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Là-bas, suivi de, Espaces et temps du silence durassien

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Academic year: 2021

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(1)

ESPACES ET TEMPS DU SILENCE DURASSIEN

par

Johanne TANGUAY

Mémoire soumis à l'Université Mc Gill en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université Mc Gill

Montréal, Québec Août 2003

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Published Heritage Branch

Direction du

Patrimoine de l'édition 395 Wellington Street

Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Il Y a d'abord départ, fuite. Parce que la vie file trop vite. Parce qu'elle est vide, d'un vide qui, s'il ne trouve pas apaisement dans l'ailleurs, précipitera dans l'abîme. Il y a récit d'un voyage, donc, en terre africaine. Voyage sans aventures, sans péripéties, où rien ne se passe que la lente découverte du regard, du silence, de l'espace, du temps, d'une autre façon d'habiter le monde. Où avant le retour, tout se passe, donc, pour Gisella, 30 ans. Tout l'essentiel.

Il y a ensuite, sur le plan critique, tentative de répondre aux questions suivantes : comment exprimer le silence avec des mots? Comment le silence peut-il non seulement être au centre du style et des thèmes d'un récit, mais faire résonner l'ensemble d'un texte? Dans l'œuvre de Marguerite Duras, en particulier dans Aurélia Steiner (Melbourne) et

L'amour, l'obsession du silence envahit la représentation du temps et des espaces

corporels, géographiques et domestiques pour nous porter au-delà du monde réel et ouvrir le cœur des choses, des êtres et des secondes sur l'infini, l'invisible, le sacré.

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Part one of the thesis. She's leaving. She's running away. Everything goes too fast. If she doesn't, the emptiness in her life will destroy her. There, in Africa, nothing happens. Nothing but sight, silence, space and time. There, she finds another way of living. There, everything happens. Everything that has anything to do with essence. Only then can Gisella, 30, come back.

Part two. How can one tell of silence with words? How can silence be what makes not only the style and themes of a fiction, but the whole fiction, resonate, vibrate? In the fiction of Marguerite Duras, more specifically in Aurélia Steiner (Melbourne) and

L'amour, the obsession of silence is what modulates the representation oftime and space,

be it corporal, geographical or domestic, and what transforms reality in an attempt to open the heart of things, beings and time on the infinite, the invisible, the sacred.

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Merci, Yvon Rivard, directeur de mon mémoire, d'être ce guide qui oriente sans étouffer, qui ne substitue pas sa voix à celle de l'autre mais cherche à découvrir ce qui y tremble pour le faire résonner jusqu'au son clair de la pleine voix.

Merci Sylvie, Nathalie, Nicole, Solange, Isabelle, Steffie et Laurianne. Vous êtes le bleu du ciel, le vent entre les branches, ma douceur et ma joie.

Merci aussi Maxime d'être ce qui commence tandis que ceci finit.

Enfin, merci à ce quelque chose qui luit quelque part, que je sens, que je cherche quant il fuit, grâce auquel j'écris.

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LÀ-BAS ... 1

ESPACES ET TEMPS DU SILENCE DURAS SIEN ... .48

INTRODUCTION ... 49

CHAPITRE l LES ESPACES DU SILENCE DURAS SIEN ... 54

1.1 Espaces corporels ... 54

1.2 Espaces géographiques ... 57

1.3 Espaces domestiques ... 60

1.4 Écriture ... 62

CHAPITRE II LES TEMPS DU SILENCE DURAS SIEN ... 65

2.1 Fusion ... 65

2.2 Fixation ... 68

2.3 Effacement ... 73

CONCLUSION ... 76

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Un jour, Gisella le fait. Elle s'en va.

On la voit courir sur les dalles blanches, étincelantes, de l'aéroport. Elle court sans reprendre son souffle, sans regarder à droite, à gauche, les boutiques qui exhibent dans leurs vitrines des marchandises hétéroclites. Ce n'est que devant les portes de verre qu'elle s'arrête et lève le regard. Elle chancelle, cherche un point d'appui, n'en trouve aucun, tente de reprendre son souffle, hésite. Les portes s'ouvrent devant elle. Une voix grésille dans les haut-parleurs : dernier appel destiné aux passagers du vol 424, les passagers de ce vol sont priés de se présenter à la porte 66 pour l'embarquement.

Dans l'avion, les voyageurs se bousculent. Les mères couvent leurs petits du regard, s'assurent qu'ils sont bien attachés, qu'ils n'ont ni trop chaud ni trop froid. Les passagers hissent leurs bagages à main dans les compartiments situés au-dessus de leurs sièges ou de ceux de leurs voisins. Les appels fusent de partout. Tu veux une couverture de plus? Madame, s'il vous plaît... Chéri, tu peux ranger mon sac là-haut? Un oreiller, je n'ai pas d'oreiller. Maman, j'ai envie. Maman, j'ai faim. Michel, t'as pas oublié les papiers, dis?

L'indication attachez vos ceintures s'allume devant chaque fauteuil. Peu à peu, les corps entremêlés se défont, rejoignent leur place. Les voix fusent toujours. De petites frimousses collent leur nez contre les hublots tandis que les hôtesses vérifient le respect des consignes.

Le moteur vrombit sourdement. L'avion rassemble ses forces avant de s'élancer sur la piste. Au moment où les roues quittent le sol, le corps de Gisella s'enfonce dans

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son siège. La barre verticale qui trace des ombres sur son front s'estompe. L'avion s'élève au-dessus de la ville. Lentement, les gratte-ciel surmontés des logos de multinationales s'éloignent.

L'avion prend peu à peu de l'altitude, traverse les cumulus rebondis. Sous le grésillement du microphone, sous le bruit des voix, le silence s'étale. Dehors, le soleil que plus rien n'assombrit donne au bleu du ciel un éclat presque aveuglant. Entre le regard de Gisella et le bleu, le hublot peu à peu s'efface. Tout se brouille puis reprend forme, reprend la forme de ce jour-là.

Quatre décembre. Six heures trente. Le réveil-matin émet sa sonnerie stridente. Gisella glisse une main hors des couvertures pour le faire taire. Il fait glacial. Les plinthes électriques ne sont pas parvenues à réchauffer son appartement. Elle se replie en boule sous le duvet.

Aujourd'hui, c'est son anniversaire. L'anniversaire de ses trente ans.

Elle se traîne hors du lit. Les yeux mi-clos, elle palpe comme une automate le mur du couloir qui mène à la salle de bains. Dans la douche, l'eau glacée, puis brûlante, lui lacère la peau. Pas moyen d'en régler la température.

Encore ruisselante, elle se hâte vers sa chambre. Elle aperçoit, abandonné sur la table du salon, un CD de Richard Desjardins.

Ce CD, c'est celui qui jouait dans le stéréo quand il a franchi la porte pour ne plus revenir. Gisella revoit son regard de chat, ses longs doigts rugueux, se souvient de l'odeur de sa peau, mélange d'écorce, d'aiguille de pin, de menthe fraîche. C'est avec lui qu'elle s'est blottie, tout l'hiver dernier, sous les draps de flanelle et les lourdes couvertures de laine, avant les éclats de voix de l'été puis de l'automne, avant le travail, de plus en plus

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tard, au bureau, avant les oublis, graves et moins graves, les

«

pas le temps, non mercredi SOIr Je ne peux pas ».

Avant la fin.

Aujourd'hui, quatre décembre, Gisella a froid. Elle glisse le CD dans le stéréo. La VOlX de Richard fait vibrer les murs du salon : America! America! Ton dragon fou s'ennuie, amène-le que je l'achève.

Après avoir enfilé ses pantalons noirs bien ajustés et un chandail, noir également, très simple, Gisella se rend à la cuisine, insère machinalement dans le petit four une tartine sèche au blé entier.

Sur le pas de la porte, sa mallette l'attend, raide comme un soldat au garde-à-vous.

Elle se glisse derrière le volant de sa Wolks marine. Vers huit heures trente, la voiture s'immobilise, comme toujours, dans un embouteillage coin Sylvestre et Saint-Yves. Dans les voitures voisines, les automobilistes guettent les imprudents qui tenteront de les couper, de se faufiler, crime impardonnable à l'heure de pointe. Les yeux s'étirent en de longues fentes noires, opaques. Les cigarettes pendent aux lèvres. Les cendres tombent sur les manteaux impeccables et les cravates bien repassées.

La voiture, en grimpant une pente abrupte, passe devant l'hôpital Saint-Isidore. Sous la grande pancarte sur laquelle se découpe, en jaune vif, le mot U R G EN C E, des ambulances immobiles attendent qu'éclate le prochain drame.

Le stationnement se trouve tout près de là. Il ne reste qu'à tourner à gauche, à ralentir puis à se garer. Gisella paie l'employé posté dans la cabine surchauffée du parking, répond à peine à son how are you today, you stay until 5 or 67

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Elle marche un peu, cinq minutes enVlron, parce que les stationnements qm jouxtent directement le bureau sont hors de prix. Le vent d'hiver s'engouffre entre les grandes tours, soulève violemment son manteau, lui coupe le souffle. Elle serre les mâchoires et les poings, fixe le sol et ne pense à rien, si ce n'est à la porte qu'il faut atteindre pour laisser derrière elle le froid cruel.

Au rez-de-chaussée, elle salue d'un signe de tête le gardien de sécurité. Dans l'ascenseur qui mène au 36ème étage, la conversation roule à vide: ce qu'il fait froid aujourd'hui! Paraît qu'il va neiger ce soir.

Dans son bureau, les dossiers s'élèvent comme des gratte-ciel au coin de la table qui disparaît sous stylos, notes de service, courrier, papiers éparpillés. Elle choisit le plus urgent, le feuillette en buvant un café infect, écoute distraitement les messages que ceux-qui-ne-dorment-jamais ont laissés dans sa boîte vocale pendant la nuit. Puis elle se met à courir. Elle court entre les bureaux, dans les corridors, dans les escaliers, partout, pour respecter les délais imposés par des clients impatients, toujours plus soucieux de ne pas perdre un instant, de gagner du temps, parce que vous comprenez, nos concurrents ...

Midi. Gisella ferme la porte de son bureau, prend ses messages à distance. Bonne fête Gisellaaa, bonne fête Gisellaaa, bonne fête bonne fête, bonne fête Gisellaaaaa ... Hip hip hip. Message suivant : Bonne fête Gisellaaa, bonne fête Gisellaaa, bonne fête bonne fête bonne fête Gisellaaaaa! Je te souhaite plein d'amour et de ciels bleus, et du temps pour en profiter ma chérie ... Joyeux anniversaire. Tu viens souper bientôt?

Gisella se tourne vers la fenêtre. Le gris du ciel se confond avec celui des édifices qui se dressent tout autour comme des murs autour des murs du bureau. Tout en bas, de minuscules passants vêtus de noir se hâtent dans la rue qu'a salie le passage d'innombrables voitures. Il se met à neiger. La neige lourde, au contact des vitres, se transforme en eau.

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L'eau coule sur les parois de verre.

Elle coule à présent sur les joues de Gisella.

Quelque chose se brise.

Définitivement.

Partir. Tout de suite. Maintenant. Pour de bon.

Gisella essuie son visage du revers de la main, enfile son manteau, s'engouffre dans l'ascenseur.

Dans la rue, sans ralentir le pas, elle passe devant le café Terrazo où elle a si souvent dîné avec des clients, puis devant un arbre aux branches nues. Le froid se faufile dans son manteau. Elle ne sent pas, ne sent rien.

Elle entre dans une pharmacie que surplombe un néon jaune et bleu, déambule entre les rayons, se fait bousculer par les clients affairés qui achètent tubes de Crest, chocolat Lindt 70 % cacao, bâtons de rouge à lèvres Lancôme, crèmes anti-rides pour les yeux à base de rétinol, couches pour bébés, shampoing Neutrogena, baumes démêlant Klorane, démaquillants sans huile, crèmes hydratantes ultra-performantes à base de noix de Karité ... Elle n'a besoin de rien. Envie de rien. Elle sort.

Un peu plus loin, dans une vitrine, une image surprend, choque presque au milieu du paysage gris, noir: une étendue de longues herbes vertes ondule à perte de vue sous un ciel étincelant. Sur l'affiche, des lettres allongées, ouvertes comme une bouche :

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Dans la galerie aux plafonds très hauts règne une douce chaleur. Les photos grandeur nature tapissent les murs.

Tout de suite, Gisella est là, dans les photos, dans les verts, les rouges et les ocres qui sortent des cadres et irradient l'espace. Elle ne bouge pas. Figée devant l'un des champs verts, elle allonge le bras. Le vent siffle entre les herbes, dans la galerie.

Une voix douce, très chaude, presque grave, résonne près de son oreille. Gisella sursaute. Elle n'a pas vu la femme, ronde comme un fruit mûr, s'approcher. La voix demande gentiment: vous aimez? Quelqu'un vous a parlé de l'exposition? Je suis Milly, la photographe. Gisella quitte à regret son silence, murmure, comme en dessous de sa propre voix, un peu haletante, qu'elle n'a pas entendu parler de l'exposition, qu'elle est passée par là. Que, félicitations, c'est très beau. C'est...

Ses yeux demeurent rivés, accrochés à l'image.

Milly sourit, désigne une chaise à côté de la sienne, la lui tend. Gisella remercie, s'installe devant le champ vert. Les herbes se déplient, lui ouvrent la poitrine, respirent en même temps qu'elle. La lumière coule dans ses veines, étincelle dans sa tête.

Ce n'est que plus tard que Gisella veut savoir. Milly raconte alors les paysages, les rues, la maladie, la mort, l'espoir, le thé sucré, la chaleur insoutenable, la faim, les enfants. Mais raconter ça, tout ça, en si peu de temps?

Gisella se présente donc à la galerie les deux jours suivants sans donner signe de vie aux collègues du bureau.

C'est le troisième jour que Milly pose la question: - Est-ce que tu ... ?

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Gisella inspire profondément : -Oui.

Oui, Gisella accepte d'accompagner Milly pendant son prochain séjour à l'étranger, de la libérer des tâches qui la retiennent trop souvent loin de sa caméra, de s'occuper des coups de fil, des relations de presse, des fonds à obtenir, de l'organisation des expositions ...

Ce jour-là, lorsqu'elle quitte la galerie, son cœur bat vite. Dans la rue commerçante, les passants se bousculent. Gisella, sans se hâter, passe devant la pharmacie d'un pas léger, puis devant l'arbre aux branches nues qu'elle pare de mille nuances de vert.

Au bureau, elle tape sa lettre de démission, vide les tiroirs, fait disparaître les amoncellements de papiers et tout le fatras. Il faut expliquer. Impossible. Alors elle invente. Elle dit avoir toujours rêvé de l'Afrique, parle du premier bibelot acheté dans une vente de garage, à huit ans, une statuette d'ébène, décrit le tableau du marché au puces qui transporte jusque dans son salon trois femmes courbées dans les champs sous un soleil pesant. Elle dit que si elle ne réalise pas ses rêves maintenant, elle ne le fera sans doute jamais et s'en voudra toujours, carpe diem et cetera, et qu'après tout, neuf mois, ce n'est pas bien long.

L'ascenseur descend les 36 étages qui la mènent au rez-de-chaussée à une vitesse effarante. Elle salue d'un signe de tête le gardien de sécurité, franchit l'immense porte de verre, se retourne. La lumière rebondit sur les immeubles du centre-ville, s'y reflète à l'infini. Elle s'éloigne.

La voilà dans l'avion. Dans quelques heures, le microphone grésillera : nous atterrirons dans quelques instants ... Il est... Ce vol a duré ... Dehors il fait... Gisella appuie

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son front contre le hublot. L'aile de l'avion se découpe dans le ciel, aveuglante de blancheur. Gisella sourit.

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Gisella sent à peine le choc des roues sur la piste lorsque l'avion atterrit. Quelques soupirs s'échappent de gorges encore serrées. Certains observent leurs doigts, leurs bras et les bagages qu'ils ont glissés sous le siège de devant comme pour s'assurer qu'ils ne rêvent pas.

À travers le hublot, Gisella observe son nouveau paysage. À l'horizon, pas un brin de vert, pas une goutte d'eau. C'est la saison sèche. Sous le ciel éclatant s'étend, à perte de vue, une terre rouge. De longues cicatrices s'ouvrent, crevasses béantes, sur le sol blessé. Au loin, l'aéroport, minuscule, grandit à peine tandis que l'avion s'en approche.

Les passagers se bousculent dans l'allée. Une mère saisit le bras de son enfant, une femme glisse sa main dans celle de son compagnon. Un marmot aux cheveux blonds se met à pousser des cris perçants, exaspérants. Les voix des passagers surexcités rebondissent dans tous les angles, contre les sièges et les joues, le creux des épaules et les téléviseurs. Michel, t'as le visa? Michel!

Gisella se lève. Ses jambes se dérobent. Elle se cramponne aux sièges qui bordent l'allée. Lorsqu'elle atteint l'escalier métallique qui s'abaisse directement sur la piste, un soleil aveuglant, insoutenable, la fait cligner des yeux. Elle s'agrippe à la rampe avant de descendre une marche, deux, trois. En bas de l'escalier, elle s'arrête, étend le bras. Le soleil interrompt sa course dans le creux de sa main. Elle retrouve la vue, la piste, le paysage: rien. Toujours rien. Seule la lumière tremble au-dessus du sol: la terre a trop chaud, sa sueur ondule sur sa croûte.

Dans l'aéroport, les hélices de ventilateurs vétustes remuent nonchalamment l'air devenu, entre les murs de béton, presque liquide. Les passagers, accablés par la chaleur,

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attendent sans mot dire leurs valises sous l' œil indifférent de militaires portant sur l'épaule des mitraillettes massives.

Après avoir récupéré ses bagages, Gisella se présente au poste des douanes. Elle sort ses papiers : passeport, visa, formulaire. Le douanier hésite, lève sur elle de petits yeux de serpent. Gisella lisse et relisse nerveusement une mèche de ses cheveux, ronge l'ongle de son pouce. L'homme pose les yeux sur les bagages, les palpe puis, incertain, la laisse aller. Gisella se hâte vers la sortie.

Une marée d'hommes, de femmes et d'enfants l'attend à l'extérieur. Nasara! La blanche! Taxi? Hôtel? Bijoux? Viens, je t'emmène chez mon frère, il a tout, tout ça. C'est pas loin, viens, pas cher, viens! Des bras s'emparent de ses bras, de ses épaules, de ses mains. Non non. Merci non. Gisella recule précipitamment, trébuche sur un panier tressé, heurte la porte de l'aéroport qui s'ouvre sous son poids.

Elle s'assoit sur un coin de sa valise, plonge le bras dans son sac, en tire un stylo qu'elle mâchouille en lançant des regards furtifs à travers la porte vitrée. Elle serre son sac contre sa hanche. Dans son carnet, elle a inscrit le numéro de Milly. Tout de même, il faut patienter encore un peu.

Milly, vêtue d'une longue tunique orange qui tombe jusqu'à ses chevilles, franchit la porte de l'aéroport: désolée du retard, je croyais arriver plus tôt mais la voiture ... Viens viens, il y a beaucoup à voir à l'arrivée, pas vrai? Je sais, c'en est étourdissant. Je me souviens. Ne t'en fais pas, on s'habitue. Laisse-moi m'occuper de ta valise. Tu dois être épuisée, je t'emmène directement à ton appartement. Tiens, voici la voiture. Pas mal hein?

Le quatre par quatre noir s'engage sur la route. Il se faufile adroitement entre les bicyclettes, les mobylettes, les taxis branlants, les voitures rouillées, les chariots tirés par des ânes et les femmes qui marchent lentement, très droites, entre bitume et poussière, en

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portant sur leur tête de lourdes cruches d'eau. Le long des rues, les égouts débordent, nauséabonds. De grandes marmites posées à même les feux dégagent un lourd fumet imprégné d'huile. Des cordes à linge s'étirent tant bien que mal entre les cases, blocs serrés, légos entassés. Des enfants désœuvrés, à moitié nus, rigolent, se battent, se cachent dans des boîtes de carton, jouent avec des pierres. Des hommes vendent sandales en caoutchouc, condoms, éponges, cuir, bols, lits, cruches, jeux, masques, clefs, tôle, bois, ciment, attrape-touristes, lits coloniaux, tout, partout où l'on peut se faufiler, tendre la main. Des femmes étendent des vêtements sur des cordes. Des vieillards courbés observent tout ce monde, accroupis dans les coins d'ombre, ouvrent de larges sourires sur des dents oranges, pourries par les noix de cola.

Tout se bouscule dans le regard de Gisella. La terre s'élève au-dessus du sol, salit la peau, les tissus étendus sur les cordes à linge et le bas des cases claires. Dans le ciel, le bleu, trop bleu, blesse les yeux.

La voiture roule un temps à la fois rapide et lent. Dix minutes? Une demi-heure? Gisella ne sait pas.

Le quatre par quatre s'arrête. Le bourdonnement jusque-là continu du moteur s'apaise. Quelques instants, Gisella croit que la voiture continue de rouler, puis l'immobilité la rejoint. Figée, elle observe l'immeuble rose défraîchi qui remplacera celui de là-bas. De longues craques montent, comme du lierre, le long des murs. Milly lance, joyeuse: Bienvenue chez toi.

Chez toi. Gisella hésite, déplie ses membres ankylosés.

Gisella et Milly empoignent les valises, les traînent dans les escaliers. Quelques visages se pressent sur les paliers, les yeux écarquillés. Gisella baisse le regard, fixe le sol. Les marches de béton défilent sous ses yeux.

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Troisième étage. Milly tire de sa poche un trousseau de clefs. La porte grince sur ses gonds mal huilés, s'ouvre sur le salon. De grands carrés blanc se découpent sur les murs beiges, là où les derniers occupants ont accroché des toiles à présent disparues. Deux fauteuils mauves forment un angle droit dans un des coins.

Du salon, un couloir étroit mène à une salle de bains, puis à une petite chambre très éclairée. Gisella dépose ses valises au pied du lit que surplombe une moustiquaire de mousseline blanche. Elle ne prend pas de pause : une main invisible remonte un ressort plaqué dans son dos. Elle marche vers la cuisine. Celle-ci, à droite du salon, s'ouvre sur un petit balcon chargé de fleurs d'un rose fuchsia saisissant.

Pendant que Milly prépare le café, Gisella sort sur le balcon. Dans la rue, la poussière sort de terre, creuse de larges trous dans l'asphalte malmené que sillonnent des voitures, amas de pièces métalliques qui tiennent ensemble tant bien que mal. Derrière un taxi qui s'arrête au coin de la rue, un tuyau d'échappement heurte l'asphalte dans un horrible vacarme.

Sur les trottoirs, des enfants, attroupés en petits groupes, s'adonnent à leurs jeux favoris. Là, un gamin fait tourner sur une branche morte ce qui ressemble à un pneu de vélo. Le caoutchouc malléable s'allonge paresseusement lorsque l'enfant cesse de faire tourner la branche au bout de son bras. Plus loin, des fillettes dessinent sur le sol avec des morceaux de craie des oiseaux aux ailes déployées.

Sur le coin se dresse un kiosque de fruits. Des rangées d'oranges, de mangues et de bananes bombent l'étal derrière lequel est assise une femme drapée d'un pagne aux couleurs bigarrées. Un client s'approche. Le femme ouvre ses lèvres sur la crevasse noire d'une bouche édentée, attend qu'il désigne de la main les fruits de son choix, les glisse dans un sac de plastique, fait lentement disparaître dans la poche de son tablier les pièces qu'il lui tend, laisse quelques instants encore flotter sur son visage un pauvre sourire avant de se rasseoir, impassible et lointaine, derrière l'étal.

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Milly appelle de l'intérieur: - Le café est prêt!

Gisella s'assoit à la table de la cuisine. Milly parle. Ses lèvres bougent, s'ouvrent sur des 0 et des a, se referment sur des p. Gisella n'entend qu'un bruit de fond.

Une fois le café bu, les tasses lavées, Milly l'embrasse gentiment, dit qu'elle reviendra le lendemain, franchit la porte.

De la fenêtre, Gisella regarde le quatre par quatre s'éloigner en tripotant la bordure rouge et ocre de rideaux usés. De nouveau, elle sort sur le balcon.

Elle s'enfonce dans une chaise, à l'ombre d'un arbre immense. Son regard évite la rue, se perd entre les feuilles de l'arbre.

À travers le bruit des voitures, des VOlX s'élèvent, de partout, jusqu'à l'appartement. Elles traversent l'air humide et lourd et parviennent au balcon étouffées, comme épuisées de tout le chemin parcouru.

Soudain, un chant sans paroles se détache du magma des bruits flous.

Les notes graves, lourdes, pèsent sur les épaules de Gisella.

Peu à peu, elles enflent, prennent toute la place.

Le temps fou se défait, défait le ressort coincé dans le dos de Gisella. Sa poitrine se soulève, enfle, explose. Elle pleure, la bouche grande ouverte sur un silence qui s'entrecoupe de hoquets. Les larmes coulent sur ses joues et dans son cou, trempent le col de son chandail qui lui colle à la peau. Elle replie ses jambes entre ses bras, appuie sa tête

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sur ses genoux pour refermer le cercle. Un cercle parfait, comme toute petite, dans le lit blanc de la chambre d'enfant.

Le chant se fait lent. Les notes chaudes, caressantes, entourent les épaules de Gisella, traînent autour de son cou comme un collier de perles. Puis elles s'allègent, s'élèvent au-dessus de sa tête, papillons paresseux ouvrant leurs ailes dans l'air immobile. Les sanglots de Gisella s'espacent. Un à un, ses muscles s'abandonnent. D'abord, ceux des mâchoires, puis ceux des épaules, du ventre, des cuisses. Ses bras desserrent leur étreinte autour de ses jambes, pendent le long de son corps désarticulé, vide, comme lavé.

Longtemps, Gisella se laisse porter par le chant. Il garde sa lenteur jusqu'à la fin, jusqu'à la dernière note, haute, claire.

Gisella continue de l'entendre bien après qu'il s'est éteint. Combien de temps se tient-elle dans sa douceur? Quand elle revient à elle, la douleur est diffuse, le chagrin, léger, presque déjà un souvenir.

Elle renverse la tête. Le ciel est bleu. Très bleu. Mais pas trop. Juste assez. Des nuages légers, très minces, s'y effilochent lentement, sans se hâter. À droite, les feuilles vertes de l'arbre géant caressent un morceau du ciel et se balancent, très doucement, au-dessus d'elle. Un peu plus bas, les fleurs fuchsia s'ouvrent généreusement, presque sensuellement, sur la rampe du balcon.

Gisella entend la voix de Milly: Bienvenue chez toi.

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Sept heures. Le soleil brille. La moustiquaire ne suffit pas à interrompre la course de la lumière qui entre à flots par les fenêtres ouvertes. À contrecœur, Gisella ouvre les yeux. Elle serre le poing. Elle en a marre, du soleil toujours immense dans le ciel!

Vite vaincue, elle laisse mollement son bras retomber sur le lit. Elle referme les yeux, enfouit la tête sous l'oreiller.

Ce matin, quelque chose pèse sur ses membres engourdis. Elle s'efforce d'écarter le poids, de soulever son corps. Rien. Elle fredonne le chant entendu à l'arrivée, si doux, si apaisant. Toujours rien. Elle est platement étendue dans son lit.

Aujourd'hui, c'est mardi. Jour de bureau. Elle voudrait rester indéfiniment immobile. Seule. Ne voir aucun nouveau visage, ne pas ouvrir la bouche, ne pas sentir le temps qui passe à une lenteur de cauchemar.

Elle est ici depuis un mois. Une éternité. Le goût brûlant de l'air au fond de la gorge, il a toujours été là. La chaleur ou quelque chose d'autre, elle ne sait encore avec précision quoi, ralentit tout, décompose les secondes, leur fait perdre leur substance.

Huit heures. Elle finit par se glisser hors du lit.

Neuf heures. Elle ferme derrière elle la porte de l'appartement. Les gonds qu'elle n'a pas encore huilés émettent une petit bruit plaintif. Elle pose le pied sur la première marche, tente de redresser ses épaules, n'y parvient pas. Elle se décide, pose le pied sur la seconde, esquisse un sourire : elle va se rendre au bureau en douce, toute seule avec son

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humeur maussade. Elle s'arrête. Ses épaules s'affaissent un peu plus. Impossible de passer inaperçue. Il faudrait se peindre en noir. Le trajet va encore prendre une infinité de minutes qui mises bout à bout. .. une heure au moins. Une heure longue. Interminable.

Sur le premier palier, Gisella croise Mauro, peintre et chauffeur de taxi toujours vêtu d'un boubou bleu élimé. Quand ses temps libres le lui permettent, quand il a nourri sa petite famille et qu'il s'ennuie très fort de ses pinceaux, il va au Centre culturel rejoindre ses copains artistes. Là-bas, il y a tout ce qu'il faut pour peindre, sculpter, et même boire et faire la fête. Gisella l'aime bien, Mauro, avec sa bouche immense et ses yeux rieurs. Ce matin pourtant, il ne parvient pas à la faire sourire. Ne ibeogo! Ibeo kiema? Ibeo ya laafi? Laafi bala? .. Les questions d'usage se succèdent (bon matin, comment ça va, et la famille, et la santé ... ). Gisella répond poliment, se hâte dans la cage d'escalier.

Sur le palier suivant, Fisa, la jeune universitaire, penche à demi la tête, baisse les paupières, salue. Elle prononce chaque syllabe lentement, la détache de celle qui la précède: saaalut çaaa vaaa? Hiier daans moon couuurs j'ai aaappris que ... et toiii t'aaas pris un cours suuuur... Gisella a envie de répondre vite, très vite, sans reprendre son souffle. Elle se retient, rétorque gentiment avant de continuer sa route.

Sur le chemin du bureau, elle s'arrête au marché pour acheter quelques légumes et de quoi dîner. Tout de suite, un commerçant s'empare de son bras pour la mener à son étal. Il vante ses sacs de cuir en criant presque (regarde regarde, pour le plaisir des yeux), les approche près, tout près de son visage, si près que l'odeur du cuir lui donne la nausée. IlIa tire sans ménagement à l'étal voisin, celui de son frère, puis au suivant, celui de son cousin, en brandissant sous son nez d'autres sacs, des bijoux d'acier, des masques. Gisella déteste qu'on l'empoigne par le bras sans qu'elle puisse placer un mot. Elle se fâche. NON. Si tu veux me dire quelque chose tu me le dis tu cries pas OK et c'est pas parce que je suis Nasara que tu peux me tirer comme ça comme une bête jusqu'à ton étal et arrête de rouler des grands yeux je t'ai entendu tout à l'heure là-bas m'appeler avec un

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bruit de baiser comme tu appelles les prostituées tu appelles ta mère comme ça ta femme comme ça non hein alors la Nasara tu la laisses tranquille vu?

Grand silence. Gisella poursuit son chemin, penaude.

Devant l'étal de tomates et d'œufs, elle croise Sira, Nioulé et Zabi, connaissances de Milly. Long babillage: comment va Milly et toi le financement tu sais je connais x et y si tu veux je leur parle de toi, et vois, cette tomate sera meilleure que celle que tu as choisie regarde la couleur et touche, etc.

Dix heures trente. Gisella parvient finalement au bureau pourtant situé tout près de chez elle.

Elle s'installe à sa table de travail. Sur la table, il y a un téléphone, une pile de papiers et un ordinateur. Les fils d'ordinateur s'emmêlent sur la table. Devant, à droite et derrière, il y a trois murs en ciment peints en blanc. À gauche, le bureau donne sur une cour intérieure, tout de suite. Il n'y a pas de porte, ou si, il y en a une, mais au-dessus de Gisella, parce le bureau est un garage reconverti, sous l'appartement de Milly, et que la porte, en ce moment, est ouverte.

Aujourd'hui, Milly n'est pas là. Elle prend des photos dans un village voisin.

Gisella décroche le combiné du téléphone. Elle compose le numéro de OUABA, un organisme susceptible de s'intéresser aux propos silencieux des photos de Milly. Elle attend : que la communication téléphonique s'établisse, que monsieur Ouedraogo, président de OUABA, soit disponible. Patience. Il s'agit d'exercer sa patience, puisque ici, tout va non pas à la vitesse de la lumière mais à celle de la tortue handicapée.

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Midi. Gisella émerge de ses papIers et de ses coups de téléphone. Elle s'immobilise dans sa chaise. Elle tourne et retourne machinalement entre ses doigts, sans y porter attention, un fil d'ordinateur. Elle tourne sa chaise vers la cour intérieure.

Dans la cour, il y a de grandes dalles de terre rouge, beaucoup de soleil et un arbre, juste au milieu. Autour, trois constructions d'un seul étage, sortes de cases améliorées, abritent d'autres bureaux en ce moment déserts. Au-delà s'ouvre la rue qui, elle, vibre et fourmille: à midi chacun retourne chez soi manger, faire la sieste.

Gisella regarde l'arbre dont elle ignore le nom. L'arbre est plein de feuilles très vertes.

À travers lui, elle en voit un autre : celui aux branches nues, tout près de son bureau, là-bas, à des années-lumière, dans le centre-ville. Il vient à elle avec le café Terrazo, le trajet jusqu'au boulot, le 36ème étage, le vide, la course incessante. Ici, au moins, courir ne fait plus partie du quotidien. Il y a la lenteur. Mais la lenteur peut être aussi insupportable que la course et les instants qui ne s'usent plus au travail sont toujours, presque toujours emplis de présences qui, elles, usent: celles de Mauro, de Fisa, des commerçants, de Milly, de Sira, de Nioulé, de Zabi et de tous les autres. Gisella fronce les sourcils, tourne et retourne encore entre ses doigts le fil de l'ordinateur, puis le délaisse pour saisir le vieux dictionnaire posé sur la planche de bois. Elle cherche. T non avant R non après Sa non après So non avant. Sérénité: absence d'agitation, de trouble. Définition par la négative, par l'absence de quelque chose. Gisella, insatisfaite, tourne les pages. Paix : repos, calme, silence, tranquillité de l'âme. Bon, on se rapproche. Mais ce n'est pas encore tout à fait ça. Enfin ...

Aujourd'hui, c'est décidé. Au programme : tranquillité de l'âme. Gisella demeurera au bureau pendant l'heure de la sieste, regardera la lumière et l'arbre dans la cour, regardera le temps couler entre midi et trois heures tandis que tous délaissent le

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quartier des affaires. Elle regardera ... la lenteur. Jusqu'à ce qu'elle la traverse, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus ce qui la fait rager le matin au réveil.

Gisella regarde l'arbre. Ne le voit pas. Elle pense au lavage qu'il faudra faire ce soir, à la façon dont il faudra ensuite accrocher le linge à la corde pour qu'il ne tombe pas s'il vente pendant la nuit, à l'épicerie où il faudra passer parce qu'elle a oublié d'acheter du café au marché ce matin, à la photo que Milly lui a montrée hier.

Sur la photo, un enfant au regard à la fois triste et gai se tourne vers le grenier qu'il espère sans doute remplir pendant la saison des pluies. Gisella se dit que si elle n'avait rien d'autre à espérer que de survivre, que de remplir un grenier de paille, elle ne survivrait pas. Qu'il y a donc quelque chose de plus fort qui chante dans le regard de l'enfant. C'est ce qui touche tellement dans la photo: ce qui s'y inscrit et que les mots ne seront jamais assez forts pour exprimer ni la tête assez lucide pour comprendre à fond, pour décortiquer. Quelque chose qui est là et qui court sous les veines de l'enfant comme sous celles de Gisella.

Elle se rappelle à l'ordre : il faut regarder l'arbre, la lumière. Comment ne voir qu'eux?

Elle n'y parvient pas. Dans le bureau, les papiers attendent sur la table et l'ordinateur est allumé sur une lettre: Cher Monsieur... Par les présentes, nous souhaitons vous faire part de .... Nous vous remercions d'avance de votre contribution ...

Gisella songe que pendant que Milly explore, elle, assise à son bureau, rédige, appelle monsieur Ouedraogo ou madame Compaoré pour voir s'ils sont prêts à l'appuyer. Ce que ça leur donnera? Un espace publicitaire sur les affiches qui annonceront l'exposition. Ça ressemble drôlement à ce qu'elle faisait là-bas, non? À quoi bon, alors?

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Du temps passe. Gisella regarde, regarde l'arbre. Un mur invisible continue de se dresser entre elle et lui.

Du temps passe encore.

Encore.

Et Gisella est là.

L'arbre. Il est là lui aussi. Dans la lumière. C'est tout ce qu'il y a à dire, et que dans l'arbre, les feuilles sont vertes, d'un vert éclatant, pur, parfait, qui heurte presque le regard. Leur rainure brille au soleil. Leur immobilité a quelque chose de sublime. Malgré leur abondance, elles ne font pas ployer les branches fortes, si fortes, et c'est beau, cette force de l'écorce, du tronc, des branches qui s'ouvrent comme des bras, la fragilité des feuilles, la douceur de la sève qui coule en dedans. C'est le corps humain, son squelette, les veines, le sang, la peau. C'est beau. Immense.

Gisella lève les bras. Du pouce et de l'index de chaque main, elle forme un carré à travers lequel l'arbre se dessine: elle tient une caméra imaginaire.

Clic.

Cette photo serait merveilleuse. Gisella en est persuadée.

La sonnerie du téléphone brise le silence. Gisella soupire, courbe un peu les épaules, tourne à regret sa chaise vers sa table, décroche le combiné. Oui allo? Ah. Madame Compaoré ...

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Autour de la cour, les bureaux se repeuplent. L'espace s'emplit de Michaelas, de Dieudonnés qui se hèlent, s'interrogent, se saluent: à trois heures chacun reprend le travail.

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Aujourd'hui, c'est dimanche. Il est dix heures. Gisella vient tout juste de se lever.

Dans la cuisine, au centre de la table recouverte de la belle nappe jaune que Milly lui a offerte le lendemain de son arrivée, il y a déjà trois mois, trône un grand bol de bois plein de fruits, surtout des mangues. Gisella aime leur goût sucré, leur texture veloutée, le soin qu'il faut mettre à les préparer, à les déguster, sans se hâter pour que le jus ne coule pas trop au coin de la bouche et sur les doigts. Le soir, avant de se coucher, elle anticipe le moment où, le lendemain, elle tâtera les fruits, choisira le plus mûr, le plus parfait, enfoncera la dent dans sa chair tendre.

Ce matin, Gisella choisit une mangue jaune zébrée de rouge, la palpe, sort d'un tiroir son vieux canif. Le jus coule lentement, presque chaud, dans sa gorge. Elle est certaine d'être éveillée parce que dans ses rêves, elle ne goûte jamais rien, et cette mangue-là est un délice.

Aujourd'hui, Gisella doit accompagner Milly à Zongo, à une soixantaine de kilomètres de la capitale. C'est la première fois qu'elle participe à une randonnée-photos.

Depuis longtemps, elle se prépare : tous les jours de bureau, entre midi et trois heures, elle se tient immobile dans la cour intérieure. Elle regarde la lumière, le grand arbre, les dalles rouges, les regarde jusqu'à ce qu'elle les voie vraiment, jusqu'à ce qu'elle ne voie plus qu'eux. Souvent, elle forme avec ses doigts l'objectif d'une caméra, prend une photo qui n'existe que dans sa tête, comme pour dire qu'à ce moment elle est bien là, avec l'arbre, la lumière, et nulle par ailleurs.

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Une sonnerie déchire le silence. Milly est déjà là. De l'autre côté de la cloison, elle appelle. Gisella passe rapidement ses mains sous l'eau, s'empare du linge de coton bleu et blanc accroché à la poignée d'une armoire pour essuyer ses mains et sa bouche collante, empoigne le sac qui l'attend au pied de la table du salon, ouvre: bonjour!

Le quatre par quatre noir attend devant l'immeuble. Chacun de ses interstices est envahi de poussière: hier, Milly était sur la route. Gisella le préfère ainsi, le quatre par quatre de Milly. Quand il est tout propre et que sa surface lustrée étincelle sous le soleil, elle a presque peur de s'en approcher. Dans le miroir qui brille, elle voit encore les grands immeubles de là-bas, les belles voitures, les vêtements bien repassés.

Elle l'aime donc imparfait. À son image, à elle, depuis son arrivée.

Comme ses cheveux. Quand elle se regarde dans la glace le matin, elle prend un malin plaisir à y chercher des couettes farfelues. Ça la rassure. Là-bas, tous les jours, elle passait de longues minutes à essayer de les dompter, rageait à la vue des frisures rebelles qui s'affolaient sur une tempe, une seule et non les deux, c'eut été trop beau. Ses cheveux n'étaient jamais assez fins, assez lustrés, bref, jamais comme dans les magazines. Son incapacité fondamentale de se coiffer se présentait comme une preuve irréfutable que malgré ses tailleurs, sa Wolks et sa mallette, elle n'était pas à sa place.

Gisella se glisse derrière le volant. Au cas où Milly voudrait prendre des photos, elle essaie d'amortir les chocs, prend chaque tournant tout doucement, roule plus lentement que d'ordinaire entre les voitures, les mobylettes et les piétons. La plupart vont en sens inverse, vers le centre de la ville, vendre du savon, de la viande, des tissus, de l'alcool.

Sur la route, la lumière avale les kilomètres en même temps que le quatre par quatre. Elle prend toute la place. Le soleil est si gros, si plein, si rond, qu'on dirait qu'il

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va exploser. Il s'acharne sur le toit de métal. Les fenêtres sont ouvertes. Pourtant, dans la voiture, il fait aussi chaud que dans une fournaise.

La voiture négocie creux et bosses d'un chemin de terre quand Milly demande à Gisella de s'arrêter pour photographier un singe aux couilles bleues qu'on dirait peintes. Gisella immobilise le quatre par quatre en ouvrant des yeux ronds comme des billes. Ce bleu! Azur. Parfaitement. Milly réprime un sourire, puis un rire venu du fond de son ventre résonne dans la voiture. Il se faufile jusque dans la poitrine de Gisella, bouleverse son corps comme un arbre dont on secoue les branches pour en faire tomber les fruits.

De plus en plus souvent, Gisella rit. De tout. Surtout d'elle-même.

Il est passé midi quand Gisella et Milly parviennent à Zongo. Là, sur la terre craquelée, des cases de ciment surmontées de toits de tôle ondulée côtoient des greniers de paille. Pintades et poules se promènent entre les cases en caquetant. Hommes, femmes et enfants sont accroupis non loin de feux qui accueillent et réchauffent, dans de grandes marmites, les plats préparés la veille. Quelques vieux, fuyant le soleil infernal, se réfugient sous des arbres squelettiques.

Le village a un air de fête douce, lente, paresseuse : c'est dimanche. Tout le monde est de retour de la messe et s'offre une pause avant de se remettre au travail.

Dès que le quatre par quatre s'immobilise pour de bon, une foule compacte d'enfants l'entoure, se presse contre les vitres, tâte les pneus. Les plus hardis ouvrent les portes, tirent Gisella et de Milly hors de la voiture. Les autres, plus craintifs, se tiennent à distance respectable.

Le chef trône dans une chaise de bois branlante. D'autres vieux assis sur leurs talons l'entourent. Des femmes servent l'alcool local, le dolo. On se salue poliment. Il faut éviter de regarder le chef dans les yeux. Milly, habituée aux usages, y parvient sans

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difficulté. Gisella a un peu plus de mal. Ses paupières frémissent. Parfois, sa curiosité l'emporte et quelques regards un peu trop directs lui échappent, puis elle se souvient, fixe de nouveau le sol.

Comme il se doit, Milly offre au chef un cadeau: de petits gâteaux qu'on ne trouve pas dans les marchés alentour.

Une heure passe. Milly explique la raison de sa présence, son désir d'accompagner des femmes dans les terres, de semer avec elles avant de glisser l'œil

derrière la caméra. Elle promet, en guise de remerciement, de prendre quelques clichés du chef, de son entourage et de sa famille. Satisfait, celui-ci fait appeler Cybèle, qui se présente devant lui en courbant la tête avant de se tourner vers Milly et Gisella, découvrant de grandes dents blanches et parfaites, ce qui est rare, sous sa peau d'un noir presque bleu.

Quelques minutes plus tard, Cybèle tend de petits paniers emplis de semences à Milly et à Gisella. Elle pose le sien, plus imposant, en équilibre sur sa tête. Elle ouvre la marche en direction du champ collectif. La semaine, Cybèle travaille dans le champ de son mari. Dimanche est le seul jour où elle peut s'occuper, comme elle le dit avec fierté, de son champ. Mon champ à moi et aux autres femmes.

Lorsqu'elles y parviennent, une quinzaine de femmes s'y trouvent déjà et sèment en une ligne compacte en chantant, un enfant sur le dos dans la plupart des cas. Elles interrompent leur travail en apercevant les intruses. Quelques-unes, remarquant la caméra de Milly, se mettent à lisser nerveusement leurs pagnes défraîchis, se disant qu'on aurait pu les avertir que des Nasaras allaient venir. Quand elles comprennent que les blanches vont semer quelque temps avec elles, leurs visages se dérident, elles palpent leurs mains trop douces en disant aïe aïe aïe, ça va faire mal madame! Elles murmurent entre elles, étouffant quelques rires, que ces Nasaras ont de drôles d'idées.

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Tout l'après-midi, Gisella sème avec application, le dos courbé, sans se hâter, sans s'arrêter ou à peine. Elle chante, joint sa voix aux voix des femmes, son rire au leur. Elle est bien. Chaque fois qu'elle se penche, qu'elle enfonce les doigts dans la terre, elle observe ses mains rouges et sales en souriant.

Il est déjà cinq heures quand elle s'accorde une pause, un peu en retrait. Milly tire de son sac sa caméra, son trépied, ses lentilles, et retourne presque aussitôt auprès des femmes. Gisella reste là, immobile. Comme dans la cour du bureau.

Son regard se pose sur un baobab. Elle n'avait jamais vu de baobabs avant son arrivée. Sauf dans Le Petit Prince. Elle se souvient vaguement du dessin, et aussi que dans l'histoire ils dévorent une planète. Ici, elle sait que quand on aperçoit leur toit de branches s'étendre au-dessus du sol, il faut dire merci.

Les branches de celui-ci ploient sous le poids de femmes et d'enfants qUI s'affairent, cueillent ses feuilles pour préparer la sauce qui accompagnera le repas du soir. Ils ont grimpé si haut que Gisella ne parvient pas à distinguer leurs traits. Seuls leurs vêtements bleus, rouges et jaunes trahissent leur présence. C'est d'une beauté à couper le souffle.

Dans ces moments, Gisella voudrait manier la caméra comme Milly. Pour de vrai.

Elle tend le bras. Elle voudrait toucher le baobab, les femmes, les enfants. Sa main ne rencontre que le vide. Non, elle n'est pas là, avec eux.

Son regard s'avance au-delà, dans l'espace de la savane. Quelques arbustes secs rampent au ras du sol jusqu'à l'horizon. Des oiseaux découpent des trous noirs dans le bleu du ciel. De nouveau, Gisella tend le bras. Sa main, en retombant, heurte dans un bruit sec la terre rouge, dure, sèche. Un nœud se forme dans sa poitrine. Elle a mal. Le ciel éclatant l'emprisonne sous son couvercle sans nuages. L'espace lui donne le vertige.

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Comment ne pas se perdre, dans ce qui est trop grand, comment être là, quand on est étranger? Elle regarde sa peau trop blanche, ses mains qui ne savent rien retenir, qui ne savent même pas manier la caméra.

Milly appelle. Elle approche avec les femmes.

Il doit rester dans le regard de Gisella une trace. Cybèle lance : Tu fais quoi, Nasara? Il faut rentrer! Tu as pas bu assez d'eau toi hein? Tu vois les fantômes de la savane? Bois! Tiens, l'eau! Tantôt, je te raconte l'histoire de la tribu Sonyé qui rôde autour de Zongo depuis mille ans.

Gisella plaque un sourire sur son visage, se lève avec un peu de rigidité tandis que Milly remballe son équipement en parlant des champs, du baobab et du vol des oiseaux dans le ciel. De sa hâte de développer, le lendemain, dans la chambre noire, les images, toutes, oui, tout ce qu'elle emporte de sajoumée.

Gisella se tait. Elle maintient péniblement sur son visage son sourire appliqué. La tête basse, elle entreprend le retour vers Zongo, le quatre par quatre, la capitale, l'appartement.

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Gisella paresse quelques instants au lit, les yeux grand ouverts. Elle s'étire lentement, presque consciencieusement, comme un grand chat. Un peu plus, on l'entendrait ronronner. Elle jette un coup d'œil à son cadran en écartant d'une main la moustiquaire. Sept heures. Un sourire encore un peu brouillon flotte au coin de ses lèvres. Elle se renverse de nouveau dans son lit, reprenant le rituel méthodique des étirements lents, presque langoureux. Rien ne presse. Aujourd'hui, c'est le jour Gisella. L'anniversaire de ses six mois.

Aujourd'hui, Gisella va le faire. Depuis longtemps, elle étudie le petit appareil, soutire un à un les secrets de la boîte carrée, de la série de lentilles, épiant les gestes de Milly, la suivant dès qu'elle en a l'occasion. Elle a préparé l'équipement hier soir. Un grand sac de toile l'attend au coin de la porte, le quatre par quatre est garé devant l'immeuble. C'est dans la savane non loin de Zongo, un peu après les champs, qu'elle mettra ses nouvelles connaissances à l'épreuve. Triple jouissance en perspective: caméra, grands espaces et un peu de solitude, luxe qu'elle a si peu l'occasion de savourer dans la capitale animée.

Elle n'est pas retournée à Zongo depuis ce jour-là, il y a trois mois. Depuis le choc dans sa poitrine, le cœur vide, les mains trop blanches. Comme le temps a filé! Elle regarde ses mains, sourit.

Elle glisse les pieds dans ses gougounes en plastique rose qui claquent sur le plancher jusqu'à la salle de bains, se fait couler un bain chaud avant de se rendre dans la cuisine. Dans quelques heures, la chair de ses chevilles sera rouge comme la terre d'ici et

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il faudra se laver de nouveau, mais qu'importe. Rien de mieux qu'un bain chaud pour commencer la journée du bon pied.

Sur le comptoir de la cuisine, un morceau de pain. Sur la table, la mangue qu'elle dévore déjà des yeux. Dans l'armoire, le pot de café instantané. Milly avait raison. Impossible de trouver du bon café dans les environs. Ce matin, Gisella fait bouillir le lait sur la cuisinière, histoire de tromper un peu son palais, de lui faire croire que le liquide qui l'accompagne est meilleur qu'il ne l'est. S'offrir une tasse quotidiennement demeure une grande joie.

Sur un plateau de bois, elle pose pain, mangue, café et pot de Nutella déniché la semaine dernière dans un nouveau marché. Elle embrasse ses trésors du regard avant de retourner vers la salle de bains où elle enfile un peignoir, ferme le robinet du bain au-dessus duquel flotte un nuage de vapeur, ouvre celui de l'évier, fait couler un peu d'eau froide dont elle s'asperge le visage, histoire de bien s'éveiller et de faire honneur à son petit déj euner.

De retour dans la cuisine, elle empoigne le plateau qui l'attend sagement, sort sur le balcon. Elle s'installe confortablement dans sa chaise, ouvre son canif usé et attaque la chair de la mangue mûre qui s'ouvre lentement. Elle enfouit quelque tranches fines du fruit méthodiquement coupé dans le pain moelleux. Sous sa dent, le pain craque, le fruit fond doucement. Son festin s'entend avec le paysage qui, coupé ça et là d'angles durs dessinés par les immeubles enchevêtrés, s'assouplit, devient presque tendre sous le poids des fleurs multicolores qui ornent les balcons. Elle boit lentement son café. Ses yeux s'abreuvent du spectacle de la ville encore endormie. Un soleil plein brille dans le ciel qu'aucun nuage ne vient troubler.

Sa dernière gorgée de café savourée, Gisella fait de nouveau claquer ses sandales sur le plancher de ciment jusqu'à la salle de bains. Une bouffée de chaleur l'accueille sur le pas de la porte. Elle choisit au hasard un CD perdu dans le nuage de vapeur, le glisse

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dans le stéréo qui se tient en équilibre sur le rebord de l'évier. La voix de Richard Desjardins envahit la pièce. Gisella fredonne, un petit rire au fond de la gorge. Elle glisse un pied dans le bain. Un frisson part du pied immergé, parcourt la chair des jambes, du dos, du cou en suspens au-dessus de la baignoire. Elle se glisse lentement dans l'eau mousseuse.

La tête à moitié renversée, elle laisse son corps s'alléger dans la masse liquide, caressée par l'éclatement lent des bulles de savon contre sa joue, attentive au murmure régulier de sa respiration, les yeux dans le vague, de connivence, dirait-on, avec les secondes suspendues qui, quand l'eau du bain commence à refroidir, se remettent à couler.

Elle émerge de l'eau tiède, empoigne le savon qui glisse entre ses mains et se remet à fredonner, puis frotte énergiquement la peau de ses jambes au gant de crin. Sa voix s'agite, se fait plus forte, puis Gisella chante à pleine voix avec Richard: Tout ce monde sous la toile, qui dort dans les profondeurs, réveilleeeez-vooouuuus!

Du fond de sa garde-robe, elle tire ses tennis crasseux, choisit un pagne devenu confortable à force d'être porté, les tissus neufs étant d'une raideur qui ne s'atténue qu'à force de lavages et d'usages répétés, ainsi qu'une camisole assez seyante pour faire oublier les tennis épuisés.

Avant de partir, Gisella caresse d'un regard circulaire son appartement, son chez elle. Elle empoigne résolument son sac, ouvre les verrous, fait grincer la porte, dévale les trois étages, et hop, dans la camionnette. Allez le monde! Allez, tout ce qui dort! Réveilleeeez-vooouuuus!

Une fois franchie la ceinture des immeubles et des cases, Gisella accélère tout en allumant la radio. La musique couvre à grand peine les vociférations du moteur emballé. Gisella ajuste le volume sans compromis. Des rythmes enjoués font vibrer la carlingue:

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ceux d'un groupe d'ici, tout nouveau, qu'elle a entendu jouer au Centre culturel. Gisella ouvre grand les fenêtres.

Le long de la route, le spectacle est saisissant. C'est la fin de la saison des pluies. Partout où l'on a semé le mil, il a poussé. On a ensemencé le moindre espace libre dans les villages. Seuls les toits de quelques cases émergent de l'étendue verte qui se déroule sans début et sans fin, pliant dans le vent à hauteur d'homme. Quel changement radical depuis son arrivée! Elle se souvient avoir cherché, à l'atterrissage, un peu de couleurs tendres, son regard s'asséchant sur une terre crevassée de partout.

Ici, ça sent le vert. Vert, parfum de mil des pluies. Elle l'imagine: la bouteille est ronde et plate, d'un vert profond que mange une demi-lune transparente ou un peu blanchâtre, du blanc qui strie les longues feuilles de mil. Gisella entend des voix pointues et distinguées: c'est frais, c'est nouveau, ça respire, on sent que ça vient de loin. Ça transporte un bout de monde du bout du monde sur votre peau. Formidable, unique. Elle pouffe de rire, impose le silence aux voix grêles. Le mil restera l'apanage des champs d'ici, préservera son petit bout d'aventure.

Elle tourne sur un chemin de terre tout en fermant la radio. Elle contournera Zongo. À cette heure, la plupart des villageois, déjà enfoncés dans les champs, ne l'apercevront pas. Ce n'est pas manque d'intérêt, seulement, si elle s'arrête, les salutations n'en finiront plus, elle devra présenter ses respects au chef du village, boire avec les femmes, parler, parler.

Elle roule précautionneusement sur le chemin mal entretenu que n'empruntent la plupart du temps que de petites mobylettes ou des bicyclettes. Il s'agit d'éviter la crevaison. Elle croise machinalement les doigts. Sur la route étroite, le mil plie devant le quatre par quatre, le frôle en sifflant, la fouette au passage à travers les fenêtres ouvertes. À gauche, à droite, devant : mur vert ondulant. Le cœur de Gisella bat et sursaute au rythme saccadé du véhicule malmené par les trous et les pierres qui accidentent le

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chemin. Elle cahote longtemps avant d'apercevoir le baobab qui marque la fin du territoire de Zongo. Elle ralentit, appuie doucement sur le frein jusqu'à ce que le véhicule s'immobilise là où le mur de mil prend fin.

Elle ne tourne pas tout de suite la clef dans le contact. Elle laisse le moteur ronronner quelques in~tants, le temps d'absorber, derrière le pare-brise, le choc qui se propage depuis la ligne de l'horizon. Une fois le tremblement passé, elle éteint le moteur.

Pendant quelques secondes, tout se tait.

Enfin, le silence se trouble du chant d'un oiseau et l'on entend le bruit, sss, d'un petit corps glissant sur le sol. La queue d'un lézard disparaît prestement derrière la roue du quatre par quatre.

Gisella inspire profondément, hésite. Quelques scorpions se faufilent entre les herbes mais souliers et bas la protègent et les insectes à queue craignent le bruit, s'enfuient au premier fracassement des branches. Des serpents sont embusqués ça et là, enroulés sur eux-mêmes, c'est chose sue, mais aucun n'est venimeux dans la région. Enfin, cette savane n'est pas censée être le refuge de lions, de rhinocéros ou d'éléphants aux pattes plus grosses que sa tête. Gisella risque davantage de croiser un âne ou un chien égaré, ou encore une pintade plus futée que les autres qui n'a pas attendu de figurer au menu du village.

Et si des heures s'écoulaient avant qu'elle ne mette un pied devant l'autre, qui serait là pour l'en blâmer? Ragaillardie, Gisella ouvre le coffre du camion, en tire le lourd sac de toile qui contient la caméra, le trépied, les lentilles et un déjeuner sans doute bien mal en point.

Devant elle s'ouvre l'espace de la savane: quelques arbres maigres, quelques herbes folles et rudes. Là-bas, au loin, un autre baobab. C'est tout.

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Gisella se secoue un peu, histoire de s'assurer du bon fonctionnement de ses membres engourdis à force d'immobilité. Elle avance une jambe, l'autre suit. Le corps s'est mis en branle. Nous allons traverser des continents ... enfin ... un morceau de savane. Il faut bien commencer quelque part.

Elle marche d'un pas assuré, repoussant sur son passage quelques branches épineuses qui égratignent la chair de ses bras. Heureusement, son pagne, suffisamment long, couvre bien ses jambes. Elle avance sans fléchir. Destination baobab. C'est là qu'elle compte dresser le camp.

Le sac pèse terriblement sur son épaule. Elle le pose sur le sol, s'y appuie. Un papillon multicolore se pose sur son épaule, s'affole dans son cou avant de caresser son bras. De petites gouttes de ciel bleu sont tombées, dirait-on, sur le soleil de ses ailes étendues. Il devait chercher depuis quelque temps dans l'espace un perchoir digne de ses couleurs chatoyantes, le trouvant en la personne de Gisella, son pagne n'ayant pas à pâlir d'éventuelles comparaisons.

Ses pattes fines sautillent nerveusement sur sa peau. Il ouvre et ferme ses grandes ailes comme un œil s'ouvre et se referme en battant des cils. Il tient longtemps Gisella sous son charme avant de s'envoler dans un rayon de lumière.

Gisella se lève, se remet à marcher. Le soleil de midi brûle sa tête nue.

Quand elle parvient au pied du baobab, muscles endoloris, elle laisse doucement glisser son fardeau sur le sol, inspecte les racines protubérantes qui n'abritent visiblement ni serpent, ni scorpion. Elle ouvre le sac, passe en revue son contenu, en tire un grand tissu qu'elle étale sur le sol, s'y laisse choir, les jambes étendues en étoile, les bras confortablement repliés sous la tête.

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Elle laisse son regard voleter entre les branches.

Un oiseau minuscule, presque sans couleur, penche la tête au-dessus d'elle. Ses petites pattes se soulèvent l'une après l'autre. Son corps fragile parcouru de frissons semble prêt à fuir dans le ciel au moindre mouvement. Il lui rappelle un rêve d'enfant: elle marchait dans la rue, son pas se faisait ample et la pesanteur qui retenait au sol son corps de petite fille la quittait. Elle volait.

Elle n'a pas fait ce rêve depuis longtemps.

Le petit oiseau a faim. Il avance le cou, ouvre très grand le bec sans faire de bruit. Une aile fine se déploie et révèle, entre les plumes, un caillot de sang. Gisella se penche au-dessus de son sac, se disant tout bas que dans son rêve, il n'y avait pas de sang. Elle en sort un sandwich dont elle égrène la mie, qu'elle dépose à distance respectable.

Du coin de l'œil, elle observe l'oisillon qui hésite, se risque sur une branche plus basse, puis sur une autre. Elle feint de l'ignorer. Rassuré, il quitte l'abri des branches, ouvre les ailes. Il se pose sur le sol, s'approche de l'être étrange qui transforme son paysage.

Ensemble, Gisella et l'oiseau mangent. Quand il ne reste rien du pain partagé, ils s'épient encore de longues minutes. Enfin, l'oiseau penche sa tête menue, s'éloigne en sautillant. Gisella lui envoie un baiser du bout des lèvres.

Elle étend les bras. L'horizon, sa ligne pure, de nouveau happent son regard. Des vagues de douceur courent dans l'espace déplié à perte de vue. Bercée au creux de la mouvance invisible, Gisella accorde sa respiration au souffle du vent.

Le soleil commence sa lente descente dans le ciel de l'après-midi quand elle glisse son œil derrière l'objectif de la caméra.

(42)

L'appareil est froid, lourd entre ses mains. Gisella l'installe sur le trépied, ajuste la lentille, appuie. La beauté se dérobe. Gisella est trop pressée d'agir, de mettre ses connaissance d'étudiante consciencieuse en application. Ses sourcils se froncent. Elle change de lentille, recommence, pointe la caméra dans toutes les directions, prend plusieurs photos. La sueur se met à couler dans son dos, imbibe le tissu léger de sa camisole, le long de sa colonne vertébrale. Un goutte descend depuis son cuir chevelu jusqu'à son front avant de tracer son chemin sur l'arête du nez, au bout duquel elle se suspend avant de tomber au sol. Gisella éponge son cou plaqué de rouge. La chaleur voile son regard. Elle ne voit plus rien devant, qu'un objet qui résiste. Elle l'empoigne sans douceur, se laisse tomber par terre.

Elle connaît ces accès soudains de panique. Elle revoit le jour de son arrivée dans la capitale, se souvient de la première fois qu'elle s'est tenue dans la cour intérieure devant l'arbre et la lumière, en dehors d'eux. Elle sait. Attendre. Cesser de chercher quelque chose qui ne se trouve pas.

Lentement, le bleu du ciel redevient apaisant. Les rythmes affolés du cœur de Gisella se calment. Son front lisse s'offre, sans se détourner, aux rayons du soleil. La caméra gît non loin. Gisella tend la main, glisse l'œil derrière l'objectif.

Le soleil aveuglant étincelle sur la paroi de verre. Et nous voici devant vivants, fils

de soleil éblouissant, les yeux dans le reflet d'un glaive. Les mots de Richard font remuer ses lèvres sur la terre en feu.

Peut-on photographier quelques mots d'une chanson suspendue dans le ciel?

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À partir de ce moment, la caméra, prolongement harmonieux du bras de Gisella, devient son troisième œil, capte les rayons de lumière qui prennent des teintes multicolores, saisit le balancement lent des feuilles de baobab, les fixe à tout jamais dans une autre mémoire, s'attarde sur quelques branches sèches dont les épines se dressent, dérisoires, dans l'espace que rien ne traverse, sinon les oiseaux, les papillons, le vent et toute la vie qui rampe au ras du sol.

Un scorpion se tient à quelques pas de Gisella. Elle l'observe longuement. C'est la première fois qu'elle en voit un de près. Ces insectes-là? Dangereux? Celui-ci semble inoffensif, perdu dans l'étendue de la savane. Elle se couche à plat ventre sur le sol, ajuste la lentille. Le scorpion l'occupe entièrement avant de fuir en se traînant rapidement vers ... le large. Gisella penche sa caméra de côté. La savane envahit le premier plan, renversée de biais. Le ciel mange tout le reste de l'espace.

Gisella s'est construit un radeau qui tangue sur la terre. Le radeau penche à droite puis à gauche, l'œil noir saisit dans son avancée morceaux de ciel, lignes de terre, angles curieux.

L'embarcation imaginaire se laisse emporter à la dérive de longues heures avant que l'océan ne se calme et que Gisella ne repose sa mémoire toute fraîche, éblouie de bleu, à côté d'elle.

Sans se hâter, Gisella remballe caméra, trépied et lentilles, enroule le long tissu encore étendu au sol sur son bras, autour de son coude et de sa main, le glisse dans son sac.

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Le soleil a enflé, sa lumière d'un rouge orangé a cessé de déborder de toutes parts. Son ventre plein, repu, s'alourdit et l'entraîne près du sol. Dans un dernier sursaut, il s'embrase, colore tout l'espace. Il explose très près de Gisella, presque à portée de main.

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