

65 Les énoncés « le hasard ne se contenta pas de ce crime […] il suffira de dire que Pasiphaé se plongea dans un

crime qui n’avait point encore eu d’exemple » sont bientôt relayés par le suivant : « j’appellerais cette aventure un miracle, s’il me restait un nom pour intituler l’exemple qui suit. » Ibid., p. 287-288.

66 Ibid., p. 286.

67 Jacqueline Fabre-Serris, Mythologie et littérature à Rome. La Réécriture des mythes aux premiers siècles avant et après Jésus-Christ, Lausanne, Payot, « Sciences humaines », 1998, p. 116.  

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