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Le Desir dans Moira de Julien Green.

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Academic year: 2021

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AB S TRACT

A~thor's name: VICTOR TRAHAN Date: March 1973

Depar~~ent: FRENCH Degree sought: M.A. (McGill) Title of thesis: LE DESIR DANS MOÏRA DE JULIEN GREEN

Le roman le plus nettement autobiographique de Julien Green illustre le drame qui prend racine au coeur même de sa

vie personnelle et littéraire: le conflit extrême entre la réalité charnelle et la réalité métaphysique. Moira est le long cri de colère d'un homme partagé entre deux désirs d'une égale puissance et violence: le désir charnel et le désir spi-rituel. Joseph Day est à la fois désiré et désirant, obsédé et obsédant. C'est le désir qui le signale à l'attention, le dé-signe, découvre et constitue son étrangeté physique, morale et sociale. Le désir et le refus du désir jouent des rôles équi-valents. Refoulement du désir, métamorphose du désir, désir de dépassement de l'esprit: tel est le trajet suivi. L'intrigue

"ostensible" du roman est le meurtre de Moira, mais le drame réel est l'histoire secrète de Bruce Praileau, qui n'est que la transposition d'une rencontre qui a marqué, qui explique et dé-termine profondément la vie ainsi que toutes les oeuvres de Green: le Mark de Terre lointaine. Ainsi le charnel et le spi-rituel forment-ils un couple indissociable. Le désir et l'amour se réconcilient grâce à ce pacte nuptial.

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(English version)

Au thor 1 s name: VICTOR TRAHAN

Department: FRENCH

Date: March 1973

Degree sought: M.A. (McGill) Title of thesis: LE DESIR DANS MOÏRA DE JULIEN GREEN

Moira directly portrays the essential problem of Julien Greenls personal and literary life: the unattainable truce be-tween two irreconcilable opposites, the desires of the body and of the soul, the violent powers of the physical and spiritual reality. Joseph Day, the central character, is entirely under the influence of a destroying passion: carnal desire. It is desire which makes Joseph the centre of attention, since aIl the characters succornb to his undeniable and unusual charm. His religious fanaticism, his obsessive and lacerating sexual puri-tanism lead to his downfall and to the recognition of the folly of spiritual liberation and the power of the physical urge. He has to contend with temptation from two sources, Moira and Bruce Praileau, who both represent two aspects of an equally haunting desire, which in turn gives a subtle picture of the universal power of temptation. The events which lead Joseph to strangle Moira are serious enough in themselves, but the main subject of the novel is the relationship between Joseph and praileau. Terre lointaine provides the key to aIl of Greenls writings because the hidden story of each novel is a transposition of the real tragedy of desire: the meeting of Mark at the University of Virginia in 1921. Desire and love thus become reconcilable.

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i

LE DESIR DANS MOÏRA DE JULIEN GREEN

by

Victor Trahan

A thesis submitted to the

Faculty of Graduate Studies and Research McGill University

In partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language and Literatnre

March 1973

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Page

AVANT-PROPOS • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •• iv

Chapitre l - PRESENTATION • • • • • • • • • • • • • l

Chapitre II - LA NAISSANCE DE MOÏRA. 22

Chapitre III - VESTIGESDU "PAYS PERDU". • • • • • •• 39

Chapitre IV - L'ETRANGER, CET INCONNU. • • • • • • • 54

Chapitre V - LE MASQUE DU DESIR • • • • • ~ • • •• 65

Chapitre VI - LA REALITE DU DESIR • • • • • La sexualité et le désir

La "nostalgie de l'immobilité" Le miroir

La perversité tacite

79

Chapitre VII - LE DESIR REFOULE ET FRUSTRE. • • . 109 L'histoire secrète de praileau

L'imagination et le style

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Chapitre VIII - LE DESTIN • • • • • • • • • • Les signes avant-coureurs Le destin incarné L'adieu au bonheur L'ange et la bête La rançon du destin Page 129 Chapitre IX - CONCLUSION • • • • • • • • • • • • • • 161 BIBLIOGRAPHIE.

ûeuvres de Julien Green

Articles choisis de Julien Green Articles et études sur Moira Ouvrages consacrés à Julien Green Chapitres tirés d'ouvrages généraux Articles de revues

Divers ouvrages consultés

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"11 Y a en moi un fanatique mal assoupi que je tiens à ne pas réveiller Il •

Journal, 21 janvier 1932

"11 n'y a jamais eu que deux types d'humanité que j'aie vraiment bien compris, c'est le mystique et le débauché, parce que tous deux volent aux extrêmes et cherchent, l'un et l'autre à sa manière, l'absolu Il •

Journal, 30 décembre 1940

"11 n'y a pas de "via media" pour certains êtres. La paix, leur esprit la trouve à un extrême et leur corps à l'autre. Les voilà écartelés, faute du merveilleux équilïbre qu'ils ne réalisent jamais" •

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Moira est le roman le plus connu de Julien Green. Il constitue aussi la meilleure introduction à l'univers greenien. Malgré ses proportions somme toute assez modestes, ce livre oc-cupe une place privilégiée parmi les oeuvres du romancier, dans

la mesure où, plus nettement et plus efficacement que les romans antérieurs, il illustre le drame qui est au centre même des pré-occupations de l'homme et de l'écrivain: le conflit extrême en-tre la réalité charnelle et la réalité métaphysique.

Pendant longtemps, on n'a vu en Green qu'un romancier "visionnaire". Si l'on se reporte à Mont-Cinère, Adrienne Mesurat et Le Visionnaire, il est bien évident que Green avait surtout mis en valeur les aspects psychologique et surnaturel du fantastique, car il se meut à son aise dans l'atmosphère presque insoutenable du délire onirique, du cauchemar et de l'hallucina-tion. Le fantastique s'avérait alors le seul moyen d'évoquer les réalités surnaturelles. Terminé en 1950, Moira marque une nouvelle recherche d'expression, qui correspond étroitement à

une prise de conscience. On observe à ce moment un certain flottement dans la production littéraire de Green: la tendance à l'autobiographie se manifeste de plus en plus. Si, chronolo-giquement; les oeuvres de Green présentent un dépouillement

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Pamphl:t contre les catholiques de France à Ce qui reste de jour, le romancier ne cesse de reprendre le même thème: la coexistence d'un corps jamais assouvi et d'une fuLle également insatiable. Aussi ne faudrait-il pas diviser trop rapidement les productions de Green en oeuvres intimes et en oeuvres de fiction, mais y voir plutôt différentes façons de scruter le même problème. Moira à cet égard est nettement le roman le plus autobiographique, car Green puise consciemment dans ses souvenirs de l'Université de Virginie. Toutefois, ce serait simplifier la vérité que de chercher dans l'autobiographie même qu'est Terre

lointaine, l'explication du roman, et de faire servir, récipro-quement, Moira à la recherche des sources autobiographiques. Les correspondances entre les oeuvres intimes et les oeuvres d'imagi-nation sont souvent très révélatrices, mais elles peuvent égale-ment fausser toute perspective. Peu d'oeuvres vivent autant en elles-mêmes que celles de Green. Peu d'oeuvres néanmoins ren-voient autant à leur créateur.

Le cas de Green est assez exceptionnel. Le Journal révèle que le praileau de Moira a son origine dans la réalité, mais le simple fait de révéler cette origine ne peut expliquer le fond du roman. Ce serait dépoétiser les créations romanesques de Green que de prétendre les remplacer par les renseignements

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qu'apportent le Journal et l'autobiographie. Le Journal en somme constitue le vrai roman de Green, tout comme ses romans sont, dans une certaine mesure, son véritable journal. L'oeuvre créatrice de Green, comme toute oeuvre d'art, est un carrefour. Il appartient au lecteur de tracer la route qui y mène.

La route la plus sûre nous paraît être le désir. Julien Green a une certaine réputation d'auteur "spirituel". Le noyau de l'oeuvre de Green, il est vrai, est essentiellement religieux, ce qui n'est guère apparent à la première lecture de Moira, du moins pour le lecteur non averti, qui pourrait ne voir en Moira qu'un drame charnel assez commun, qu'il résumerait en quelques lignes: un jeune protestant déséquilibré et obsédé par le désir, se livre à la police après avoir étranglé la femme qui l'a fait succomber. Le fait que Green a ressenti le besoin de faire de nombreuses mises en garde dans son Journal à propos d'une inter-prétation trop superficielle de son drame, atteste que le secret de l'auteur est plus profond et mieux caché que ne peut le lais-ser suppolais-ser une premiè~e lecture. Le désir érotique masque un autre désir parallèle, aussi intense et violent: l~ désir spi-rituel. De par son tempérament, son caractère et son éducation, Joseph Day, le héros de Moira, est un violent, un déséquilibré et un puritain. Une rencontre fortuite lui fera découvrir qu'il est tout désir et toute passion. Ainsi passera-t-il de

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blement, au-delà duquel il découvrira une solitude encore plus profonde. L'indifférence d'autrui renforce non pas les convic-tions religieuses, mais le désir de les faire partager. C'est ce qui explique toute la difficulté de vivre selon la foi et qui crée un conflit intérieur violent et insoluble. Aussi comprend-on pourquoi la solitude et ses obsessions importent beaucoup plus que le meurtre, symbole du refus de l'autre,

ainsi que du témoignage de la libération impossible.

Le cas de Joseph Day nous fait également comprendre le sens profond du Pamphlet contre les catholiques de France qui, comme tout premier livre, a valeur de clef, car le romancier s'y livre à l'avance tout entier:

Si jamais une autobiographie est sortie de mes mains, c'est bien ce petit livre. J'étais fu-rieux de découvrir que je n'étais pas un saint. Trop de choses bouillonnaient en moi, trop de désirs dont la violence m'alarmait. l

Analyser conjointement et dans son approfondissement même, le désir charnel et le désir spirituel, constitue donc, selon nous, la meilleure manière de saisir l'essence véritable de l'univers greenien. A cet égard, il semble que la critique ait plutôt mal servi les oeuvres de Green en se bornant à des

1. Oeuvres Compl~tes. Torne l. Pléiade, p. 1229.

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études techniques et thématiques qui n'apportent guère plus que n'apporterait une lecture plus attentive des oeuvres. De l'uni-vers de Green, on donnera des images différentes, en insistant, à juste titre, sur l'atmosphère religieuse, les thèmes cons-tants et les images, mais il nous a paru plus fructueux de

saisir l'oeuvre dans ses racines mêmes. "Mille chemins ouverts" s'ouvrent qui mènent de l'oeuvre à l'homme. Aussi n'établirons-nous pas un bilan des études sur Green. Nous ne signalerons que celles qui tracent de nouveaux chemins, mais essentiels.

Pour l'étude de l'ensemble de l'oeuvre, nous nous sommes reporté à quatre ouvrages d'une qualité indiscutable. Jacques Petit, à l'heure actuelle, est sans contredit le meilleur exégète de Green. A partir des documents fournis par Terre lointaine, plus précisément, l'intervention de Mark dans la vie de Green à l'Université de Virginie, Jacques petit, dans Julien Green,

"l'homme qui venait d'ailleurs", paru en 1969, explore--le mot est exact--ce qui constitue le schéma fondamental du roman greenien: le "mythe" de l'étranger. Il s'agit moins d'une ana-lyse "clinique" que d'un "déchiffrage" progressif et raisonné, au sens même où un virtuose découvre une partition, tout en l'approfondissant au jour le jour. Au lieu de souligner les thèmes constants que personne n'ignore plus, il s'est proposé de trouver les clefs, de sonder le "mythe" qui sous-tend et

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ment. Il ne s'agit pas d'une analyse des oeuvres, à proprement parler. La "lecture" à laquelle il nous convie, comme toute

lecture, est partielle et sans doute partiale, mais il aboutit à une conclusion que peu de critiques ont soulignée: les oeu-vres de Green échappent toujours à l'explication.

La deuxième étude que Petit a consacrée au romancier a paru en 1972; elle porte sur la "religion" de Green. Le char-nel et le spirituel--et c'est ce qui est vraiment nouveau--sont toujours analysés conjointement, sur un même pied d'égalité.

Le li~re de Jean Sémolué, Julien Green ou l'obsession du mal, bien qu'il date de 1964, complète admirablement les deux ouvrages de Jacques Petit. Tout en respectant l'étroite liaison entre la chair et l'esprit chez Green, Sémolué a poursuivi une remarquable analyse de la "névrose" du romancier. Souci du dé-tail, richesse de l'information, grande décence et objectivité: telles sont les qualités qui distinguent cet ouvrage pénétrant et lucide.

Les travaux de Jacques Petit et de Jean Sémolué éclai-rent singulièrement les analyses plus spécialisées contenues dans Configuration Critigue de Julien Green, numéro spécial de la Revue des Lettres modernes. Peter Hoy tente de cerner de près le processus de la création littéraire, en analysant la

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nature et la fonction particulière des images crépusculaires et eidétiques qui président à la genèse des romans. Brian Fitch fait ressortir la structure interne des différentes dimensions de l'univers romanesque en ana:ysant les concepts de temps, d'espace et d'immobilité.

Pour comprendre Green, il faut donc sonder l'ensemble avant même d;aborder le particulier. Quant au roman Moira, outre les analyses que nous avons signalées, la seule critique "équi-librée", d'une lucidité incisive, reste celle d'André Blanchet. Green lui-même en a d'ailleurs fait les plus grands éloges.

Pour le désir en général, nous renvoyons en particulier au traité de François Chirpaz, intitulé Le corps, ainsi qu1aux études d'Emmanuel Lévinas et de Guy Hocquenghem.

Il est bien évident qu'il eüt été impossible et illogi-que de plonger de plein pied dans l'étude de Moira. Le plan illogi-que nous avons tracé épouse l'évolution du roman depuis sa genèse même. Dans les deux premières parties, il s'agira de déterminer plus précisément l'étroite relation qui s'établit entre le ro-mancier et ses oeuvres, ce qui nous conduira tout naturellement,

à l'acte même de la création littéraire. Nous pourrons ensuite expliciter les "vestiges" du puritanisme de Green, qui explique en partie le comportement éventuel de Joseph Day, et qui nous fait mieux saisir un des doubles aspects du phénomène de

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cinquième chapitre, llessentiel portera sur le désir. Les rava-ges qulentraîne une éducation puritaine se manifestent dans le chassé-croisé qui slopère entre deux désirs dlune égale vio-lence. Peu à peu Joseph Day se dépouillera de son masque. Le fanatisme orgueilleux et naif qulil déploie, cache un désir charnel très réel qui devient de plus en plus impérieux, vio-lent et évident. Il se crée alors un climat de perversité

tacite. Le désir se précise graduellement. La passion slallume et. sléteint: tout nlest qulélan et recul chez Joseph. Il y a Bruce praileau et il y a Moira: ils représentent deux aspects dlun même désir refoulé et frustré. Joseph Day slachemine pro-gressivement vers son destin qulincarnera Moira. Dans le der-nier chapitre, nous dégagerons les conclusions qui slimposent, en insistant particulièrement sur le rôle de Mark dans la vie et lloeuvre de Julien Green.

Llordre des chapitres représente ainsi une progression bien déterminée, en partant de llacte créateur pour passer logi-quement à llanalyse de la création même, et aboutir au problème de l 1 engagement de llécrivain, tout en dégageant les lignes de

force qui relient le romancier à ses oeuvres.

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CHAPITRE l PRESENTATION

"Si l'on savait ce qu'il y a au fond de mes romans. Quel chaos de désirs cachent ces pages soi-gneusement écrites".

Journal, 18 septembre 1928

"Le désir est la source impure d'où lion tire parfois des romans sombres et poétiques, et si l'on essaie de purifier la source, plus de romans".

Jo~rnal, 15 juillet 1946

" ( ••• ) ,Je crois que chacun d'eux est à lui seul un chapitre d'un grand livre que je n'aurai jamais fini d'écrire. Si l'on veut me juger, il faut me juger sur l'en-semblell

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2

Avant de tenter de cerner le cheminement du désir dans Moira, il importe de faire certaines constatations et précisions afin de donner à ce récit dépouillé son véritable poids et sa véritable substance et aussi pour mieux saisir l'évolution et les mouvements d'un roman ~li nous fait pénétrer au coeur même de l'oeuvre greenienne. Moira constitue l'aboutissement de cin-quante années d'un long et pénible itinéraire spirituel, de

vingt-cinq années de création romanesque. Oeuvre de la maturité,

l

ce livre "ex imo" demeure l'oeuvre d'un écrivain admirablement maître de ses moyens et peut donc passer pour une "somme".

Green lui-même, en écrivant ce roman qu'il a tenté de réduire "à sa plus simple expression",2 a d'ailleurs fort bien prévu les risques d'une telle entreprise. Le lecteur non averti n'y verra qu'une intrigue claire, simple, nettement construite, un récit sans ombres, sans clair-obscur. Moira est en effet un

1. Journal, 6 janvier 1950: cette indication renvoie aux sept volumes de l'édition courante, chez Plon.

L'indication Journal, suivie d'un numéro de page, renvoie à l'édition en un volume, également chez Plon.

Les éditions successives du Journal sont complémentaires en ce sens qu'elles contiennent des inédits et des correc-tions de détails,tout en omettant des textes publiés dan~ les volumes de l'édition courante. Il est donc impossible d'adopter un système uniforme de référence.

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3

véritable piège pour celui qui aborde par lui lloeuvre de Green et qui risque dly voir uniquement un problème moral. Ce problème moral ne constitue qulun des aspects du drame et nlest certes pas le plus important.

Certaines pages du Journal sont très catégoriques à cet égard. Green sait que ce "long cri de colère contre llinstinct"l ne sera pas entièrement compris des lecteurs qui ne connaissent pas ses oeuvres antérieures. "On y verra un livre charnel.

2

Certains nly verront que cela". Pourtant "la foi est cause du

3

conflit" et clest par elle uniquement, et non la morale, que le drame peut slexpliquer. Cette dernière réserve est sans doute la plus inquiétante:

Je crains que certains nly voient qulun livre sensuel, ne comprennent pas llangoisse qui sly trouve presque à chaque page.4

Tout le roman tire son sens de "la nostalgie de llabsolu,,5 que ressent intensément Joseph Day, personnage central du récit. SIen tenir au récit seul, sans se rendre compte de la place pré-pondérante qulil occupe dans llunivers romanesque de Green, ne

1. Journal, p. 881. 2. Ibid., p. 893. 3 • Ibid., p. 881. 4. Ibid., p. 900. 5. Ibid., p. 901.

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pas chercher au-delà des apparences, voilà bien qui risque d'é-garer le lecteur avant tout soucieux de sincérité et d'honnê-te té ind'honnê-tellectuelle.

D'après ce que nous venons d'indiquer, la première cons-tatation qui s'impose est bien qu'il existe une sorte de causa-lité réciproque entre la vie et la création artistique de Julien Green, ce qui est tout à fait naturel et logique, car toute oeuvre est quête de soi. Green conçoit tous ses écrits conwe

l

"les étapes d'un long voyage intérieur", une "descente dans le

2

royaume des ténèbres". L'oeuvre de Green est un triptyque:

b ' h' 3 d '

oeuvre romanesque, oeuvre auto lograp lque, oeuvre ramatlque. Cet univers constitue un tout cohérent. Ainsi le jugement de Ga~tan picon sur l'oeuvre de Bernanos s'appliquerait-il égale-ment à celle de Green:

Il ne laisse pas un chef-d'oeuvre clos, se suffisant à lui-même, frappant les autres oeuvres d'inutilité; bien au contraire, la puissance de chacune d'elles vient de sa parti-cipation à un univers d'ensemble à la fois quotidien et visionnaire. 4

1. Journal, p. 669. Cf. Mille chemins ouverts, p. 179. 2. Ce gui reste de jour, p. 86.

3. Partir avant le jour, 1963, Mille chemins ouverts, 1964, Terre lointaine, 1966, seront désignés collectivement par le terme "l'autobiographie".

4. Ga~tan Picon, Georges Bernanos. Robert Marin, Coll. "Les hommes et les oeuvres", 1948, pp. 17-18.

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5

Pour connaître Green, le lecteur ne doit donc pas choisir entre les romans et le Journal ou l'autobiographie, mais bien passer, comme nous le conseille aussi André Blanchet, des personnages de Green à sa personne, par une perpétuelle oscillation entre

1

les deux.

Les personnages des romans de Green sont presque tous affectés d'un dédoublement de la personnalité. Ils sont

tou-jours doublés par leur ombre. De même, dans sa vie person-nelle, Julien Green est double. Deux hommes existent en lui: celui qui écrit des romans et l'autre qui tient un journal. Il faut se rappeler que Green n'a pas encore publié son journal intégral, plus indiscret que les "lambeaux" qu'il a livrés au public. Il semble y avoir en Green un certain conflit entre son désir de connaissance et son besoin de mystère. Ce qui étonne surtout, c'est que Green ne semble jamais parvenir à la connaissance de soi, même à travers sa création romanesque.

S'il ne peut ou ne veut y parvenir, c'est sans doute parce que cette part de mystère est essentielle à son activité créatrice. Il a souvent affirmé d'ailleurs que tous ses livres étaient

2

sortis de ses rêves, de sorte que c'est "l'inconscient qui parle".

1. André Blanchet, La littérature et le s:eirituel. Torne II. Paris, Aubier, 1960, pp. 148-149.

2. Ce ~i reste de jour.i p. 26i cf. également pp. 39, 327, 353.

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Le rêve, Nerval l'a bien senti, est une seconde vie. Green assiste à la création de ses oeuvres où il se reconnaît, mais

à son insu. Il regarde pour ainsi dire son double écrire des romans et de son côté, il écrit son journal. L'oeuvre qui est sortie de son imagination créatrice est comme une extra-polation de lui-même qui lui échappe. Il llaffirme très clairement dans Ce gui reste de jour, le tome du Journal qui vient de paraître tout récemment:

Il Y a en moi, je le vois bien, quelqu'un que je ne connais pas, qui dicte des livres à celui qui les écrit et qui est moi-même. Cet autre moi ne peut s'exprimer que si je me mets

à ma table pour écrire un roman. ( ••• ) Est-ce aussi moi-même? ( ••• ) Est-ce un moi plus profond qui fait partie du moi conscient? Est-ce un double? Il sait des choses que je ne sais pas. l

2

"Mon vrai journal", a-t-il avoué, "est dans mes romans". Les romans semblent nourrir ce que délaisse le Journal; celui-ci se déroule pour ainsi dire à la surface de l'être. 3 Il dit la vérité à sa manière, à la manière d'un négatif où l'ombre rem-place la lumière qu'il devrait y avoir:

1. Ce gui reste de jour, pp. 245-246. Cf. Vers l'invisible,

p. 76.

2. Journal, p. 736; cf. aussi pp. 462, 660.

3. "Le journal que je tiens trompe un peu ma faim": Ce gui reste de jour, p. 275. Cf. Figaro Littéraire, nO 1290, février 1971, p. 23.

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Si l'on pouvait dater chaque page d'un roman et la confronter avec la page correspondante du journal de l'auteur, on obtiendrait parfois, quelque chose de comparable à une photographie accompagnée de son négatif; j'entends par là que la vérité littérale apparaîtrait dans le roman, non dans le journal ( ••• ) parce que le journal est le roman du romancier. l

Le monde n'est jamais apparu à Green comme quelque chose de réel et de vrai.2 Le journal qu'il tient au jour le jour lui est une preuve tangible, une confirmation de l'existence du monde extérieur, un témoignage sur ce temps qui s'écoule et qui régit sa vie. Green s'oblige à faire en quelque sorte acte de présence afin de "domestiquer le réel".3 Cette crainte de figer la vie en la fixant, cet éternel désir d'emprisonner l'instant qui passe, revêt chez lui tous les caractères d'un exercice religieux.

"Je suis meilleur ou pire que je ne liai donné à en-tendre, mais j'ai toujours voulu être vrai". Toutefois, "être vrai est une chose, et être exact en est une autre".4

o

1. "Pages de Journal, 1948", La Table Ronde, n 16, avril 1949, p.598. Ce passage n'a pas été recueilli en volume. Cf. aussi Ce qui reste de jour, p. 273.

2. Cf. Ce qui reste de jour, pp. 288, 292, 307.

3. Peter Hoy, "Images crépusculaires et eidétiques chez Julien Green", dans Configuration critique de Julien Green. Minard, Revue des Lettres modernes, 1966,' p. 37.

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L'autobiographie constitue donc cette tentative d'être à la fois vrai mais exact. D'une certaine manière, on peut dire que l'autobiographie a été écrite pour rompre ce silence atté-nué par les romans et le Journal. Si l'oeuvre de Green justi-fie le Journal et l'anime, les trois tomes de son autobiographie, plus satisfaisants à bien des égards, complètent le Journal et donnent ainsi plus de substance et de poids à la partie auto-biographique de l'oeuvre qui s'inscrit sur deux registres.

Bien que la tendance à l'autobiographie se manifeste dans toute son oeuvre, il faudrait noter que cet élément prend une importance de plus en plus marquée dans la création

romanes-l

que de Green. Ses romans, ainsi que l'a remarqué Roger

Duhamel, "marquent moins une évolution qu'une tentative jamais lassée d'approfondissement".2 De l'aveu même de l'auteur, Moira est le roman le plus directement autobiographique:

Je crois que ce qui me pousse dans ce livre, c'est que le drame intérieur de Joseph est aussi le mien avec toutes les transpositions néces-saires. 3

"Joseph Day, c'est moi", dit aussi le Journal et c'est bien Green, en partie du moins, jusqu'au crime excepté. Il y avait

1. Cf. Ce gui reste de jour, pp. 65, 79, 86, 195, 218, 230. 2. Roger Duhamel, "L'univers pathétique de Julien Green", dans

L'Action nationale, vol. 61, novembre 1971; p. 81. 3. Journal, p. 765; cf. aussi p. 758.

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en Julien Green un homme qui écrivait des romans et un autre qui tenait un journal. Ce double jeu semble avoir cessé. Il n'y a plus qu'un homme qui s'avoue. Pour s'avouer, il devait toutefois se reconnaître. Green a la nette impression d'avoir "crevé une digue par laquelle passe le flot de l'autobiogra-phiell

• l

Le troisième volume de l'autobiographie, Terre

loin-taine, ne nous laisse aucun doute sur les sources de Moira. Ainsi Moira prend-il sa véritable signification à la lecture parallèle de Terre lointaine et du Journal de 1948. L'autobiographie indi-que les sources du roman--souvenirs des trois années passées à

l'Université de Virginie à Charlottesville--le Journal nous ré-vèle comment une violente crise religieuse a provoqué cette re-surgence du passé et a ainsi permis la cristallisation romanesque:

En retrouvant le récit de ce qui s'est passé en 1948, j'ai éprouvé un sentiment d'horreur. Il est vrai que Moira est sortie de là et que si j'avais persévéré dans la voie que je m'étais tracée, l'artiste eût sans doute péri ( ••• ). Se peut-il que l'artiste ne puisse vivre que dans le péché? Que la vie chrétienne le tue?2

Cela ne veut aucunement dire que Moira soit une autobio-graphie camouflée. Certes, il serait facile, voire même

1. Ce gui reste de jour, p. 76. 2. Journal, 2 janvier 1951.

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dangereux et illogique, d'attribuer à Green tout ce que disent ou vivent les personnages du roman. Aucun d'eux toutefois qui

ne lui ressemble quelque peu:

Moira n'est que la transposition d'un fait réel avec toutes les exagérations néces-saires .1

Le sens de la crise qui a donné naissance au roman est à la fois religieux et littéraire. Ecrire est une complicité entre le ro-mancier et ses créatures; bien plus qu'une complicité, il s'a-git, selon Green, d'une identification absolue:

( ••• ) Lutter contre soi-même, contre l'ins-tinct charnel, paralyse l'imagination du romancier ( .•• ). La source du roman est im-pure.2

Les hommes tranquilles et les saints, poursuit-il, peuvent difficilement écrire un roman. En novembre 1949, Green notait dans son Journal: "Ce qu'il y a d'autobiographique dans mon li-vre, c'est la psychologie". Il nous fait comprendre qu'il est à la fois "tous les personnages" de ses romans, dans une cer-taine mesure. Au regard de l'imagination créatrice qu'elle sup-pose, l'oeuvre romanesque de Green ne nous donne pas vraiment une image de ce qu'il est, mais surtout de ce qu'il aurait pu

1. Vers l'invisible, p. 17.

2. Journal, p. 708; cf. aussi p. 711; Ce gui reste de jour, pp. Ill, 342.

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être, s'il ne s'était pas fait violence. Ses personnages, aussi étranges qu'ils puissent paraître, sont les reflets de ses pro-pres angoisses. La structure psychique de l'auteur est comprise à l'intérieur de sa propre création et se définit par les mêmes coordonnées. Green n'écrit pas uniquement pour se raconter: il écrit avant tout pour se comprendre, pour dire sa vérité qu'il possède bien imparfaitement au moment même où il écrit. C'est à travers ses pièces et ses romans qu'il découvre ce qui se passe en lui: "( ..• ) j'étais un miroir grossissant de ma

vé-. ~. ~. " l

rlte lnterleure •

Il n'est pas dans la logique de cet exposé de retrouver méthodiquement dans Moira tous les thèmes et toutes les structu-res provenant de romans antérieurs. Cependant, si nous poursui-vions cette recherche, nous nous apercevrions que les destins de tous ses personnages s'entrecroisent. Tous les épisodes de Moira rappellent d'autres oeuvres et s'enrichissent de résonan-ces très particulières.2 C'est bien la preuve que l'auteur cher-che la vérité profonde de la condition humaine, cher-chercher-che la manière dont s'agencent les différentes dimensions de l'être

1. Vers l'invisible, p. 263.

2. Cf. Jacques Petit, Julien Green, "l'homme qui venait

d'ailleurs". Desclée de Brouwer, 1972, p. 239, et passim; Antoine Forgaro, L'existence dans les romans de Julien Green. Rome, Signorelli, 1954, p. 20.

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humain. Il faut donc superposer les trois portraits que nous livrent le Journal et l'autobiographie, les pièces et les ro-mans, afin de ne pas fausser l'explication de ce récit, réduit, si lion peut dire, aux seuls temps forts, quitte à faire les rapprochements nécessaires quand ils s'imposeront.

La deuxième constatation qui s'impose découle tout logi-quement de la première que nous avons établie. Joseph Day, ce personnage si semblable à Green et pourtant si distinct de lui, déclarera: "La grande affaire de ma vie, Cl est la religion".l Clest donc "l'autobiographiell religieuse de Green qui fournit au lecteur le fil directeur le plus sür à travers S0n oeuvre

2

romanesque. Elevé dans un milieu fortement marqué par le pro-testantisme, clest à l'âge de quinze ans que Julien Green a opté pour le catholicisme dont il ressentira le poids toute sa vie durant. Il a abjuré le protestantisme à l'âge de seize ans, à l'âge où, selon Green, "tout trouvait en (lui) un retentisse-ment hors de toute proportion avec la réalité".3 Le jeune Julien se croyait promis au sacerdoce jusqu'à 1919, mais il se voit fermer la route de l'ascension par la découverte d'une

1. Moira. Plon, 1972, p. 126.

2. Clest Green lui-même qui le note: cf. Ce qui reste de jour, p. 65; Journal, 29 octobre 1949.

(27)

13

sensualité dévorante, aux multiples sortilèges. Son Pamphlet contre les catholiques de France, écrit en 1924, annonce déjà son abandon du christianisme en octobre 1928. Une autre tenta-tive le conduit vers la philosophie hindoue et il commence Varouna, que lui inspirent l'Inde et la métempsycose. C'est à

travers ce récit que nous découvrons le mieux l'évolution inté-rieure qui le mènera directement à la conversion amorcée en novembre 1934 et plus ou moins définitive en avril 1939. En juin 1948, "la religion ne fournissait ( ••• )

Moira est né de cette crise religieuse.

l

aucun secours".

"Tout ce que j'écris procède en ligne droite de mon

en-2

fance" , notait-il lui-même il y a 40 ans, c'est-à-dire, au début de sa carrière littéraire. Il vit le jour à Paris le 6

septembre 1900, même si ses parents sont typiquement Américains. Son père est un industriel de l?- Virginie. Avant de se conver-tir au catholicisme, secrètement d'ailleurs, il était nominale-ment presbytérien, mais ne pratiquait guère. Sa mère est origi-naire de Savannah, en Géorgie. Elle appartient à l'église épiscopalienne (anglicane), très proche du catholicisme. Plus qu'Américain, Julien Green est même Sudiste. Ainsi Moira et plusieurs de ses romans demeureront-ils inaccessibles à ceux qui

1. Moira, p. 174.

(28)

ignorent les attaches et les origines très marquées de Green avec les Etats-Unis. l

C'est en parcourant l'autobiographie et particulière-ment Partir avant le jour que l'on se rend compte de l'influence néfaste de la mère sur un enfant pour qui ilIa religion était

vraie et vraie au point que le monde en était frappé d:une sorte d'irréalitéll

• 2

Il découvre bientôt autour de lui cette ébriété charnelle qui se manifeste de diverses manières. Som-meillante d'abord, elle s'éveille peu à peu en lui. Sa réti-cence morbide à l'égard du domaine sexuel s'explique sans doute par ce côté anglo-saxon de sa formation. Il s'est produ;.t une sorte de croisement entre ses origines et son éducation. Moira est le livre d'un catholique, mais c'est un roman qui se déroule dans un milieu protestant, et protestant américain. S'agit-il

d'une satire du puritanisme? Nous serions portés à croire qu'il s'agit plutôt de la tragédie du puritanisme:

( ••• ) je voulais dépasser les frontières con-fessionnelles et atteindre le puritanisme de quelque religion qu'il fût, le puritanisme catholique comme les autres. 3

1. Cf. Ce gui reste de jour, p. 350.

2. Partir avant le jour, p. 127; cf. aussi pp. 22, 23, 76, 89-90, 231 i Moira, p. 144.

(29)

15

Jamais Green ne juge son héros, jamais même il ne cherche à l 'ex-pliquer. "Je n'ai rien expliqué", a-t-il déclaré, "de ce que Joseph ne comprenait pas lui-même".l Il sent très bien que des explications psychologiques seraient tout à fait inutiles: "le

2

geste doit révéler ce qu'il y a au fond de l'~e". Cette tech-nique d'ailleurs fait mieux ressortir le véritable drame de Moira, cette longue série d'affrontements d'un solitaire avec

autrui.

Ainsi, Julien Green, avec un art des nuances subtil et incomparable, réussit-il à fixer les deux courants qui se par-tagent sa vie: le courant spirituel nourri de l'Ecriture et baigné de la présence de Dieu; le courant sensuel, parfois am-bigu, qui marque les rapports d'un homme avec autrui. Tout l'art de Green consiste à nous sensibiliser, à nous faire saisir l'étrangeté et la profondeur des correspondances secrètes et perpétuelles qui existent entre le monde visib:e et le monde ex-térieur. Les événements de la vie deviennent en quelque sorte un langage chiffré, un code secret dont le sens nous échappe et que nous pouvons parfois seulement deviner ou entrevoir.

1. Figaro littéraire, nO 216, 10 juin 1950, p. 1. 2. Journal, p. 769; cf. aussi p. 757.

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Ce qui nous amène, en troisième lieu, à préciser la na-ture de cette dualité qui traverse toute lloeuvre de Julien Green. Double signification, double réalité, double

libéra-tion, llune par le corps, l 1 autre par llâme: Green a affirmé que chacun de ses romans contient une double histoire, llune plus secrète et qui transparaît à peine, mais qui est peut-être la plus importante. Moira témoigne de la lutte d lun homme qui aspire à lléternité, mais qui se rend bien compte que so~ âme est liée à son corps d1une manière inextricable et qui slindi-gne qu'à chaque minute la "frontière" entre les deux soit violée. Joseph Day est llincarnation la plus complète des pro-blèmes de la chair. Il y a chez lui le refus d1adrnettre la

réalité de la chair et surtout la terreur inconsciente d1un éveil redoutable.

La foi et le désir charnel fournissent le double thème du livre. Le problème que pose Green est celui du conflit entre la $oif d1intégrité de llesprit et la curiosité de la chair. Tout comme lice pauvre insecte (qui) grimpe le long de la vitre où il slefforce de trouver une issue vers le soleil et l'air libre",l

2 Joseph Day, "enfermé dans (ses) petits cauchemars personnels" et

1. Journal, 11 septembre 1938.

(31)

17

d , . l . ..

IImalade e des~rsll, asp~re a s'échapper, à vivre loin de tout ce qui est terrestre, mais il ne se doute pas que la fenêtre ne s'ouvrirait que pour laisser entrer la tempête. IIPerdu dans

2

l'univers comme un enfant dans un bois nocturne ll , Joseph lI en-tre dans le monde appelé réel comme on enen-tre dans de la brume ll •3

Pour tout dire, le protestantisme, et à plus forte rai-son le puritanisme, affiche une tendance difficilement refoulée à la dissociation de l'âme et du corps, du bien et du mal. Chez Green, c'est à la faveur du dédoublement de la personna-lité que s'exprime ce manichéisme. C'est tout le drame de la condition humaine qui fait de nous des êtres si profondément mystérieux. Point de repos entre ces deux pôles, mais une per-pétuelle oscillation, car "l'âme est une dame mariée contre son

4

gré à un rustre ll . Green affirmera non sans ironie: L'éternelle lutte contre soi-même. J'ai mis en scène un protestant comme on prend un pseudonyme, mais ici, je me cache très visi-blement.5

1. Terre lointaine, p. 221. 2. Journal, p. 738.

3. Ibid., p. 766.

4. Journal, 27 octobre 1942; cf. aussi 19 octobre 1948, 16 septembre 1949.

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Joseph Day effectivement "ne semble pas toujours à l'aise

d ans son protestantlsme". . l C'est sans doute son hérédité

2

protestante qui lui donne "le goût de la vérité".

Croire dispense d'agir, autorise à pécher et rend l'ex-piation inutile. Joseph Day, qui étouffe dans cette chair, immonde selon lui, délègue sa culpabilité à une ombre pour pré-server son innocence. Il s'évade sans cesse hors de son être dans une image spectaculaire qu'il se forge de lui-même et qui le nie. Il se donne un masque qui exclut son vrai visage et dont il se persuade qu'il est son vrai visage. On est quelque-fois aussi différent de soi-même que des autres. Réduit à son Moi, Joseph essaie vainement de trancher les artères qui le relient à la réalité et au principe de toute réalité, se vide perpétuellement du sang qui le nourrit, s'allège continuelle-ment de tout ce qui le fait être. Le Moi est un vampire et il vampirise les autres avec d'autant plus de force et d'impatience qu'il est lui-même plus creux. Joseph Day incarne l'anémie de l'être humain amputé de ses rapports vitaux. Son grand péché aura été de "ne vouloir pas accepter la condition humaine".3

1. Ce gui reste de jour, p. 90. 2. Journal, 19 juin 1932.

(33)

19

Sa tentative de purgation et d'évasion aboutit et échoue, car, pris au piège, il retombe irrémédiablement sur lui-même, sur sa solitude viscérale qui le tyrannise et l'accable à lui en faire perdre tout équilibre. L'être s'enferme sur lui-même alors qu'il se croit prisonnier des autres.

La religion était pour lui "la grande affaire". Toute-fois, "il y a une bête en chacun de nous" l et Joseph Day refuse de céder, d'assumer sa corporéité. Il veut à tout prix s'en décharger, malgré le "tourment d'une faim qui ne peut s'assou-vir".2 Il ne pourra jamais dire: Mon corps, c'est moi en

train d'exister. S'il éprouve de la pudeur, c'est qu'à la fois et en même temps, il se reconnaît et ne se reconnaît pas dans ce corps. Il sent bien qu'il est et n'est pas ce corps. Nous nous sentons tous nécessairement dépendants. C'est là que le désir nous lie aux autres. La dépendance lui fait tellement peur qu'il essaie de fonder les rapports humains sur la raison seule. Joseph Day cependant est à la fois désiré et désirant. Il éveille autour de lui le désir, comme si cette invincible sensualité qu'il refoulait était sensible aux autres. Tous les

1. Moira, p. 118.

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êtres qu'il côtoie s'intéressent à lui, sont épris de lui, cherchent à le comprendre ou à le provoquer. Tout Moira bai-gne dans un climat de désir et Joseph Day le dit trop clai-rement:

( .•• ) j'ai la rage de Dieu. Je ne puis aimer qulavec violence parce que je suis un homme de désir.l

Si lion ne peut réduire Mofrs au problème d~ désir seul--ce nlest pas un roman sensuel à proprement parler--on comprend mieux ce qu'entend Green par cette remarque: il y a inter ac-tion entre la violence spirituelle et la violence sensuelle. L'énergie spirituelle et l 1 émotion passionnelle se mêlent sans

2 cesse dans nos actes:

Dieu entre peut-être plus facilement dans une âme ravagée par les sens que dans une âme barricadée derrière ses 'ii.:rtus. 3

N'est-elle pas signée de Jules Renard cette pensée si juste, que la porcelaine cassée dure plus que la porcelaine intacte? Le désir et le refus du désir jouent des rôles équivalents. Ainsi le spirituel et le charnel forment-ils un couple indisso-ciable. Le désir et l'amour se réconcilient, grâce à ce pacte

1. Moira, p. 263.

2. Cf. Journal, 2 janvier 1949. 3. Journal, p. 1301.

(35)

21

nuptial. Refoulement du désir, métamorphose du désir, désir de dépassement de l'esprit: tel est le trajet suivi.

Il faudrait noter, en dernier lieu, comment se modifie et s'approfondit, dans l'esprit de Green, l'interprétation qu'il a voulu donner de son propre roman. C'est le choix qu'il fit des épigraphes qui nous le révèle. La première, empruntée

à saint Paul, condamnait sévèrement Joseph Day et fut rejetée: "La mort est le salaire du péché". La deuxième explique l'at-titude de Joseph, si elle ne l'excuse, et c'est elle qu'il a choisie: "La pureté ne se trouve qu'en Paradis et en enfer". Green indiquera qu'il aurait dû placer en tête de Moira cette phrase d'un religieux: "L'action des créatures est un voile qui couvre les profonds mystères de l'action divine". Ainsi Green est-il passé de la crainte à la confiance.

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LA NAISSANCE DE MOÏRA

"Il faut qu'écrire soit vivre". Vers l'invisible, p. 44

"La réalité charnelle et la réalité métaphysique, vais-je leur servir de champ de bataille jusqu'à la fin de mes jours?"

Journal, 18 février 1946

"( ••• ) s'il n'y avait pas eu dans ma vie certaines difficul-tés, si je n'avais pas été

gouverné par cette ingouvernable faim, j'aurais fait une oeuvre toute différente. Meilleure? Je ne sais, mais autre".

(37)

23

Comme tous les romanciers dignes de ce nom, Julien Green s'interroge inlassablement sur le cheminement de sa pensée, et plus particulièrement, sur la nature des liens qui s'établis-sent entre la vision et la création romanesque. Il a souvent expliqué sa méthode de composition, que nous avons choisi d'ap-peler son principe de vision, car c'est la démarche essentielle de Green dans tous ses romans. Lorsque cette faculté lui man-que, il se sent vite incapable d'écrire.l Il opère effective-ment dans des moeffective-ments de voyance. Cette même faculté existe chez Green soit sous la forme d1un spectacle cinématographique projeté sur une espèce d'écran intérieur, soit sous la forme d'une "présence véritable" dont parle Green dans l'interview avec Gérard Caillet. 2

Comme il l'a maintes fois répétér Green attache une

im-portance capitale aux premiers jets de chacune de ses oeuvres. Ce qui compte pour lui, c'est un point de départ solide. Tel est le phénomène qu'il faudra tenter de saisir dans toute sa plénitude avant même d'aborder une oeuvre aussi dense que

1. Cf. Journal, pp. 663-664, 726, 732, 785, 790-791;

Memories of Happy Days. New York, Harper, 1942, pp. 205-206,

301-302.

2. Gérard Caillet, "Julien Green ou la soif de l'absolu", dans Opéra, 6e année, nO 210, 8 juin 1949, p. 2.

(38)

Moira. Il s'agit pour le lecteur d'adopter l'optique du ro-mancier.

Green écrit sans plan préconçu:

En commençant un roman, je ne sais jamais comment il va tourner. Je le découvre à

mesure que j'écris. Je n'ai pas dans l'esprit

l " . l

un p an

prec~s.-Il aborde l'oeuvre par l'évocation de souvenirs précis et d'images-fétiches; ensuite, il se laisse mener par ses per-sonnages, les regarde, les écoute; il transcrit ce qu'il les voit faire, ce qu'il les entend dire, toujours sans savoir ce qu'il adviendra, car il se confie entièrement à eux. Ecrire, pour lui, c'est découvrir un personnage et le laisser vivre. Préférer des images-souvenirs à un plan rigoureux, c'est, au départ, faire un choix lourd de conséquences. Ainsi le roman-cier devra-t-il trouver e~ quelque sorte le lien invisible qui unira toutes les phrases du roman, ce qui explique, très sou-vent sa grande difficulté d'écrire.2 Son intelligence

1. C. Melchior-Bonnet, "Avec Julien Green", dans sept, 3e année, nO 168, 20 mars 1936, p. 10. Cf. aussi Henri Troyat, "Portrait de Julien Green", dans Gringoire, lle année, nO 527, 15 décembre 1938, p. 5.

2. Cf. Oeuvres Complètes. Journal I. Plon, p. 62, à la date du 6 aoüt 1931. Ce passage n'a pas été recueilli dans les autres éditions du Journal; Julien Green, "How a Novelist Begins", dans The Atlantic Monthly, vol. 158,

o

(39)

25

créatrice se borne à lire à l'intérieur des êtres, selon le sens étymologique donné à ce mot par saint Augustin: "intus legere". Il s'agit aussi de déchiffrer le mouvement inté-rieur du roman dans l'ensemble des images qui accompagnent sa naissance. Le procédé reproduit le mouvement même de la

créa-tion. Cepend~~t Green ne construit pas. Ainsi dira-t-il à

l

Madeleine Chapsal: "Le mensonge ne m'intéresse pas". A qui vient de lire Le Visionnaire, Le Voyageur sur la terre ou Minuit, cela peut sembler paradoxal. Celui qui ajoute à ces lectures celle du Journal comprendra d'emblée. Si le Journal et l'autobiographie complètent les oeuvres d'imagination, ils disent néanmoins leur vérité à leur manière.

Jamais un personnage ne surgit qu'il ne trouve un cadre tout prêt à le supporter. C'est donc dans un espace mnémonique très précis, qui lui sert à la fois de cadre et de support, que Joseph Day est apparu au ronancier. De 1919 à 1922, Green étu-diait (et pendant la dernière année enseignait) à l'Université de Virginie. En Joseph Day, il retrouvait l'étudiant qu'il

~ . t 2

eta~ • Au-delà de l'Amérique découverte par le jeune

1. Entretien de M. Chapsal avec Julien Green, L'Express, nO 679, 18 juin 1964, p. 27.

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étudiant, il Y avait aussi celle du souvenir, celle qu'il connaissait par le récit de ses parents américains. Aussi retrouve-t-on dans Moira certains éléments de ce décor: les vastes pelouses, les galeries aux multiples colonnes, la bi-bliothèque et ses alvéoles, les moulages de statues antiques.

Il nous paraît difficile de pouvoir expliquer exacte-ment de quelle façon s'effectue le mouveexacte-ment mnémonique précis qui porte le romancier d'une image-souvenir à la création romanesque. Les remarques de Merleau-Ponty pourraient nous éclairer à cet égard:

Voir, c'est la permission de ne pas penser la chose puisqu'on la voit. Toute vision, de n'importe quelle couleur, est cette pensée-écran (qui rend possible un foisonnement d'au-tres pensées) ( .•• ). Le livre est fait dans une vue qui le donne, non pas perspectivement, et dans 1 1 avènement d'un concept, mais comme un

paysage: un élément faisant Il écran Il .1

La pensée a son rôle dans la création; la vision met en oeuvre la pensée. C'est une question de perspective et non d'exclu-sion. "Une image", dit Baudelaire, "est un miraculeux voyage, une minute de salut". Telle est bien, chez Green, la signifi-cation d'une image. L'image, n'ayant pour ainsi dire aucune subsistance propre, se présente comme un appel qui libère les

1. Maurice Merleau-Ponty, "Cinq notes sur Claude Simon", Médiations, nO 4, hiver 1961-1962, pp. S, 7.

(41)

27

puissances et les contraintes du passé. Comme incitée à lui livrer son secret, elle semble emprunter à l'écran. On ne peut toutefois réduire cette image préliminaire à un simple prétexte dont s'emparerait une fantaisie avant tout soucieuse de se livrer à des artifices littéraires. C'est l'image qui fournit l'étoffe même où Green taille ses romans. Cette image est si dominante et si contraignante qu'il ne peut se soustraire à elle. Peu à peu apparaît soit une scène précise, soit un personnage qui le prend par surprise en quelque sorte, mais en qui il se reconnaît de plus en plus. En somme, l'image

ne représente un acte ou un objet que secondairement. Elle ex-prime avant tout un sentiment ou le degré de sédimentation d'un

souvenir très précis. Green ne commente pas les visions qu'il subit; au contraire, il les présente, il les dresse devant nous comme des êtres humains. Ainsi n'analysera-t-il pas la solitude, trait commun à tous ses personnages; il la présen-tera sous forme d'images de pesanteur, de chaleur, d'étouffe-ment, d'asphyxie, de claustration, d'immobilité.

Green nous présente Moira comme un don hypnopompique:l les images lui sont apparues dans l'état intermédiaire entre

1. Nous empruntons ce terme à Peter Hoy dans son excellente étude, IIImages crépusculaires et eidétiques chez Julien

(42)

le sommeil et l'éveil, soit quand nous ne sommes encore qu'im-parfaitement réveillés. L'esprit qui a cessé d'être attentif,

devient le témoin passif d'une création. Green est le jouet des images évoquées par son imagination. l Dans le cas de Moira, les images ont couvé pendant quatre ans avant d'éclore:

J'ai attendu près de trente mois avant de pouvoir écrire Moira. 2

Il suffit de relire le .Tournal très attentivement pour y re-trouver les indices de la genèse de Moira.

Une rencontre qui remonte au 13 janvier 1946 a été dé-terminante:

Croisé tout à l'heure un garçon roux portant sous le bras un livre de messe dont la tranche était de la même couleur, exactement du même or que ses cheveux. J'y ai rêvé par la suite alors qu'il n'y avait rien là que de très simple. Il y aurait un roman à écrire qu'on appellerait le Roman du Roux. Le roux est un solitaire. 3

C'est le portrait exact de Joseph Day, tel que Green le verra plus tard. L'année 1947 fut particulièrement "stérile".4

Green", dan::> Configuration critique de Julien Green. Revue des Lettres modernes, 1966, pp. 33-73.

1. Cf. L'Autre sommeil. Pléiade, pp. 839, 862; Ce qui reste de jour, p. 324.

2. Vers l'invisible, p. 440. 3. Journal, p. 625.

(43)

29

Pour Green, le christianisme nlest plus qulune chimère. La foi se met en veilleuse. Clest donc la crise de 1948 qui

cristal-lisera définitivement cette matière accumulée depuis des années. A llaube du 23 ao~t 1948, il s~ réveilla, et dans une sorte de vision intérieure, il vit tout le roman qulil cherchait en lui depuis si longtemps. Deux jours plus tard, il note: "Beaucoup travaillé à mon roman. Ce sera le roman du roux". En effet, si le thème slinfléchit quelque peu, llorigine est en bien la solitude, non point seulement celle qui naît du caractère ou de llamour impossible, mais d1une attitude religieuse. Cett.e note du 12 juillet 1947 le laisse clairement entrevoir:

Llhomme qui vit de la foi est nécessairement isolé. A toute heure du jour, il est en profond désaccord avec son siècle; à toute heure du jour il est seul et dlune certaine manière il fait figure de fou • . • . 1

Le 7 octobre 1948, Green revient sur cette histoire curieuse du 23 ao~t en ces termes:

Le matin du 23 août dernier, jlai eu llimpres-sion que mon livre mlavait été donné dlun bout à 1 1 autre , personnages, intrigue,

cir-constances. Je llavais vu dlun seul coup dloeil par une sorte de révélation intérieure

( ••• ), Joseph Day siest montré à moi; je ne le voyais pas avec les yeux de la chair,

(44)

pourtant il était là et j1aurais pu, en le regardant, le décrire; impossible d'expliquer cela ( .•• ).1

Il parle ensuite de la décoaverte étrange, presque troublante, qulil fit alors. Ce fut avec stupeur, qu1en recopiant

cer-tains passages de son journ~l pour son éditeur, il tomba sur une page datée du 10 octobre 1944 où il vit le roman qulil ve-nait de commencer, résumé en quelque sorte:

( ••• ) Ilhistoire du fanatique marié à une femme qu1il étrangle parce qu1elle llempêche de faire son salut ( ••. ).

Non sans un grand malaise il ajoute: "Je llavais profondément oublié". Il est donc certain que ce roman slétait élaboré en lui à son insu. D1ailleurs, cette démarche se traduit dans tous ses romans: les drames couvent et rôdent toujours avant d léclater.

Il faudrait cependant signaler que Green fit une erreur capitale au point de départ: il avait llimpression très nette qu1il n1avait qu1à regarder avec attention les images sur son écran et noter tout ce qulil voyait, car le sujet de Moira lui avait été donné tout cuit, pour ainsi dire. C1était à Joseph qulil avait confié le soin de faire le récit à cause de la

(45)

31

puissance persuasive de la première personne qui donnait au récit un aspect de vérité indéniable. Toutefois, au bout dlune trentaine de pages, il recommence, cette fois à la troisième personne. La sincérité du personnage était en jeu: Joseph Day ne pouvait être à la fois llauteur et la victime. Son ré-cit ne ferait pas sentir qulil est en même temps victime des circonstances et de sa naîveté:

(Joseph) nlest pas capable dlécrire un livre. Slil llétait, il ne serait pas tel que je lIai vu à llaube du 23 août, ce ne serait pas le garçon un peu rude et fanatique, obsédé à la fois de religion et de désirs, qui mlest apparu. l

Cependant, ainsi que Green lIa affirmé tout récemment: ( ••. ) je crois que le ton de la première personne est demeuré dlun bout à llautre de ce roman, et il a ceci de particulier, ~~e le personnage principal y est toujours en scène et qulon ne voit jamais que ce qulil a vu lui-même. 2

Ainsi avons-nous suivi Green pas à pas et nous avons été témoins du processus singulier de la genèse dlune oeuvre. Nous assisterons maintenant à la naissance proprement dite. Les romans de Green slouvrent presque toujours sur la peinture

1. Journal, p. 727.

2. Oeuvres Complètes. Pléiade, 1972, p. XLIV: Préface citée par Jacques Petit et qulon lira au Tome III de cette édition.

(46)

32

d'un univers figé. C'est par une image, un "instantané" du personnage que commence MoIra. Il apparaît au romancier ainsi, dans une pose très significative, c'est-à-dire, en situation. Ce n'est qu1une fois cette scène décrite qu'il pourra saisir et lancer son personnage. Le début de MoIra est remarquable, comme il se doit:

Depuis un moment, ils se tenaient immo-biles, debout à quelques pas l'up- de l'autre, et Mrs. Dare feignait de lire la lettre qu'il venait de lui tendre, mais il y avait plu-sieurs secondes déjà qu'elle avait pris con-naissance de ce document et maintenant, du coin de l'oeil, elle observait le nouveau venu. Sans bien savoir pourquoi, elle éprou-vait un sentiment de gêne à le regarder en face. "En tout cas, se dit-elle pour se rassurer, il a certainement l'air honnête".

Elle ~voyait de profil, le visage frappé par les rayons du soleil qui se glissaient dans la pièce entre les feuilles des arbres, et malgré elle il lui parut beau, bien qu'il fut roux. C'était cela qui la troublait, cette chevelure de flamme, ce teint d'une blancheur laiteuse, et elle se domina pour qu'il ne com-prit pas l'espèce de répulsion qu'il lui inspi-rait. Elle ne remarqua pas tout de suite qu'il avait les yeux noirs. Grand et le corps un peu mince dans des vêtements sombres qui ne parais-saient pas faits pour lui, il croisait les bras sur la poitrine et regardait la rue d'un air de défi.

L'inquiétude sourd de cette atmosphère lourde où tout semble en suspens. Cette gravité tragique est renforcée par l'aspect statique d'une scène où le personnage n'est pas nommé,

(47)

33

ce qui le rend d'autant plus présent. L'imparfait, temps des-criptif par excellence, ralentit l'action d'une entrevue encore

à ses débuts. Comme Racine, Green aime nous plonger dans une conversation déjà entamée. "Debout à quelques pas l'un de

l'autre", les personnages semblent incapables de se rapprocher. Tout comme le jeune Green, Joseph Day, sans s'en rendre compte, élève d'invisibles murailles autour de lui, car il se veut in-touchable. L'hypocrisie inattendue de Mrs. Dare intrigue le lecteur: "feignait de lire", "du coin de l'oeil ". C'est l'univers de l'incommunicabilité, de la suspicion, de la dé-fiance, du mensonge, de la curiosité, du désir.

Cette première scène semble bien être une scène de sé-duction transposée, car elle en a tous les caractères. La transposition n'est certes pas consciente, mais la curiosité, comme l'avarice dans Mont-Cinère, paraît emprunter la violence

l

et les mouvements de la passion amoureuse. Psychologiquement, ce pourrait être une explication. Le héros surgit devant nous à travers la curiosité de Mrs. Dare. "Malgré elle", Mrs. Dare

1. Un élément inconscient intervient. La sensualité, réaction de défense, est masquée dans ce roman, qu'elle inspire pourtant très profondément, ce qui assure en même temps l'unité de l'oeuvre.

,

(48)

le trouve séduisant. Tous les personnages se sentiront atti-rés par lui, invinciblement. En même temps, il inspire le dégoût, il repousse, il horrifie. Sa pureté farouche se re-flète dans son "teint dlune blancheur laiteuse", son ardeur dans sa "chevelure de flarnme".l Le teint blanc de Joseph contraste avec ses yeux noirs, co~me son obsession de pureté contraste avec ses obsessions sensuelles, son désir dlhumi-lité avec son orgueil. Il y a aussi opposition entre son grand corps et ses "vêtements sombres" de pasteur. En croi-sant les bras, il lance un défi non seulement à sa logeuse, mais semble-t-il, à llunivers entier. Il mérite déjà le sur-nom qulon lui donnera plus tard: "LIAnge exterminateur".2

Llintensité et le pouvoir de suggestion de cette scène sont dus à la tension intérieure des personnages, à llart de llécrivain, à ces images neuves qui ramènent à la surface tout ce qui est caché. De telles images trahissent de phlS, une

1. Dans le roman greenien, le feu demeure un thème capital, symbole ici de la violence intérieure.

2. La même image sera reprise dans Sud. Green reprend un thème biblique, en particulier: 2e livre de Samuel, chapitre 24, versets 16 et suivants; 2e livre des Rois, chapitre 19, verset 35; LIExode, chapitre 12, verset 23; Psaumes, chapi-tre 78, verset 49. Llange exterminateur, le film de

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sensibilité de peintre et de musicien. Il nly a pas de demi-teintes. Le rouge, le noir et même le blanc, éclatent au grand jour dans toute leur splendeur symbolique. Ce sont les couleurs qui évoquent le portrait d'un jeune puritain farouche-ment excessif. Il sera pasteur et célibataire. Pourtant l'au-réole de Joseph Day, que rehaussent les "rayons du soleil qui se glissaient dans la pièce", perd peu à peu de son éclat. La pièce semble s'obscurcir progressivement, par la simple pré-sence de la logeuse qui regarde le "nouveau venu" avec la vue perçante du désir et de la méfiance. Joseph Day se sent guetté. Tout est piège dans cet univers, où chacun se sent victime du destin. Joseph nlest plus seul; il ne sera plus seul; il ne pourra jamais plus échapper aux autres. Clest un être étranger

qui vient soudain ébranler le cercle des habitudes. De là naît sa séduction, en partie du moins. Nous sentons que Green af-fectionne particulièrement les effets de lumière qui font res-sortir les zones d'ombres, ainsi que le mystère et la confusion qui entourent la personnalité humaine.

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La composl lon evoque ce e une plece e muslque. Moira se présenterait comme une série de variations sur le

1. Clest Rachel Bespaloff qui, la première, a noté la qualité musicale de certains chapitres des premiers

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thème du désir dlaprès une étude de Joseph Day. C'est le long cri de douleur dlun homme partagé entre la curiosité de la chair et la soif dlintégrité de llesprit. Ces deux mondes, apparemment irréconciliables, essaieront vainement de se par-tager la vedette. Si les jeux sont faits, la partie nlest pas encore gagnée.l Dlaprès ce que nous savons de Joseph Day, donc de Green lui-même, nous pouvons supposer que "dans le silence", Joseph, comme Adrienne Mesurat, "entendait un petit bruit continu, comme la voix dlun minuscule insecte, mais ce bruit nlétait que dans ses oreilles". Le lecteur entend aussi ce "bourdonnement continu".2 Plus profondément est suggérée

ici la séparation de llâme et du corps, difficile et doulou-reuse pour Joseph, et qui prendra en quelque sorte llallure dlune hallucination.

Chez Green, l 1 accent mis sur le regard a des résonances

qui llapparentent à Sartre et à Camus. Le regard témoigne de

romans de Green. Cf. "Notes sur Julien Green", Chemine-ments et carrefours. Paris, Vrin, 1938, pp. 1-21.

1. Green sien est bien rendu compte: "Regarde autour de toi, vois la vie que tu tles faite. Tu nias pas joué toutes les cartes que tu avais en main ( ••• ). Parce qulil y a en toi quelque chose qui ne veut pas, même dans les heures de plus grande convoitise": Journal, 9 janvier 1952.

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