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DUCIS : essai sur l’influence de Shakespeare en France jusqu’à l’époque romantique.

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EN FRANCE JUSQU'A L'EPOQUE ROMANTIQUE

A Thesis Presented to

the Faculty of Graduate Studies and Research McGlll University

In Partial Fulfillment

of the Requirements for the Degree Master of Arts

by

Slster Marie Magdalen (Murphy) O.P August 1942

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ainsi que ses accents dans les citations. On ne trouvera

pas, par conséquent, d'accent sur Lear sauf dans les citations de Ducis. Notre auteur n'a pas employé d'accent sur les

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ESSAI SUR L'INFLUENCE DE SHAKESPEARE EN FRANCE JUSQU'A L'EPOQUE

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Puisqu'il n'y a pas de critique récente qui vise aN

tracer la vogue shakespearienne en soulignant le rôle qu'y joua Jean François Ducis, nous avons entrepris

cette étude qui montrera, nous espérons, l'influence de Shakespeare en France jusqu'à l'époque romantique. Dans une notice biographique nous essayerons de présenter

Ducis, l^omme que personne ne pouvait connaître sans l'aimer. Et puisqu'il y a toujours un rapport entre

l'auteur et l'ouvrage, nous signalerons que Duels par sa sensiblerie, par son penchant pour le mélodrame et pour un langage artificiel appartenait aN son siècle et au goût dramatique d'alors bien qu'il se vantât d'être lndlscl-plinable et de ne suivre autre poétique que celle de la nature»

Ensuite, après avoir indiqué quelque peu la diffé-rence essentielle entre le théâtre anglais et celui de la France, on tracera l'influence de Shakespeare en

France avant Duels en signalant le rapport entre les deux pays a cause des exilés avant et après la révocation de l'édlt de Nantes. On démontrera, cependant, que c'est surtout Voltaire qui ouvrit la carrière de Shakespeare en France par ses Lettres sur les Anglais et par le

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rap-port entre ses pièces de théâtre et celles de Shakespeare. Puisque bien des personnes suivaient toujours Voltaire, 1 4 glomanie, représentée surtout par un intérêt shakespearien devint tellement de mode que La Place hasarda une traductic de certaines pièces du barde anglais et des analyses d'au-tres pièces» Ce fut en lisant cette oeuvre de La Place que Ducis fit la connaissance de Shakespeare et qu'il vou-lut l'adapter pour le théâtre français. Mais 11 ne s'avi-sa ni d'apprendre l1anglais ni de voyager en Angleterre» On remarquera aussi que Ducis profita pour ses quatre der-nières adaptations d*une traduction bien supérieure, celle de Letourneur»

Et puis alors on fera des comparaisons entre les adap-tations de Ducis, Hamlet, Roméo et Juliette, le roi Lear, Macbeth, Jean Sans-Terre et Othello, et les originaux

en essayant de montrer les influences personnelles et dramatiques qui portaient Ducis av adapter Shakespeare tel qu'il le fit» On constatera, aussi, que ses adapta-tions, toute mesquines qu'elles sont, jouèrent un rôle

utile en faisait connaître l'Eschyle anglais et en amenant les Français av remonter à" l'original»

Enfin on tracera l'influence de Shakespeare apreNs Duels jusqu'à* l'époque romantique» On remarquera que la

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vogue shakespearienne gagnait de jour en jour £ cause des traductions, des adaptations, et des critiques pour ou contre Shakespeare. On fera noter que quelques critiques croyaient dénigrer le génie britannique en tournant en ridicule l'oeuvre de Ducis, qu'on faisait allusion même ax

son oeuvre pendant l'époque romantique et que notre

au-teur joua un r6le utile en propageant 1B culte shakespearie en Allemagne, en Russie, en Italie, mais surtout en France»

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Pulsqufll y a assez souvent un rapport entre la vie d'un auteur et son oeuvre, nous allons essayer de montrer ce rapport chez Duels, espérant prouver, en même temps, que l'étude de l'homme en vaut la peine»

Duels naquit a Versailles le vingt-deux août, dix-sept cent trente-trois d'une mère française et d'un père savolsien» Il se piquait d'être'lion'par son père et berger par sa mère en expliquant ainsi son attrait pour les émotions tragiques et pastorales. C'est dans les

scènes mélodramatiques de ses tragédies que l'on trouve la première influence et7dans ses lettres et ses poèmes la seconde» (1) Ses parents malgré leurs revenus modiques firent tout leur possible pour lui donner une belle édu-cation» Après avoir étudié as une pension ax Clamart, 11 acheva ses études avec quelques succès au Collège de Ver-sailles» C'était avec Vallier, un ami de collège, qu'il faisait souvent des pèlerinages de huit £ dix jours à" la campagne. Ces excursions se terminaient toujours à la

place du château ou les deux amis assistaient au spectacle des marionnettes»

(1) Ducis parlait toujours aux ramoneurs et leur faisait lfaumône tout bonnement parce qu'ils venaient de la

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En dix-sept cent cinquante-six, Louis XV demanda au maréchal de Belle-Isle de visiter les places fortes du royaume. Il choisit, comme secrétaire, Ducis qui s'ac-quitta honorablement de ses nouvelles fonctions. Plus tard le maréchal, devenu ministre de la guerre, le récom-pensa en le nommant commis dans les bureaux de la guerre. Ducis qui aspirait dêjax aN faire des tragédies ne pouvait pas s'astreindre à* l'ennui de ses fonctions. Il ne donna pas sa démission, cependant, parce qu'il eut peur de déso-béir a son père. Nous ne devons pas nous étonner alors de trouver que les héros et les héroïnes de Shakespeare, aN la Ducis, insistent sur la vertu de l'obéissance. Le

maréchal, enfin, continua aN lui donner ses appointements en lui laissant sa liberté. (2)

Ducis qui tenait la famille pour le chef-d'oeuvre du bon Dieu y trouvait sa joie. Sa femme, Claire Elizabeth Heulliard, que Ducis épousa avant sa trentième année, ses deux filles et lui furent vraiment heureux malgré les dif-ficultés des ressources modiques. Dans un poème, !tA ma femme, sur ma tragédie d'Abufar, ou la famille arabe," (2) Plus tard on remarquera cette même incapacité pour

tout travail d'etaillé. Lorsque Ducis voulut publier toutes ses tragédies, il dut avoir recours à la géné-rosité de ses amis pour "réunir ses ouvrages. . . les mettre en ordre et. . . e n surveiller l'impression. . ."

Campenon, éd., Oeuvres posthumes de J^ F^ Ducis précé-dées d'une notice sur sa vie et ses écrits par M»_

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Ducls reconnut l'influence heureuse de son épouse» En voici quelques vers:

ttMes vers ont plu; mais je sais bien pourquoi: Ma tendre amie, Ils sont nés près de toi;

Je les ai faits dans l'Arable heureuse»w (3) Il n'apprit que trop tôt, cependant, que "le bonheur n'est qu'un malheur plus ou moins consolé11 (4), car ces êtres chéris, l'une après l'autre, moururent de la

tuber-culose»

Bien plus tard ses amis le persuadèrent qu'il devait retrouver la joie en se mariant avec la veuve Peyre âgée de cinquante-quatre ans» Paul Albert remarqua que ce

fut: "1'union le plus mal assorti que l'on put imaginer» » • • Elle avait» • » peu d'esprit, • • • pas d'Instruc-tion, une apathie flasque. • » elle était Incrédule et bonapartiste» • • elle voulait habiter Paris» . » dans un des quartiers les plus bruyants de la ville»* Le bon-homme, enfin, pour wne pas mourir d'ennui et ne pas de-venir fou11 rentra a Versailles» (5) C'est Paul Albert également qui trouva un roman dans la vie du tragique français» Au mariage d'une de ses nièces Ducis fit la

(3) Duels, Oeuvres de J» F. Ducis, tome 3, p» 308 (1826)» (4) Bardoux, Etude djun autre temps. ^Correspondance de

Thomas et de Ducisfr (1889)

(5) Paul Albert, "Essai sur Ducis". Lettres de J» F.

Duels, édition nouvelle précédée d'une notice biblio-graphique et d'un essai sur Ducls7 PP« XVIII-XX (1879).

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connaissance de madame Victoire Babois. Puisqu'elle était un peu poète, ils étaient très sympathiques; mais ni l'un ni l'autre n'était libre av se marier. Madame Babois lui avait écrit de ne pas 'être malheureux. Il répondit:

"Empêchez-moi donc d'être sensible. Ces accès de mélan-colie qui vous affligent me surprennent quelquefois. Ils m'accablent, je puis dire comme ^acbethî

11'Il est des jours d'ennui, d'abattement extrême,

Ou l'homme le plus ferme est â charge i lui-même.?rt (6 Ducis estima aussi l'amitié. Une étude approfondie de ses relations avec ses amis nous éclaircit sur la person-nalité de notre auteur. CTest surtout dans ses lettres que l'on trouve le vrai Ducis. Son meilleur ami Thomas lui

ressembla beaucoup. Leur correspondance révèle un aspect différent que celui que ne présente ordinairement le dix-huitième siècle, car l'on y trouve deux hommes sensibles, d'une sincérité naïve, et portés aN la solitude. Ducis con-sulta Thomas a propos de son "Discours à l'Académie."

Après la mort de Thomas, l'épitaphe que Ducis composa pour son tombeau parut excessive évidemment et quelques journalistes. Ducis se demanda si l'on n'eut plus le

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droit de pleurer ses amis» On insiste sur ce caractère sensible, d'ailleurs sincère chez Ducis, car la sensi-blerie était de mode sur la scène as cette époque et l'adapteur de Shakespeare l'employait beaucoup.

Il y avait, aussi, d'autres amis. Deleyre, qui de-vait écrire plus tard un examen du Roméo et Juliette de Ducis, recevait de notre auteur, des lettres pleines de bonté. Bernardin de Saint-Pierre, qui habitait un

ap-partement au Louvre tout près de celui de Ducis, l'aimait beaucoup quoiqu'il ne pût comprendre son indifférence aux honneurs. Talma, son meilleur acteur, l'appelait ffpar-rainw. En dix-huit cent quinze le filleul honora son auteur dramatique d'une soirée ax laquelle assistèrent tant d'invités distingués que Ducis s'écria, "C'est vrai-ment la soirée de l'Europe.11 (7)

Quant a la carrière littéraire de Ducis, il faut con-sidérer pourquoi il s'intéressait aux lettres et quels genres il cultivait. Des sa jeunesse il eut un penchant pour la tragédie. Une représentation d'Athalie présentée en plein air l'impressionna. Il est intéressant de noter aussi qu'il mettait ses boucles et ses effets en gage pour (7) Leroy, Etudes sur la personne et les écrits de J. F.

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entendre jouer Mlle» Dumesnll au Théâtre Français et qu'il y assistait aussi souvent que possible pour voir Le Kain»

Nous trouvons, au moins, quatre sortes d'écrivains chez Duels: l'épistolaire, le poeNte, l'auteur des tragédies, et l'adapteur de Shakespeare. Ses lettres et quelques poèmes qu'il écrivait pendant presque toute sa vie sont tout à fait charmants» Il est assez intéressant de con-stater qu'il débuta assez tard dans sa carrière drama-tique, car il avait trente-six ans quand sa tragédie

d'Améllse (1769) échoua et son adaptation d'Hamlet (1769) réussit» Encouragé par ce dernier succès, il tenta trois ans plus tard d'adapter Roméo et Juliette» En dix-sept

cent quatre-vingt-onze parut son adaptation la plus fai-ble, celle de Jean sans terre, suivie d'assez près par

Othello (1792), qui réussit complètement, peut-être parce que Talma joua le rôle principal» En dix-sept cent quatre-vingt-quinze Aubufar ou La Famille Arabe, la seule oeuvre vraiment originale de notre auteur, fournit à Talma son plus beau rôle. Ducis puisa chez les Grecs en dix-huit cent un pour son Oedipe chez Admete» Enfin lorsque sa dernière tragédie Phéodor et Wladlmlr subit une chute complète, 11 comprit qu'il ne devait plus écrire»

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Ducis, on comprendra mieux son r<5le littéraire au dix-huitième siècle. Puisque ses biographes insistent

sur-tout sur son esprit d'indépendance, lfon peut se demander comment il aurait pu être tellement en vue» Il faut se rappeler qu'il habitait Versailles, où il avait des rap-ports avec le gouvernement» Après la mort de sa première femme, il devint secrétaire aux commandements de Monsieur qui allait être plus tard Louis XVIII. Cela explique 3e s honneurs Insignes que ce prince lui fit. Louis XVIII lui accorda la Croix de la Légion d'Honneur ainsi qu*une pen-sion et l'accuellla plusieurs fols avec infiniment de bon-té, car il lui cita quelques vers de son Hamlet et -de son Oedlpe chez Adméte» "Aussi Ducis, a la fois naïf et spi-rituel dans son amour propre, disalt-il un jour a"* ce

su-jet: 'Racine et Boileau récitaient leurs vers aN Louis

XIV et Louis XVIII me récite les miens.ttt (8) Aussi Ducis osa-t-il dédier en dix-huit cent quatorze ses oeuvres au rol#

Il est assez curieux, cependant, qu'il fut apprécié de tous les régimes et de tant de personnes» Paul Albert

crut que ce fut parce qu^Il eut tous les bénéfices de sa vertu» On ne siffle pas un prédicateur, surtout un prédl-(8) Leroy, ç>£# clt», p» 384»

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cateur convaincu»" (9) Ne peut-on pas dire également que parmi les écrivains du dix-huitième siècle, Duels fut un des moins éclatants, un homme d'une sincérité absolue que les cours du roi et de l'empereur approuvèrent? En

l'en-courageant, un certain monde espéra peut-être décourager Voltaire. Ducis fut un des écrivains as qui la Convention Nationale accorda une pension et un logement au Louvre»

Parmi ses amis qui y demeuraient aussi 11 y avait Bernar-din de Saint-Pierre et le peintre, David, chez qui il fit la connaissance de Bonaparte» Napoléon le nomma sénateur et voulut qu'il l'accompagnâïen Egypte comme poète lauré-at. Ducis refusa tous ces deux honneurs ainsi que celui de la Croix de la Légion d'Honneur. Il ne lui refusa pas tout, cependant, car il accompagna madame Bonaparte au théâtre, dîna a la Malmaison et fut content, sans doute, quand l'Empereur fit ''reprendre aux Français la tragédie de Macbeth»* (10) Lorsque Bonaparte essaya de lui donner une voiture, cependant, il osa refuser en se comparant a un canard sauvage qui flaire de loin le fusil du chasseur»

(11) On ne doit pas trop insister, néanmoins, sur son esprit d'indépendance car il fut vraiment touché par tous ( 9) P. Albert, 0£. cit., p. XXXI»

(10) Campenon, op. clt». Introduction, p. XLI» (11) Leroy, oj>. clt», p» 323.

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les égards qu'on lui témoigna» Un jour, on lut, au Collège de France, un extrait de son Oedlpe qui fut

vivement applaudi par les jeunes étudiants» Lorsque le vieil auteur se retirait, l'on cria, "Vive Duels»* Gé-rard en fit son portrait qui eut un grand succès au Salon. Campenon en écrivit: WI1 y avait sans doute quelques difficultés a vaincre pour faire passer sur la toile. . . cette belle et mobile physionomie, ou venait se retracer et se confondre tout ce qu'il y avait d'élé-vation dans son âme, de verve et d'audace dans son talent, de fougue et de douceur dans son caractère.11 (12) Avant de terminer ce petit récit de son rôle mondain, on doit dire qu'on le nomma membre de l'Institut et qu'on l'appela au fauteuil de Voltaire a lfAcadémie Française» Grâce à" son Discours £ l'Académie, on apprend un peu de sa théorie dramatique qui fut, bien entendu, supérieure av ses tragé-dies*

Lorsque 11 s'agit de sa personnalité et son caractère, 11 est difficile de se borner car il y a tant d'aspects

intéressants» Tout d'abord ce fut un homme vraiment reli-gieux qui écrivait tous les jours son examen de conscience (12) Campenon, 0£. clt», p. LXXI»

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dans un livre qu'il intitula "Ma Grande Affaire". Il eut par conséquent une philosophie profonde qu'il exprima

d'une manière charmante dans ces lettres. Citons-en un exemple: il compara la vie a un fleuve où beaucoup de barques descendent et "où nous ne sommes que des ombres

occupées aN en voir passer d'autres, et où les mots. • • de gloire, de grandeur* ne peuvent exciter que la pitié»"

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Duels, lui, cherchait la gloire éternelle; mais, malgré tout, il n'oubliait pas celle de la terre» En

lisant ses lettres, l'on trouve, assez souvent, qu'il faisait tout son possible pour faire jouer ses tragédies et parfois par un certain acteur»

Quant à son admiration pour Shakespeare, cette anec-dote en dira beaucoup» TJh jour lorsque M» Campenon entra dans son atelier, il le trouva monté sur une chaise en train d'orner, d'une énorme touffe de buis, le buste de Shakespeare. "Mon ami," dit-Il, "les anciens couronnaient de fleurs les sources où Ils avaient puisé." (14)

Ducis fut l'homme philosophe qui garda tout de même sa bonne humeur jusqu'à" la fin, car il écrivit as l'égard de sa dernière maladie, l'esqulnancie: "Me vollas portant (13) Leroy, 0£» cit., p. 249»

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dans moi-même un perpétuel incendie, toujours sur le qui-vive, en sentinelle, prêt a^ crier au feu, et implorant

le secours des pompiers." (15) Il mourut aN Versailles le trente et un mars, dix-huit cent seize après avoir vécu pendant une des époques les plus tumultueuses de la France.

Concluons avec Paul Albert qu'il est difficile de connaître Duels "sans l'aimer, sans l'estimer, sans re-gretter qu'une âme si haute et si pure n'ait pas eu le don de génie." (16) Résumons aussi en faisant remarquer que l'admiration que Ducis eut pour la sensiblerie ex-cessive ainsi que pour toute vertu nous aidera à

com-prendre comment 11 pouvait présenter des héros sensibles et vertueux mais si peu dramatiques» Il ne faut pas

oublier, non plus, que Ducis fut beaucoup plus de son époque qu'il ne le pensait et qu'il fut vraiment Influ-encé par le goût dfalors.

(15) Leroy, 0£» cit., p. 343«

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INFLUENCE DE SHAKESPEARE EN FRANCE AVANT DUCIS Avant de considérer les auteurs français qui

admi-rèrent Shakespeare, il faut montrer la différence essen-tielle entre l'art dramatique français et anglais ainsi que les influences historiques et dramatiques qui favori-sèrent cet intérêt shakespearien» Le théâtre est le re-flet du caractère et de la civilisation de chaque peuple» Les Anglais, avides de la liberté soit politique soit

dramatique, développèrent assez tôt un théâtre vigoureux, exempt des règles de la poétique d'Aristote, et et la por-tée du peuple. "En France, la civilisation était plus complète sans doute, mais, en revanche, elle dépouillait un peu de son originalité* C'était quelque chose de plus poli, de plus sévère, mais de plus étroit en même temps, et, comme le peuple qui était soumis aN la volonté

sou-veraine d'un monarque absolu, le théâtre portait le frein des règles." (1)

Puisqu'il est assez difficile de suivre les brisées des génies, les successeurs de Racine et de Corneille se trouvèrent fort embarrassés en essayant de continuer la tragédie classique. Campistran, Lagrange, Chancelle,

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1'horreur, n'eurent pas beaucoup de succès. Voltaire, le meilleur représentant de la tragédie néo-classique, réussit mieux; mais même lui, si osé quant aN la politique et a la philosophie, resta un peu conservateur dans son théâtre parce qu'il comprit bien la délicatesse du goût français» Bien des écrivains français du dix-huitième

siècle, ne pouvant continuer dans la tradition classique, cherchaient des éléments nouveaux qu'ils trouvèrent pré-cisément dans le théâtre anglais»

Discutons les influences historiques qui favori-sèrent cet emprunt. L'intérêt pour Shakespeare remonte au delà du séjour de Voltaire en Angleterre quoique ce soit lui qui le rendit populaire. Parfois 11 y avait des écrivains français qui, exilés de leur patrie, se réfugiaient en Angleterre, tels Saint-Evremond, les ré-fugiés après la révocation de l'édit de Nantes, et Vol-taire; d'autres fois ils y allaient de bon gré pour étu-dier les moeurs, tel Montesquieu. Puisqu'ils continu-aient, sans doute, leurs relations avec leurs amis en France, 11 n'est pas étonnant de trouver que peu aN peu l'anglomanie devenait la mode. Saint-Evremond, frappé par la puissance de la délinéatlon des caractères dans le drame anglais écrivit Sir Polltlck Would Be ax la ma-nière anglaise. Lamotte-Eoudard (1672-1731) fut un

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novateur qui tenta lul-seul une réforme du théâtre. En citant l'exemple de Shakespeare, il cherchait as abolir les trois unités. A force de plus d'action, aN l'imitation du théâtre anglais, il espérait supprimer les récits» Cet écrivain hardi ne réussit pas cependant parce que le

ta-lent lui manqua et parce que le public français n'était pas prêt av accepter de telles réformes. "L'art, étant un sen-timent intime, se modifie plus lentement que les institu-tions politiques qui s'adressent aux passions intéressées de l'homme." (2)

Destouches, neuf ans avant Voltaire, se rendit en Angleterre pour une certaine mission. Impressionné par

les oeuvres de Shakespeare, il traduisit en vers la. Tem-pête et imita quelque peu Timon dyAthènes dans sa comédie le Dissipateur» Destouches mêla aN ces comédies quelque chose de sérieux et ainsi il ouvra la voie pour la comédie larmoyante de La Chaussée. Très probablement ce mélange était dû à* l'influence de Shakespeare aussi bien qu'au

caractère du peuple français. On va voir que Ducis fut influencé par la sensiblerie de la comédie larmoyante. Gresset cita l'exemple du théâtre anglais pour se justi-fier lorsqu'il laissa s'accomplir un meurtre sur la scène dans son Edouard III (1740), un coup de théâtre qui

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d'ailleurs réussit tout a fait. En dix-sept cent trente lorsque Montesquieu voyageait en Angleterre pour étudier les législations et les moeurs, il s'intéressait au thé-âtre anglais et en écrivit: "Les Anglais sont des génies

singuliers, ils n'Imiteront pas même les anciens qu'ils admirent. Leurs pièces ressemblent bien moins avdes pro-ductions régulières de la nature, qu1^ ces jeux dans les-quelles elle a suivi des hasards heureux." (3) L'anglo-manie gagnait de jour en jour, et le public était prêt

pour des innovations.

Voltaire qui provoqua imprudemment le chevalier de Rohan en dix-sept cent vingt-six se retira à* Londres chez H. Bolingbroke. En étudiant les moeurs et la littérature des Anglais, il découvrit Shakespeare dont les hardiesses et les beautés le saisirent tant qu'il osa imiter le barde anglais» En dix-sept cent trente il avoua dans la préface de son Brutus, influence par le Jules César de Shakespeare, qu'il aurait aimé imiter plus mais qu'il n'osa pas, car, dlt-11, "C'est à la coutume qui est la reine du monde av changer le goût des nations.11 (4) Dans Eryphlle l'ombre du roi mort parait sur la scène. Voltaire osa même faire (3) Montesquieu, cité par A. Lacroix, op. cit.. p. 27.

(4) Voltaire, "Préface de Brutus" (1730), citée par A. Lacroix, op. cit.* p» 40»

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apparaitre en plein jour l'ombre dfAmphiaraus, et celle de Nlnus dans Semiramis est une pale copie de celle

dfKamiet» On voit une Influence ici sur Ducis parce que lui aussi avait une ombre qui était courroucée plutôt que paternel comme le père d'Hamlet de Shakespeare. Dans la première 'epitre dédicatolre et M» Falkeneer, en tête de Zaïres Voltaire avoua: "C'est au théâtre anglais que je dois la hardiesse que j'ai eue de mettre sur la scène les noms de nos rois et des anciennes familles du royaume."

(5) Zaïre est une copie d'Othello» Plus tard Ducis imi-tera Voltaire en cherchant, lui aussi, as couvrir la pas-sion de la jalousie de toute la bienséance possible» Les lettres dix-huit et dix-neuf des Lettres sur les Anglais Influencèrent beaucoup le goût dramatique français» Vol-taire traita à sa manière le caractère dramatique de

Shakespeare développant plutôt les scènes saisissantes, telles la mort de Deademone et l'action des fossoyeurs d'Hamlet. Il avoua néanmoins qu'il y a des "endroits

frappants qui demandent grâce pour toutes ses fautes." (6) (l.e. de Shakespeare) En expliquant pourquoi on ne l'avait pas traduit jusqu'ici, il écrivit: " . . . 11 est bien aise de rapporter en prose les erreurs d'un poète, mais très

(5) Voltaire, Théâtre de Voltaire, "Discours sur la tra-gédie, en tête de Brutus," tome II, p. Il (1813), cité par A. Lacroix, oju cit., p» 35. sur

(6) Voltaire, "Sur la tragédie," Lettres/les Anglais, Cam-bridge, Uhiversity Press, 1931, pi 79#

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difflcile de traduire ses beaux vers." (7) Dans cette même lettre, Voltaire fit une traduction peu exacte du monologue célèbre d'Hamle t "To be or not to be" qui ne

fut que la porte-parole des idées sceptiques du traduc-teur. Plus loin l'on trouve une critique fort juste de la littérature anglaise: "Le génie poétique des Anglais ressemble jusqu'av présent et un arbre touffu planté par la nature, jetant au hasard mille rameaux, et croissant Inégalement et avec force. Il meurt si vous voulez

for-cer sa nature et le tailler en arbre des jardins de Marly." (8) L'intérêt du public s'augmenta, sans doute, parce

que ce livre, considéré comme vraiment dangereux, fut brûlé dans une place publique. Irrité par cette

opposi-tion, Voltaire répondit par son Jules César, une imita-tion manifeste de Shakespeare, dans laquelle des licteurs apportèrent sur la scène le corps de César couvert d'une robe sanglante et tout le peuple romain entra en scène. Quelles innovations pour un public français l

Lfanglomanie gagnait tant que Pierre de La Place ten-ta une traduction quoique par prudence il le publiât sans nom d'auteur» Il se rendit compte que cette entreprise pouvait être téméraire, mais il se justifia ainsi: "il 07) Ibldo

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importe peu que Shakespeare ait travaillé dans un goât différent du nôtre; cette raison même ne doit servir qufaN redoubler notre curiosité; • » » un pareil examen ne peut que tendre è la perfection de l'art» • » L'esprit français ne doit pas être nécessairement celui de toutes les nations;

et, dans la lecture de Shakespeare, non seulement on trou-vera la différence du génie anglais et du génie français, mais on y verra des traits de force, des beautés neuves

et originales." (9) Il répondit d'avance aux objections que l'on ferait contre le s libertés de Shakespeare. "Ces libertés. • . ne paraissent pas contraires aux lois de 1m nature et de la raison. • . Gardons-nous donc de

con-damner sans retour aujourd'hui, ce que nos neveux

applau-diront peut-être un jour." (10) Du point de vue littéraire, la traduction n'a pas une grande valeur parce qu'elle est un mélange de prose et de vers et "il retranche, des

scènes entières et ne fait qu'en donner trevs brièvement l'analyse. • • la pensée de Shakespeare est souvent dé-naturée quand elle nfest pas supprimée." (11) Mais La

Place joua un raie important en répandant partout la

con-( 9) Pierre de La Place, Le théâtre aaglals. Paris, 1745, cité par A. Lacroix, op. cit., p. 110«

(10) Pierre de La Place, probablement du Discours préli-minaire sur le théâtre anglais, cité par A» Lacroix,

op. cit., p. 1137(Celle qui fait cette étude n'a pu malgré des efforts sincères avoir recours aux

oeuvres de La Place.)

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naissance de Shakespeare et en procurant les moyens d'é-tudier son art» Ce fut de sa traduction d'Eamlet et de son analyse de Roméo et Juliette que Ducis en fit ses adaptations» Il est intéressant d'observer que le Romeo et Juliette de Duels se ressemble moins £ l'original que n'importe quelle autre adaptation» Cela se comprend

puisque Ducis n'eut pas même une traduction comme modèle » La traduction de Pierre Letourneur et la réaction violente de Voltaire contre la popularité de Shakespeare en France eurent une influence parallèle aN celle de Ducis. Puisque notre auteur employa les traductions de Letourneur et puisque Voltaire porta son contre-coup en méke temps, il semble prudent de traiter ces deux influences dans ce chapitre quoiqu'elles ne soient pas, et proprement parler, avant Ducis. Il est av remarquer que M» Letourneur qui

était secrétaire de la librairie comprit bien que les

Français s'intéressaient beaucoup a" la littérature anglaise et par conséquent il fit une traduction, commencée en dix-sept cent soixante-seize et achevée en dix-dix-sept cent quatre-vingt-deux, qui fut très bien reçue. A vrai dire Letourneur

"déclara. . • Shakespeare le génie souverain du théâtre. . . conseilla lfétude assidue de Shakespeare, et manifesta le désir que ses drames fussent joués axParis." (12) Ducis (12) A. Lacroix, 0£. cit., p. 200.

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loua cette traduction et l'employa pour ses quatres

dernières adaptations: celles de Macbeth» le roi Lear, Jean sans-terre, et Othello. En consultant la traduction de Macbeth, l'on trouve des influences sur l'adaptation de Ducis. La traduction est bien faite quoique littérale; elle est même trop précise; elle donne plus d'indications scéniques; et les qualités poétiques de Shakespeare lui manquent. Un Français en le lisant, pourrait bien

com-prendre l'intrigue et lfaudace de Shakespeare sans avoir la moindre idée de sa poésie ou de son talent. Il est

Intéressant de remarquer que la scène du somnabullsme de Lady Macbeth est spécialement bien faite et que c'est

précisément dans cette scène que Ducis a le mieux réussi. A la fin du tome trois, d'ailleurs, il y a des notes qui font remarquer au lecteur certains passages qui sont par-ticulièrement beaux. Quant et sa traduction du roi Lear. elle est tin peu moins exacte. Plus tard l'on remarquera

chez Duels des Indications scéniques minutieuses. Dana l'oeuvre de Letourneur ou il traduit le saut imaginé de Gloucester et l'Idée qu'Edgar prétend être un autre homme, il emploie une note au bas de la page pour exprimer cette dernière idée.

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Shakespeare en France, il faut parler de la réaction de Voltaire lorsque Shakespeare devenait plus en vogue. Des

que l'auteur de Zaïre se fut aperçu que l'influence du

barde anglais débordait en France, il rétrécit son jugement et fit un revirement soudain contre Shakespeare. Voltaire fit lire ses deux Lettres à l'Académie par d'Alembert.

A La Harpe il écrivit, "Courage, courage mon cher, ce me semble une oeuvre bien patriotique et bien méritoire de défendre, en pleine Académie, Sophocle, Corneille, Euri-pide et Racine, contre Gilles Shakespeare et Pierrot Letourneur. Il faudra se laver les mains après cette bataille, car vous aurez combattu contre des gadouards.11

(13) Et au comte d'Argental le 19 juillet 1776, il écrivit: r,Ce qu'il y a d'affreux, c'est que le monstre a un parti en France; et, pour comble de calamité et d'horreur, c'est moi qui autrefois parlai le premier de ce Shakespeare; c'est moi qui le premier montrai aux Français quelques perles que j'avais trouvées dans son énorme fumier. Je ne m'attendais pas que je servirais un jour à fouler aux pieds les couronnes de Racine et de Corneille, pour en orner le front d'un histrion barbare.

. . Les Gilles et les Pierrots de la foire Saint-Germain,

(13) Voltaire, Oeuvres, tome XI, p. 957; Paris, éd. de Fume, in-8°, cité par Lacroix, o£. cit., p. 144.

(30)

il y a cinquante ans, étaient des Cinna et des Polyeucte en comparaison des personnages de cet ivrogne de

Shake-speare, que M. Letourneur appelle le dieu du théâtre.11 (14) Mais le public ne fut point égaré. Diderot, même,

comprit le vrai mobile de Voltaire car il écrivit: "Un

zèle patriotique a engagé Voltaire as défigurer cet auteur étranger dont le génie, mieux développé, eut offusqué

peut-être la gloire du théâtre français." (15) Telle est la nature humaine que cette opposition augmenta l'intérêt des Français pour Shakespeare.

En conclusion, l'on peut dire que l'intérêt au

théâtre anglais se préparait de longue main avant Ducis. Le public français, tout d'abord choqué par les audaces de Shakespeare, peu av peu s'y prétait. Voltaire surtout piqua la curiosité des Français et dans ses tragédies et dans ses Lettres sur les Anglais. La traduction de La

Place et particulièrement celle de Letourneur encouragement beaucoup la vogue du barde anglais. Le public français

était prêt à accepter les adaptations de Ducis.

(14) Voltaire, op. cit.,^tome XII, p. 368, cité par Ville-main, Cours de littérature française, p. 330.

(15) Diderot, Correspondance, citée par Lacroix, pp. cit., p. 155.

(31)

LES ADAPTATIONS DE SHAKESPEARE PAR DUCIS

Ducis, après avoir été ébloui par la traduction de La Place, choisit comme première adaptation Hamlet. ce qui fut une décision plus qu'heureuse, car le public s'intéressait déjà a" ce chef-d'oeuvre. Voltaire en

avait parle dans les Lettres sur les Anglais : lui aussi, le premier, avait fait représenter des spectres; et 11 y avait eu déjà des débats à propos de la scène des

fos-soyeurs. Et puis aussi, Ducis se portait naturellement ax un sujet où 11 pourrait exalter l'amour filial et

réali-ser en même temps des effets dramatiques.

Voyons les deux manières d'interpréter cette tragé-die. Ducis en gardant les unités fait passer toute

l'action dans le palais a Elslnore, ce qui le contraint as développer l'intrigue par les récits et les confidents. Le tragique français, au lieu de laisser voir l'âme d'un être chancelant qui n'agit jamais de propos délibéré mais seulement par élan (c'est ainsi qu'Hamlet tua Polonius), noue une intrigue dans laquelle Claudius, cherchant aN se débarrasser d'Hamlet, s'attend ainsi et devenir roi; Ger-trude, une mère repentante, espère apaiser le courroux des dieux en faisant couronner son fils; et celui-ci s'ef-force à représenter la piété filiale*

(32)

Ce sont Claudius et son confident, Polonius, qui nous laissent entendre que le peuple, convaincu déjà* de

la folie et de l'impuissance d'Eamlet, va s'opposer à son couronnement. Au rebours de Shakespeare, dans la tragédie française Claudius n'est pas l'époux de Ger-trudej sous prétexte d'une guerre Imminente celui-là se propose comme protecteur de l'Etat et mari excellent. Mais la reine s'y oppose formellement, car, dit-elle,

c*est seulement dans le repentir et le triomphe d'Eamlet que l'on peut s'attendre as la gr£ce des dieux.

Bien que l'on décrive Ham3e t comme triste, morne, faible et abattu, Claudius le craint; ce qui est d'au-tant plus étonnant puisque la première fols qu'Hamlet entre en scène, ce prince craintif, cherchant ax éviter l'ombre de son père, crie:

"Fuis, spectre épouvantable,1* (1)

Combien plus noble est l'Hamlet anglais lorsqu'il dit: "Save me and hover o'er me with your wings,

You heavenly guards l - What would your gracious figure?11 (2)

(1) Ducis, Oeuvres de J. P. Duels, tome premier, Paris, Chez A. Hepvu, 1826, Eamle t, II, 5. (Dès cette cita-tion, jusqu'à avis contraire, chaque renvoi à Ducis aura rapport è son Hamlet. Dès cette citation

jusqu'à' la fin de ce chapitre "II11 signifiera "acte II* et l,2l, signifiera "scène 2".)

(2) Shakespeare, Kamtet, edited by E. K. Chambersj III, 4« (Dès cette citation jusqufas avis contraire chaque ren-voi à Shakespeare aura rapport aN son Hamlet. Dès cette

citation, aussi, jusque la fin de ce chapitre, "II" signifiera "acte II11 et "2" signifiera "scène 2".

(33)

Tandis que dans la version anglaise l'auditoire assiste aK la conversation entre Hamlet et le spectre lorsque

celui-ci révèle le crime de l'empoisonnement, dans la tragédie française, au contraire, le jeune prince raconte tout cela dans un récit et son ami Norceste. L'adapteur, aN

l'imita-tion de son maître, parle des secrets du trépas:

"Vivant du rang supréke, on sent mal le fardeau: Mais qu*un sceptre est pesant quand on entre au

tombeau." (3)

Chez Shakespeare lfombre reparait dans l'intention

d'aiguiser la volonté chancelante d'Eamlet; chez Ducis le héros raconte à Norceste que l'ombre de son père, dans un rêve, lui reprocha sa faiblesse. Hamlet, terrifié, avoue:

"J'ai couru tout tremblant, faible, éperdu, sans suite

Le spectre, et mes côtés, semblait presser ma fuite." (4)

D'après cette réaction, ne peut-on pas constater que Ducis faillit tout a fait et saisir le vrai caractère du héros shakespearien? Selon l'Eschyle anglais c'est la nature même d'Eamlet qui le rend indécis; et de cette donnée 11

tire tout un drame. Ducis, à qui manquent et le talent et le génie, a besoin d'Intrigue pour rendre vraisemblable (3) Ducis, 0£. cit., II, 5*

Le dix janvier., 1816, lorsque Duels parlait av Louis XVIII, celui-ci lui cita ces lignes. Vide Campenon,

éd., Oeuvres Posthumes de J. F. Duels (1826), Intro-duction, p# LXXXIX.

(34)

1'incertitude d'Eamlet. Non seulement hésite-t-il a> punir sa mère, mais aussi balance-t-il le châtiment de Claudius, qui dans la version française est le père d'Ophélle. Duels pensalt-il peut-être, alors, au Cld quand il fit dire a Hamlet:

"Immoler Claudius, punir cet inhumain,

C'est plonger et sa fille un poignard dans le sein;" (5)

Suit une scène faible si on la compare aN celle de Shakespeare. Au lieu d'éprouver par la représentation des acteurs l'innocence de Gertrude et de Claudius,

Nor-ceste raconte lfhistoire du feu roi d'Angleterre. Les conclusions de ces épreuves ne se ressemblent point non plus puisque c'est Gertrude qui est émue tandis que

Claudius parait calme. Celui-ci, néanmoins, par

pru-dence fait courir le bruit qu'Hamlet est fou parce qu'il empoisonna son père. Ophélle en a encore une

explica-tion. Voyons jusqu'à quel point Ducis pousse lfintrigue. Puisque feu le roi avait par pique défendu a% la belle

Ophélle de se marier, elle impute les bizarreries df Ham-let et leur amour contrecarré. Voici que nous remarquons une différence essentielle entre l'original et l'adapta-tion. Lfhérolne explique joyeusement ax Hernie t qu'il n'y a plus d'entraves aN leur mariage. Ne cherchons ici (5) Ducis, op. cit., II, 5.

(35)

nl la ruse d'Ophélle ni la folle simulée d'Hamlet; nous trouvons, au contraire, deux personnages qui ressemblent a ceux de Corneille. Hamlet, tout en avouant son amour pour Ophélle, dit qu'il ne peut l'épouser pour des rai-sons d'honneur. C'est Ici qu'Ophélle montre la grandeur de son caractère. Telle que la Portla de Jules César, elle veut bien partager les peines d'Hamlet et souffrir pour lui.

"Pour te sauver, Hamlet, s'il ne faut que périr, Viens me voir expirer et t'apprendre a" souffrir."

(6)

Et puis alors lorsque Hamlet exprime sa grande envie de mourir, Ophélle lui rappelle ses devoirs et l'Etat. L'hé-roïne ne croit pas non plus que son père soit un assasaln, mais en tout cas elle le défendra, car, dit-elle:

"Mais eût-11 sous mes yeux sacrifié son roi, Criminel pour tout autre, il ne l'est pas pour

m o l î • H

Il est mon père enfin: je prendrai sa défense." (7)

Ducis réussit assez bien a délinéer le caractère d'Ophélle quoiqu'elle diffère essentiellement de son prototype

shakespearien. L'adapteur affaiblit, d'ailleurs, la tra-gédie en omettant la folie ainsi que la mort de 1'héroïne.

Parallèlement au héros anglais 1'Hamlet français ac-te) Ducis, 0£. cit., IV, 2.

(36)

cuse sa mère. Et voici que Duels introduit un élément nouveau. Pour éprouver la pureté de sa mère, Hamlet lui

demande de jurer son innocence sur l'urne funéraire du roi. Apres avoir beau essayer, elle s'évanouit. C'est Hamlet alors qui la supplie de ne pas mourir, lui pro-mettant le pardon pour le remords:

"Ne désespérez point de la bonté céleste.

Rien n'est perdu pour vous, si le remords vous reste.

Votre crime est énorme, exécrable, odieux; Mais il n'est pas plus grand que la bonté des

dieux." (8)

Leroy, un auteur contemporain de Ducis, ne trouva rien chez les anciens de comparable aN ces vers ni aux senti-ments qu'ils expriment. (9) Que l'interprétation an-glaise est différente lorsque l'ombre dit a son fils:

"Taint not thy mind, nor let thy soûl contrive Against thy mother aught: leave her to Heaven And to those thorns that in her bosom lodge To prick and sting her." (10)

Ducis, on l'a déjà remarqué, compte toujours sur l'intrigue pour nouer les situations de sa tragédie. Claudius qui vient de découvrir que Gertrude aime trop Hamlet pour rester sa complice se décide ax donner

l'as-( 8) Duels, 0£. cit.. V, 4.

( 9) Vide 0. Leroy, Etudes sur la personne et les oeuvres d£ J. F# Ducis, Seconde Edition, d*Paris, chez Louis Colas, (1835) p. 48.

(37)

saut au palais dans l'intention de monter sur le trône. Ducis croyait évidemment qu'il n'y avait pas assez

d'effet, car voici de nouveau le spectre, au moins dans l'imagination d'Hamlet. (Il) C'est précisément

et ce moment dramatique qu'en pleine scène, Hamlet porte

un coup de poignard a Claudius; et que Gertrude se

poignarde pour apaiser le courroux des dieux. Dans une variante c'est dans la coulisse que le prince tue Clau-dius.

Puisque l'on connaissait déjà" la traduction du

monologue "To be or not to be" dans les Lettres sur les Anglais, il n'est pas étonnant que Ducis ait essayé

sur-tout à l'imiter. A vrai dire ce passage, malgré des dif-férences essentielles, est parmi les meilleurs pour la comparaison. Tout d'abord 1'Hamlet de Ducis ressemble peu au héros anglais; celui-là, dégoûté par l'effronterie de Claudius, se demande, tout de même, s'il le méjuge; c'est cette indécision qui le fatigue. Dès ce point l'adaptation ressemble plus a l'original. Hamlet en terminant le monologue espère, cependant, qu'Ophêlie va calmer ses inquiétudes. Le passage de Shakespeare, au

(11) Leroy explique que l'ombre qui apparut en plein jour dans Sèmlramis ". • .n'a fait peur ax personne qu'a*

Ducis, qui voyant de toutes parts s'élever, autour

de lui, des préventions contre ce genre de merveilleux, se contenta d'une ombre imaginaire." 0. Leroy, opt

(38)

contraire, est la personnification même de l'irrésolution propre è la nature d'Hamlet. Le problème immédiat de ce prince consiste non seulement dans l'angoisse causée par l'assassinat de son père mais aussi dans une interroga-tion universelle sur les malheurs de cette vie. A la fin, Hamlet qui voit venir Ophélle montre clairement qu'il va simuler la folie. Citons quelques vers des deux versions. L'Hamlet français dit:

"Je ne sais que résoudre. • •

C'est trop souffrir la vie et le poids qui me tue. Eh! qu'offre donc la mort a mon ame abattue?

Un asile assuré, le plus doux des chemins Qui conduit au repos les malheureux humains.

Mourons. Que craindre encore quand on a cessé d'être? La mort. • • c'est le sommeil. . • c'est un réveil

peut-être.

Peut-être. . . Ahi c'est ce mot qui glace épouvante L'homme au bord du cercueil par le doute arrête."(12)

Que les vers anglais sont bien autrement profonds, vigoureux, et harmonieux !

"To be, or not to be, that is the question: — Whether tis nobler in the mind to suffer

The slings and arrows of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And by opposing end them?—To die,—to sleep, No more:—and, by a sleep, to say we end

The heart-ache, and the thousand natural shocks That flesh is heir to,—'tis a consummation

Devoutly to be wished. To die,—to

sleep:--To sleepî perchance to dream:—ay, there's the rub; For in that sleep of death what dreams may corne, When we hâve shuffled off this mortal coil,

Must give us pause. There's the respect,

That makes calamlty of so long life:™ (13) (12) Ducis, 0£. cit., IV, 2.

(39)

II faut avouer pour la première adaptation de Ducis^cepen-dant ces vers ont un certain mérite.

En somme les divergences entre l'original et l'adap-tation sont évidentes. Probablement ^ cause des restric-tions des unités, il y a moins de personnages: Laertes, les acteurs, les fossoyeurs et Portinbras, tous manquent

è l'adaptation. Il n'y a, par conséquent, point d'humeur.

Ducis n'aurait jamais osé, même si le talent ne lui man-quait pas, mélanger le sérieux et le comique de la scène des fossoyeurs. Dans la version française, il n'y a pas l'homme d'action (Portinbras) pour faire contraste au prince chancelant. Au lieu de peindre un Hamlet pensif, irrésolu, mais majestueux, Ducis nous présente un prince bizarre qui dès son entrée en scène fuit le spectre en

poussant des cris. Le dénouement de notre auteur est bien autrement tragique que celui de Shakespeare dans lequel il y a la succession d'erreurs: le tournoi, la coupe et les épées empoisonnées.

Puisque Duels ne réussit pas dans les situations faciles et délicates, il cherche les scènes

extraordi-naires-ce qui explique probablement l'entrée si fréquente du spectre, l'assassinat et le suicide. Ducis avoue cette recherche constante et avisée de l'extraordinaire dans une

(40)

lettre a Talma à propos de la révision et des variantes

du dernier acte qu'il préparait pour la reprise d'Hamlet en dix-huit cent trois:

"Mon cher Talma,

«Pal revu la dernière scène de mon cinquième acte d'Hamlet sur-tout le moment de terreur qui la termine. Il faut que cette scène produise l'effet le plus terrible. Il faut que le morceau de fureur soit irrépro-chable pour le style, et qu'il soit dans la manière de Dante pour les images et pour la

couleur. Je vous envoie donc ma seconde édi-tion vingt-quatre heures après la première."

(14)

Son opiniâtreté se montre, aussi, dans une autre lettre: "Je vous en avertis, je m'en tiens à mon

ar-rangement." (15)

L'on peut se demander enfin comment une telle Imita-tion aurait pu réussir. Sainte-Beuve écrivit:

"Les scènes, même gâtées de Shakespeare mais

appropriées en gros et un public qui ne savait rien de l'original et qui s'était accoutumé a^ croire que Ducis l'embellissait donnaient

et ce genre bâtard de tragédie un intérêt

extra-ordinaire, et le jeu de Talma sut l'élever vers la fin jusqu'aux apparences de la beauté." (16)

Madame de Staél, elle aussi, est pleine d'admiration pour l'interprétation de Talma. A propos du spectre que le

(14) Ducis, "Lettre ax Talma", 24 octobre 1803, Oeuvres Posthumes de J. F* Ducis, précédées d'une notice sur sa vie et ses écrits par M. Campenon. Paris, Chez A. N e p w , libraire (1826), p. 343*

(15) Ducis, 0£. cit., p. 346.

(16) Sainte-Beuve, C. A., Causeries du Lundi. 3° éd., Paris, Garnier Frères (N. D.), p. 461.

(41)

public ne voyait pas elle écrivit:

. • .on suit tous ses mouvements dans les

yeux qui le contemplent, et l'on ne peut dou-ter de la présence du fantôme quand un tel regard l'atteste." (17)

Trois ans après le succexs d'Hamlet, Ducis présenta

au public français une nouvelle adaptation du barde an-glais. Cette tragédie offre moins de comparaisons aN l'original que n'importe quelle autre oeuvre de Ducis. C'est peut-être parce que son modèle ne fut que l'ana-lyse de La Place, une oeuvre inférieure à celle de

Letourneur et peut-être aussi parce que Ducis était un auteur si peu expérimenté.

Quant aux sources, il les puisa chez Dante et

Shakespeare, car il eut besoin de beaucoup d'intrigue pour faire rouler sa pièce. Shakespeare lui inspira

l'histoire des deux amants ainsi que la haine invétérée entre les deux familles, et Dante lui fournit la tragédie d'Ugolin qui, enfermé dans une tour avec ses enfants, fut obligé de les manger pour vivre.

Un plan ne manque que trop souvent et l'oeuvre de

(17) Madame de Staél, "De la Déclamation", De l'Allemagne, Nouvelle Edition, Garnier Frères (1865), p. 352.

(42)

Ducls; mais ici, eu contraire, il est évident qu'il veut exprimer certaines idées auxquelles toutes les autres

sont subordonnées. Dans "l'Avertissement" il avoua qu'il avait à peindre les effets des haines héréditaires et

que ce fut sur cet objet seulement qu'il dut fixer l'at-tention du spectateur (18), l'amour de Roméo et de

Juliette ne devenant qu'accessoire. Ducis se proposa de laisser voir l'amour violent d'un père pour ses enfants et la soumission de ceux-ci, ce qui dénature tout et fait la pièce anglaise. Le plan qui est peu compliqué permet a l'auteur de garder l'unité de lieu sauf au dernier acte. Pour cette dernière audace il fut critiqué par un de ses amis, Deleyre. (19) M. Dargan fit observer avec justesse que Ducis n'eut nul art des préparations. (20) A la fin des scènes, par exemple, quand il veut introduire un per-sonnage, il fit dire a un des acteurs, "Je le vois1* (21)

(18) Ducis, Oeuvres de J. F. Duels, tome premier, "l'Aver-tis sement^T^P^" 155.

(19) Deleyre, "Examen de Roméo et Juliette", Oeuvres de J. F. Ducis. tome 3, p. 498.

(20) Dargan, "Shakespear and Ducis", Modem Philology (Oct. 1912), Vol. X, p. 155. Il est assez curieux que Ducis, dans son "Discours et l'Académie" critiqua Voltaire pour cette même faute. En indiquant cette faiblesse de son prédécesseur, il s'exprima ainsi: "Le spectateur doit surprendre votre secret, mais vous ne devez pas le lui livrer." (Cette critique se trouve dans un des passages supprimés par Thomas et publiés pour la première fois dans les Oeuvres Post-humes . Campenon, p. 247.)

(21) Ducis, Oeuvres de J. F. Duels, tome premier, Roméo et Juliette, I, 1. (Ses cette citation, jusqu'à^ avis

(43)

etc. L'auteur nous prépare pour ce qui suit dans la manière la plus évidente. Flavie, la confidente de

Juliette, lui dit: "Mais si. . . ce vieillard. . . était ce Montaigu. . . " (22) Quelques moments avant que le père de Juliette lui demande de se marier avec Paris, Roméo nous y prépare en disant:

"Si Capulet, (hélas l je crains ma destinée) Te proposait bientôt un fatal hyménée." (23) Le plan se développe assez bien cependant jusqu'au cin-quième acte où Juliette s'empoisonne pour rendre la paix à Vérone. Puisqu'il n'y a pas la mâme erreur que dans

l'original, cette action ne s'explique pas trop. Deleyre, voyant l'inconséquence de ce dénouement, suggéra une vari-ante qui retiendrait l'unité de lieu tout en menant a une conclusion plus vraisemblable. (24)

Quant au développement du plan, Ducis, a vrai dire, y mit beaucoup de son invention. Les personnages de

Shakespeare, cependant, se prêtèrent mieux qu'aN l'ordinaire contraire, chaque renvoi à Ducis aura rapport a son Roméo et Juliette.)

(22) Ibld.

(23) Ibld. I, 2.

(24) Deleyre, 0£. cit., p. 501.

Selon Deleyre, les catacombes seraient représentées par une porte au fond de la scène. Dans la querelle entre les deux familles, Roméo, en tâchant de sauver son père, serait tué par lui. Juliette, alors, en se donnant un coup de poignard tomberait sur Roméo.

(Il est intéressant de constater que Duels n'est pas le seul qui se réfugie dans les variantes.)

(44)

a une tragédie française. La Juliette anglaise avait, comme confidente, sa nourrice; tandis que Roméo avait son ami Benvollo et son domestique Balthasar. Dans l'adapta-tion française, Flavle joue ce rôle pour Juliette et

Albéric en fait de même pour Roméo.

La première scène se passe entièrement dans une con-versation entre Juliette et Flavie dans laquelle Ducis nous renseigne sur bien des choses: un vieillard mysté-rieux qui peut être Montaigu vient d'arriver a Vérone; Dolvédo, l'ancien enfant abandonné, reçu par pitié dans la famille des Capulet, maintenant le héros d'une vic-toire toute récente, vient de rentrer avec les drapeaux de l'ennemi pour les poser aux pieds de son bienfaiteur.

Juliette, qui sait depuis des années qu'il est Roméo, l'aime quoiqu'il soit le fils de Montaigu. Elle se rend compte que bien que son père admire beaucoup Roméo, 11 ne consentira jamais à leur mariage parce qu'il veut que

Juliette épouse une personne d'une famille distinguée. A l'imitation de la tragédie anglaise, alors, Juliette doit se marier avec Paris. L'action est même plus préci-pitée que chez Shakespeare, car la cérémonie doit avoir lieu le lendemain. Suit une scène bien amoindrie quand

(45)

on la compare a celle de Shakespeare, scène dans laquelle Juliette tâche de triompher sur la volonté de son pexre

par ses larmes. Elle proteste, mais d'une manière peu vigoureuse car elle avoue les droits de son père. Elle lui demande, cependant, si le coeur ne compte pour rien.

Juliette, du moins, n'est pas mélodramatique. On cherche en vain les réponses evasives et si habiles de la Juliette anglaise. Au lieu du père pétulant de Shakespeare, Duels nous présente un Capulet tout à fait bienséant qui exige

cette obéissance pour le bien de l'Etat. L'union de sa famille avec celle de Paris empêchera les partisans de la maison de Montaigu de menacer la paix. Ce bien de

l'Etat est une idée qui tient beaucoup au coeur de Duels. Capulet part en demandant à Roméo de convaincre Juliette de son devoir.

Suit une scène peu naturelle. Roméo proteste que Juliette ne résista pas assez. Elle, en revanche, lui fait un sermon. (Duels crut évidemment que ce fut le moment propice de faire de la morale.) Juliette demande

à Roméo:

"Pensez-vous qu'il soit libre aux enfants

témé-raires N

De s'unir aux autels sans l'aveu de leurs pères?" (25)

(46)

L'hérolne excuse l'ardeur de Roméo, mais elle se demande comment l'on peut résister aNla fermeté tendre d'un peVe

si excellent. Romeo, convaincu qu'une vertue supérieure la domine, croit néanmoins qu'elle doit gémir avec lui. A ces mots, ne pouvant plus résister avRoméo, elle pleure

en lui assurant qu'elle sera toujours fidèle. Elle se persuade d'une mort prochaine.

L'ami de Roméo, Albertc, entre peu après pour annon-cer que le vieillard mystérieux est Montaigu. Puisque ses partisans sont prêts à l'aider, peut-être que Paris dif-férera le mariage.

Plus tard nous apprenons que le prince Ferdinand, exauçant les prières du héros, veut réconcilier les deux

pères pour le bien de l'Etat. Roméo, plein d'espoir, a tout de même un pressentiment de crainte et de tristesse. (Ducis nous prépare toujours pour ses effets.) Juliette exige la promesse que Roméo ne se révèle pas à4 son père. Montaigu entre dans cette salle où il trouve son prince bienveillant ainsi que son rival. Cet homme farouche se montre un en-nemi, de l'humanité et de la civilisation. Lorsqu'on lui pose des questions à propos du sort de ses enfants, il se tait. Ne cherchez pas ici les mots piquants du Montaigu et du Capulet anglais, quoique ces personnages français

(47)

réussissent parfois a se donner des injures. Quand Capu-let explique aN Montaigu qu'il ne peut lui refuser la

pitle ax cause de ses malheurs, Montaigu riposte qu'il préfère la haine et l'outrage. Il pleure malgré lui lorsqu'il voit Juliette tandis que lui, il est sans en-fants. Roméo et Juliette essayent d'apaiser sa fureur. Puisqu'il s'obstine malgré tous les efforts, Ferdinand

commande qu'on l'emprisonne dans une tour. Roméo reste avec lui et observe qu'il est vraiment troublé a^ l'idée de ce châtiment. C'est ainsi que Ducis nous prépare pour révéler le grand malheur de Montaigu dont on parlera plus tard.

Sur ses entrefaites on apprend en écoutant parler Roméo et Albéric que Montaigu s'échappa de la prison et

faillit être assassiné par Thebaldo, le frère de Juliette. Ce fut Roméo qui tua son ami au lieu de voir périr son

père. Ceci correspond quelque peu et la mort de Tybalt dans la tragédie anglaise,mais nous ne voyons aucune action.

Puisque l'assassin s'échappa, personne sauf Roméo, Albéric et peut-être Montaigu ne sait son nom. Roméo et Albéric viennent è la maison de Juliette. L'on peut se demander

comment Roméo aurait pu entrer chez les Capulet après une telle action. Il va s'offrir comme victime et son

(48)

bien-faiteur, et il veut mourir sous les yeux de Juliette. Le héros anglais après avoir tué le cousin de son épouse

se cacha, du moins, chez le frère Laurent jusqu'è ce qu'il eut reçu la bague de sa femme qui lui témoigna sa fidélité. Dans l'adaptation française lorsque Juliette, qui ne sait rien de la mort de son frère, entre en scène, elle parle de son grand amour pour Roméo. C'est Flavie qui lui

ra-conte la mort de son frère ainsi que la douleur de son père. Juliette ne peut comprendre pourquoi Roméo veut la quitter jusqu'à' ce qu'il lui demande, par pitié, de le laisser s'échapper de ses bras. L'héroine l'appelle "barbare*, mais elle devient calme en apprenant comment cela est arrivé. Nous ne trouvons point ici l'héroine puissante et naturelle de Shakespeare. La cousine de Tybalt, accablée de sa douleur, ne défendit pas son mari qu'après l'avoir traité de toutes sortes d'injures. La

Juliette française, au contraire, récite ce vers incroyable: HAh, barbare i et c'est moi qui tremble pour ta

vie!" (26)

C'est alors, seulement, que Juliette parle d'une manière un peu lyrique. Elle veut qu'il s'échappe au courroux de son père:

(49)

Va, mets les flots, mets les mers, mets le monde entre nous:

Sols sûr qu'en quelques lieux où le destin te jette

Tu vivras ax jamais au coeur de Juliette." (27) Capulet entre et demande et Roméo de tuer Montaigu puisqu'on ne connaît pas l'assassin. Roméo sans armes se présente et Capulet en disant:

"Non, cède à" ta colère Tu dois venger ton fils, j'ai du sauver mon

père." (28)

C'est seulement lorsque Capulet observe l'émotion de Juli-ette qu'il commence aN se douter de son amour pour Roméo.

Le prince Ferdinand veut a" tout prix la paix. Pour encourager Capulet a se réconcilier avec Montaigu, il lui dit qu'autrement Juliette mourra de douleur. S'ensuit une réconciliation, du moins, en apparence. Ils doivent jurer la paix aux tombeaux de leurs ancêtres. Tout le monde part sauf Roméo et son père.

La scène qui suit explique le mystère du sort des en-fants de Montaigu et de sa crainte d'une tour. Quelques-uns des contemporains de Ducis crurent que ce fut ici

qu'il attint l'apogée de la gloire dramatique. Montaigu raconte è Roméo que lui et ses enfants, pour un complot

supposé, furent enfermes dans une tour. Les enfants mou-(27) Ducis, 0£. cit., III, 4.

(50)

rurent de faim, mais les trois derniers avant d'expirer offrirent leur sang comme nourriture aN leur père. Les amis de Montaigu le sauva enfin. Roméo après avoir dit aN s on père :

wAhi de sa barbarie

Vous dûtes bien, je crois, punir un inhumain l" entend la réponse:

WI1 n'avait point d'enfants.11 (29)

C'est ici qi e l'on remarque un des traits les plus curieux de Ducis. Il s'empare des situations frappantes et des

phrases remarquables de son maître. Puisqu'il n'y aurait pas de Macduff dans son Macbeth, il employa cette phrase dans la tragédie que l'on considère à présent.

Cette scène, qui parait stuplde et exagérée aux lec-teurs du vingtième siècle, fut beaucoup admirée au dix-huitième. Leroy trouva très belles les lignes qui

dé-crivaient l'angoisse de Montaigu:

wJe cherchai mes enfants avec des cris funèbres, Pleurant, rampant, hurlant, embrassant les

ténèbres;

Et les retrouvant tous dans ce cercueil affreux, Immobile et muet, je m'étendis sur eux.11 (30) (29) Ducis, 0£. cit.., IV, 5.

A propos de cette phrase, Sainte-Beuve écrivit: "Ce trait paraissait égal aux plus beaux traits de Cor-neille, mais il était pris lui-même de Shakespeare dans Macbeth, et appliqué et cette imitation de Dante introduite dans Romeo." Sainte-Beuve, o£. cit., p. 460. (30) Ducis, 0£. cit,., IV", 5.

(51)

Avouons avec Leroy que ces vers sont "ax dessein monotones", mais gardons-nous d'y trouver "un tableau d'une vérité

déchirante". (31) Dans le dialogue qui suit, Montaigu tâche d'exiger de Roméo la promesse de venger ses freVes.

(32) Aux réponses raisonnables de Roméo, Montaigu plaide toujours, "Mes enfants." Pour le lecteur moderne ce pas-sage est tout simplement du mélodrame, mais Leroy, qui écrivit peu de temps après Ducis, le loua ainsi:

"Quel dialogue 1 Quelle vérité dans cette répé-tition ' Mes enfants l' dont notre tragédie n'offre, je crois, aucun exemplei et quelle

puissance de moyens dans toute la scèhe l Le talent, disons, avec M. Villemain, 'le génie de Ducis' coule ici et pleins bords." (33)

Ce père furibond exige la mort de Juliette. C'est ici

que nous trouvons un héros bienséant qui vengera honorable-ment son père, et non de façon criminelle • Roméo promet,

enfin, d'accompagner son père n'importe où. Celui-ci doit se croire assez vengé si Romeo ne se marie pas, car Juli-ette en mourra bientôt de douleur. Il fait appel, aussi,

(31) 0. Leroy, 0£* cit., pp. 71-72.

(32) M. Dargan considère cette scène comme un vrai saisis-sement néo-classique. Il est évident que Ducis ne fait pas d'objection è augmenter les horreurs pourvu qu'on ne les voie pas. Cf. Dargan, 0£. cit.. p. 155. (33) 0. Leroy, 0£. cit., p# 75.

(52)

au coeur magnanime de son père. C'est peut-£tre ici que l'on trouve la scène la plus dramatique. Roméo, pour la plupart est héroïque et raisonnable, deux qualités que l'on appréciait beaucoup £ cette époque. Montaigu déses-péré et d'une manière mélodramatique demande aNson fils de le quitter, mais il le suit. (34)

Au dernier acte, Juliette se trouve seule aux tom-beaux de ses ancêtres. Elle vient d'apprendre que Mon-taigu va tuer son père et elle. Puisqu'elle se persuade que sa mort apaisera la haine de Montaigu, l'héroine s'em-poisonne. Roméo qui vient d'apparaître insiste à mourir avec elle. Juliette proteste; elle veut réaliser son grand désir d'être la femme de Roméo. Ils se marient de la manière la plus fantastique avec un tombeau pour un

autel et quelques autres pour les témoins. Roméo se donne, ensuite, un coup de poignard. Ferdinand, Capulet,

Mon-taigu et leurs partisans arrivent. Capulet jure la paix, mais Montai gu et ses partisans s'élancent vers les Capulet.

C'est seulement à ce temps que le père de Juliette trouve sa fille. Montaigu, qui ne voit pas Roméo, dit cruellement: (34) Evidemment il y eut des critiques qui trouvèrent en

Montaigu un personnage exagéré. Deleyre crut devoir soutenir Ducis en disant que les guerres civiles d'I-talie firent des bètes des hommes. Vide Deleyre, op. cit.5 p. 494.

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