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Les récits de conjuration sous le règne de Louis XIV

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Academic year: 2021

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(2)

"

Les récits de conjuratioll

sous le règne de Louis XIV

par

Bruno TRIBOUT

Thèse effectuée en cotutelle

au Département des Littératures de langue française,

de l'Université de Montréal

et

à

l'école doctorale de Littératures françaises et comparée,

de l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

Thèse présentée

à

la Faculté des études supérieures de l'Université de Montréal

en vue de l'obtention du grade de

Philosophiae Doctor en littératures de langue française

et

à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) en vue de l'obtention du grade de

Docteur ès lettres

Juin 2008

©

Bruno Tribout, 2008

Tome 1

(3)

Université de Montréal Faculté des études supérieures

et

Université Paris-Sorbonne (Paris IV)

École doctorale de Littératures françaises et comparée

Cette thèse intitulée 'Les récits de conjuration sous le règne de Louis XIV' présentée et soutenue à l'Université de Paris-Sorbonne par Bruno Tribout

a été évaluée par un jury composé de :

Président-rapporteur :

Bernard BEUGNOT, Professeur, Littératures de langue française, Université de Montréal

Directeur de recherche (Québec) :

Eric MECHOULAN, Professeur, Littératures de langue française, Université de Montréal

Directeur de recherche (France) :

Patrick DANDREY, Professeur, Littératures françaises et comparée, Paris-Sorbonne

Membre du jury:

Gérard FERREYROLLES, Professeur, Littératures françaises et comparée, Paris-Sorbonne

Examinateur externe (Québec) :

Lucie DESJARDINS, Professeure, Département d'études littéraires, U. du Québec à Montréal

Examinateur externe (France) :

Pierre RONZEAUD, Professeur, Littératures françaises et comparée (Aix-Marseille) 2

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Résumé français

Cette thèse a pour objet la mise en série d'une dizaine de récits de conjuration (Sarasin, Retz, Saint-Réal, Vertot, Le Noble ... ) publiés sous Louis XIV en dépit de l'interdit pesant sur ce sujet. Bien que disparates génériquement, ces ouvrages partagent une esthétique paradoxale fondée sur une

distribution ambivalente de l'éloge et du blâme, qui rend leur sens politique difficile à établir.

Pour ce faire, une première partie reconstitue les contextes historique, théorique et esthétique de l'évocation des conjurations, faisant surgir diverses facettes d'un même paradoxe: si le corpus voit le jour au moment où les conjurations disparaissent des pratiques, si la portée critique des conjurations pointe jusque dans les doctrines politiques de l'absolutisme, du point de vue esthétique, la topique en question n'est pas moins pourvoyeuse de paradoxes puisqu'elle permet de juxtaposer éloge du roi et éloge des conjurés afin de délivrer un double enseignement moral destiné aux sujets comme au pnnce.

C'est donc sur le plan esthétique qu'il faut chercher la clef de lecture du corpus. Pour ce faire, après avoir souligné, dans une seconde partie, l'idiosyncrasie des textes et montré que, malgré les influences de l'historiographie (notamment Salluste) et de la nouvelle historique, on ne saurait parler d'un (sous-)genre du récit de conjuration, l'enquête suggère que la cohérence du corpus tient, d'une

part, à une esthétique de l'éloge paradoxal en faveur de la concorde civile et, d'autre part, aux vertus

apaisantes d'un récit à suspens qui exploite chez le lecteur la hantise de la chute des monarchies et le

plaisir de jouer à se faire peur, pour louer la stabilité d'un grand règne.

Mots clés: XVIIe siècle, morale politique, historiographie, conjuration, Louis XIV

Summary in English

ln my thesis, 1 analyse a series of conspiracy narratives published in the reign of Louis XIV by such

authors as Sarasin, Retz, Saint-Réal, Vertot, Le Noble, etc. Though pertaining to a variety of literary

genres, the corpus texts share a paradoxical aesthetics altemating between praise and condemnation, rendering their political significance difficult to deci pher.

To this end, the first part of my thesis reconstitutes the historical, theoretical and aesthetical context in which conspiracies occurred. This approach highlights various aspects of the same paradox: from historical point of view, the corpus texts appeared when the nobility tended to disregard conspiracy as a means of action; in the history of ideas, philosophers could not always keep the theory of absolutism clear of the compromising topic of conspiracy and, in literature, praise for the king and praise for conspirators were often intertwined to convey a dual message of virtue and obedience. Thus it is at the level of aesthetics that an answer to the political ambiguity of the corpus texts should be sought. With this in min d, in the second part of my thesis, 1 analyse firstly the specificity of each text and show that despite their link to history or the historical novel, they do not form a genre apart. Instead, the coherence of the corpus texts is to be found in the aesthetics of paradoxical praise for peace and in the reassuring virtues of narratives which, to the readers' delight, use the threat of the faU of empires as a means of showing the benefits of a stable and glorious monarchy.

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4

Sommaire

Introduction générale.

Première partie. Conjuration et res literaria à l'âge classique;

conditions et paradoxes d'une littérature des conjurations. Chapitre 1. Les mots et les choses: nommer la conjuration, conjurer.

Chapitre II. Penser la conjuration: archéologie de l'euphémisation classique. Chapitre III. Écrire la conjuration; avatars d'un discours épidictique ambigu.

Deuxième partie. Les récits de conjuration sous le règne de Louis XIV:

une réponse esthétique au paradoxe politique. Chapitre 1. Le corpus des récits de conjuration.

Chapitre II. Y a-t-il un genre du récit de conjuration? Chapitre III. Y a-t-il une leçon des récits de conjuration? Chapitre IV. L'esthétique des récits de conjuration.

(6)

An. pseudo 1. t. vol. ch. p. f./ ff. sv. n.p. éd. rééd. Id. Ibid.

Liste des abréviations utilisées dans ce volume

=

ouvrage anonyme

=

pseudonyme

=

livre

=

tome

=

volume

=

chapitre

=

page

=

folio(s)

=

pages suivantes = non paginé

=

publié par, collectif sous la responsabilité de

=

réédition

= auteur identique à celui cité dans la note immédiatement précédente

=

auteur et œuvre identiques à ceux de la note immédiatement précédente

op. cit.

=

ouvrage cité précédemment

loc. cil.

=

même page que celle indiquée dans la note immédiatement précédente art. cité

=

article cité précédemment

éd. cit.

=

édition citée précédemment s.l.

=

lieu d'édition non spécifié s.l.n.d. s.é. limin. C. cf. i.e. supra infra passim R.H.L.F. C.A.I.E.F. N.R.F. S.T.F.M. P.u.F. c.u.F.

=

sans lieu ni date

=

sans nom d'éditeur

=

pièces liminaires

=

enVIron

=

comparer à

=

c'est -à-dire

=

plus haut = plus bas

= en maints endroits du même ouvrage

=

Revue d'Histoire Littéraire de la France

= Cahiers de l'Association Internationale des Études Françaises

=

Nouvelle Revue Française

=

Société des Textes Français Modernes

=

Presses uni versitaires de France

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6

Remerciements

La majeure partie de mes recherches ayant dû être menées à l'étranger, je souhaite tout d'abord remercier celles et ceux qui les ont rendues possible concrètement: mes remerciements vont donc d'abord au personnel du Service des livres rares et des collections spéciales de la Bibliothèque de l'Université de Montréal, et notamment à Geneviève Bazin, aux conservateurs de la Trinit y College Library de Dublin, aux conservateurs de la Marsh's Library à Dublin, et notamment à Muriel McCarthy, ainsi qu'à Penelope Woods de la Russell Library à la National University of Ireland, Maynooth.

Mes recherches ont également été soutenues grâce aux généreuses subventions accordées, successivement, par le Ministère de l'Éducation Nationale (France), la Faculté des Études supérieures et le Département d'Études françaises de l'Université de Montréal, le Social Sciences and Humanities Research Council of Canada, enfin le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture. Je tiens aussi à remercier pour son soutien financier le Humanities Research Institute de

la University of Ulster, et tout particulièrement P61

6

Dochartaigh ainsi que Graham Gargett pour la

confiance dont ils m'honorent.

Mais ce travail est surtout redevable à ceux dont le savoir et l'amitié m'ont constamment encouragé, notamment Marie-Clarté Lagrée, Mathieu Lemoine, Bruno Forand et Ruth Whelan. Pour Grégory Gicquiaud, qui a accepté la tâche ingrate de relire ces pages, j'ai la plus vive et la plus profonde reconnaissance. Je tiens enfin à exprimer ma dette envers Jean Lafond qui m'a suggéré ce travail sur les conjurations et envers Gérard Ferreyrolles qui en a guidé les premiers développements en dirigeant mon mémoire de maîtrise. Qu'il me soit permis, pour finir, d'exprimer toute ma gratitude à Patrick Dandrey et Éric Méchoulan qui, en France et au Canada, ont dirigé mes travaux avec une attention, une patience et une générosité auxquelles je dois plus que je ne saurais dire.

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(9)

« Il Y a de la révolte à s'imaginer que l'on se puisse révolter» : c'est en ces termes qu'Anne d'Autriche accueille au Palais-Royal le coadjuteur de Paris venu plaider la libération de Blancmesnil

et de Broussel, le bien-aimé «Père du peuple », le jour du véritable « coup d'État »2 que constitue

leur arrestation. Peu importe qu'en l'occurrence Retz ait rencontré juste (l'arrestation de Broussel

entraîna en effet les émeutes parisiennes de la «journée des barricades »), la manière dont le pouvoir

se définit à travers la réponse de la Régente est sans équivoque: la souveraineté s'étend sur les faits et gestes autant que sur les pronostics, les intentions, les représentations; elle couvre le domaine du factuel comme celui du possible. Sorti de son contexte frondeur, cette citation illustre, plus généralement, l'interdit que l'absolutisme naissane fait peser non seulement sur toute révolte, mais sur toute représentation de la révolte.

Pourtant, comme l'on sait, les hommes du XVIIe siècle, y compris les contemporains de

Louis XIV, ne se sont privés ni de se révolter ni de représenter la révolte, en dépit du démenti de

l'histoire officielle, souvent prolongé jusqu'à nous par ce que Jean-Marie Constant nomme «la

tradition jacobine de l'historiographie française »4. Or l'étude des belles-lettres plus encore que celle

de l'histoire a pâti de cet escamotage historiographique : ce constat est précisément à l'origine de

nos recherches. Si les historiens du XXe siècle ont, en effet, amplement analysé les révoltes

populaires ou nobiliaires de l'époque moderneS, véritable «âge d'or» des conjurations comme l'écrit Yves-Marie Bercé, les études littéraires ont généralement sous-estimé les représentations textuelles des phénomènes en question. De fait, si l'on excepte les travaux sur la figuration du

1 Cardinal de Retz, Mémoires, précédés de ÙJ. Conjuration du comte de Fiesque, éd. Simone Bertière, Paris, Garnier, «Classiques Garnier », 1987, t. I, p. 305.

2 Sur la notion de « coup d'État », que nous emploierons ici au sens classique, voir infra, première partie, ch. I, p. 37-39 et ch. II, notamment p. 92-98.

3 Sur la question infiniment complexe de savoir si et dans quelle mesure l'absolutisme a existé dans les pratiques et les

représentations, nous renvoyons, parmi une pléthore de titres, à la récente synthèse, excellemment documentée, de Fanny Cosandey et Robert Descimon, L'Absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, Éditions du Seuil, « Points Histoire », série «L'histoire en débat », 2002, 319 p., ainsi que, pour le domaine des lettres, à Hélène Merlin-Kajman, L'Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps du roi, Paris, Honoré Champion, 2000, 364 p.

4 Jean-Marie Constant, Les Conjurateurs. Le Premier Libéralisme politique sous Richelieu, Paris, Hachette, «Littérature

générale », 1987, p. 8.

5 Pour les révoltes frumentaires et antifiscales, nous renvoyons, entre autres, aux travaux classiques d'Yves-Marie Bercé,

Madeleine Foisil, René Pillorget, Christian Jouhaud et, toujours utile pour la qualité de l'information, Boris Porchnev. Pour les prises d'armes nobiliaires, on verra notamment Pierre Chevallier, Jean-Marie Constant, Arlette Jouanna, Klaus Malettke, Georges Minois et Gaston Dethan.

6 Complots et conjurations dans l'Europe moderne, Actes du colloque international organisé par l'École française de Rome, l'Institut de recherches sur les civilisations de l'Occident moderne de l'Université Paris-Sorbonne et le Dipartimento di storia moderna e contemporanea dell'Università degli studi di Pisa, Rome, 30 septembre-2 octobre 1993, sous la direction d'Yves-Marie Bercé et Elena Fasano Guarini, École française de Rome, Palais Farnèse, diffusion Boccard, 1996, 773 p., quatrième de couverture.

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peuple en révolte7 et des études éparses et partielles sur le complot dans le théâtre tragiqueS, force est de constater qu'aucune étude d'ensemble ne s'attache aux représentations littéraires des révoltes politiques sous Louis XIV. Ce travail voudrait tâcher, modestement, de combler une telle lacune, en délimitant, au sein d'un vaste ensemble de textes classiques consacrés aux conjurations, un domaine restreint d'investigation choisi pour sa valeur exemplaire. En effet, ce corpus restreint, que nous

désignons ici sous l'étiquette de récits de conjuration, présente, à travers sa diversité même, une

synthèse des questions relatives à l'écriture des conjurations; il permet d'envisager comment, en ce

domaine précis, se construit le rapport de la fiction à l'histoire, comment s'élabore une signification

politique à mi-chemin entre éloge du monarque et critique des excès de l'absolutisme, enfin

comment les conjurations, en tant que faits plus ou moins construits dans les imaginaires du temps,

peuvent être associées à des formes et à des effets esthétiques singuliers. Ce corpus nous a donc

semblé offrir des bornes pertinentes pour étudier des problèmes qui, comme on le comprend,

surgissent partout où il est question de représenter les conjurations à l'âge classique; pour cette

raison, nous tâcherons de faire dialoguer le corpus choisi avec un plus vaste ensemble de textes

touchant aux conjurations, tout en gardant présente à l'esprit la question englobante du rapport de la

fiction à la politique, question doublement problématique s'agissant des conjurations, comme nous le soulignerons plus bas, après avoir d'abord donné un bref aperçu du corpus primaire. Cette rapide présentation débouchera sur une série de questions et d'hypothèses de lecture concernant le sens des récits de conjuration, en fonction desquelles seront enfin introduits la méthode et le plan adoptés dans cette étude.

7 Nous pensons, notamment, à l'étude de Pierre Ronzeaud, Peuple et représentations sous le règne de Louis X/V. Les

Représentations du peuple dans la littérature politique en France sous le règne de Louis X/V, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1988, 426 p., voir en particulier: « Première partie », ch. VIII. « Définitions en contexte psychologique. 2. Versatilité et révolte », p. 177-204.

8 Grâce à Cinna, les études cornéliennes se sont, de fait, souvent penchées sur la fonction des complots et conjurations:

voir, parmi quelques études classiques, G. L. Van Roosbiseck, « Corneilles's Cinna and the « Conspiration des dames» », Modern Philology, n020/l (août 1922), p. 1-17, Louis Herland, « Sur la signification politique de Cinna », Études classiques, 1957, Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, « Tel », 1963, p. 185-221, Jean Mesnard, « Le Thème de la mort de César dans Cinna », Mélanges J. Lods, Paris, Presses de l'ENS de jeunes filles, 1978, t. II, p. 707-726 et Georges Couton, Corneille et la tragédie politique, Paris, P.U.F., « Que sais-je? »,1984, p. 28-30. Quelques articles s'attachent ponctuellement à d'autres auteurs (on verra par exemple Alicia C. Montoya, « Noble zèle ou exemple séditieux? Cornélie et Caïus Gracchus sur scène: Paris, Amsterdam et Genève », Réécritures /700-/820, éd. Malcolm Cook et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Berne, Peter Lang, 2002, p. 229-242), et l'on a avancé l'idée d'un possible groupement de textes dramatiques dans une sous catégorie spécifique, celle des « tragédies de la conjuration» (voir Georges Couton, Corneille et la tragédie politique, op. cit., p. 30-31 et Roger Guichemerre, « À

propos de La Mort de Sénèque: les tragédies de la conjuration », Cahiers Tristan L'Hermitte, n04 (1982), p. 5-14). Enfin, un récent colloque, à Strasbourg, s'est donné pour tâche d'explorer l'univers tragique des complots et conjurations: Complots et coups d'État sur la scène de théâtre (XVf-XVnf siècles), actes de la journée d'étude du 13 mars 1997, éd. François-Xavier Cuche, Vives Lettres, n04 (1998), Strasbourg, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 171 p.

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Les récits de conjuration qui forment notre corpus regroupent des textes divers, soulignons-le d'emblée, en dépit des fortes similitudes thématiques et formelles qui les rapprochent et permettent ainsi de les comparer. Il s'agit de textes connus ou moins connus, dont certains sont de véritables chefs-d'œuvre et d'autres, reconnaissons-le également, ne valent vraiment qu'à travers leur apport dans cette mise en série que nous souhaitons interroger. Cet ensemble comporte une dizaine de textes parfois anonymes, publiés en France ou du moins en français, sous le règne de Louis XIV. Ce

corpus regroupe La Conspiration de Valstein ouvrage de Jean-François Sarasin9, une anonyme

Conjuration de la donna Hyppolite d'Arragon baronne d'Alby, sur la ville de BarceloneJO, La

Conjuration du comte de Fiesque écrite par le cardinal de Retz 11, ouvrage que l'on mettra en

parallèle avec sa principale source italienne traduite par Jean-Jacques Bouchard12, La Conjuration

des Espagnols contre la République de Venise en l'année 1618 composée par Saint-Réal I3 ,

l'Histoire de la conjuration de Portugal due à l'abbé de Vertot14, l'Histoire secrète des plus

fameuses conspirations d'Eustache Le Noble, comprenant De la conjuration des Pazzi contre les

9 Nous utiliserons dans ce mémoire l'édition du texte procurée par Ménage dans les Œuvres de Monsieur Sarasin, avec

une épître de Ménage et un discours de Pellisson, Paris, Augutin Courbé, 1656,2 t. en 1 vol., in-4°, p. 89-136.

10 L'édition citée est la seule que nous connaissions: La Conjuration de la donna Hyppolite d'Arragon baronne d'Alby,

sur la ville de Barcelone. En faveur du Roy Catholique, en l'An 1645, 1646, 1647, & 1648, insérée dans un Recueil de diverses pieces curieuses, pour servir à l'Histoire, Cologne, Jean du Castel, 1662, in-12, p. 55-105.

II Nous consultons le texte de 1665 dans l'édition procurée par Simone Bertière : La Conjuration du comte de Fiesque, suivie des Mémoires, Paris, Éditions Garnier, « Classiques Garnier », 1987, p. 169-215. Cette édition comporte de très riches notes qui apportent les variantes principales, issues des manuscrits et de l'édition de 1682. Cette dernière est donnée in extenso, en appendice à l'édition de Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot: Cardinal de Retz, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, p. 1055-1087. Difficilement accessible malheureusement, l'édition scientifique de référence demeure celle de Dereck Arthur Watts qui, outre les deux éditions anciennes, a collationné minutieusement les quatre copies manuscrites et a ainsi profondément marqué la tradition éditoriale. Cardinal de Retz,

La Conjuration de Fiesque, édition critique publiée d'après le texte de 1665 avec des variantes provenant de manuscrits inédits, Oxford, Clarendon Press [Oxford University Press], 1967, xxxiv-121 p.

12 Nous citons l'édition originale de la traduction de l'ouvrage de Mascardi par Jean-Jacques Bouchard, publiée sous le

pseudonyme de sieur de Fontenai Sainte Geneviève: La Conjuration du comte de Fiesque, traduite de l'Italien du Sgr Mascardi, par le Sr de Fontenai Ste Geneviève et dédiée à Monseigneur l'Eminentissime cardinal duc de Richelieu. Avec un recueil de vers à la loüange de son Eminence Ducale, Paris, Jean Camusat, 1639, 2 parties en 1 vol, in-8°. Il s'agit d'une traduction assez fidèle à l'original d'Agostino Mascardi, La Congiura dei Conte Giovanni-Luigi de' Fieschi, Milan, C. Lantoni, 1629, in-8°, 140 p.

13 Nous utilisons l'édition originale du texte de César Vichard, abbé de Saint-Réal: La Conjuration des Espagnols contre la République de Venise, Paris, Claude Barbin, 1674, in-l2, i-329 p., édition reproduite en fac-similé dans: Don Carlos et La Conjuration des Espagnols contre la République de Venise, introduction et notes d'Andrée Mansau, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1977,675 p., p. 297-643. Excepté l'apparat critique, la pagination de cette édition correspond à la pagination originelle de l'édition princeps.

14 Comme nous l'expliquerons plus bas dans cette introduction, le texte de René Aubert d'Aubœuf, abbé de Vertot, a

connu plusieurs états. Nous comparerons l'édition originale: Histoire de la conjuration de Portugal en 1640, Paris, Veuve E. Martin, 1689, in-12, xx-278-i p., à l'édition dite « revue et augmentée» : Histoires des révolutions de Portugal [1711], Paris, Libraires associés, 1786, xiv-396 p.

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Médicis et Épicarisl5, ainsi que deux ouvrages anonymes: l'Histoire de la conjuration des

Gracquesl6 et l'Histoire de la dernière conjuration de Naples, en 170117•

Le groupement de ces textes disparates à plus d'un titre est justifié par un certain nombre d'éléments fédérateurs déjà mis en avant par Jean Lafond dans un article fondateur qui a inspiré nos

recherchesl8. Jean Lafond proposait de rapprocher ces ouvrages essentiellement sur la base de traits

formels. Outre la cohérence chronologique liée à leur date de publication, les textes étudiés peuvent en effet être décrits formellement comme des avatars particuliers d'historiographie en prose, genre

en vogue dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, teintés d'imitation de Salluste, avec un apport

fictionnel plus ou moins important et une dépendance plus ou moins marquée à l'égard de principes génériques venus du roman ou de la nouvelle. De prime abord, on pourrait ainsi avancer que les textes du corpus se situent à mi-chemin entre ce que l'on nommait le «morceau d'histoire» et la « nouvelle historique» ou sa variante qu'est « l'histoire secrète ». Ces traits formels englobants ne sauraient pourtant masquer la grande diversité des textes ici regroupés. Or, contrairement à

l'approche que nous venons d'évoquer, il semble qu'une telle diversité tienne d'abord à la forme

elle-même. Il est certain, par exemple, que les textes d'Eustache Le Noble se rattachent à l'esthétique des nouvelles galantes bien davantage que le récit de Saint-Réal, nouvelle qui cherche à mimer la prose d'histoire et ses protocoles de vérification et de croisement des sources, là où le texte de Retz, apparemment proche de l'histoire, s'en éloigne en effet par sa dimension polémique et par

l'ampleur des considérations politiques qui perturbent la narration historique proprement dite. À ces

exemples d'évidentes divergences formelles peuvent s'ajouter autant de différences concernant les conditions d'écriture et les enjeux politiques des récits de conjuration: le pamphlet anti-espagnol

écrit par le savoyard Saint-Réal pour courtiser la France où il cherche emploi et pension est bien

différent, sur ce point, de l'essai de jeunesse qu'est La Conjuration de Fiesque, dans lequel Retz

15 Nous utilisons une copie des éditions originales, imprimée la même année que ces dernières, sans doute en Hollande,

et seule disponible à la Bibliothèque Nationale de France: Eustache Le Noble, sieur de Tennelière, baron de Saint-Georges, Histoire secrète des plus fameuses conspirations. De la conjuration des Pazzi contre les Médicis, suivant la Copie imprimée à Paris, 1698, in-l2, 200 p. et Épicaris, suite des Histoires des plus fameuses Conspirations, suivant la Copie imprimée à Paris, 1698, in-12, 216 p.

16 An., Histoire de la conjuration des Gracques, Œuvres posthumes de M. de Saint-Réal, Paris, Claude Barbin,

1693-1695, 2nde partie, p. 1-175. Nous utiliserons l'édition suivante, plus aisément accessible: Œuvres de Monsieur l'abbé de Saint-Réal, nouvelle édition, La Haye, Les frères Vaillant et N. Prévost, 1722, 5 vol., in-l2, frontispice gravé, t. l, p. 121-224 ; cette œuvre anonyme est prêtée à tort à Saint-Réal, sans doute par le libraire Claude Barbin, avide de remplir les volumes des œuvres posthumes d'un auteur à succès.

17 An., Histoire de la dernière conjuration de Naples, en 1701, Paris, P. Giffart, 1706, in-l2, x-180 p. Il s'agit de la traduction latine de la Conjuratio initia et extincta Neapoli an no 1701, Anvers, J. Frik, 1704, in-4°, 64 p. et 3 p. d'errata. D'après le Dictionnaire de Barbier, l'auteur de l'ouvrage serait soit le père oratorien Jean-Claude Viani soit le duc de Pepoli, et le traducteur soit l'abbé Anthelme Tricaud (prieur de Belmont), soit Jérôme Du Perrier.

18 Jean Lafond, « L'imaginaire de la conjuration dans la littérature française du XVIIe siècle », Complots et conjurations dans l'Europe moderne, op. cit., p. 117-135.

(13)

12

laisse paraître une critique acerbe d'un ministériat accusé de confisquer la faveur royale à son profit

et de gêner toute quête généreuse de la « gloire ». De même, le texte de Sarasin, sans doute conçu à

l'origine pour appuyer les prétentions françaises sur l'Empire, La Conjuration sur la ville de

Barcelone, née au plus fort de la guerre contre l'Espagne pour illustrer les bienfaits de la tutelle

française en Catalogne, sont fort éloignés de l'anonyme récit de La Conjuration des Gracques qui

montre la République romaine chancelante, au moment même où le règne finissant de Louis XIV

connaît les pires difficultés contre la ligue d'Augsbourg; et tous sont encore bien différents de La

Dernière Conjuration de Naples qui encense la monarchie française au moment où celle-ci cherche

à s'adjoindre le trône espagnol légué au duc d'Anjou, tout en se heurtant à l'alliance de La Haye. Ces quelques remarques liminaires suffisent à suggérer l'hétérogénéité du corpus du point de vue générique, politique et esthétique. Elles demandent, bien entendu, à être précisées, mais permettent de compliquer l'approche naïve que nous serions tenté de privilégier, fondée sur la supposition d'une cohérence formelle des textes, associée à une divergence politique: telle était

notamment la thèse soutenue, non sans quelque raison, nous y reviendrons, par Jean Lafond19• Ce

dernier voyait dans cet ensemble de textes un « sous-genre de la littérature historiographique » de

l'âge classiquéo. Une telle approche synthétique du corpus était donc essentiellement fondée sur des rapprochements formels (prose brève, imitation de Salluste) et soulignait la variété des enjeux

politiques impliqués par les textes en question.

n

s'agira, dans ce travail, d'affiner et de nuancer ce

jugement. En nous fondant sur les singularités des auteurs et leurs différentes manières de concevoir l'écriture de l'histoire, en privilégiant donc l'idiosyncrasie des textes même à travers leur mise en série, nous chercherons à montrer, à rebours, qu'on ne peut réellement parler, au sujet des récits de

conjuration, de genre ni même de « sous-genre », mais que, en dépit de parti pris politiques distincts,

ces textes mettent en jeu un rapport singulier de la fiction au politique. C'est là, en définitive, où nous semble devoir être cherchée l'homogénéité du corpus. Soulignons d'emblée que ce rapport de la fiction au politique, cette mise en fiction d'une optique politique, si l'on préfère, n'est en rien la défense d'un parti ou la glorification d'une entreprise princière ou nationale, mais plutôt l'expression, par le biais de la fiction, d'une préoccupation commune pour le destin de la chose publique telle qu'elle apparaît dans une lumière crue au contact de la révolte et de la guerre civile -le thème des conjurations servant donc de catalyseur dramatique pour l'expression d'une angoisse d'ordre politique. En bref, cette mise en fiction d'une optique politique se manifeste non par un ensemble d'allégeance politique, mais plutôt par l'adoption d'une esthétique particulière. Celle-ci

19 Voir infra, deuxième partie, ch. n, notamment p. 370-381.

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est construite sur un paradoxe qu'on peut présenter simplement de la manière suivante: cherchant à

la fois à louer et à blâmer, à faire peur et à rassurer, les récits de conjuration ne sont pas, comme on

pourrait le penser d'abord, des textes sulfureux prônant la révolte, mais ils tendent au contraire à

louer les bons princes et les bons sujets ; ils le font, paradoxalement, à travers la présentation

ambiguë des conjurés (héros en mal, admirables par leurs vertus certes mal employées) et le portrait de mauvais princes ou mauvais conseillers qui triomphent néanmoins de la révolte (Néron, Doria et le machiavélique Bedmar en sont quelques exemples). Ce faisant, les textes envisagés jouent sur le plaisir trouble que les lecteurs éprouvent à voir le chaos de la chose publique au bord de l'abîme, tout en sachant que, de la chute si pathétiquement représentée, ils sont eux-mêmes préservés, car vivant paisiblement sous l'égide d'un bon roi. De cette esthétique paradoxale fondée sur l'ambivalence du blâme et de l'éloge, les fruits sont doubles et c'est, semble-t-il, la raison pour laquelle elle a été si constamment cultivée par les auteurs du corpus: d'une part, les récits de conjuration incitent au loyalisme et au maintien de la paix civile en montrant à tous les sujets le

triste destin des révoltés; d'autre part, ils rappellent aux princes et aux conseillers à quels malheurs

ils exposent leur patrie et leur personne s'ils s'écartent du chemin de la vertu. Ce paradoxe esthétique et sa justification politique, ici sommairement résumés, nous semblent expliquer les aspects contradictoires des récits de conjuration et fédérer l'ensemble en question. Nous chercherons donc à en voir d'abord les développements aussi bien dans la pensée du temps que dans les pratiques politiques des contemporains, avant d'en apprécier les avatars dans les divers genres classiques de manière à mieux asseoir ensuite notre lecture du corpus restreint. Mais notre hypothèse de départ nécessite d'emblée quelques éclaircissements, sur lesquels nous nous arrêterons un moment avant de présenter plus en détailla démarche adoptée dans le cours de ce travail.

Il convient en effet de définir plus précisément ce que l'on peut entendre lorsque l'on parle d'attribuer un sens politique aux récits de conjuration, œuvres plus ou moins fictives qu'il semble, de prime abord, difficile de situer entre le pur délassement de l'esprit à l'occasion d'une histoire extraordinaire et la démonstration à gages, voire engagée, fruit de la commande ou de l'ambition curiale - voire, pire, entre le pamphlet larvé et la provocation ouverte à la révolte, comme on l'a souvent pensé, au sujet de Retz notamment. Quel que soit le résultat de cette combinatoire d'éléments politiques ou a-politiques, force est de constater que les récits de conjuration ont

nécessairement à se situer par rapport au pouvoir: leur titre même, qu'il soit compris comme une

bravade iconoclaste envers le pouvoir ou comme une étiquette publicitaire apte à susciter la curiosité

du lecteur, invite chaque fois à se poser la question du sens politique, de son usage polémique pour

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14 cas, comme nous l'avons souligné à travers la citation liminaire d'Anne d'Autriche, le simple fait d'imaginer ou de représenter la conjuration à l'âge de l'absolutisme revenait à braver un interdit. Que cela ait souvent eu lieu, comme en témoignent les faits historiques autant que les œuvres d'art, n'est pas pour nous étonner. Cependant, le sens des faits et les degrés divers de cet interdit s'expliquent assez bien par des solidarités nobiliaires, des conflits pour le partage de la faveur royale

ou des revendications économiques sur lesquels nous reviendrons21 ; en revanche, c'est la

signification des représentations contemporaines de ces mêmes faits qui pose souvent problème. Mise à part les œuvres qui participent directement et clairement de la propagande royale (comme ce fut le cas des épîtres, pamphlets ou récits divers relatant la conspiration de Biron ou de Cinq-Mars, par exemple), le lecteur est souvent en peine pour assigner un sens précis au récit de ces conjurations antiques ou renaissantes, qui secouent les pays voisins de la France, qu'il s'agisse des petites cités-États italiennes (Gênes, Naples, Venise), des provinces espagnoles (Portugal, Catalogne) ou de conspirations militaires comme celle de Wallenstein contre l'Empereur. De telles œuvres peuvent, bien entendu, être considérées comme des textes engagés au service de la politique étrangère de la France; mais la distance spatiale et temporelle peut tout autant servir d'alibi pour masquer une critique du tour absolutiste que prend la monarchie française. Ainsi, l'interprétation communément admise du texte de Saint-Réal s'oppose à celle, tout aussi commune, du texte de Retz - le premier pro-français et anti-espagnol, le second cachant une critique du ministériat. Pourtant, le texte de Saint-Réal, si anti-espagnol soit-il, n'est pas dépourvu de critique à l'encontre de l'absolutisme tyrannique (qu'il soit d'ailleurs masqué d'oripeaux monarchiques ou «républicains »). De même, il n'est pas certain que le texte de Retz porte une telle charge subversive à l'encontre de la monarchie absolue - témoin le projet politique (pour autant qu'on puisse le deviner précisément) de son héros conjuré, qui ne semble guère innover sur la forme du gouvernement, ramenant au contraire le type «républicain» du pouvoir en place à une principauté fondée sur l'autorité d'un seul. L'aspect parfois déroutant des ouvrages évoquant les conjurations tient donc à la coïncidence de postulations politiques apparemment opposées. C'est précisément ce feuilletage qui doit retenir d'abord notre attention car il semble au cœur des questions éthiques, politiques et esthétiques qui se posent aux lecteurs de récits de conjuration. Ce feuilletage prend le plus souvent la forme d'un paradoxe que nous avons déjà rapidement évoqué. Or, pour mieux comprendre la nature de ce paradoxe, il est essentiel de tâcher d'abord de décomposer les couches successives responsables de ce feuilletage;

en d'autres termes, il est important de distinguer entre diverses acceptions du politique, ou encore, si

l'on veut, entre divers niveaux d'interdit que les représentations de conjuration seraient amenées à

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transgresser ou à utiliser pour leur propres fins. On distinguera donc trois acceptions: thématique, polémique et politique, lesquelles formeront trois hypothèses successives pour lire les récits de conjuration et feront finalement apparaître les raisons pour lesquelles nous retenons la troisième hypothèse comme la plus efficace pour rendre compte du corpus.

Le premier type d'interdit, le plus évident et celui qui ne concerne en somme que la surface des textes, est lié au thème même de la conjuration: c'est celui dont parlait Anne d'Autriche selon Retz, celui qui concerne la censure ou l'autocensure que tout artiste devrait pratiquer eu égard au

choix des motifs d'une œuvre d'art en contexte absolutiste22• Cet interdit de surface et de police

semble bien affecter le corpus dans une certaine mesure, et touche parfois directement l'histoire éditoriale des œuvres étudiées. Le Noble, par exemple, prévoyait un ambitieux programme retraçant, en trois volets séparés, l'histoire des plus fameuses conspirations; si les deux premiers tomes

passèrent l'épreuve de la censure, le dernier n'obtint pas l'approbation du roi23. Pourtant, hormis

quelques littérateurs pratiquant des genres mineurs, qui firent le pari risqué de Le Noble, on peut dire, généralement parlant, que le phénomène d'autocensure dut en lui-même être suffisamment opérant pour expliquer l'absence quasi-totale de conjurations dans les grands genres sous Louis XIV - même au théâtre, où les conjurations continuent à faire quelques apparitions, on note un net recul par rapport au règne précédent où complots et conspirations fleurirent librement sur scène. Les réflexes liés à l'autocensure peuvent aussi expliquer la circulation longtemps uniquement manuscrite de certains textes, ceux de Sarasin et de Retz en particulier, le premier publié à la mort de l'auteur dans le recueil de ses œuvres complètes, le second publié anonymement presque un quart de siècle après sa rédaction. Pourtant, ce type d'interdit que nous dirions thématique ne permet pas de rendre

compte de l'essence des œuvres. li arrive même qu'il soit levé explicitement par une commande

officielle comme ce fut sans doute le cas pour La Conspiration de Valstein, ouvrage entrepris à

l'instigation des frères Du Puy pour appuyer les prétentions impériales du Roi, ou encore pour La

Conjuration de Venise, œuvre intéressée, suggérée à Saint-Réal pour plaire au ministre, auprès

duquel le Savoyard briguait un emploi. C'est que, dans ce type de compréhension du rapport de la

22 Cette autocensure commence bien entendu avec les représentations historiques elles-mêmes, et au sein des histoires

officielles. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant d'observer, avec Chantal Greil, le silence fait sur les conjurations par «ces grandes histoires de France célébrant les noces de la nation et de la dynastie régnante» : «si l'on s'en tient au seul exemple de Mézeray, ajoute-t-elle, il apparaît qu'au long des trois gros volumes in-folio de son Histoire de France, il n'est fait mention dans l'index, d'aucune conjuration, ni d'aucun complot» (Chantal Greil, «Le modèle antique dans l'imaginaire du complot en France au XVIIe siècle », Complots et conjurations dans l'Europe moderne, op. cit., p. 163-164). Yves-Marie Bercé souligne également que complots et conjurations, «bannis des annales officielles des nations, apparaissaient à peine dans l'historiographie, alors qu'ils ont à l'évidence fait partie des procédés de gouvernement et qu'ils ont certainement joué un rôle primordial dans la dynamique du pouvoir de l'Europe» (Yves-Marie Bercé, «Introduction », Complots et conjurations dans l'Europe moderne, op. cit., p. 2).

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16 fiction à la politique, la conjuration n'est guère qu'une topique, c'est-à-dire, en soi un objet neutre,

rhétorique plus que tout autre chose. Ainsi, lors de l'inventia, moment crucial pour le processus

créateur, la conjuration pouvait s'offrir aux romanciers et aux dramaturges parmi bien d'autres tapaï

qu'ils triaient en fonction des situations et des effets visés. En tant que thème, la conjuration est donc pratiquement dépolitisée. Première hypothèse de lecture, donc, la conjuration n'apparaîtrait dans les textes en question que comme topique, participant à l'élaboration d'un bel objet esthétique pour le plaisir du lecteur - un plaisir fait de crainte et d'horreur.

Cette hypothèse ne permet d'expliquer qu'une partie des récits de conjuration qui relèvent également de l'attitude inverse et autrement plus radicale, consistant à recharger la topique con juratoire de son sens politique. Échappant apparemment à la pratique purement récréative d'un thème, bien des textes du corpus mettent en évidence la présence scandaleuse d'un sens politique brisant l'interdit qui pèse sur les conjurations pour faire explicitement l'éloge de la révolte. C'est là entrer dans le domaine de la polémique. La conjuration comme polémique utilisera les techniques pamphlétaires de façon plus ou moins larvée pour faire la guerre au pouvoir, critiquer la mise en place de l'autoritarisme centralisé, éventuellement inciter à la révolte. On peut penser que le texte de Retz déjà évoqué représente sans doute le mieux une telle position, si l'on considère qu'il s'agit avant tout d'une charge contre Richelieu et de la dénonciation d'un pouvoir absolu qui fait fi de l'ancien principe monarchique, largement rêvé par la noblesse du temps, fondé sur la participation aristocratique à l'administration du royaume. C'est bien ce qui ressort de la peinture initiale de la situation où se trouve Gênes, languissant sous le pouvoir absolu des Doria:

[Fiesque] eût pu se promettre néanmoins que son mérite lui aurait ouvert le chemin de la gloire où il aspirait, en servant son pays, si l'extrême pouvoir de Jannetin Doria, dont nous avons déjà parlé, lui eût laissé quelque lieu d'y espérer de l'emploi; mais, comme il était trop grand par sa naissance et trop estimé par ses bonnes qualités pour ne donner pas de l'appréhension à celui qui voulait attirer à lui seul toute la réputation et les forces de la République, il voyait bien qu'il ne pouvait avoir de prétentions raisonnables en un lieu où son rival était presque le maître, parce qu'il est certain que tous ceux qui prennent de l'ombrage ne songent jamais aux intérêts de celui qui le donne que pour le

. 24 rumer .

Cette habile peinture de la situation politique de Fiesque peut rappeler en effet la situation sans issue de quelques familles nobles qui, en France et sous Louis XIII, avaient le malheur de n'être pas bien vues du ministre et ne pouvaient donc «espérer de l'emploi ». Plus encore, lorsque Retz écrit que « la maison de Doria tient le cœur de toute la noblesse abattu par une honteuse crainte, ou engagé

par un intérêt servile» 25, il semble faire une allusion transparente à ce que l'on a parfois nommé la

domestication de la noblesse à son époque. Ces phrases annoncent d'ailleurs lointainement la

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rhétorique politique que l'on retrouvera dans ses Mémoires, écrits près de trente ans plus tard.

L'argumentation du noble pris au piège d'un «tyran» qui l'exclut de sa clientèle impliquerait infine

un passage à la limite: au-delà de la simple critique, le texte engage à l'action - et ce n'est sans

doute pas la moindre vertu des nombreuses délibérations au discours direct dans La Conjuration de

Fiesque que de mobiliser un style oratoire et une rhétorique qui s'appliquent virtuellement à toute

situation similaire et semble interpeller le lecteur ici et maintenant. Face à la tyrannie génoise, décrite en termes anatomiques et médicaux, les «remèdes» ne sauraient donc être que violents. L'équation patiemment démontrée par Retz tend à imposer une conclusion: Fiesque n'a pas le choix de sa manière d'agir. Par sa naissance, sa vertu et cette tyrannie qui, non contente de l'éloigner du pouvoir, le considère comme suspect, Fiesque ne peut que se révolter et tâcher de libérer sa patrie ainsi que lui-même d'un joug insupportable. L'aspect aisément transposable de ce discours en constitue le caractère polémique et, en un sens, agressif pour le pouvoir; ce dernier, d'ailleurs ne s'y est pas trompé: ayant eu vent de l'ouvrage manuscrit, Richelieu qualifia Retz de «dangereux esprit» et sa famille poussa le jeune abbé de Gondi à un exil préventif26. De fait, le lecteur d'aujourd'hui peut être aussi sensible que Richelieu à l'aspect subversif d'un texte qui décline avec tant de passion les arguments en faveur de la révolte et détaille avec tant de précision les moyens d'action pour mener à bien une conjuration. Nul doute qu'en ce sens, représenter la conjuration, c'est précisément la prôner. Pour poursuivre avec l'exemple retzien, on peut dire en effet que non seulement son texte ne manque pas d'appels à la révolte, longuement orchestrés autour des délibérations des conjurés, mais qu'il fournit une présentation assez complète des méthodes de guerre et des ruses à employer pour mener à bien une telle entreprise. Pourtant, la plupart des textes qui détaillent également et avec autant de précisions ces procédés conjuratoires ne peuvent guère être interprétés comme des manuels de révolte. Bien souvent, en effet, l'aspect polémique des textes

sert la cause du pouvoir. C'est le cas par exemple de La Conjuration de Valstein, texte

originellement conçu pour appuyer les prétentions de Louis XIII outre-Rhin, au moment où le roi négocie secrètement avec le généralisme des armées impériales. Or, c'est parce que l'empereur révoque son général couvert de lauriers, c'est parce que l'État se prive des services d'un sujet méritant que la cour de Vienne apparaît sous les couleurs sombres d'une tyrannie incapable de

récompenser justement les services rendus. À la limite, on peut soutenir que Wallenstein se trouve

excusé, voire justifié. De même, dans le texte de Vertot, la mainmise espagnole sur le Portugal est

25 Ibid., p. 188.

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décrite sous le jour le plus noir, et d'une manière tout à fait semblable à la tyrannie des Doria chez Retz:

Les grands du royaume n'osoient paroître dans un éclat conforme à leur dignité, ni exiger tous les droits dus à leur rang, de peur d'exciter les soupçons des ministres Espagnols, dans un temps où il suffisoit d'être riche, ou considéré par sa naissance & par son mérite pour être suspect. La noblesse étoit comme reléguée dans ses maisons de campagnes; & le peuple étoit accablé d'impôts27•

Seulement, ici, à la différence du texte retzien, le ministre visé et tenu responsable n'est pas un ministre abhorré de l'intérieur, c'est le principal ennemi de la France, le comte-duc d'Olivarès. Cette différence est de taille puisque l'aspect polémique de l'évocation des conjurations se pare des connotations positives que lui confère son usage au profit de la polémique anti-espagnole dans le contexte de la guerre de Trente Ans, connotations qui trouvent un regain de sens dans un ouvrage publié au début de la guerre de la Ligue d'Augsbourg. De fait, si les conclusions de l'argumentation de Vertot sont les mêmes que celles de Retz, ce n'est pas contre un gouvernement naturel et légitime qu'elles s'appliquent mais contre la domination d'une cour étrangère, qu'il s'agit de chasser du

pays: « Les Portugais n'ayant plus rien à perdre, & ne pouvant espérer de fin ni d'adoucissement à

leurs misères que dans le changement de l'État, songèrent à s'affranchir d'une domination qui leur

avoit toujours paru injuste, & qui devenoit tyrannique & insupportable »28. Deuxième hypothèse

donc, la manipulation de la topique conjuratoire ne relèverait pas seulement d'une rhétorique visant la délectation du lecteur, mais serait bel et bien politique et destinée à justifier la révolte contre un pouvoir tyrannique: cet usage polémique de la conjuration a bien entendu divers degrés et des applications diverses, certaines vues comme agressives pour le pouvoir en place, d'autres au contraire appuyant les intérêts français à l'étranger.

Pourtant, au-delà même de ses différents usages, cet aspect des conjurations que nous avons

nommé polémique ne permet pas d'expliquer entièrement la mise en forme des textes étudiés, car il

existe une dimension plus fondamentale de l'évocation des conjurations ayant trait à l'essence même du pouvoir. Nous pouvons donc nommer cette dimension l'aspect proprement politique des récits de conjuration. En effet, une part importante de la littérature politique du temps se plaît à décrire le pouvoir lui-même comme originellement impur, toujours nécessairement subversif par rapport à un pouvoir antérieur; ainsi, on peut dire que la conjuration en tant que moyen de renverser et d'instaurer le pouvoir lui tend le miroir ironique de ses origines troubles. On se souvient, en ce sens,

des propos de Verrina dans La Conjuration de Fiesque; exhortant son maître à la révolte, il recourt

27 Vertot, La Conjuration de Portugal, op. cit., p. 42-43. 28 Ibid., p. 46.

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à deux fameux parallèles historiques à valeur d'exempla transposables (et aussitôt transposés) dans le présent:

Un misérable pirate qui s'amusait à prendre de petites barques du temps d'Alexandre passa pour un infâme voleur, et ce grand conquérant qui ravissait les royaumes entiers est encore honoré comme un héros, et, si l'on condamne Catilina comme un traître, l'on parle de César comme du plus grand homme qui ait jamais vécu. Enfin je n'aurais qu'à vous mettre devant les yeux tous les princes qui règnent aujourd'hui dans le monde, et à vous demander si ceux dont ils tiennent leurs couronnes ne furent pas des usurpateurs29•

Le mécanisme même de l'exemplum historique témoigne ici de la vigoureuse portée politique des récits de conjuration: si la conjuration, avant d'être le terme du pouvoir, en est aussi la source potentielle, représenter la conjuration, c'est, comme dans un miroir inversé, représenter génétiquement le pouvoir, montrer l'origine occulte et occultée d'un ordre établi qui voudrait bien

cultiver l'amnésie volontaire. Aller contre cette obscure injonction à l'oubli, c'est briser un interdit

essentiel et proprement politique. Certes souvent combiné avec les aspects thématique ou polémique que nous venons d'évoquer, la présence sous-jacente de cet interdit politique permet de rendre

compte à la fois des options esthétiques choisies par les auteurs de récits de conjuration et de l'effet

politique induit par cette esthétique. Telle est donc notre troisième hypothèse de lecture, celle que

nous avons favorisée comme la plus englobante et la plus apte à rendre compte de l'ensemble des

textes évoqués tout en combinant, à divers degrés, les autres hypothèses présentées plus haut.

Tâchons de la résumer ici à la lumière de ce qui précède: doublement inquiétante parce que la

menace vient à la fois du passé (l'origine du pouvoir) et de l'avenir (sa possible chute), la

représentation d'une conjuration doit, esthétiquement parlant, permettre à la fois une mise en récit

dramatique et une mise à distance dédramatisante ; leçon pour le prince, invitation à se réformer,

elle doit faire sentir les excès du pouvoir et faire craindre au prince ces révoltés qui seraient assez téméraires pour le renverser; mais, en soulignant pathétiquement l'inévitable échec des conjurés, elle doit simultanément confirmer le pouvoir en place dans sa légitimité et prôner l'obéissance en faisant comprendre que la révolte n'a jamais bonne issue et qu'elle est toujours châtiée de façon terrible. Certes, la concomitance de ces deux pôles de signification dans les textes étudiés n'est pas sans poser problème dans la mesure où une telle simultanéité peut sembler improbable dans sa manière de réunir les incompatibles. Aussi bien ne trouvera-t-on aucun équilibre parfait entre ces deux tensions, mais plutôt un jeu de forces antagonistes, en fonction duquel la portée épidictique et la portée démystificatrice des textes seront toujours inversement proportionnelles, générant une esthétique particulière, qui concilie les contraires dans un tout harmonieux en remplissant les

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fonctions de ces postulations contradictoires: susciter admiration et mépris, crainte et soulagement, révolte et apaisement.

Les trois hypothèses de lecture thématique, polémique et politique, que nous venons de présenter dans l'ordre de pertinence croissante par rapport à l'ensemble du corpus, vont donc nous

servir de fil directeur pour étudier la signification des textes en distinguant aussi précisément que

possible leurs différents aspects. Ce faisant, tout en cherchant à tracer les limites dans lesquelles chacune de ces hypothèses est pertinente, nous garderons à l'esprit qu'elles se combinent chaque fois de manière originale pour expliquer chaque récit dans son idiosyncrasie. De fait, le va-et-vient entre l'étude de la singularité des textes et la mise au jour de leurs caractéristiques communes constituera une tension constante dans notre étude. La progression de cette dernière sera fondée sur deux mouvements: le premier, surplombant, cherchera à présenter les conditions et les paradoxes de l'évocation des conjurations à l'âge classique; le second, plus détaillé, se concentrera précisément sur le corpus restreint des récits de conjuration que nous avons mis au jour. Sans nécessairement parler d'un rapport de tout à partie, la première section de cette étude constitue néanmoins un essai de reconstitution d'un contextes de faits, de modes de pensée et de représentations dans lequel prennent place les récits de conjuration et en dehors duquel il serait artificiel de les étudier. Nous avons donc tâché d'étendre l'enquête au contexte le plus large, seul susceptible d'éclairer l'étude des récits de conjuration.

Pour ce faire, nous avons donc scindé cette première partie en trois chapitres. Le premier, consacré aux mots et aux choses de la conjuration, tâchera, en guise de préliminaire, de débrouiller

l'écheveau lexicologique du XVIIe siècle (et d'aujourd'hui encore) qui obscurcit souvent notre

compréhension de ce qu'est une conjuration, puis se concentrera sur l'évolution des formes de contestation politique à l'âge classique afin de situer précisément les conjurations dans l'histoire des mentalités et des comportements politiques, histoire qui sera cruciale pour comprendre notre corpus. Le second chapitre sera consacré à la manière dont la littérature politique de l'époque pensait la conjuration. Après avoir rappelé quels sont les référents théoriques pour penser les divers visages de la révolte à l'âge classique, notamment les diverses étapes de la constitution du droit de résistance, nous montrerons que, malgré les apparences, trop souvent entérinées par la critique, on trouve chez

les penseurs du XVIIe siècle une réflexion sur les conjurations, même s'il s'agit d'une réflexion

oblique: la «sourdine» classique en la matière est trompeuse et l'objet qu'on tâche de faire disparaître, chargé de références à la pensée de la tyrannie et du tyrannicide, est .condamné de manière ambiguë, conserve une charge critique contre le mauvais prince et porte en soi une vertu fortement anxiogène liée à la hantise de la chute des grands empires - tous éléments auxquels les

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textes de notre corpus font écho. Mais avant d'aborder ces demies, il faudra pour finir les replacer

dans le cadre plus général de l'écriture de la conjuration au XVIIe siècle. Cette étape, qui constitue le

troisième chapitre de la première section, se révél~ra essentielle non seulement pour mieux

comprendre le fonctionnement générique des récits de conjuration qui empruntent à d'autres genres

limitrophes, mais aussi pour asseoir notre interprétation politique des textes. Ainsi seront tour à tour

envisagées les représentations de conjurations dans les pamphlets, l'histoire, la tragédie et les genres romanesques. Le chapitre se conclura sur les leçons qu'on peut tirer de la réécriture comique des conjurations, dernier avatar d'un discours épidictique ambigu, qui permettra de confirmer notre

lecture des textes. À toutes les étapes de cette première partie, tant du point de vue lexical

qu'historique, théorique ou politique, nous observerons diverses incarnations du même principe d'ambivalence à la fois politique et esthétique qui combine et varie les partis pris tantôt pour le prince, tantôt pour les conjurés: ce balancier constituera un des enseignements majeurs et un axe central de notre lecture.

Ce cadre général mis en place, nous nous concentrerons sur notre corpus dans la deuxième partie de ce travail, et notre premier but, avant même de l'envisager comme un tout constitué, sera de revenir sur la singularité de chaque texte. En ce sens, un premier chapitre sera consacré à expliquer la genèse et les conditions de publication des textes; nous tâcherons d'établir aussi précisément que possible les intentions de l'auteur, le sens de son travail historiographique, sa

manière de concevoir l'écriture de l'histoire et de se rattacher à divers genres existants. Dans cette

première étape, c'est l'homogénéité du corpus qui sera éprouvée et nuancée: étape essentielle non seulement pour saisir ce qui distingue les textes, mais pour établir les aspects qu'ils ont en commun. C'est sur cette base que l'on reviendra ensuite vers le corpus comme ensemble, en se demandant d'abord, dans un deuxième chapitre, dans quelle mesure il est possible de parler de genre ou de sous-genre du récit de conjuration. Pour ce faire, nous verrons comment les textes reproduisent une

partie des protocoles de l'histoire savante, mais aussi comment la fiction métamorphose à divers

degrés la matière historique qui sert de base à tous les textes étudiés. Faute de pouvoir parler de genre en raison de l'hétérogénéité des ouvrages, nous serons amené à rechercher la cohérence du corpus sur d'autres terrains, notamment celui de l'intentionnalité morale et politique. Cette conclusion fournira le lien avec le troisième chapitre de cette section qui posera la question du sens politique des récits de conjuration. Après avoir rappelé les ambiguïtés du jugement moral porté sur les conjurés, nous aboutirons finalement à privilégier une lecture des textes moins polémique que moraliste, et nous montrerons comment les récits de conjuration peuvent se lire comme autant

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22

finalement la morale la plus classique des manuels de cour et des miroirs des princes. Fort de cette enquête sur l'exemplarité paradoxale des textes, nous reviendrons, pour finir, sur l'esthétique qui la rend possible. Dans le quatrième et dernier chapitre, en effet, nous montrerons que l'héroïsation ambiguë du factieux et la dramatisation des récits en question, tout en concourant à un certain sublime des conjurations et au plaisir du texte, sont partie prenante d'un art de l'éloignement,

destiné à rassurer le lecteur après l'avoir fait trembler. Dans une sorte bien particulière d'éloge

paradoxal se dessine donc, en creux et à travers la noirceur des conjurations, un rêve d'âge d'or et

(24)

Première partie

Conjuration et

res literaria

à

l'âge classique.

(25)

INTRODUCTION.

Chapitre 1.

Les mots et les choses :

nommer la conjuration, conjurer

24

Cette première partie de notre étude souhaite reconstituer, bien entendu sans chercher

l'exhaustivité, le foisonnement des représentations littéraires des conjurations au XVIIe siècle, de

manière à constituer un cadre de référence par rapport auquel puisse prendre sens le corpus que nous venons de présenter. Pour ce faire, il a semblé nécessaire d'assortir cet aperçu littéraire d'une présentation des idées relatives aux conjurations, en s'appuyant sur l'histoire des idées politiques. Mais avant même d'en venir aux idées et aux représentations dans les deux derniers chapitres de

cette première partie, il a paru indispensable de s'attarder d'abord sur les mots et les choses:

nommer la conjuration, conjurer, voilà deux pratiques qui s'expliquent et s'éclairent l'une l'autre et

par lesquelles il semble de bonne méthode de débuter. Ce faisant, nous entrons d'emblée au cœur du

sujet et de ses ambiguïtés; en effet, si les mots, dans la règle des dictionnaires d'époque autant que dans les pratiques langagières des contemporains, ont encore souvent un sens flottant, c'est que les choses elles-mêmes apparaissent mal définies et peu discernables dans l'enchevêtrement des faits. Le flottement du lexique répond à l'opacité de l'histoire. Aussi ce premier chapitre ne prétendra pas

mettre de l'ordre là où les hommes du XVIIe siècle ne l'ont pas fait, mais, dans un dessein plus

modestement didactique, il faudra tâcher de s'entendre sur le lexique et sa signification, de même

que sur les tendances discernables à travers les faits de révolte; outre que cela semble nécessaire pour la clarté du propos, une telle mise au point est également justifiée par les données de l'histoire.

Car il serait vain de nier, in fine, que les mots ne construisent une optique implicite sur les faits,

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eux-mêmes ne sont pas si obscurs qu'ils n'admettent un certain nombre de structures et presque un rituel récurrent, faisant des conjurations quelque chose de bien défini dans les mentalités d'époque. Mais une fois les mots et les choses restitués à leur évidence, il faudra tâcher de rendre compte, précisément, des raisons qui obligèrent les contemporains à biaiser avec ces réalités. Ce faisant, nous serons amenés à découvrir un secret parallèle dans les pratiques langagières et politiques. En effet, si la conjuration semble si difficile à dire, c'est qu'elle apparaît étonnamment proche des pratiques du pouvoir qu'elle conteste; parallèlement, l'étude des structures de la conspiration nobiliaire, mais aussi des autres formes de contestations dans l'Ancienne France, révèle la parenté entre ceux qui gouvernent et ceux qui s'opposent au pouvoir. Ainsi, les structures de la contestation reproduisent en creux les structures du pouvoir et les mots de la révolte miment, comme en un miroir inversé, les mots du roi. Nous adopterons donc ici un plan simple, en nous appuyant d'abord sur la lexicologie pour comprendre les mots et leurs ambiguïtés, puis sur l'histoire des comportements et des pratiques politiques pour tâcher d'expliquer les formes et les évolutions des contestations politiques à l'âge classique.

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NOMMER LA CONJURATION: L'ECHEVEAU LEXICOLOGIQUE. Introduction.

«Notre mémoire des mots, écrit Alain Rey au début d'un bel ouvrage sur le mot révolution, est infime, par rapport à ce qu'ils ont véhiculé. Renouer les liens qui existèrent entre révolution et

hélice, entre se révolter et se vautrer est un fascinant jeu d'esprit [ ... ]. Mais le seul jeu historique du

signifiant démasque peut-être une obscure vérité »1 : or, en réalité, l'évolution des signifiants

démasque autant qu'elle masque cette vérité des choses dont parle Alain Rey; et le mot conjuration, qui a connu un destin diamétralement opposé à celui de révolution en dépit de leur commune vocation politique et de leur apparente proximité, semble pouvoir en témoigner. Ces évolutions antithétiques s'expliquent certes parce que conjuration n'a pas, comme révolution, une dimension profondément polysémique, mais aussi et surtout parce que son histoire est prise d'emblée -contrairement là encore à celle de révolution - dans le jeu des usages, des constructions et des

manipulations purement politiques2• Un tel constat nous fait prendre d'emblée la mesure du

1 Alain Rey,« Révolution ». Histoire d'un mot, Paris, Gallimard,« Bibliothèque des Histoires »,1989,376 p., p. 25.

2 Si le mot révolution est susceptible de traduire, comme le rappelle Alain Rey (op. cit., p. l3), des concepts aussi

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