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La paysannerie dans les romans d’Honoré de Balzac.

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LA PAYSANNERIE FRANCAISE DANS LES ROMANS D'HONORE DE BALZAC

A Thesis Presented to

The Faculty of Graduate Studies and Research McGill University

In Partial Fulfillment

of the Requirements for the Degree Master of Arts

by

Oneil Joseph Richard April 1949

(5)

I, the undersigned, do certify that I have received no assistance in the preparation of this thesis except that which was given or approved by my director of research, Mr. Jean L# Launay, Chairman of the

Department of Romance Languages, McGill University, Montreal, Qanada.

Oneil Joseph Richard

Graduate Fellow, Dept; of French Tulane University

New Orleans, La., U.S.A. April 2, 1949

(6)

i .

TABLE DES MATTERES

INTRODUCTION,

OHAPITRE I . LE MODE DE VIE 7 A. Les metiers B. La propriete 1# La culture 2. L'habitation: l'ameublement C. Llal iment ation D. Les vetements

E. La pauvrete et la misere: le pere Moreau et sa femme

OHAPITRE II. LES MOEURS 20 A. L'animalisme

B. La religion C. L f in str uct ion

D# La morale

E. Les vices

1# Les vices agraires

2# Le crime: Les Paysans

F. La loi

OHAPITRE III# LA PSYCHOLOGIE 57

A. L1 animal isme B. La curiosite et la mefiance C. La ruse D. Les sentiment8 1. La haine 2# L'amour

5. Les attachements fanatiques: Napoleon E. Llattachement a la terre

1. La fierte* 2. La routine

F# La religion: la superstition

CHAPITRE IV. UN PROBLEME SOCIAL .52 A. Le clinicien social

B. Les maladies de la societe frangaise 1# La plaie de 1'individualisme

2# La plaie du morcelleinent de la propriete

C. Les idees reformatrices de Balzac

1. La reconstitution materielle des campagnes 2. Le role de la religion

(7)

CHAPITRE V. BALZAC PEINTRE DE LA PAYSANNERIE FRANCAISE DE SON

T EMPS . 67

A. Le vrai dans la peinture

1. La documentation

2. La vie materielle

5. Les moeurs

4. La psychologie

B. La pensee sociologique de Balzac

1. La these sociologique: le tableau incomplet

2. La me'thode de Balzac: les types

C. Le romantisme de Balzac

1. L

!

imaginat ion

2. La vision epique

CONCLUSION. 84

(8)

INTRODUCTION

En France on se sert du mot paysannerie pour de*signer la par-tie du peuple frangais qui cultive la terre et qui retire de son travail agricole la somme totale ou partielle de ses ressources, soit comme pro-prietaires soit comme ouvriers. Cette classe, bien entendu, est loin d'etre uniforme. Comme toutes autres classes sociales, eile a son aris-to eratie et eile a ses pauvres. II y a, par exemple, une grande diffe-rence entre le laboureur. descendant du franc tenancier, qui possede un petit lopin de terre, qui vit exclusivement de la eulture de son champ et qui est fier de son independance, et le domestique. qui, loue* a

l'annee, de*pend de son employeur pour sa nourriture et son logement. Aussi les caracteres et les moeurs different-ils largement dans les di-verses regions de la France. Cependant, il y a un trait commun a toute cette partie du peuple francais: cfest que les paysans sont tous pres de la nature. Ais^s ou pauvres, ils sont tous en contact direct avec la terre. Quand un paysan enrichi met de cote ses outils pour vivre dans une aisance complete, il cesse d'etre paysan dans le vrai sens du mot. Seul celui qui manie les outils du champ peut se reconnattre vrai paysan. Le vrai paysan est celui qui laboure la terre et qui ahme les champs, qui houe et qui pioche et qui beche les re*coltes qui poussent, qüi recolte les fruits de ses longs .et durs travaux. C'est lui qui taille les vignes dans les pays vignobles. C'est lui qui fait paitre

les bestiaux dans les montagnes. Qu'il soit riche ou pauvre, que son esprit et sa morale aient ^te modifie*s ou non par les temps, on donne

(9)

au campagnard qui conserve chez lui, du vieux fond primitif, son lan-gage, son costume, et son existence elementaire et rustique le nom de paysan.

Pendant longtemps les romanciers frangais ignorerent les

paysans. En effet, ce ne fut qu'en 1755-1756, dans Le Paysan parvenu de Marivaux, que le paysan parut pour la premiere fois comme personnage cen-tral d'un roman frangais. Vrai, il y a des bergers et des bergeres dans L'Astree d'Honore* d'Urfe, qui parut entre les annees 1607 et 1627.. Ce-pendant, les personnages qui figurent dans ce grand roman pastoral sont des seigneurs et des grandes dames vetus d'habits de peau de bique et por-tant des houlettes et non pas de vrais paysans. L'auteur nous en avertit dans la preface de son roman lorsqu'il dit a la bergere Astree:

"Que si l'on te reproche si tu ne parles pas le langage des villageois, et que toy ny ta troupe ne sentez guere les brebis et les chevres, responds-leur, ma Bergere, que pour peu qu'ils ayent cognoissance de toy, ils sgauront que tu n'es pas, ny Celles aussi qui te suivent, de ces Bergeres necessiteuses qui pour gagner leur vie conduisent les troupeaux aux paturages, mais que vous n'avez toutes pris cette condition que pour vivre plus doucement et sans contrainte.M (l)

A la difference de Celadon, qui est en realite un courtisan raffine por-tant les vetements d'un rustique, Jacob, le paysan parvenu de Marivaux, est un veritable paysan, fils d'un vigneron de la Champagne. Cependant, Le Paysan parvenu est un roman qui n'est guere plus rustique que L'Astree. car sauf quelques pages au debut ou Jacob nous raconte son origine pay-sanne, l'action se passe a Paris, ou le heros, sans le sous, mais tres entreprenant, et bien arme d'une grande beaute qui plait aux ferames,

decide de parvenir par n'importe quel moyen et finit par faire son chemin

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dans le monde et devenir fermier general. Done, l'interet du Paysan parvenu ne reside pas dans sa rusticite, mais plutot dans le type que Marivaux fait de ce jeune paysan qui avec sa seule beaute virile arrive a. parvenir par 1'exploitation des femmes riches et devotes, (l)

En 176l Jean-Jacques Rousseau publia sa Nouvelle Heloise ou pour la preniiere fois le roman ne mit en scene ni des bergers ele-gante ni des "paysans parvenus" faisant fortune a Paris, mais de veri-tables paysans dans le train journalier de l'existence rustique. (2) L1image que Rousseau nous presente n'est pourtant pas fidele, car le philosophe se complaisait a retrouver dans la vie champetre les feli-cites et les vertus qu'il opposait a la corruption des villes. Sa pein-ture des paysans doux et paisibles de Ciarens qui travaillent et qui

s'amusent toujours en parfait aecord n'est en verite qu'une idealisation de la vie de campagne. Mais ses idees eurent une influence profonde sur la litterature paysanne en France. (5)

Vers la fin du dix-huitieme siecle (1775) Restif de la Bretonne, un des romanciers frangais des plus prolifiques, publia son Paysan perverti. roman embrouille, mal ecrit, et bien medioere, qui neanmoins eut un grand succes car l'auteur y avait mis en scene une idee bien chere a Rousseau. C'est l'histoire d'un jeune paysan qui quitte les champs pour faire fortune a la ville et qui se trouve vite corrompu par les vices de la civilisation,' Apres une serie de crirnes, parmi lesquels il faut compter l'assassinat de

(1) C'est le type qu'on retrouve plus tard dans le Bei Ami (I885) de Guy de Maupassant et dans le Cheri (1920) de Colette.

(2) Les paysans y paraissent dans des scenes episodiques. Voir Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Heloise. Partie V, Lettre 7.

(5) Balzac, par exemple, s'est sans aueun doute souvenu de La Nouvelle Heloise en peignant la Madame Graslin du Cure de village, qui est

presque une copie de Julie d'Etange, et le Benassis du Medecin de campagne. qui ressemble beaucoup a un M. de Wolmar celibataire.

(11)

sa propre soeur, le jeune paysan finit par se faire ecraser sous les roues d'une voiture. La morale de l'histoire est rendue beaucoup plus frappante par les contrastes que l'auteur accuse entre l'innocence des moeurs champetres et le tableau de cette hideuse corruption d'un

campagnard.

Ce ne fut qu'un siecle apres Restif de la Bretonne que le premier roman completement "paysan" parut dans la litterature frangaise. George Sand, influencee eile aussi par les idees de Rousseau, fut un des premiers romanciers frangais a ecrire des romans dont les personnages et le cadre etaient completement rustiques. (l) Pene*tree de romantisme, George Sand debuta dans le domaine des lettres en luttant contre les Conventions et les regles factices de 1'ordre social. Un peu plus tard, s'enthousiasmant pour les reformes humanitaires, eile ecrivit des romans a these ou eile exposa, mais assez vaguement, quelques-unes des idees socialistes de ses amis. Puis, ses reves philanthropiques s1etant evanouis, eile retourna au Berry,

ou eile avait passe son enfance. La, eile s'interessa aux paysans, et il en sortit le roman champetre (2), ou George Sand put "realiser 1'ideal" qu'elle avait cherche en vain parmi les miseres et les maux de la vie reelle. Ses ames rustiques gardent toutes leurs vertus; ce sont des pay-sans berrichons, doux, calmes, innocents, courageux, et reveurs, que

George Sand d^crit avec une sorte d'optimisme inst inetif qui est au fond de sa nature. Tout en idealisant ses paysans, cependant, George Sand con-serve la verite dans les sentiments, dans les caracteres, et dans les moeurs de ses personnages; aussi le cadre est-il fidelement reproduit. L'auteur connaissait de pres les paysans qu'elle mit en scene dans ses

(1) Jeanne et Frangois le champi de George Sand et Les Paysans de Balzac datent tous de 1844.

(2) George Sand publia cinq romans champetres: Jeanne (1844), Frangois le champi (1844), La Mare au diable (1846), La Petite Fadette (1848). et Les Maitres sonneurs (1852).

(12)

romans; eile avait vecu parmi eux pendant son enfance, partageant leurs jeux et leurs travaux, et eile avait eu l'occasion de les observer per-sonnellement. D'ailleurs, son intention n'etait pas de raffiner les pay-sans et leurs moeurs rustiques; son but etait de les faire voir au lecteur "dans ce qu'ils ont de bon et de beau". (l) Evidemment, il ne faut pas chercher dans ses romans champetres une peinture complete et tout a fait reelle de la vie rustique. Pour George Sand, l'art n'etait jamais une reproduction fidele de la realite. Elle se reservait toujours le droit de poetiser l'homme et la vie. Mais ses romans champetres, au style facile et unique en le genre, assez pres de la realite pour etre vrais, assez idealises pour plaire au reveur, ont une place importante non seulement dans la litterature paysanne mais aussi dans l'histoire de la litterature frangaise tout court.

En 1844, l'annee ou George Sand publia ses premiers romans champetres, Honore de Balzac offrit au public son celebre roman Les Paysans. qu'il plaga a cote* du Medecin de campagne (l855) et du Cure de village (1859-1846) dans les Scenes de la vie de campagne de

La Comedie humaine. Dans ces deux derniers volumes, les paysans restent au second plan, mais dans Les Paysans Balzac leur fait jouer un role de premier plan.

Balzac n'etait pas, comme George Sand, idealiste dans sa pein-ture des paysans frangais de son temps. II etait plutot realiste. Ce "secretaire de la societe" ne voulait peindre que ce qu'il voyait dans la vie, et toujours avec une exactitude scrupuleuse. II cherchait, dieait-il, l'homme tel qu'il etait, non pas l'homme tel qu'il devrait

(13)

e t r e . ( l )

On ne peut p o u r t a n t pas prendre Balzac au pied de l a l e t t r e e t conclure que l a p e i n t u r e de l a paysannerie dans La Comedie humaine e s t une f i d e l e image de l a paysannerie t e l q u ' i l l ' o b s e r v a dans l a

premiere m o i t i e du dix-neuvieme s i e c l e . Pour pouvoir determiner ce que c e t t e p e i n t u r e a de r e e l e t ce q u ' e l l e a de f i c t i o n , i l f a u t en f a i r e une etude d e t a i l l e e e t comparer l e s paysans de Balzac avec l e s v r a i s paysans de son epoque, ou p l u s exactement, l e s paysans de l a monarchie c e n s i t a i r e , e n t r e 1815 e t 1848. C ' e s t c e t t e recherche et l e s c o n c l u s i o n s

qui en r e s u l t e n t que j e p r e s e n t e dans l e s pages qui s u i v e n t .

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OHAPITRE I

LE MODE DE VIE

Les paysans que Balzac met en scene dans La Comedie humaine (l) ne sont pas ces paysans aises qui forment 1'aristocratie de la paysannerie frangaise. Au contraire, la plupart d'entre eux viennent de la partie la plus pauvre et la plus miserable du peuple des campagnes. Ce sont de petits proprietaires qui, ne pouvant vivre uniquement du produit de leurs terres, sont obliges de chercher ailleurs des moyens d'augmenter les

ressources que leur donne 1'agriculture. Nous en voyons qui ajoutent a la culture un metier d'appoint. (2) II y en a qui gagnent leur vie comme domestiques chez les riches, ou ils sont loues a l'annee, loges, et

nourris. (5) Puis il y a des Journaliers (4), petits proprietaires qui

(1) Pour la verification des citations relevees de La Comedie humaine et des ref^rences diverses a cette ouvrage qui suivront au cours de ce travail, voir l'edition suivante des Oeuvres completes d'Honore de Balzac: Edition A. Houssiaux, 20 vol., Paris, I855-65 (?).

(2) Le pere Fourchon, quoiqu'il vecut principalement de sa chasse aux loutres, avait plusieurs metiers. II etait cordonnier; il servait de violoniste aux foires et aux soirees de campagne; ancien maitre

d'ecole, il ecrivait des lettres pour le public. (Les Paysans)

Frangois Tonsard, qui possedait un petit lot de terre, etait proprie-taire du cabaret du Grand-I-Vert, ou il faisait vendage de vins et de repas. A part cela, ses fils et ses filles vendaient au village du lait, des gibiers, et des cochons engraisses a la ferme. (ibid.) (5) Un des meilleurs exemples du domestique de La Comedie humaine c'est

peut-etre celui de la grosse Nanon, domestique paysanne de l'avare Grandet. (Eugenie Grandet) Ordinairement c'etait aux foires que les paysans se prenaient pour l'annee, comme l'on achete des animaux. (Les Paysans. t. XIV, p, 485)

(4) Les journaliers, qui travaillent a. la journee, fönt paitre les animaux, creusent les fosses, travaillent la terre, fagotent, ecorcent, et

abattent les arbres, taillent les haies, etc. (Le Me'decin de campagne. t. XIII, p. 515; Les Paysans, t. XEV, p. 266)

(15)

travaillent a la journee dans les champs et dans les vignobles du voisinage ou n'importe ou ils peuvent se faire quelques sous.

La lutte constante pour la vie a reussi a faire de ces pauvres des etres habiles a toutes sortes de travaux champetres. Ce sont des gens comme Frangois Tonsard (l), proprietaire du cabaret du Grand-I-Vert et homme de tous metiers:

Ouvrier en toutes choses, il savait travailler a la terre, mais pour lui seul. Pour les autres, il creusait des

fosses, fagotait, ecorgait des arbres ou les abattait." (2) Ou bien ce sont des paysans paresseux comme le pere Fourchon (5) qui, etant moins entreprenants que Tonsard, vivent de leurs ruses et de leurs vols. II y en a meme qui vivent exclusivement du braconnage, et du

glanage et du hallebotage, car ils savent bien prendre le gibier en

cachette sans jamais se faire pincer, et entrer dans les champs avant que le ble et les raisins soient completement recoltes. En effet, il est tres rare que Jalzac nous fasse voir aucun des paysans au travail. Le plus souvent, nous les voyons a malfaire, reunis dans les cafes et dans les cabarets de campagne, ou ils complotent contre leurs ennemis et ou ils se grisent d'eau de vie achetee avec de l'or gagne le diable sait comment.

La propriete du paysan, toujours tres petite, est generalement divisee en deux parties, l'une etant cultivee, l'autre contenant la

basse-(1) Frangois Tonsard, paysan, regut de Mile Laguerre, ancienne proprie-taire des Aigues, un arpent de terre qu'il paya en faisant des

journees chez cette dame. II y construisit le cabaret du

Grand-I-Vert. Habile en faineantise comme a l'occupation honnete, ce fut lui qui tua Justin Michou, garde champetre de Montcornet (proprietaire des Aigues apres la mort de rille Laguerre) qui le guettait de trop pres. (Les Paysans)

(2) Les Paysans. t. XIV, p. 266.

(5) Autrefois fermier et maitre d'ecole, le pere Fourchon passait son temps a rien faire et a noyer ses malheurs dans l'alcool. Le peu d'argent qu'il avait il l'obtenait de sa chasse aux loutres qu'il

jouait avec son petit-fils Pouche pour les "etrangers" qui passaient par la vallee des Aigues. Fourchon etait le beau-pere de Tonsard, proprietaire du cabaret du Grand-I-Vert. (Les Paysans)

(16)

9.

cour et 1'habitation. Dans quelques parties de la Bretagne, les paysans fortifient leurs champs de murs de terre prismatiques et hauts de six pieds qui, plantes de chataignes, de chenes, et de hetres, s'appellent des

haies. (l) En Bourgogne, les haies, qui sont beaucoup moins hautes que Celles de la Bretagne, sont plantees de vignes qui sont toujours bien soignees et bien piochees et bechees. Dans l'enclos, ou la terre est tou-jours parfaitement labouree et furnee et ou se trouvent souvent des arbres fruitiers - amandiers, pruniers, abricotiers - les paysans eultivent des pommes de terre, du seigle, de l'orge, du ble, ou des haricots, selon les semances qu'ils peuvent se procurer et selon la region de la France ou la ferme est situee» S'il se trouve un terrain bas dans l'enclos, le paysan y fait son jardin, qu'il remplit de fleurs, de choux, d'oignons, et d'autres legumes qu'il peut eultiver sans grande difficulte. Il y eultive aussi des vignes de raisins et des groseilliers.

Quoique les dimensions des fermes annoncent deja la pauvrete des paysans, ce n'est que lorsque l'on examine le territoire de famille que les conditions de la vie materielle des paysans se voient en pleine lumiere. La on peut apercevoir les premieres manifestations de l'inde-pendance dans laquelle vivent les gens de la campagne:

"(Genestas) s'arreta devant quelques chaumieres qui aboutissaient a un espace commun, en decrivant une piece carree assez

in-forme, ouverte a tout venant. Le sol de ce territoire de famille etait ferme et bien balaye, mais coupe par des fosses a furnier. Des rosiers, des lierres, de hautes herbes

s'elevaient le long des murs lezardes. A l'entree du carre-four se trouvait un mechant groseillier sur lequel sechaient des guenilles. Le premier habitant que rencontra Genestas

(l) Ces haies jouerent un role important dans les escarmouches entre les Chouans et les Bleus pendant les annees qui suivirent la Revolution. Les paysans, habitues a leurs champs, se cachaient dans les haies pour prendre les soldats en ambuscade. Ils savaient aussi se servir des haies pour s'echapper lorsque le cours des batailles tournait contre eux. (Les Chouans. t. XII, pp. 157-158.)

(17)

. fut un pourceau vautre dans un tas de paille, lequel, au bruit des pas de cheval, grogna, leva la tete et fit enfuir un gros chat noir." (l)

Les habitations paysannes manquent tout a fait de confort. La plupart ne sont que des masures baties grossierement en torchis, en bois, ou en pierre et couvertes de chaume. Cette description de la maison de Tonsard, par exemple, revele tres bien 1'instabilite de la vie du

pay-san durant les tenebreuses annees de la Revolution, ainsi que les annees qui la suivirent:

"A mi-chemin de cette jolie porte du village se trouvait... une de ces maisons qui ne se voient qu'en France, partout ou la pierre est rare. Les morceaux de brique ramasses de tous cotes, les gros cailloux sertis comme des diamants dans une terre argileuse qui formaient des murs solides, quoique ronges,

le toit soutenu par de grosses branches et couvert en Jone et en paille, les grossiers volets, la porte, tout de cette

chaumiere provenait de trouvailles heureuses ou de dons arra-ches par 1'importunite." (2)

La ou la pierre est abondante, comme en Bretagne, les habitations sont construites un peu plus solidement, mais avec aussi peu de souci de confort:

"...(Q)uelques pierres de granit grossierement taillees, super-posees les unes aux autres, formaient les quatre angles de cette chaumiere, et maintenaient le mauvais pie, les planches et les cailloux dont etaient baties les murailles. Une moitie du toit couverte de genet en guise de paille, et l'autre en bardeau, espece de merrain taille en forme d'ardoise, annon-gaient deux divisions..." (5)

Ordinairement les chaumieres ne sont composees que d'une seule chambre dont le sol, primitivement battu, sert de plancher. L'etable est pres-que toujours adosseea 1'habitation, mais souvent la chambre est divisee en deux pieces, l'une servant de logement aux bestiaux, l'autre servant d'habitation aux maitres. Quand les animaux reussissent a d£foncer les

(1) Le Medecin de campagne. t. XIII, p. 449. (2) Les Paysans. t. XIV, p. 265.

(18)

11.

les murs peu solides qui separent les deux pieces, ils fönt de la

chaumiere une vraie etable "ou betes et gens s'entassent pele-mele". (l) Les chaumieres, noires, humides, et basses, n'ont presque

jamais de fenetres. Quelquefois on en trouve qui ont des croisees

grossieres qui laissent entrer un peu de lumiere. Les vitres, quand il y en a, sont de cette sorte qui ressemble a des culs de bouteilles et

qui semble arreter plutot que laisser entrer la lumiere. II n}y a

sou-vent que par les portes que le jour puisse penetrer dans ces masures. Les entrees, generalement construites du cote sous le vent, sont soit laissees grandes ouvertes, soit fermees d'une porte composee de deux parties separees, dont la partie superieure seulement reste ouverte. Naturellement de telles conditions contribuent largement a la pauvre

sante que l'on trouve parmi la majorite des paysans.

La pauvrete de la decoration a l'interieur des chambres n'est certes pas moins frappante que celle qui se voit a l'exterieur. II pend a chaque plafond des sacs de graines, des bottes d'ail, des guenilles et des toiles d'araignees. Chaque chaumiere a sa cheminee, sous le manteau de laquelle s'ouvre la bouche du four ou les paysans cuisent leur pain, et ou l'on brule en hiver du bois derobe aux forets voisines, ou des bouses de vaches soigneusement amassees et sechees. (2) Le mobilier se compose d'une table, de plusieurs escabelles, d'une huche a pain, et de lits aux matelas de paille ou de mousse ou l'on se couche souvent sans draps. (5) Ce mobilier, quoique grossier et primitif, est nean-moins convenable. L'interieur de l'orphelinat du Medecin de campagne est typique de ce qui se voit dans les chaumieres paysannes:

"Dans la chambre etaient accroches un sabot plein de sei, une

(1) Le Medecin de campagne. t. XIII, p. 472. (2) Un Drame au bord de la mer. t. XVI, p. 2JJ#

(19)

poele a frire, un chaudron. Le fond de la piece se trouvait rempli par un lit a colonnes garni de sa pente decoupee. Puis, ga et la, des escabelles a trois picds, formees par des batons fiches dans une simple planche de fayard, une

huche au pain, une grosse cuiller en bois pour puiser de l'eau, un seau et des poteries pour le lait, un rouet sur la huche,

quelques clayons a fromage, des murs noirs, une porte ver-moulue ayant une imposte a claire-voie: tels etaient la decoration et le mobilier de cette pauvre demeure." (l)

Cependant, il y a des paysans qui, comme le vieux "cretin" du Medecin de campagne. n'ont pas meme les necessites les plus rudimentaires, et qui vivent dans une pauvrete et dans une misere incroyables:

L'interieur de cette maison formait une seule chambre eclairee par un mauvais chassis garni de toile. Le sol etait en terre battue. La chaise, une table, et un grand grabat composaient tout le mobilier. Jamais le commandant n'avait rien vu de si simple et de si nu, meme en Russie, ou les cabanes des mougiks ressemblent a des tanieres. La., rien n'attestait les choses de la vie, il n'y avait meme pas le moindre ustensile ne-cessaire a. la preparation des aliments les plus grossiers. Vous eussiez dit la niche d'un chien sans son ecuelle. " (2) II n'est pas etonnant que l'on a souvent peine a croire que les pay-sans de Balzac soient des etres humainsj

L'alimentation des paysans, toujours grossiere, est souvent insuffisante, ce qui faisait dire a. Benassis (5), le medecin de

cam-(1) Le Medecin de campagne. t. XIII, p. 450. Sur le mobilier, voir aussi Ibid.. pp. 457-58; Le Cure de village. t. XIV, pp. 85, 1J2; Les Paysans. t. XIV, p. 264; Les Chouans. t. XII, p. 197; La Peau de chagrin, t. XV, p. 228.

(2) Le Medecin de campagne. t. XIII, p. 457«

(5) Benassis, personnage central du Medecin de campagne de Balzac, naquit au Languedoc en 1779» II fit des etudes de medecine a Paris. A l'age de vingt-deux ans, il perdit son pere, qui lui laissa une fortune. Benassis abandonna aussitot son amante, de qui il avait un fils, pour se jeter dans une vie de debauche. II aspira plus tard a la main d'une jeune fille d'une famille jan-seniste, mais il fut renvoye quand son passe fut connu. II alla secourir son fils, dont la mere etait morte, et le gargon mourut peu de temps apres. De*sespere, hesitant entre le suicide et la Grande-Chartreuse, Benassis passa un jour par un pauvre petit village de l'Isere, pres de Grenoble, et il decida de s'y etablir pour ameliorer le mode de vie des pauvres habitants. Devenu maire de la commune, il gagna l'estime de tous les gens du pays.

(20)

15.

pagne, a ce sujet:

"Je guerissais mes paysans de leurs maladies, si faciles a guerir; il ne s'agit jamais en effet que de leur rendre

des forces par une nourriture substantielle. Soit e*conomie, soit misere, les gens de la campagne se nourissent si mal que leurs maladies ne viennent que de leur indigeance, et generalement, ils se portent assez bien." (l)

La plupart des paysans se nourissent de fromage, de lait, de beurre, de fruits, de legumes, et de pain grossier fait de seigle, d'orge, ou de ble glanes au temps de la moisson. (2) Souvent, de miserables galettes de sarrasin prennent la place du pain. Dans les pays

vignobles, les paysans consuraent une enorme quantite de vin fait de raisins hallebotes. Quelques-uns des paysans les plus pauvres, comme ceux qui se trouvaient ä Montegnac (5) avant l'arrivee de Madame Graslin (4), n^ont pas meme le bonheur d'avoir cette maigre nourriture:

"Une foret inexploree leur donnait du bois et l'incertaine nourriture du braconnage, les habitants etaient talonnes par la faim pendant 1'hiver. Les terres n'offraient pas le fond necessaire a la culture du ble, les malheureux n1avaient ni bestiaux ni ustensiles aratoires; ils vivaient de chataignes." (5)

(1) Le Medecin de campagnea t. XIII, p. 490.

(2) Sur l'alimentation, voir Les Chouans. T. XII, pp. 15, 27O;

Le iiedecin de campagne. t. XIII, pp. 451, 472, 526; Les Paysans. t. XEV, pp. 240, 271.

(5) Canton du departement de la Haute-Vienne en France, ou se passe l'action du Cure de village.

(4) Mme Pierre Graslin, nee Veronique Sauviat a Limoges au mois de mai, 1802, epousa Pierre Graslin a l'age de vingt ans. Rendue malheureuse par son mari tyrannique, eile devint la maitresse

secrete de Jean-Frangois Tascheron, porcelainier paysan, qui fut guillotine pour un crime atroce commis pour obtenir de l'argent pour fuir avec Veronique. Mme Graslin donna jour a l'enfant de Jean-Frangois au moment meme de l'execution du pere. Deux ans plus tard, apres la mort de son mari, eile quitta Limoges pour aller a Montegnac, ou, pour expier son crime, eile passa sa vie a faire de bonnes oeuvres parmi les paysans du pays de son amant, Jean-Frangois. (Le Cure de village)

(21)

I I faut remarquer que 1'inSüffisance de 1'alimentation n ' e s t pas

toujours due a l a pauvrete. Souvent l e s paysans s'imposent

volon-t i e r s une n o u r r i volon-t u r e g r o s s i e r e evolon-t malsaine. Le pain evolon-t l e v i n ,

par exemple, sont toujours f a i t s du ble et des r a i s i n s l e s plus

pauvres, car l e s paysans vendent la meilleure p a r t i e des f r u i t s du

glanage et du hallebotage. I I est r a r e que l a viande se voie sur

l a t a b l e d'un paysan, car l e s v o l a i l l e s et l e s cochons eleves a la

ferme et le g i b i e r braconne dans les f o r e t s sont s o i t vendus aux

r i c h e s du voisinage, s o i t portes aux marches des v i l l a g e s . La

plu-p a r t du templu-ps, ces plu-pratiques sont Celles des plu-paysans qui veulent

economiser pour acheter un nouvel arpent de t e r r e , quel qu'en s o i t

l e p r i x . Mais souvent l e s paysans agissent a i n s i pour echapper a.

l ' o s t r a c i s m e dont i l s s e r a i e n t c e r t a i n s d ' e t r e frappes s ' i l s

faisaient autrement:

"Un parisien trouve dans la campagne un ouvrier qui mangeait a diner une enorme quantite de pain, de fromage et de legumes; il lui prouve que, s'il

substituait a cette nourriture une portion de viande, il se nourrirait mieux, a meilleur marche, qu'il

travaillerait davantage, et n'userait pas si

promptement son capital d'existence. Le Berrichon reconnait la justesse du calcul. —Mais les disettes] monsieur, repondit-il.. — Q u o i les disettes? — E h

bien, oui, quoi qu'on dirait? — I I serait la fable du pays, fit observer le proprietaire sur les terres de qui la scene avait lieu; on le croirait^riche

comme un bourgeois, il a peur d'etre montre au doigt, de passer pour un homme faible ou malade." (l)

Surtout ce sont les habits des paysans qui revelent leur mode de vie. L'etude des vetements grossiers, sales, et miserables

qui semblent faire partie du paysan meme jette une vive lumiere non

(22)

15.

seulement sur ses habitudes animales mais aussi sur son caractere sauvage. On reconnait le paysan par ses vetements: il suffit d'une courte description (excellent comme toujours chez Balzac) du chapeau de paille ou de feutre a. larges bords, des robes sales de toile jaune des femmes, des blouses et des pantalons de toile bleue de*teinte ou de gros drap tres-use, crotte, dechiquete, rapiecete, des sabots grossierement fagonnes ou des gros souliers ferres pour laisser voir au lecteur qu'il ne peut avoir devant les yeux que "l'espece sociale" paysan. Le portrait du pere Fourchon, par exemple, donne au lecteur une bonne idee des vetements que portent la grande partie des gens de sa classe:

"Un chapeau de feutre grossier, dont les bords tenaient a la calotte par des reprises, garantissait des intem-peries cette tete presque chauve...Pour tout vetement, ce pauvre homme portait une vieille blouse autrefois bleue et un pantalon de cette toile grossiere qui sert a Paris a faire des emballages. Tout citadin aurait fremi de lui voir aux pieds des sabots casses, sans meme un peu de paille pour adoucir les crevasses. Assurement, la blouse et le pantalon n'avaient de valeur que pour la cuve d'une papeterie." (l)

L'habit de Mouche, pupille de Fourchon, fils naturel d'une fille naturelle du vieillard, est encore plus frappant:

"Cet enfant...paraissait etre en culotte, car son pantalon finissait au genou par des dechiquetures ornees d'epines et de feuilles mortes. Ce vetement necessaire tenait par deux cordes d'etoupe en guise de bretelles. Une chemise de toile de la meme

qualite, mais epaissie par des raccommodages barbus, laissait voir une poitrine halee." (2)

Dans quelques parties de la France, surtout dans les regions montagneuses ou l'on eleve des chevres et des moutons, les paysans portent des

(1) Les Paysans, t. XEV, pp. 254-255. Sur les habits des paysans, voir aussi Ibid.. p. 282; Les Chouans. t. XII, pp. 2_J, 11, 260;

Le Medecin de campagne, t. XIII, p. 552; Le Cure de village. t. XIV, p. 155; Adieu, t. XVI, p. 164.

(23)

chemises faites de peau au lieu de la grosse toile qui se porte presque universeilement dans la paysannerie. Ces vetements sont faits si grossierement qu'a. la premiere vue un citadin prendrait ceux qui les portent pour les animaux dont les peaux leur servent de vetement8.

II y a des paysans qui ont le bonheur d'avoir, outre les vetements de tous les jours, des habits de dimanche, ordinairement faits de la meme toile grossiere qu'ils portent tous les jours. Souvent, cependant, l'homme porte, les jours de fete, un pantalon de velours bon marche, un gilet, et un chapeau demode qui lui a ete donne par un riche et qu'il porte avec orgueil. Les femmes, si par hasard elles peuvent se procurer une nouvelle robe a. la mode, ne

la portent jamais sans y faire mille changernents a leur goüt jus-qu'a ce que 1'habit devienne un vrai haillon. II est bien rare que Balzac nous fasse voir des paysans endimanches, mais il nous laisse savoir que ce que le paysan appelle un habit de luxe n'est guere assez luxueux pour appartenir a aucun autre frangais qu'un paysan. En general, le paysan n'a qu'un seul habit qu'il porte jusqu'a. ce qu'il lui tombe du dos, et qui souvent n'est lave que par hasard.

Les miseres de la vie laissent leurs traces non seulement sur les possessions materielles des paysans, mais aussi sur ces pauvres gens eux-meme. Les travaux champetres durs et constants les menent vite a la tombe. L'ombre de la vieillesse se montre deja dans les visages les plus jeunes et y habite jusqu'a la mort. Le merveilleux portrait du vieux paysan Moreau et de sa femme

(24)

17.

le long de leur vie:

Genestas apergut alors un pauvre vieillard qui che-minait de compagnie avec une vieille fem ie. L'hom_te paraissait souffrir de quelque sciatique et marchait peniblement, les pieds dans de mauvais sabots. II portait sur son epaule un bissac dans la poche duquel ballotaient quelques instruments, dont les manches noircies par un long usage et par la sueur,

pro-duisaient un leger bruit; la poche de derriere con-tenait son pain, quelques oignons crus et des noix.

Ses jambes semblaient dejetees. Son dos, voute par les habitudes du travail, le forgait a mareher tout ploye; aussi pour conserver son equilibre, s'appuyait-il sur un long baton. Ses cheveux, blancs comme la neige, flottaient sous un mauvais chapeau roussi par les intemperies des saisons et recousu avec du fil blanc. Ses vetements, de grosse toile, rapetasses en cent endroits, offraient des contrastes de Cou-leurs. C'etait une sorte de ruine humaine a laquelle ne manquait aueun des caracteres qui rendent les

ruines si touchantes. Sa femme, un peu plus droite qu'il ne 1'etait, mais egalement couverte de haillons, coiffee d'un bonnet grossier, portait sur son dos un vase de gres rond et aplati, tenu par une courroie

passee dans les anses...Ces deux vieillards, l'un perclus a force de travail, l'autre, sa compagne fi-dele, egalement detruite, montrant tous deux leurs figures dont les traits etaient effaces par les

rides, la peau noircie par le soleil et endurcie par les intemperies de l'air, faisaient peine a voir.

L'histoire de leur vie n'eut pas ete gravee sur leurs physionomies, leur attitude l'aurait fait deviner. Tous deux ils avaient travaille sans cesse, et sans cesse souffert ensemble, ayant beaucoup de maux et peu de joies a partager; ils paraissaient s'etre aecoutume a leur mauvaise fortune, comme le pri-sonnier s'habitue a sa geole; en eux tout etait simplesse." (l)

On aurait beau parcourir La Comedie humaine. on n'y trouverait pas

de portrait plus frappant, plus touchant, que celui de ces deux pauvres et miserables paysans.

Balzac insiste partout dans La Comedie humaine sur la

pauvrete de la paysannerie frangaise. II ne parle jamais d'un paysan

(25)

sans nous faire voir une pauvrete horrible qui, suivie d'une misere acharnee qui s'attache a eile comue une ombre, plonge le peuple

de la campagne dans les tenebres. Preoccupe par la lutte perpetuelle pour la vie, le paysan s'attache aux choses materielles avec une

affection animale. La plupart du temps, devore par les soucis de l'existence quotidienne, il se trouve incapable de voir plus

loin que son miserable lopin de terre, sa masure, et le peu d'argent qu'il gagne si durement ga et la. D'ailleurs, sa condition

so-ciale fait partie de son patrimoine; il le regoit de son pere comme son pere le regut du sien. II est difficile dfaccomplir des change-ments quand un peuple se trouve si bien enracine dans les traditions

de ses ancetres. Car son mode de vie est pour lui une tradition, et il se garde bien des ameliorations. Le paysan est fier de son ar-pent, de sa chaumiere; il y voit un refuge qui lui vaut bien plus que n'importe quelle autre chose du monde. La il est chez lui, ou personne n'ose penetrer pour le deranger. D'ailleurs, Balzac nous fait voir tres clairement que le paysan sait bien profiter de cette pauvrete dont il semble etre si fier. Cette attitude est admira-blement illustree par le pere Fourchon (l), qui, quand sa fille lui offre de nouveaux habits, repond avec indignation: "—Je t'ai de ja dit que ce serait me r uin er J. ..Quand on me croira riche, per-sonne ne me donnera plus rien.'" (2)

L'etude de la vie materielle de la paysannerie frangaise des romans de Balzac revele done une pauvrete et une misere

deses-(1) Voir note 5, p. 2.

(26)

19.

pe'rantes chez le peuple rural. Nous n'y voyons que du laid et du noir. En effet, c'est precisement ce que Balzac voulait nous faire voir, et la couleur sinistre de sa peinture de la vie materielle des

paysans est la meme dont il se sert pour peindre cette classe sociale sous tous ses terribles aspects.

(27)

LES MOEURS

Les paysans frangais de La Comedie humaine de Balzac vivent comme des animaux. Forces de travailler continue11ement et durement pour exister, ils n'ont guere le temps de reflechir sur leurs actions. Ils existent et ils agissent intuitivement. II est bien naturel, done, que les moeurs des gens de la campagne soient feroces et sauvages comme Celles des betes. A plusieurs reprises, Balzac compare les paysans frangais avec les Peau-Rouges des romans de James Fenimore Cooper (l); il les dit meme plus sauvages encore, et beaucoup plus difficiles a aborder que les Indiens de l'Anerique. (2)

Mais que peut-on esperer d'un peuple ou la religion n'a mis qu'une main faible et impuissante et ou 1' Instruction est

pres-que nulle? (5) La Revolution avait amoindri d'une fagon deplo-rable le nombre de pretres, et l'Eglise, a peine retablie, ne pouvait pas s'oecuper comme eile l'aurait voulu de son enorme troupeau de campagne. Plus d'une paroisse se trouvait sans eure, et, par consequent, sans religion d'aucune sorte. (4) Les paysans,

(1) James Fenimore Cooper (1789-1851), romancier americain, est celebre pour ses peintures des moeurs naives et sauvages des

Indiens de l'Amerique.

(2) Les Paysans. t. XIV, p. 294; Les Chouans. t. XII, pp. 12, l4, 16. (5) "Depuis 1789", dit Balzac, "la religion est sans force sur les

deux tiers de la population de France." (Les Paysans. t. XIV, p. 524.)

(4) La Rabouilleuse. t. VI, p. 189.

(28)

21.

ainsi livres a tous leurs caprices et a leurs propres interets, con-sideraient le projet Napoleonien de r^tablir l'autorite de l'Eglise en France avec beaucoup de ressentiment. Les eures qui furent envoyes a la campagne pour se charger des paroisses veuves depuis quelques annees y trouvaient des gens absolument inabordables. II y en

avait qui, comme l'abbe Brossette du roman Les Paysans (l), de-sesperaient de ne jamais pouvoir sauver les ames des paysans, car ceux-ci, loin d'ecouter ce que les pretres avaient a dire, se char-geaient, au contraire, de leur tendre mille pieges pour les chasser du pays. (2)

Meme dans les paroisses de la campagne qui n'avaient pas eu le malheur de manquer de pretres pendant les tristes annees qui suivirent la Revolution, 1'influence de la religion etait pres-que nulle, et le eure ne jouissait d'aucune consideration. (5) Les paysans embrassaient le Catholicisme par imitation ou par interet. Les messes du dimanche n'etaient que des asaemblees ephemeres, car les paysans n'y allaient que par habitude et pour se donner "rendez-vous pour leurs marches et leurs affaires". (4) Trop souvent c'etait les representants de l'Eglise qui etaient responsables de cette Situ-ation deplorable. Une bonne partie des eures de campagne venait des familles paysannes, et ces pretres, souvent bien mal instruits,

(1) L'abbe Brossette etait eure de Blangy (en Bourgogne) au moment du soulevement des paysans contre le general Montcornet. Quoi-qu'il fut bon pretre, bon royaliste, et homme intelligent, les paysans le haissaient et voulaient le chasser du pays. (Les Paysans)

(2) Les Paysans. t. XEV, pp. 509, ^19.

(5) Ibid.. p. 524; La Rabouilleuse. t. VI, p. 159. (4) Les Paysans. t. XIV, p. 52^.

(29)

s'occupaient plus de leurs propres interets que des ames de leurs paroissiens. (l)

L1Instruction, qui, au debut du dix-neuvieme siecle,

resi-dait entierement entre les mains de l'Eglise, manque encore plus que la religion chez les paysans de Balzac. Les campagnards sont des gens pratiques et materialistes. L1Instruction que pouvaient leur donner

les eures de village ne servait a rien. II leur valait mieux enseigner aux enfants a gagner leur pain de la fagon paysanne, soit par le travail

soit par la ruse ou meme par le vol, toujours justifie chez eux. On fremit lorsqu'on voit la jeunesse paysanne frangaise dans les mains des tuteurs comme celui de Flore Brazier (2), pauvre petite "rabouilleuse", lequel, "Charge devant Dieu et devant lez-houmes" de sa petite niece, lui enseignait, pour unique Instruction, a troubler l'eau des ruisseau avec une branche pour que son oncle put y attraper des ecrevisses. (5) La vie presque animale que cette petite "rabouilleuse" avait menee

avant son entree comme domestique dans la maison du medecin Rouget avait mis en eile de telles repugnances pour la science que plus tard il fut impossible au bon docteur d'eveiller en eile aueun interet a l'education qu'il voulait lui donner. (4)

(1) On en voit un excellent exemple dans Le Cure de Tours. L'abbe

Birotteau, fils d'un vigneron, est le personnage central de ce roman. Victime de la haine de son compere, l'abbe Troubert, on 1 aecuse

d'avoir malapproprie une somme que lui legua une de ses paroi-siennes, et il perd enfin sa paroisse. (Le Cure de Tours)

(2) Flore Brazier, orpheline paysanne, avait pour tuteur son oncle, qui la livra pour une somme au docteur Rouget d'Issoudun. Celui-ci, frappe par la beaute' de la jeune fille, la prit chez lui et se chargea de son Instruction. Le fils du medecin s'eprit de Flore et l'epousa. Devenue veuve peu de temps apres son m a n a g e , Flore e'pousa le gallant Riilippe Bridaux, qui, ne voulant que son urgent, l'abandonna a Paris. Elle y est morte en 1828 pauvre et debauchee, victime de plusieurs maladies affreuses. (La Rabouilleuse)

(5) La Rabouilleuse. t. VI, p. 186. (4) Ibid., p. 187c

(30)

25.

Le p e t i t Mouche ( l ) , l u i , p e t i t - f i l s du pere Fourchon, avait

l e bonheur d ' a v o i r pour t u t e u r son grand-pere, ancien maitre d ' e c o l e ,

qui l u i c o n s e i l l a i t d'apprendre a l i r e , p u i s q u ' i l croyait que c ' e t a i t

avec 1 ' I n s t r u c t i o n qu'on amassait de l ' a r g e n t . Mais le bonhomme, qui

v i v a i t dans une ivresse p e r p e t u e l l e , donnait des conseils a son p e t i t

-f i l s sans s'occuper personnellement de son I n s t r u c t i o n . Mouche ne

s a v a i t pas l i r e . I I savait t o u t e f o i s comment se comporter dans la v i e .

Le ruse Fourchon l u i d i s a i t t o u t sagement: "Ne vole r i e n , f a i s - t o i

donner.

1

Le p e t i t Mouche comprenait bien que, pour eviter l a prison

et l'echafaud, l e "rasoir de la j u s t i c e " , i l f a l l a i t e t r e

precautio-nneux, et q u ' i l v a l a i t mieux obtenir ce qu'on voulait par la ruse que

par l e vol f l a g r a n t . Car, apres t o u t , comme l u i d i s a i t le vieux Fourchon,

"la fin e s t d ' e t r e a cote des r i c h e s , i l y a des miettes sous leurs

t a b l e s j " (2)

Ordinairement l e s enfants paysans jouissent d'une complete

l i b e r t e j u s q u ' a l ' ä g e ou i l s leur faut prendre eux aussi l e joug du

t r a v a i l de l a t e r r e . I l s ne manquent pas d'apprendre, par moyen

d'ex-p e r i e n c e , t o u t e s l e s r u s e s , tous les t r u c s de leur c l a s s e .

Naturellement, l e s paysans, qui vivent d'une existence

pure-ment m a t e r i e l l e , e t chez qui l a r e l i g i o n et 1'Instruction ne sont r i e n ,

sont a r r i v e s a un effroyable e t a t de demoralisation. "L'homme

abso-lument probe et moral," d i t Balzac, " e s t , dans l a classe des paysans,

une exception." (5) C'est que l a vie des paysans s'approche de l ' e t a t

(1) Mouche, ne en 1811, f i l s naturel d'une f i l l e n a t u r e l l e du pere

Fourchon, n ' e t a i t porte ni sur l e s r e g i s t r e s de 1 Eglise ni sur

ceux de l ' e t a t . I I devint l ' a p p r e n t i de son grand-pere, qui l u i

a p p r i t l e s ruses du metier de corde et de la chasse aux l o u t r e s .

(Les Paysans)

(2) Sur 1* I n s t r u c t i o n de Mouche, voir Les Paysans. t . XEV, p. 50_.

(5) I b i d . . p . 274.

(31)

sauvage et que le travail ecrasant des champs auquel ils sont soumis leur derobe tout sens moral. Les paysans n'ont point de conscience; ce sont des gens qui ne reconnaissent pas l'arbre de la science du bien et du mal. "Chez eux, les scrupules viennent d'une pensee in-teressee, et non d'un sentiment du bien ou du beau..." (l) S'il leur arrive d'invoquer la morale a propos d'une de leurs filles seduites, par exemple, ce n'est que quand le seducteur est riche et craintif. En effet, les jeunes filles paysannes sont peu scrupuleuses; chez elles, la vertu est sacrifiee a l'interet. Elles n'hesitent pas a ce*der aux bourgeois, chez qui elles travaillent comme domestiques,

quand ceux-la leur fönt des promesses de mariage a. la mort de leurs femmes. (2) Les parents n'hesitent pas, eux non plus, a livrer leurs filles aux riches pour obtenir des retards de quelques mois d'interet a payer sur de l'argent emprunte. (5) Done, la vertu, qui commence or-dinairement avec l'aisance et avec 1'instruetion (4), est absente chez ces gens grossiers et ignorants qui considerent comme permis tout ce qui peut les tirer de l'enfer de la faim et du labeur perpetuel.

Selon Balzac, les vices les plus odieux de la paysannerie frangaise sont dus a trois causes principales: a la Revolution de 1789 (5), au manque de solidarite entre les bourgeois durant les tene-breuses annees qui suivirent le l4 juillet (6), puis a 1'impuissance

(1) La Rabouilleuse. t. VI, p. 187. (2) Les Paysans. t. XEV, p.

489-(5) Le paysan Tonsard, en parlant de la morale de ses filles, disait a son ami Courtecuisse: "il vaut mieux sauver un pere que de laisser moisir sa vertu." (Les Paysans. t. XEV, p. 4ll.)

(4) Les Paysans. t. XEV, p. 274; La Rabouilleuse. t. VI, p. 187. (5) Les Paysans. t. XEV, pp. 274, 510, 575.

(32)

25.

de la loi appliquee aux gens de la campagne. (l)

La Revolution avait remu^ une classe qui, depuis la

Jacquerie (2), avait nourri dans son sein une haine devenue instinc-tive contre les classes aisees, et qui ne demandait pas mieux que de tomber sur elles comme une bete sauvage sur sa proie. Surtout, la Re-volution avait permis aux paysans de mettre le pied dans la possession de la terre qui leur avait ete interdite par la loi feodale depuis

douze cent ans. Des lors, la propriete devint leur seul point de mire, et l'interet le seul mobile de leurs actes.

Depuis 1789, les paysans de la France s'etaient arroge des droits abusifs qui irritaient les grands proprietaires et qui

en-trainaient souvent des collusions sanglantes. La plupart d'entre eux ne possedaient que de bien petites proprietes, et, ne pouvant vivre uniquement des produits de leurs lopins de terre, ils empietaient au-dacieusement sur les grandes proprietes de leurs voisins. Le vol de bois, la braconnerie, le paturage des vaches, les abus du glanage et du hallebotage s'etablirent ainsi par degres, et les pauvres de la campagne, qui arriverent a les considerer comme des "droits" conquis, ne pouvaient y renoncer que quand ils se trouvaient en face d'une force

superieure a leur hardiesse. Le vol devint chez eux une habitude, et puisqu'ils ne s'en enrichissaient guere, ils ne comprenaient pas pour-quoi les bourgeois leur faisaient guerre. "Que le pesan vive de bien ou de mal faire,,,il s'en va comme il est venu, dans des haillons",

(1) Les Paysans, t. XEV, p. 571; La Rabouilleuse, t. VI, p. 159.

(2) On appelle "la Jacquerie" le soulevement des paysans de 1 Ile de France contre la noblesse qui eclata le 28 mai 1558, a. la suite des miseres de l'Invasion pendant la captivite du^roi Jean. Les nobles l'avait reprime avec une impitoyable durete.

(33)

remarqua le pere Fourchon, porte-parole de sa classe dans le roman Les Paysans. (l) D'ailleurs, les bourgeois eux aussi sont de fins voleurs: "(l)ls volent au coin du feu," disait amerement le vieux

Fourchon, "c'est plus profitant que de ramasser ce qui traine au coin des bois." (2)

II y avait des bourgeois qui, preferant la paix a la guerre, permettaient aux pauvres de les piller impitoyablement. Ils

etabli-ssaient ainsi de funestes precedents qui entrainaient souvent de longues guerres entre les paysans et les grands proprietaires du voisinage.

C'est l'histoire d'une de ces guerres et de ses suites affreuses que Balzac nous raconte dans son roman Les Paysans.

L'histoire des Paysans tourne autour d'un personnage central, le comte de Montcornet (5), ancien general parvenu de l'ere

Napole-onienne, qui, essayant de s'etablir dans une grande propriete

nou-vellement acquise en Bourgogne, se trouva face a face avec des paysans hostiles soutenus dans tous leurs caprices par quelques petits bour-geois interesses. L'ancienne proprietaire des Aigues, une certaine

Mademoiselle Laguerre (4), avait endure les vices de ses pauvres voisins.

(1) Les Paysans. t. XIV, p. 501. (2) Ibid.. p. 500.

(5) Le Marechal comte de Montcornet (Commandant de 1'Ordre de Saint-Louis, Grande Croix de la Legion d'Honneur), fils d'un menuisier de Paris, fut un des grands generaux de Napoleon. Vers I815, Montcornet acheta une grande propriete en Bourgogne. Quand il essaya de s'y etablir, il se trouva face a face avec une bände de paysans hardis et haineux qui, alies a quelques bourgeois inte-resses, reussirent a lui faire vendre sa terre et quitter la Bourgogne. (Les Paysans)

(4) Mademoiselle Laguerre, nee en 17^0, fut une des impures les plus celebres du dix-huitieme siecle. Elle etait operatrice, et grand disciple de Piccini. En 1790 eile se refugia dans sa propriete de la vallee des Aigues en Bourgogne, ou eile mourut en I8I5. (ibid.)

(34)

27.

Elle y perdait meme le bon quart de ses produits au glanage et au hallebotage, mais eile avait toujours prefere la paix a la guerre.

Done, quand Montcornet arriva dans la vallee des Aigues, il y trouva des paysans jouissant de toutes sortes de vices agraires etablis de-puis des annees et devenus chez eux des habitudes.

Les paysans avaient pris possession des pres, ou ils faisaient de l'herbe, et ou ils faisaient paitre leurs bestiaux quand bien ils le voulaient. (l) La Tonsard et ses fils braconnaient dans ses forets et vendaient les lapins, les perdrix, les grives, et les chevreuils au village voisin, et quelquefois au chäteau des Aigues meme.' (2) Et ce n'etait pas tout ce qui se passait dans la foret. Les paysans avaient commence par se contenter d'y ramasser des branches mortes pour brüler en hiver. Mais, n'y rencontrant aueune resistance, ils se mirent a fagoter et a voler le bon bois, detruisant surtout les jeunes arbres:

"Ainsi, en attendant la moisson et le glanage, une cinquan-taine de vieilles femmes imiterent le travail du turc au pied de cinq ou six arbres, qui devaient etre des cadavres au printemps et ne plus se couvrir de feuilles; et ils

etaient choisis au milieu des endroits les moins accessibles, en sorte que le branchage leur appartiendrait.' (5)

Ils menagaient ainsi de defricher la foret de leur voisin comme ils 1'avaient fait avec leurs petites proprietes a eux.

Mais c'etait surtout a. la saison de la moisson que les paysans

(1) Les Paysans. t. XIV, p. 271. (2) Ibid.. pp. 271, 281.

(5) Le turc, dit Balzac, est un ver "de peau forte, luisante, squameuse, formee de points bruns, termine par une extremite deja semblable a celle des hannetons, et dont il a la tete, les antennes, et deux cros nerveux avec lesquels il coupe les racines . Les paysans imi-taient ce ver, destrueteur d'arbres, en cerclant les arbres de la foret du general avec une "mauvaise lime qui servait a dechirer l'arbre, et un chasse-clou avec lequel les delinquents lissaient cette hachure annulaire, comme l'insecte lisse son chemin . Cette fagon de tuer secretement les arbres avait ete decouverte par le paysan Courtecuisse, qui avait passe sa connaissance a ses voisins.

(35)

jouissaient des plus grands profits de leurs vols. Le glanage ez ie hallebotage ne dataient pas de la Revolution; ces deux pratiques re-montaient au Systeme feodal en France, sous lequel les seigneurs per-mettaient aux serfs d'entrer dans les champs apres la moisson pour glaner les raisins et les tiges de ble qui trainaient. Dans une des plus/ belies pages de La Comedie humaine. Balzac nous donne une des-cription emouvante du glanage en France:

Les habitants de la ville n'imageront jamais ce qu'est le -glanage pour les habitants de la campagne; leur passion est

inexplicable, car il y a des femmes qui abandonnent des tra-vaux bien retribues pour aller glaner. Le ble qu'elles trouvent ainsi leur semble meilleur; il y a dans cette Pro-vision ainsi faite, et qui tient a leur nourriture la plus

substantielle, un attrait immenses. Les meres amenent leurs petits enfants, leurs filles, leurs gargons; les vieillards les plus casses s'y trainent, et naturellement ceux qui ont

du bien affectent la misere. On met, pour glaner, ses haillons. II etait dix heures du matin, le mois d'aout etait chaud, le ciel sans nuages, bleu comme une pervenche, la terre bru-lait, les bles flambaient, les moissonneurs travaillaient la face cuite par la reverberation des rayons sur une terre en-durcie et sonore, tous muets, la chemise mouillee, buvant de l'eau contenue dans ces cruches de gres rondes comme un pain, garnies de deux anses et d'un entonnoir grossier bouche avec un bois de saule.

Au bout des champs moissonnes, sur lesquels etaient les charettes ou s'empilaient les gerbes, il y avait une centaine de creatures qui, certes, laissaient bien loin les plus

hi-deuses conceptions que les pinceaux de Murillo, de Teniers, les plus hardis en ce genre, et les figures de Callot, ce poete de la fantaisie des miseres, aient realisees; leurs jambes de bronze, leurs tetes pelees, leurs haillons dechiquetes, leurs couleurs, si curieusement degradees, leurs dechirures humides de graisse, leurs reprises, leurs taches, les decolorations des etoffes, les trames mises a jour, enfin leur ideal du materiel des mi-seres etait depasse, de meme que les expressions avides, in-quietes, hebetees, idiotes, sauvages, de ces figures avaient, sur les immortelles compositions de ces princes de la couleur, l'avantage eternel que conserve la nature sur l'art. II y avait des vieilles au cou de dindon, a la paupiere pelee et rouge, qui tendaient la tete comme des chiens d'arret devant

la perdrix, des enfants silencieux comme des soldats sous les

(36)

29.

du bien d^autrui, qui devenait leur bien par abus. Tous les yeux etaient ardents, les gestes menagants, mais tous gardaient le silence en presence du comte, du garde cham-petre et du garde general. La grande propriete, les fer-miers, les travailleurs et les pauvres s'y trouvaient re-presentes; la question sociale se dessinait nettement, car la faim avait convoque ces figures provoquantes...Le soleil mettait en relief tous ces traits durs et les creux des

vi-sages; il brulait les pieds nus et salis de poussiere; il y avait des enfants sans chemise, a. peine couverts d'une blouse dechiree, les cheveux blonds boucles pleins de

paille, de foin et de brins de bois; quelques femmes en te-naient par la main de tout petits qui marchaient de la ville et qu'on allait rouler dans quelques sillons." (l)

C'est que dans la vallee des Aigues, le hallebotage et le gla-nage etaient devenus des vices. Les paysans, non satisfaits du "droit" de halleboter et de glaner apres la moisson, entraient dans les vignes et dans les champs avant que les moissoneurs et les vendangeurs en fussent sortis. Done, ce qu'ils obtenaient n'etait ni hallebote ni glane, mais recolte, et ils en retiraient de jolis profits. (2)

Montcornet s'eleva contre ces facheuses pratiques que l'an-cienne proprietaire des Aigues avait laisse s'etablir. II declara la guerre aux paysans, qui ne demandaient pas mieux, puisque leur but etait de chasser le general de la vallee pour qu'ils pussent se partager la grande propriete entre eux le jour de la vente. Le general -avec son bien, -avec ses gardes champetres, -avec l'aide impuissante de la police de la commune, avec des gardes nationaux meme - trouva son egal dans cette force insolente qui levait la tete de chaque buisson et de chaque fosse de la vallee.

La general fit la guerre ouvertement; les paysans la firent souterrainement. H B avaient pour complices trois bourgeois qui

(1) Les Paysans. t. XIV, pp. 509-510. (2) Ibid., pp. 272, 509.

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appuyaient leur moindre delit contre Montcornet. Ce-triumvirat, qui avait beaucoup d'influence sur les paysans, se composait de Rigou (l), usurier et maire de Blangy, de Soudry (2), m a ir e de Soulanges, et de Gaubertin (5), maire de la Ville-aux-Fayes. Chacun de ces filoux avait ses propres interSts dans cette affaire, et ils se redoutaient les uns les autres. Cependant, ils s'etaient allies pour augmenter leur pou-voir. Leur but etait de faire demolir les vignes, et puis de s'emparer de la propriete de Montcornet apres s'Stre defaits des paysans tetus dont ils s'etaient servis dans 1'accomplissement de leur projet. Ce desaccord entre le general et ses voisins leur en fournissait le moyen parfait. Tout en se tenant a une distance, ils pouvaient diriger cette revolte qui devait se terminer par la defaite complete du proprietaire des Aigues.

Le chateau des Aigues devint la citadelle de Montcornet. Les ennemis, eux, se donnaient rendez-vous au cabaret du Grand-I-Vert, ce

vrai nid de viperes" ou s'entretenait, "vivace et venimeuse, chaude et agissante, la haine du proletaire et du paysan contre le maitre et le

(1) Rigou, ancien moine Benedictin, etait maire de Blangy en Bourgogne. Cetait un bourgeois avare qui aimait les femmes et le luxe, et qui s'enrichissait par son metier d'usurier de campagne. Tout le can-ton le redoutait comme le diable, auquel, disait-on, il s'etait voue au moment ou il avait quitte l'eglise. (Les Paysans)

(2) Soudry, bourgeois, etait maire de Soulanges, petite ville pres de la propriete du general Montcornet en Bourgogne. Ancien ami du general, il se tourna contre lui dans la guerre que lui firent les paysans bourguignons. (ibid.)

(5) Gaubertin, bourgeois, etait regisseur des Aigues, propriete du general Montcornet, sous l'ancienne proprietaire, Mademoiselle Laguerre. Le general le garda dans cet office, puis le dechargea quand il se rendit compte de ses peculats. En 1820, Gaubertin de-vint maire de la Ville^aux-Fayes, petit village bourguignon, ou il exergait beaucoup de pouvoir. II convoitisait la propriete du general, car il avait voulu l'acheter lorsqu'elle fut vendue apres la mort'de Mademoiselle Laguerre. C'est pourquoi il devint un des plus grands ennemis de Montcornet. (ibid.)

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riche". (l) Tonsard, proprietaire du cabaret, devint le chef du parti paysan:

"Tonsard, sans etre autre chose que 1'instrument de

haines actives et profondes, eut une influence enorme dans la bataille qui devait se livrer, car il fut le conseil de tous les plaignants de la basse classe. Son cabaret servit

constamment...de rendez-vous aux assaillants, de meme qu'il devint leur chef, par suite de la terreur qu'il inspirait a cette vallee, moins par ses actions que par ce qu'on atten-dait toujours de lui." (2)

Le cabaret du Grand-I-Vert avait toujours servi de lieu de reunion pour toute la campagne. C'est la ou l'on etablissait les prix du foin, des vins, et des travaux. On pouvait y entendre toutes les nouvelles. Les domestiques du general, espions infiltres habilement dans le chateau, y venaient reveler tout ce qui se passait dans le camp oppose, de sorte que les paysans pussent preparer les contre-attaques d'avance et tourner chaque coup du general a leur avantage.

Montcornet entama la lutte en congediant le garde champetre Courtecuisse (5), qu'il remplaga par Michou (4), homme desinteresse, qui fit trop bien son devoir et qui amena sur lui la haine des paysans. Le general defendit aux paysans de faire paitre leurs vaches dans ses pres; ils le firent neanmoins, retirant leurs bestiaux lorsque l'ennemi

(1) Les Paysans. t. XIV, p. 275. (2) Ibid., p. 276.

(5) Courtecuisse, garde-champetre de Mademoiselle Laguerre, ancienne proprietaire de la terre de Montcornet, fut decharge par le general, qui le trouva trop peu severe envers les paysans des environs. En effet, Courtecuisse les endurait dans tous leurs caprices, puisqu'il en etait toujours tres bien recompense. II acheta une petite terre avec de l'argent emprunte a 1'usurier Rigou, et il y travailla toute sa vie sans jamais pouvoir la payer. II fut un d'eux qui

complo-terent le meurtre de Michou, son successeur aux Aigues. (Les Paysans) (4) Michou, ancien marechal des logis de la Garde Imperiale, Chevalier de

la Legion d'Honneur, epousa la femme de chambre de Madame de Mont-cornet. II etait, sous la Restauration, garde-champetre des Aigues, propriete de Montcornet, ou sa devotion et son honnetete lui

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