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Écoute ! Le territoire et les ambiances sonores du monde vivant

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Academic year: 2021

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HAL Id: dumas-02565182

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Submitted on 6 May 2020

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Copyright

Écoute ! Le territoire et les ambiances sonores du monde

vivant

Jérémy Baillieul

To cite this version:

Jérémy Baillieul. Écoute ! Le territoire et les ambiances sonores du monde vivant. Sciences de l’information et de la communication. 2019. �dumas-02565182�

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École des hautes études en sciences de l'information et de la communication – Sorbonne Université

77, rue de Villiers 92200 Neuilly-sur-Seine I tél. : +33 (0)1 46 43 76 10 I fax : +33 (0)1 47 45 66 04 I celsa.fr

Master professionnel

Mention : Information et communication Spécialité : Communication Management et culture

Option : Magistère, management et culture

Écoute !

Le territoire et les ambiances sonores du monde vivant

Responsable de la mention information et communication Professeure Karine Berthelot-Guiet

Tuteur universitaire : Matthieu Parelon

Nom, prénom : BAILLIEUL Jérémy Promotion : 2018-2019

Soutenu le : 26/09/2019 Mention du mémoire : Bien

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Remerciements

J’adresse mes sincères remerciements à toutes les personnes qui m’ont aidé dans la réalisation de ce mémoire.

Je tiens à remercier particulièrement ma mère pour le temps qu’elle m’a accordé.

J’aimerais rendre un hommage particulier à Louise Merzeau. Les prémices de mon projet de mémoire ont pris naissance dans un de ses cours à l’Université Paris X Nanterre avec la complicité de Marie.

Je remercie vivement Fabien Granjon, Vincent Rouzé et Jacob Matthews,

enseignants-chercheurs à l’Université Paris 8 de m’avoir permis d'affiner ma réflexion autour de ce projet.

Je remercie mon tuteur au CELSA, Matthieu Parlon pour sa confiance accordée dans le choix de mon sujet.

Je remercie ma tutrice professionnelle, Mylène Pardoen pour sa disponibilité tout au long de l’élaboration de ce mémoire. Je la remercie également de se déplacer de Lyon pour assister à la soutenance.

Enfin je tiens à remercier mes ami.e.s et mes proches pour leur soutien tout au long de cette année universitaire.

(4)

Sommaire

Remerciements……….1

Introduction………..3

I. L’art des sons……….8

1. L’origine du bruit et du paysage sonore……….10

2. Le grand orchestre animal………..16

II. L’espace publicitaire et l’espace sonore……….22

1. Homme-animal prédateurs……….24

2. L’invisible et l’inaudible………....27

III. Le territoire planétaire………36

1. La frontière sonore………...38 2. La technologie moderne……….43 Conclusion………..50 Bibliographie………..53 Annexes………..57 Résumé et mots-clés………...71 2

(5)

Introduction

Les écologistes du monde entier s’accordent à décrire le déclin de la vie animale et végétale sur terre. Les discours environnementaux font état d’une situation sans retour en arrière possible. Les médias sont le principal relais de cette situation de crise et véhiculent des représentations par le biais de la publicité. Nos yeux sont en moyenne exposés à 3 000 annonces publicitaires par jour. Face à cette masse d’informations, les campagnes de sensibilisation à la protection de l’environnement sont noyées parmi la multitude des annonces commerciales et ont donc un impact réduit. Les associations de protection de l’environnement misent sur la créativité et l’originalité de leurs messages pour se démarquer, et séduire le spectateur. Face aux nombreux stimuli visuels la personne qui regarde doit se focaliser sur le message pour prêter attention à l’un d’eux. L’homme moderne est sujet à la distraction et cette manière d’interroger notre rapport au monde a été intégrée à notre disposition de l’esprit en perte d’attention. L’ouïe est l’un de nos cinq sens qui nous permet d’appréhender le monde différemment et avec une autre sensibilité. L'état de santé de la biodiversité s'évalue par un oeil observateur et aguerri mais aussi par une écoute attentive. Que ce soit dans l’espace aérien, terrestre ou sous-marin, le monde dans lequel nous vivons regorge de sons de toutes sortes, et en particulier ceux produits par les organismes vivants. Depuis que la vie est apparue sur notre planète il y a 4 milliards d’années, les êtres vivants se sont installés aussi bien dans les abysses des océans, aux confins des neiges éternelles ou des glaces polaires que dans les déserts les plus arides. Ces différents milieux conditionnent la richesse et la diversité en organismes de la biosphère. Les êtres vivants entretiennent des relations dans un milieu donné, indispensable à l’équilibre précaire de l’ensemble. La diversité de la biosphère offre une multitude de sons répertoriés mais il en reste encore tant à découvrir. Les progrès en éthologie nous permettent d’en apprendre davantage sur les relations qu’entretiennent les animaux entre eux. En effet, ils semblent capables d’entendre distinctement un son et de le différencier d’un autre.

Chaque animal communiquerait sur une plage de fréquence sonore bien particulière de telle sorte à placer sa voix dans l’ensemble d’un tableau sonore. Les différentes hauteurs de

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fréquences sont mesurées à l’aide d’un spectrogramme. La diversité des répertoires sonores du monde vivant est à l’image de la diversité des espèces. Les animaux hululent, bêlent, grondent ou gazouillent. Et cela fait du bruit. Seuls une tempête, un coup de tonnerre ou une éruption volcanique les dépassent en intensité sonore. Cette riche composition une fois enregistrée donne lieu au field recording ou enregistrement de terrain. A l’aide de microphones discrètement dissimulés derrière des feuillages ou dans les branches d’un arbre, cette technique permet d’enregistrer l’ensemble des relations entre les organismes vivants dans leur environnement.

Les sons ainsi répertoriés, le résultat de ce travail permet de constituer un paysage sonore. Cette notion définit l’environnement des sons. L’idée de paysage sonore renvoie à la fois aux voix animales, aux sons de la météorologie et aux sons créés par les hommes. Le terme paysage sonore sera employé pour définir les éléments qui constituent un paysage sonore. Le terme anglais soundscape désignera un field recording. D’une manière générale, la notion de paysage sonore entretient un rapport complexe à la diversité de l’environnement sonore qui semble en péril du fait de la société post-industrielle. En effet, en l’espace de 40 ans, la planète a perdu la moitié des espèces vivantes. Cette disparition planétaire a pourtant eu lieu dans le plus grand silence puisqu’aujourd’hui la différence ne s’entend pas. Depuis l’an 1500, ce sont 744 espèces animales qui ont disparu, la majorité aux Etats-Unis, en Polynésie Française et sur l’Ile Maurice . C’est presque 4 fois plus d’espèces qui sont en voie1 d’extinction aujourd’hui. C’est autant de sonorités uniques qui ont disparues avec elles. Jean Paul Crutzen en 1995 propose d’isoler, dans l’histoire géologique de la Terre, la période à partir de laquelle l’activité humaine a un impact global significatif et baptise cette ère l’Anthropocène . Bruno Latour dira de ce concept que c’est « le plus décisif, le plus pertinent2 jamais produit comme alternative aux idées de la modernité » . L’activité humaine est3

devenue la principale force géologique. Le recours massif aux énergies fossiles a provoqué le réchauffement de la planète ayant pour conséquences la disparition croissante d’espèces végétales, animales, la fonte des glaciers, l’élévation du niveau de la mer, la pollution. Le

1

Renard, Camille, ​750 espèces animales disparues, 2 700 en voie d’extinction, 12 500 menacées​, Radio France, 2017, https://bit.ly/2l0xctn

2

J. Crutzen, Paul. « La géologie de l'humanité : l'Anthropocène », Écologie & politique, vol. 34, no. 1, 2007, pp. 141-148.

3

Almeida, CELSA, 2019

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champ sonore est particulièrement sensible et étouffé par ces transformations et dégradations de l'environnement. Les zones d'écoute deviennent de plus en plus « biophoniquement silencieuses ». La diversité sonore du monde vivant s’amenuise au profit des sonorités de l’homme moderne. Les capacités phoniques des animaux et les informations qu’elles ont à nous offrir sur la biosphère permettent de sensibiliser l’auditeur à l’importance de la diversité vivante.

La vue est le sens qui domine dans la représentation de la diversité du monde vivant dans les campagnes de sensibilisation à la protection de l’environnement. Le sonore apparaît comme une bascule du regard interrogeant la société et son devenir en transformant le spectateur en auditeur. Le monde est riche d’une diversité sonore en particulier celle du monde vivant. Le paysage sonore est une manière pour l’homme de contempler cette diversité. Nombreux musiciens se sont emparés des bruits de la nature pour en faire de la musique. Ils contribuent à faire prendre conscience de l’impact de l’activité humaine sur cette diversité. L’exposition organisée par Gilles Clément servira de fil conducteur du mémoire. Les trois principes qu’il y énonce ont contribué à développer la conscience du public quant à l’impact, aussi bien négatif que positif, de nos actes sur la diversité biologique, en nous identifiant à des jardiniers planétaires.

La méthodologie consistera en une analyse sémio-discursive de campagnes de publicités d’intérêt général publiées entre les années 2000 et 2014. La notion d’intérêt général est ici comprise dans le sens d’actions menées pour sensibiliser une audience à une cause. Notre analyse se basera donc sur une analyse de visuels ainsi que des textes qui les accompagnent. Le corpus se compose de 6 publicités dans le secteur du transport pour des annonceurs différents : WWF, Land Rover, Mercedes-Benz, Ile-de-France Mobilités. Nous compléterons notre corpus par l’analyse de deux photographies de 1981. Ainsi que de trois spectrogrammes (représentation visuelle d’un enregistrement sonore) enregistrés dans une temporalité différente, à savoir à une année d’intervalle. Il s’agira d’une analyse comparée de fields recording de 1988 et 1989. Ces enregistrements sont à la fois visuels et peuvent s’écouter à partir d’un lien.

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La publicité sensibilise t-elle vraiment à la sauvegarde de l’environnement ? La publicité est-elle à l’écoute de la nature ? La nature s’écoute t-elle comme on écoute de la musique ? Peut-on faire de l’écologie sonore ? Est-il possible de sensibiliser au son ? Alors qu'une crise écologique majeure éveille les consciences, la disparition de nombreuses espèces touche et sensibilise plus que jamais la population et surtout la jeune génération qui vivra avec ces transformations. Jusqu’où peut-on percevoir ces évolutions ? Comment se déplace le son sur le territoire ? Dans quelles mesures des frontières font obstacle ou au contraire facilitent la propagation du son ? Peut-on constituer une mémoire sonore du monde ?

Nous aborderons dans un premier temps la notion de paysage sonore en remontant aux origines de la notion même de paysage et de celle du bruit. Le bruit peut être défini de plusieurs manières. Selon le sens, il pourra à la fois être perçu comme un son à valoriser ou à bannir. Nous verrons comment les sonorités créées par les musiciens et celles issues de la faune et de la flore se rapprochent. Notre analyse se basera principalement sur le concept d’orchestre animal mené par le bioacousticien Bernie Krause. Ses travaux permettront de démontrer une réduction progressive au silence de certaines zones naturelles, dans l’Anthropocène. Nous découvrirons également le concept de “niche sonore” avancé par Krause et comment ce dernier est à l’origine de l’orchestre symphonique de notre musique. Dans un second temps, nous déplacerons notre attention de l’espace sonore à l’espace publicitaire. Nous verrons comment les annonceurs véhiculent des représentations d’animaux prédateurs pour l’être humain en les personnifiant dans des campagnes d’intérêt général. Notre analyse se basera sur une campagne de prévention de WWF ainsi que sur la campagne de lutte contre le harcèlement dans les transports en commun d'Ile-de-France Mobilités. La manière dont l’animal est représenté à travers ces campagnes ne révèle pas que ce sont avant tout des êtres sonores. C’est pourquoi, nous déplacerons notre étude vers une écoute située et profonde. Nous tenterons de mettre en évidence la dimension cachée du son révélée par des artistes et des chercheurs en nous basant sur le cas de la baleine à bosse et d’une sonde spatiale envoyée dans l’espace par la NASA.

Dans un troisième temps, nous essaierons de comprendre comment le son se déplace sur le territoire. Nous tenterons d'appréhender les contours incommensurables d'un objet aussi vaste

(9)

que la frontière ainsi que le déplacement du son et ses fluctuations. La frontière est matérielle et pourtant le son la traverse sans difficulté. C’est autour de ce déplacement de l’écoute de l’objet frontière que nous considérerons ce nouvel espace par le prisme d’interventions artistiques en nous basant sur des études de géographie sociale. A travers l’exemple de plusieurs cartographies sonores, nous dessinerons les contours saillants de l’importance d’une mémoire sonore planétaire. Cette nécessité apparaît dans un contexte de dérives sonores allant de la pollution à la maladie. Par l’analyse de campagnes de publicités automobiles nous verrons la volonté de l’homme à vouloir dompter la nature.

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I.

L’art des sons

En 1999, Gilles Clément présente à la Grande Halle de la Villette à Paris l’exposition Jardin Planétaire qui conceptualise la diversité des êtres sur la planète et le rôle de l’homme face à cette diversité à travers un parcours arboré et ludique. La première exposition consacrée à la thématique écologique « L’homme et l’environnement » avait été organisée dix ans plus tôt à la Cité des Sciences. Le concept du jardin planétaire est forgé à partir d’un 4 triple constat : La finitude écologique, le brassage planétaire et la couverture anthropique. Nous détaillerons chacun de ces constats tout au long du mémoire. Viktor Knud choisit une allée pour disposer ces installations sonores permettant de capter les sons des animaux dans leur environnement. Ces dispositifs font entendre au visiteur l’imperceptible (une discussion entre des fourmis, la croissance des asperges) ou l’éphémère (le cycle des saisons, la mue de la cigale). La richesse sonore du monde vivant devient audible et le visiteur adopte une attitude sensible à l’écoute de ce qui lui était jusqu’alors inconnu.

Knud est un artiste danois qui a ouvert aux pratiques sonores contemporaines un champ jusque-là inconnu en se mettant à la recherche de l’inaudible et de l’inouï. Véritable amoureux de la nature, il a « [passé] des heures ou des semaines à se faire oublier des animaux, cohabiter, enregistrer un chant nocturne jusqu’à l’épuisement des deux parties, ressentir le son enregistré en posant le haut-parleur sur son ventre, travailler encore et encore la matière sonore contenue par la bande magnétique, écouter simplement. Une écoute différente se forme, sorte de mythologie personnelle bâtie sur les sons des animaux » . On5

doit notamment à cet artiste le son du bébé escargot ou celui d’une araignée tissant sa toile. Ces sonorités dont beaucoup ignorent la dimension sonore relèvent de l’inouï. Son travail permettra d’illustrer notamment la notion d'« in-ouïe ».

A travers ce processus sonore, il rend compte d’une face cachée de l’animal qui permet de mieux l’appréhender. Il nous dit en ces termes : « Je n’entends pas mieux que vous. Seulement, une fois qu’on connaît les sons, on reste branché. Il faut aussi savoir se débarrasser des bruits parasites qu’on porte en soi, comme la pression artérielle au niveau des oreilles. En dormant, la pression baissant, on nettoie naturellement les bruits de fond. » Ainsi, 4

Le Marec, CELSA, 2019.

5

​ Dauby, Yannick, ​Ecoutes et mondes animaux​, ondes du monde n°4, Wildproject, 2009, §1

(11)

nous dit-il « j’ai pu entendre les vers qui s’attaquent aux poutres si intensément que cela m’a réveillé ». Pour nombre de musiciens-artistes sonores, comme l’était Pierre Henry, entendre l’inouï était une sorte de quête. Au début du film ​Pierre Henry ou l’Art des Sons​, on le voit

tendre une perche surmontée d’un micro à la recherche de « ce qu’il avait coutume d’appeler le son inouï » . La nature en regorge et plusieurs disciplines sonores s’intéressent à les6 comprendre.

De la même manière, les œuvres que constituent les paysages sonores permettent de prendre conscience de l’activité humaine sur la diversité sonore. La démarche utopiste de Gilles Clément avait réuni 450 000 visiteurs il y a vingt ans à travers un projet politique et écologique. L’envergure de son projet est aujourd’hui renouvelée à travers son concept de jardin planétaire. Voltaire nous invitait déjà dans Candide en 1759 à cultiver notre jardin. La démarche de Clément invitait aussi chacun à trouver sa place de jardinier planétaire. L’exposition interroge notre rôle et notre comportement face à la diversité et pose la question de la préservation de l’environnement. A l’avant-garde du paysage sonore, les oeuvres de Knud offrent à l’ouïe ce que la vue ne peut satisfaire. Il nous fait voir et entendre ce à quoi il nous est difficile d’accéder en ville et soulève la question de la place de l’homme sur terre en lui attribuant le rôle de jardinier. Le jardin planétaire est une manière de considérer l’écologie en intégrant l’homme (le jardinier) qui devient responsable de la pérennité du vivant. La métaphore du jardin renouvelle la question du rôle de l’homme face à la diversité. Par le prisme sonore, le jardin planétaire propose une expérience artistique et fantasmagorique en faisant se rencontrer le champ écologique et le champ sonore.

La notion de paysage sonore est introduite par Pierre Murray Schafer en 1977 lors de la conférence mondiale ​World Soundscape Project​. La notion de paysage sonore se comprend

par la captation sonore d’un paysage naturel à l’aide de microphones. Ainsi cette captation permet de rendre compte d’une temporalité bien particulière et d’un environnement très précis. Le terme anglais ​soundscape permet d’identifier une oeuvre en particulier. Par exemple le ​soundscape de Bornéo . La distinction entre ces deux notions guidera le lecteur au 7 cours de ce mémoire sur la captation d’un lieu et l’oeuvre qui en résulte.

6

Ce film-documentaire a été réalisé par Franck Mallet et Eric Darmon et produit par Arte en 2007.

7

David Monacchi, Fragments of Extinction, ​https://bit.ly/2ZipwYF

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1. L’origine du bruit et du paysage sonore

La dénomination « paysage sonore » désigne ce qu’on appelle un environnement sonore ou son du réel. C’est la représentation du visible dont le modèle s’ancre dans l’histoire de la peinture : l’invention du paysage. En 1530, Albrecht Altdorfer peint le Paysage du 8 Danube, première oeuvre picturale vouée au paysage (Annexe A). En réalisant un paysage ne comportant aucun personnage, il efface l’homme et permet à la nature de s’exprimer. C’est donc par la peinture que la notion de paysage a été inventée. Mais le paysage n’est-il qu’à voir ? Pour comprendre comment se représente le paysage moderne, distinguons d’abord les grands caractères de création d’un paysage. Premièrement, le point de vue par lequel le spectateur est invité à contempler l’oeuvre suppose que « le regardeur se retire du vu » dans 9

le tableau général. Deuxièmement, l’oeuvre doit répondre aux grandeurs d’échelles propres à notre vision du monde avec un premier plan, un arrière plan... Puis, les éléments qui le composent doivent être organisés de manière à pouvoir être facilement repérés.

Ce processus dit d’​artialisation ​(1978) transforme « la personne dont l’oeil est régi par une

esthétique de la contemplation » en spectateur . La notion de paysage paraît entièrement 10

construite à partir de l’expérience du regard. Le paysage sonore désigne l’objet de la représentation. En comparaison, les peintres dessinent les paysages visuels avec un tableau en support et les acousticiens, les paysages sonores avec leur microphone. Cette part de technologie nécessite d’interroger les protocoles de sa captation : où sont situés les micros ? Où se tient la personne qui enregistre ? Et quel matériel est utilisé ? Car derrière ce son se tient la personne qui a capté l’objet auquel nous faisons face. Comme le photographe ou comme le peintre, celui-là est un auteur qui effectue un choix, nous offrant son acte d’interprétation du réel. Il existe pourtant un « supposé naturel de l’image paysagère » 11 du fait que la nature est un objet qui n’appartient pas à un auteur. Ainsi, le statut de l’auteur est questionné, entre musicien et artiste capturant des bruits.

8

​ Altdorfer, ​Albrecht ​(1480-1538), dessinateur, peintre, graveur et architecte allemand.

9

​ Guiu, C., Faburel, C., Mervant-Roux, M.-M., Torgue, H. et Woloszyn, p. (dir.), ​Soundspaces, Espaces, expériences et

politiques du sonores​, pur, 2014. p. 25 10

​ Augoyard, Jean-François, La vue est-elle souveraine dans l’esthétique paysagère?, Le débat 1991/3 (n° 65), p. 52

11

​ Guiu, op. cit. , p. 26

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Ce n’est pas seulement un ensemble de bruit mais un auteur qui choisit de capturer certains bruit, à un certain moment, à un certain endroit d’un point d’écoute unique. Et à l’origine du paysage sonore, il était d’abord question de bruits. Des musiciens se sont intéressés aux propriétés du bruit, en même temps que le développement des machines d’enregistrement du son, ce qui a permis de les répertorier. Le bruit (​noise en anglais) signifie un son non désiré 12

ou son non-musical . Sa nature n’est pas définissable et est subie par son auditeur. On peut13 entendre par « bruit » une nuisance générée par exemple par l’activité humaine et nous pouvons donc en nommer la cause (travaux, sirènes, moteurs). Schafer opère une distinction entre les bruits produits dans la ville et ceux produits dans la nature.

La ville est tout d’abord considérée par Schafer comme présentant le paysage sonore ​lo-fi 14

c’est-à-dire avec « une faible définition acoustique, dans lequel les signaux sont si nombreux qu’il en résulte un manque de clarté (sonorités répétitives et monotones) ». Par opposition, la nature présenterait le paysage sonore ​hi-fi15 ​c’est-à-dire « un environnement avec des

sonorités riches et qu’on peut facilement distinguer (sonorités cycliques et originales) ». De fait, l’homme est l’être vivant le plus bruyant démographiquement parlant. Les progrès technologiques et industriels ont multiplié les sources sonores, surtout en ville. Ce foisonnement diffus, par l’éloignement des sources, leur enlève de la lisibilité. Les sons se confondent, on parle alors de « bruit de fond » . Tandis que dans un contexte naturel,16

toujours selon Schafer, le rapport entre le signal et le bruit de fond est tel que chaque son est entendu distinctement, ce qui n’est pas le cas en ville.

Cette approche distinctive sous-entend que « seuls les paysages naturels remarquables pourraient être appréciés » (Geisler, 2013). Autrement dit, l'environnement urbain est sujet à une multiplication des sources difficilement identifiables contrairement à celui de

12

​ Schafer, Murray, ​Le Paysage Sonore​, Wildlife, 1977, définition au sens de l’Oxford English Dictionnary remontant à 1225

13

​ ​Ibid.​, p.380, Helmholtz Hermann, physicien du XiXè siècle désignait par bruit un son composé de vibrations non périodiques (le bruissement des feuilles), par opposition aux sons musicaux composés de vibrations périodiques. il a encore aujourd’hui ce sens dans des expressions telles que ​white noise ​ou bruit blanc.

14

​ ​Ibid.​, p. 383, ​Lo-Fi ​est l’abréviation de l’anglais ​low fidelity ​- « basse fidélité » indiquant un rapport signal/bruit insatisfaisant. Appliqué à l’étude du paysage sonore, un environnement ​lo-fi ​est celui dans lequel les signaux sont si nombreux qu’il en résulte un manque de clarté ou un effet de masque.

15

​ ​Ibid.​, p. 383, ​Hi-Fi ​est l’abréviation de l’anglais ​high fidelity ​- « haute fidélité » indiquant un rapport signal/bruit satisfaisant. Appliqué à l’étude du paysage sonore, un environnement ​hi-fi ​est celui dans lequel les sons seront distinctement perçus, sans qu’il y ait encombrement ni effet de masque. Le terme est surtout utilisé en électroacoustique.

16

​ Deshays, Daniel, Du proche au lointain. L’existence discontinue des bruits et sa représentation continue, Ligeia 2015/2 (n° 141-144), p. 88

(14)

l'environnement naturel. Avant d’être considéré comme une nuisance, le bruit à été l’objet d’expérimentations sonores. Luigi Russolo, artiste futuriste, dépeint dans son manifeste L’art des bruits de 1913 le fonctionnement de ses machines de bruitage. Faisant du bruit une qualité acoustique, il se place à l’avant-garde d’un mouvement artistique consistant à valoriser des sonorités ​lo-fi dans un contexte de création musicale : « Quand je veux entendre de la musique, j’ouvre ma fenêtre » disait aussi John Cage.

A la différence d’une écoute frontale, l’auditeur est au centre du dispositif, immergé dans le son. Cette immersion abandonne la dimension esthétique pour laisser plus largement s’exprimer le champ sonore. Dans la représentation de cet environnement sonore, Murray Schafer introduit le concept de paysage sonore pour la première fois. Cette acception apparaît pour la première fois dans son ouvrage ​The Tuning of the World qui a été traduit en français par ​Le Paysage Sonore​. Cet ouvrage servira de cadre de référence vers la définition la plus

précise du paysage sonore. De plus, il permettra d’introduire la théorie du grand orchestre animal. Schafer dit que « nous essayons d’entendre l’environnement sonore comme si c’était une composition musicale, une composition dont nous serions en partie les auteurs ».17 Ce concept renvoie à la fois aux voix animales, aux sons de la météorologie et aux sons créés par les hommes.

Ainsi, il construit la représentation de l'environnement sonore telle une composition musicale. Pour lui, la réalité serait une oeuvre de la nature. En ce sens, le paysage sonore désigne donc les unités esthétiques perceptibles dans l'environnement sonore. Les formes perçues sont appréciables parce qu’elles apparaissent comme une composition. Le meilleur accès à la compréhension du ​soundscape est donc l’écoute de paysages sonores extraits de l’environnement, formatés, mis en scène au moyen du support éléctroacoustique. Sous le néologisme ​soundscape demeure la fascination pour le ​landscape​. Par ce biais, Schafer

cherche à sensibiliser le public au son, à documenter l’environnement sonore et ses caractéristiques changeantes et à introduire le concept de conception d’ambiances sonores comme alternatives au bruit.

17

​ Schaeffer, Pierre, À la recherche d’une musique concrète, Paris, Le seuil, 1952, p. 15-16 https://bit.ly/2mcqsLJ

(15)

Le paysage sonore selon Schafer est une critique du monde moderne selon laquelle « les sons de la civilisation post-industrielle sont presque toujours considérés comme négatifs ». La théorie du ​soundscape​, comme celle du paysage, entretient une relation confuse avec la

notion de nature puisqu’elle propose d’entendre la réalité comme une œuvre de cette dernière. Ainsi, selon Schafer, la nature est comprise comme une immense « composition musicale » que l’on doit pouvoir harmoniser en valorisant les sons naturels. Philippe Descolas dans Par Delà Nature et Culture (2005) exprime une vision de l’occident où existe une continuité physique entre les végétaux et les animaux. Les humains y sont perçus comme une discontinuité, affectés par leur intériorité ce qui permet de supprimer la vision de l’universalisme de la pensée sur le monde. 18 L’objectif ultime du projet est de trouver un équilibre écologique sonore où les communautés humaines et leur environnement sonore seraient en harmonie.

Les héritiers de ce courant avant-gardiste sont les créateurs de la musique concrète. En 1948, Pierre Schaeffer, homme de radio, crée la musique concrète avec sa première oeuvre Études de bruits : « En faisant frapper sur une des cloches, j’ai pris le son après l’attaque. privée de sa percussion, la cloche devient un son de hautbois. [...] où réside l’invention ? Quand s’est-elle produite ? » Il répond « quand j’ai touché au son des cloches. Séparer le son de l’attaque constituait l’acte générateur. Toute la musique concrète était contenue en germe dans cette action proprement créatrice sur la matière sonore ».19 La musique concrète s’échappe d’une perception du son souvent liée, voir dominée, par l’aspect visuel d’une représentation musicale comme c’est le cas de la télévision.

La musique concrète est aussi appelée musique acousmatique ou éléctroacoustique. Le compositeur Luc ferrari est l’un des chefs de file de ce genre musical. Le terme acousmatique était le nom donné par Pythagore à sa manière d’enseigner la philosophie. Afin que ses élèves se focalisent sur son discours, le cours se déroula derrière un rideau et dans le noir. Exiger une certaine attention de la part de son auditeur est la visée principale de « la musique acousmatique [qui] a pour but de développer le sens de l’écoute, l’imagination et la perception mentale des sons. Ceux-ci sont fixés sur un support, on ne voit pas la

18

Le Marec, CELSA, 2019.

19

​ Schafer, op. cit.

(16)

représentation physique de l’objet qui a produit le son. Les musiciens font appel aussi bien aux sons électroniques qu’aux sons naturels, comme le bruit du vent, de la mer, des voix humaines ».

Pierre Henry se saisit de ces objets acoustiques et devient le pionnier de la musique électroacoustique en rejoignant Pierre Schaeffer. Ensemble, ils produiront de la musique à partir d’éléments inédits pour leur époque : des bruits de la nature et des sillons fermés. « Ils sont, par un travail d’écriture, manipulés, transformés et organisés dans une composition musicale ». Ils composeront la Symphonie pour un homme seul dès 1950. Sur commande de Maurice Béjart, lors du festival d’Avignon de 1967, Henry réalise pour sa création chorégraphique La Messe pour le temps présent, un succès qui participera à la visibilité de la musique concrète, jusqu’alors méconnue du grand public. Jouée lors de concert, la musique est spatialisée sur un système d’écoute, aussi appelé acousmonium, composé d’une multitude de haut-parleurs, parfois disposés sous la forme d’un parapluie diffusant une douche sonore. Cette passion pour les bonnes ondes a pu être démocratisée grâce au développement de la technologie avec l’invention de la musique mécanique et des différents types d’écoute : le

live (une écoute à un moment donné) et la portabilité (là et plus tard). Édouard-Léon Scott de Martinville réalise en 1860 à l’aide de son invention le phonautographe l’enregistrement d’une voix chantant Au clair de la lune. C’est la plus ancienne trace du son d’une voix humaine qui ait été préservée.20 Ensuite en 1877 l’invention de Thomas Edison permettra d’enregistrer le son. La musique jouée pourra être entendue dans un temps différé : « Jusque-là, les maisons sont silencieuses à moins que l’on ne joue soi-même d’un instrument ». Trois ans plus tard, Graham Bell inventa le téléphone. Ensuite, la radio installera définitivement le son dans tous les foyers. C’est le début d’une époque de communication, de bruit, de musique : « La musique électronique vient de là, puisque Theremin travaille avec les outils de la radio – des oscillateurs, des récepteurs... c’est un changement dans l’histoire de l’humanité ».21 D’ailleurs, Orson Welles diffuse des sons sur

20

Claire Giraudin, directrice de Sacem Université, propos recueillis lors de la conférence Pop Conf #4 Comment écoutera-t-on de la musique en 2050 ? le 29 avril 2019.

21

​ Propos recueillis par Bertrand Dicale, Les inventeurs de sons inouïs. Entretien avec Laurent de Wilde, revue de la BnF 2017/2 (n° 55), p. 56

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les ondes radiophoniques de CBS en 1938 pour raconter aux américains que les martiens sont arrivés sur Terre.

Des musiciens d’aujourd’hui, héritiers de Russolo, Cage et Schaeffer, reconnaissent le bruit comme musique. Tendre l’oreille vers le monde extérieur permet de se l’approprier en tant que musique. Les théoriciens de la musique, en s’emparant de la musicalité du monde pointent l’importance de la diversité des sources sonores dans la création musicale. Cette dernière exige une attention particulière aux différents sons de la nature. Les sonorités du monde vivant ont façonné l’histoire du son, par une approche sensible, esthétique, dominé par la création et l’innovation. En tendant l’oreille à ce qui nous entoure, des génies ont transformés un simple signal provenant du monde naturel en des outils technologiques sonores, aujourd’hui présents dans tous les foyers. Cette approche sensible véhicule une intelligence collective au service de la compréhension du monde.

Dans une démarche de compréhension de l'autre, François-Bernard Mâche dans ​Musique,

Mythe, Nature (1991) va s’intéresser aux comportements sonores des animaux. En les étudiant, il opère un rapprochement entre leurs chants et la musique. Il y découvre des structures similaires à celles de notre musique basées sur des séquences avec des répétitions et de l’harmonie. L'animal étant dépourvu de la parole, son chant devient son mode de communication principal. David Dunn, artiste sonore s’est également intéressé aux relations que nous tissons avec les sons des êtres vivants et les similitudes qu’il pouvait y avoir entre eux. Dans son livre ​Pourquoi enfants et baleine chantent-ils ?22 il propose une sorte d’exercice d’écoute à travers lequel nous devons distinguer des bruits. Ce livre sonore nous demande de prendre du recul sur des situations ordinaires afin d’échapper aux stéréotypes ambiants et permet de manière surprenante de reconsidérer notre attitude vis-à-vis des sons de l’environnement.

22

​ Dunn, David, Pourquoi enfants et baleine chantent-ils?, Earth Ear, 1999, 96 p.

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2. Le grand orchestre animal

Dans Le grand orchestre animal, publié en 2012, Bernie Krause explique pourtant qu’au fil du temps ce « modèle naturel d’interaction » serait à l’origine de notre orchestre symphonique. Selon lui, les humains ont appris à fabriquer des instruments qui reproduisent la même diversité sonore présente dans les environnements naturels et respectant également la même séparation opérée par les différents acteurs de cet orchestre. L’invention des instruments de musique se serait inspirée des sonorités identifiables dans la nature. La diversité sonore issue du monde vivant est une source d’inspiration dans la création musicale. Les immenses toiles sonores qui se tissent dans les hauteurs des arbres des forêts par exemple laissent apparaître une musicalité que le paysage sonore permet de capter. Il est à la source de l’imaginaire de l’homme et de la création symphonique et affecte la sensibilité des individus sur l’ensemble du territoire. L’exposition qui lui a été consacré à Paris a permis de mettre en lumière ses travaux. « Le choix opéré par la Fondation Cartier pour l’art contemporain d’inviter en résidence Bernie Krause, de juin 2016 à janvier 2017, constituait un autre exemple de l’intérêt croissant pour le son comme grille de lecture esthétique, scientifique et anthropologique des questions environnementales et de la raréfaction des espèces animales ». Pour Le Guern, « il ne s’agissait plus simplement d’exposition dédiées à tel ou tel musicien passé à la postérité (Lennon, Hendrix, Bowie) comme en organise régulièrement la Cité de la musique, mais bien de la reconnaissance du son - qui ne se réduit pas au bruit ou à la musique - comme révélateur du social ». 23

Un biome est défini comme étant « une des principales communautés, animales et végétales, classées en fonction de la végétation dominante et caractérisées par les adaptations des organisme à leur environnement spécifique » (Campbell, 1996). Du grec bios, qui signifie vie, il représente un territoire qui se caractérise par un climat et un milieu de vie spécifique. On distingue cinq grand types de biomes au sein de notre territoire : le biome aquatique, la forêt, la tundra, la prairie et le désert. Dans ces cinq grandes catégories, il existe de nombreuses subdivisions. Au sein d’un biome, la vie animale et végétale est si caractéristique de ce milieu que certains professionnels peuvent les identifier immédiatement. Bernie

23

Le Guern, Philippe, Sound studies. Sons de l’histoire et histoires du son, revue de la BnF 2017/2 (n° 55), p. 22

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Krause, bioacousticien, est l’un deux. Après des dizaines d’années passées dans les biomes du monde entier à enregistrer la nature, il est devenu un expert du field recording.

Ces zones de vie majeure grouillent de sources de vie et permettent la distinction des trois types fondamentaux de sons. On distingue les sons naturels non biologiques appelés géophonie (l’air, l’eau). Les sons provenant de sources biologiques non humaines, la biophonie (la faune, la flore). Et les sons produits par l’homme, l’anthropophonie.24 La distinction de ces différentes typologies de sons nous permet de cerner la composition d’un paysage sonore par les différentes sources de bruits qui le compose. Krause a suffisamment de données acoustiques pour déterminer le moment précis de la journée ou de la nuit ainsi que la région exacte où a été effectué l’enregistrement d’un biome en l'écoutant simplement quelques secondes comme nous le ferions en reconnaissant un morceau musical d'un chanteur ou d'un groupe.

L’écologie sonore est l’étude des rapports entre les être vivants et leur environnement. Elle se définit comme étant « l’étude des influences d’un environnement sonore ou d’un paysage sonore sur les caractères physiques et le comportement des êtres qui l’habitent. Elle a pour objectif de signaler les déséquilibres qui peuvent se révéler défavorables ou dangereux » . Le 25

domaine de l'écologie du paysage sonore est nouveau. Peu de textes concernant la manière dont les animaux apprennent à séparer et à différencier leurs voix les unes des autres existent à ce jour. Krause « réalise alors que, si nous séparons les sons produits par un animal du fond sonore dans lequel ils sont émis, nous ne pouvons les comprendre. Nous perdons une part essentielle de leur signification. Nous les coupons de leur contexte, du tissu de leurs inter-relations, de la trame des écosystèmes qu’ils construisent et qui les construit. Il réalise que chaque espèce animale crée et occupe une niche écologique sonore particulière dans ce paysage de sons qu’est tout écosystème. Chacun des êtres vivants qui écoute les autres fait partie de ce vaste écosystème sonore et le modifie par les sons qu’il émet. Krause propose alors la notion de niche écologique acoustique ». 26

24 Krause, op. cit. , p .92 25

Schafer, op. cit. , p. 380

26

Ameisen, Sur les épaules de Darwin, p. 207

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Actuellement, les chercheurs ont recours à des enregistreuses télécommandées, qui captent automatiquement de brefs fragments sonores — entre 30 et 60 secondes — plusieurs fois par heure, accumulant ainsi des masses de données. Krause a apporté l’hypothèse que l’enregistrement d’un biome dans sa globalité pouvait révéler bien plus d’informations que la seule écoute individuelle d’un être vivant : « il ne serait jamais venu à l’esprit de la plupart des biologistes d’évaluer la santé d’un biome entier en écoutant la communauté acoustique dans son ensemble ». Car jusqu’à présent, les études sonores avaient menés les scientifiques à enregistrer les sons produits par les animaux, leur chants, appels et plus globalement les techniques vocales propre à chaque espèce et de manière individualisée. Ainsi, les échanges communicationnels qui pouvaient avoir lieu entre plusieurs espèces étaient occultés.

En 1983, lors d’un voyage au Kenya, Krause réalise un enregistrement de nuit qui lui permet de distinguer nettement les niches sonores : « chaque fréquence sonore, chaque niche temporelle est acoustiquement définie par un type d’organisme vivant et dans beaucoup d’habitats, les voix animales ont évoluées de manière à ne pas empiéter sur le territoire acoustique des autres ».27 La présence ou l’absence d’une vocalise semble se produire par rapport aux autres êtres vivants présents au sein d’un environnement particulier. Il retrouve des indices de cette sorte de partage du temps de parole lors d’un second enregistrement : « Les grenouilles arboricoles du Pacifique Nord se disputent la largeur de bande acoustique, aussi bien sur la fréquence que sur la plage horaire : l’une coasse, suivie immédiatement par une autre dans un registre plus aigu. Leurs coassements se chevauchent parfois quand elles sont en rivalité pour le territoire sonore ou une partenaire séduisante. Les trois qui ont élu domicile autour de notre petit bassin ont défini leur territoires respectifs : l’une à chaque extrémité, la troisième dans l’herbe, à mi-chemin des deux autres. Bien qu’elles vocalisent à des fréquences légèrement différentes et donnent l’impression de coasser en choeur, il y a rarement chevauchement. La grenouille mâle dominante « chante » à un rythme soutenu, bien marqué, de valse. Quel que soit son rythme, les autres remplissent les intervalles en succession rapide, leurs coassements distincts ne masquant jamais les autres » . 28

27

Krause, op. cit. , p. 109

28

​Ibid.​, p. 105

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Il s’empressa alors d’apporter cette découverte auprès de la communauté scientifique pour échanger sur la possibilité d’un partage du temps de parole. Par manque de preuves concrètes et irréfutables, ses idées furent largement rejetées dans un premier temps. Cette hypothèse était dans les faits une découverte scientifique. Dans le sens ou la découverte scientifique correspond à « l’identification d’un fait ou d’un phénomène naturel original. Pour que ce fait ou ce phénomène soit reconnu, il est nécessaire que sa valeur universelle soit incontestable. Chaque découverte est donc soumise à l’épreuve des faits, par confrontation à l’expérience ». Pour l’épistémologue Karl Popper, c’est la seule façon pour qu’une idée, « aussi géniale soit-elle, ne reste pas à l’état d’hypothèse, mais qu’elle acquiert la valeur de découverte ». Parmi 5000 heures de cette musique captée dans des habitats terrestres et marins aux quatre coins du monde, les rapports des vocalisations d’une espèce donnée avec sa survie et sa reproduction ne deviennent évidents que lorsque l’on a compris la fonction de la voix de l’animal et ses relations avec toutes les autres au sein de son habitat naturel : « si un animal a besoin de se faire entendre pour défendre avec succès son territoire ou faire connaitre sa vigueur à ses partenaires sexuels potentiels, il lui faut une largeur de bande acoustique bien définie ou un temps de parole sans bruit indésirable » . Ainsi, chaque espèce se place29

adéquatement dans son paysage sonore pour se distinguer. Plus de 15 000 voix se détachent nettement de ces symphonies naturelles et selon lui « les signaux évoluent de concert pour tenir compte des caractéristiques de chaque voix animale » . 30

Bernie Krause a mené une de ses premières études dans une forêt tout près de chez lui, dans la zone naturelle de Lincoln Meadow en Californie du Sud aux Etats-Unis. En 1988, une compagnie forestière allait réaliser une coupe sélective de certains arbres. Alors qu’elle avait « convaincu la population locale que sa nouvelle méthode — enlever un arbre ici et là, au lieu de coupes à blanc — serait sans effets sur l’environnement » , Bernie Krause décide de 31

procéder à des enregistrement avant et après l’opération. Ces enregistrements ont pour objectif de vérifier l’impact de cette technique d’abattage. D’une manière général, son travail permettra d’illustrer l’impact de la déforestation sur la biodiversité. Il a donc réalisé deux enregistrements à une année d’intervalle. Le premier enregistrement a été réalisé en 1988

29 Ibid., p. 106 30 Ibid., p. 116 31 Ibid., p. 80 19

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lorsque la forêt était intacte et qu’aucun arbre n’avait été abattu. Le second enregistrement a été effectué en 1989 après la coupe d’arbres dans cette zone.

Les enregistrements sonores réalisés par Krause à Lincoln Meadow, au mois de juin, à un an d’intervalle ne sont pas identiques comme on pourrait l’espérer. Le premier enregistrement, est très complet, on distingue une activité naturelle foisonnante, il correspond à l’Annexe B et peut s’écouter au lien suivant : ​https://bit.ly/2mbz6dn On entend l’écosystème forestier composé du bruissement du vent dans les feuilles des arbres, de l’écoulement d’une rivière et du chant d’oiseaux et d’insectes. Ce paysage sonore est le témoin de l’activité de la zone lorsque l’écosystème est sain, intact et absent de toutes traces du passage de l’homme. Le second enregistrement est plus silencieux, il correspond à l’Annexe C et peut s’écouter au lien suivant : ​https://bit.ly/2lNNgRS A son écoute, on observe la disparition de certains bruits d’origine vivante. Toute cette activité vocale a pratiquement disparu, en même temps que les arbres qui abritaient des niches écologiques. Les deux enregistrements ont été effectués au

même endroit mais dans une temporalité différente. La comparaison des deux

enregistrements permet de rendre audible un phénomène invisible.

Krause analyse ses enregistrements à l’aide d’un spectrogramme, une machine permettant de représenter graphiquement le son. Les enregistrements se présentent sous la forme de bande son avec des stridulations plus ou moins hautes selon la fréquence enregistrée. Plus le paysage sonore enregistré sera riche, plus l’activité apparaîtra sur le spectrogramme en couleurs. Et au contraire, plus la zone enregistrée sera silencieuse, plus le spectrogramme sera vide et sombre. L’observation des spectrogrammes permet de voir un phénomène qui n’est pas forcément visible à l’oeil nu. Car lorsqu’on se rend sur la zone en question, après la coupe sélective sur zone de certains arbres, le paysage reste sensiblement le même. Les spectrogrammes permettent d'observer plus attentivement cette modification à peine perceptible visuellement. Le second spectrogramme permet de révéler un paysage tout à fait différent du premier.

Sur le premier spectrogramme en Annexe B, les couleurs les plus intenses signalent un niveau sonore élevé. « On remarque beaucoup d’activité dans les registres de haute fréquence : mouvement tonal des chants d’oiseaux, vibration rythmée des chants d’insectes.

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Chaque amas de jaune représente une voix qui traverse le temps sur un fond de bruit blanc : un cours d’eau, le vent qui souffle dans les feuilles » nous précise-t-il. Sur le second spectrogramme en Annexe C, les couleurs vives semblent avoir disparu, laissant place à de grands espaces sombres et très diffus. On aperçoit une activité beaucoup plus calme et pauvre en comparaison avec le premier graphique. Sur la partie de droite on observe une fréquence régulière dans un ton jaune léger qui représente le chant d’un oiseau encore présent dans la forêt. La comparaison des deux graphiques en Annexe B et en Annexe C est frappante tant le premier est riche et le second est pauvre.

A l’ère de l’anthropocène, ses enregistrements témoignent du changement et de ce qu’ils laissent présager pour les habitats sauvages, comme le montre l’exemple de Lincoln Meadow. Krause explique : « quand un habitat est soumis à un stress à cause d’une extraction de ressources, la biophonie révèle aussitôt son état véritable, même si on ne voit rien à l’œil nu ».32 Krause a entrepris une série d’enregistrements près de chez lui dans le parc de Sugarloaf Ridge. Gagné peu à peu par la noirceur, le graphique en Annexe D illustre la disparition de la biophonie locale. « Sur ce spectrogramme, on peut non seulement voir une baisse de la diversité des espèces ailées (les amas rythmés qu’on aperçoit dans les fréquences supérieures), mais aussi la disparition de la signature de l’écoulement des eaux, à basse fréquence ». Les ruisseaux, comme les oiseaux, manquent à l’appel et l’image n’est pas retouchée.

Cet exemple représente un échantillon des travaux réalisé par le bioacousticien. Il est possible d’entendre d’autres paysages sonores qu’il a réalisé.33 L’ensemble des travaux de compréhension de l’environnement sonore des animaux participe aux progrès en éthologie, c’est-à-dire la science des comportements des espèces animales dans leur environnement naturel. Avec de la chance et de la patience certains acousticiens capturent le son inouï, celui que personne n’a jamais entendu. Il existe une grande diversité de sons sur la planète. On distingue des grandes zones climatiques (ou biomes). Les espèces animales et végétales se sont regroupées en biomes selon leurs chance de survie ensemble, tandis que l’homme a pu s’installer partout sur terre.

32

Ibid., p. 82

33

​http://www.legrandorchestredesanimaux.com/fr

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II.

L’espace publicitaire et l’espace sonore

Le deuxième constat de Gilles Clément est celui du brassage planétaire. C’est le résultat de tous les flux en mouvement qui déplacent les éléments vivants. Pour Clément, il s’agit des « vents, courants marins, transhumances animales et humaines, par lesquelles les espèces véhiculées se trouvent constamment mélangées et redistribuées ». Face à ces éléments de la nature l’homme est capable de faire face aux conditions climatiques « à l’aide de multiples prothèses (habitats, vêtements, véhicules climatisés) ». Le brassage planétaire distribue et achemine les plantes et les animaux selon leurs capacités de vie. Or il « menace la diversité par la mise en concurrence d’espèces d’inégales vitalités mais induit aussi de nouveaux comportements, de nouveaux paysages, voire de nouvelles espèces ». On peut s’interroger sur la place de l’homme et de son rôle face à ces déplacements incessants et à ces « rencontres entre espèces qui n’étaient pas destinées a priori à se rencontrer ».

Le jardinier apparaît comme un médiateur entre les éléments de la nature et la croissante évolution de l’homme. Dans le champ sonore, les biomes sont les endroits les plus propices à l’enregistrement de ​soundscape​. En effet, ces grandes zones climatiques sont des lieux où la

polyphonie est durable et parfois identiques depuis des centaines d’années. Au XVIIè siècle, le naturaliste Linné définit les bases d’une classification du vivant en nommant les espèces selon trois catégories, plantae, protista, animalia. Depuis, les taxonomistes et paléontologues n’ont cessé de découvrir et de décrire des espèces nouvelles ou fossilisées. « A ce jour, le total des espèces vivantes inventoriées sur l’ensemble de la planète est estimé à 1,2 million, la plupart étant des insectes qui sont exclusivement terrestres ».34 Cette biodiversité issue d’un brassage planétaire cristallise des relations que l’homme ne parvient pas toujours à saisir mais que d’autres audionaturalistes, bioacousticiens, artistes sonores ou chercheurs, contribuent à faire émerger.

Cette diversité est largement exposée dans le champ publicitaire auprès d’un public de masse. Nous sommes spectateur des campagnes de sensibilisation à la protection de l’environnement mise en place par voie d’affichage ou bien sur les réseaux sociaux ou sur l’écran de télévision. Peut-être avons-nous été touchés ou n’avons pas porté d’attention. Ces campagnes

34

​ Sardet, Christian, Plancton, Aux origines du vivant, Ulmer, 2013, p.14

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de communication sont nées principalement d'une prise de conscience de la fragilité du milieu dans lequel nous évoluons. Elles répondent à un besoin de vivre mieux et plus sainement en respectant davantage la nature. Ces pollutions déstabilisent au fil du temps les écosystèmes. Elles apparaissent au milieu d’autres annonces et ne reçoivent pas toujours l’attention espérée. Au sein de l’espace public, « une partie de la logique culturelle du capitalisme demande que nous acceptions comme « naturelle » cette alternance rapide de notre attention à passer d’une chose à l’autre ». 35Les associations et les ONG oeuvrent en ce sens avec des images explicites, des photographies, des montages ou des infographies dont l’objectif est de créer le choc attendu pour modifier les comportements.

Pour certaines, elles suscitent une réflexion chez le spectateur ; il peut s’arrêter devant un message fort et peut être amené à faire un don. Les annonceurs cherchent à créer un stimulus chez le spectateur, en agissant sur des mots-clés forts et impactants. Certaines annonces se passent parfois de messages pour donner plus de pouvoir à l’image. La créativité est mise au service d’un message cherchant à persuader et/ou à infléchir les comportements. Il semblerait que choquer soit un moyen indispensable pour inciter le spectateur à faire un don. Les phénomènes qui y sont dessinés, décrits ou montrés sont une représentation des problèmes environnementaux faisant appel à l’imaginaire du spectateur. La dimension esthétisante des images omet bien souvent la dimension sonore.

35

​Citton, Yves, L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme?, La découverte, 2014, p.42

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1. Homme-animal prédateurs

La quantité de messages que perçoit le spectateur est largement supérieur à son attention disponible, puisqu’elles apparaissent dans ses nombreux lieux de passage afin de capter son attention maximale et de créer chez lui un ancrage mémoire. Walter Benjamin, parle d’une « réception en état de distraction », idée qui a forgé l’hypothèse que « depuis le milieu du XIXè siècle, la perception se caractérise fondamentalement par des expériences de fragmentation, de choc et de dispersion ». 36L’idée d’une expérience de choc est renouvelée dans les campagnes d'intérêt général. Cela se traduit par l’emploi de termes impactant l’esprit du spectateur. Des mots clés percutants, jouant la corde sensible, des slogans flirtant avec les jeux de mots sont soigneusement choisis pour coller au plus près de la représentation de l'image. L’image et le messages doivent interpeller car la publicité est un outil central dans la vie d’une association pour transmettre de l’information. En 1991 un rapport de l’inspection générale des affaires sociales révèle que seulement 28% des sommes récoltées sont affectées à la recherche et le reste au fonctionnement et à la publicité.

L’information passe grâce à deux éléments, l’éthique et la transparence. 37 Les messages visent à parler des valeurs humaines jusqu'à toucher la personnalité des individus. Certaines associations font partie du Comité de la Charte qui certifie la transparence de leur compte. Une association va nécessairement communiquer pour entraîner un comportement (faire savoir, donner, adhérer…). Pour entraîner ce comportement, les annonceurs recourent à un univers graphique bien spécifique visant à interpeller le spectateur dans ce qu'il ressent de plus intime et dans ses émotions les plus profondes pour faire émerger en lui l'envie d'une démarche active et participative telle que le don, comme un don de soi pour les autres. Pour mesurer l’efficacité d’un message auprès de son audience, les publicitaires appliquent la méthode AIDA. L’acronyme définit les principaux objectifs de ce concept qui sont d’attirer l’Attention, de susciter l’Intérêt, de provoquer le Désir, et d’inciter à l’Action.

Yves Citton développe l’idée de « prêter attention »38 à ce qui nous environne dans un contexte de surexposition aux messages (publicitaires). Le spectateur est sans cesse sollicité

36

​Citton, op. cit., p.36

37

Tristan Chaffort, CELSA, 2019

38

Citton, op. cit., p.36

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dans l’espace public. Les campagnes d’intérêt général se retrouvent paradoxalement très exposées à l’intérieur d’un système saturé. Il précise que « l’attention permet à la problématique de la perception de s’extraire de son association facile avec des questions de visualisé. Le problème moderne de l’attention englobe un ensemble de termes et de positions qui ne peuvent se réduire à des questions d’optiques ». 39 Ainsi, le sonore capte également notre attention et « son importance a été directement liée à l’émergence d’un espace social, urbain, psychique et industriel de plus en plus saturé de stimuli sensoriels ».40 Cette mobilisation générale des sens permet de questionner l’horizon du capitalisme.

Dans un volume du Journal of Economic Theory paru en 2007, l’économiste Josef Falkinger « soulignait l’importance de distinguer le fonctionnement des économies caractérisées par une richesse d’information (et donc par une rareté d’information) et celui des économies caractérisées par une pauvreté d’information ».41Pour lui, « si l’on veut rétablir une solution efficiente garantissant la rationalité et la libre compétition d’une économie riche en informations, il faut imposer une taxe sur l’émission des signaux (publicitaires) trop puissants qui biaisent la distribution optimale des ressources attentionnelles (et il faut redistribuer aux consommateurs le revenu de cette taxe sur la pollution publicitaire) ».42 Cette piste de recherche apparaît comme une solution oeuvrant pour une plus juste répartitions des ressources dans un système capitaliste.

La publicité est ancrée dans ce système. Les campagnes d’intérêt général nous alertent sur différentes problématiques. La campagne print « Shark » et « Bird » (Annexes E) de l’ONG WWF réalisée en juin 2010 par l’agence de publicité DDB Turquie se positionne sur le registre de la disparition. Sur une double page graduelle sont mis en scène la disparition d’un requin et d’un vautour dans leurs environnements respectifs. Le sens du message évolue de la première page où les prédateurs représentent un danger pour l’homme, à la seconde page où l’homme devient le prédateur faisant disparaître l’animal. En plus de ce sens premier, la disparition sur la seconde image est une métaphore visuelle de l’extinction de ces espèces. A l’image d’un jeu des 7 différences où il faut chercher l’erreur, la disparition visuelle interpelle

39

​Citton, op. cit., p.37

40

​Citton, op. cit., p.39

41

​Citton, op. cit., p.24

42

​Citton, op. cit., p.25

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et questionne le spectateur sur la portée et le sens du message. Grâce au légendage, nous cernons ce qui se joue entre les deux images. Cela vient également renforcer l’expérience de choc par l’emploi de termes très connotés dans le registre de la peur.

Les termes « Horrifying » et « Frightening » en anglais se traduisent par effroyable et effrayant. Leurs positions sur la première image vient décrire l’animal comme ce qu’il est pour l’homme, un prédateur dont il a peur. L’adjectif qualificatif renvoie à comment l’espèce est représentée dans l’imaginaire collectif. Le requin représente le danger en mer, à l’instar du film Les Dents de la Mer de Steven Spielberg où la mâchoire meurtrière du requin représente l’horreur pour l’homme. Le vautour est un oiseau charognard qui se nourrit de cadavres dans le désert. Ce sont des vautours qui dévorent Pumba dans Le Roi Lion lorsqu’il s’égare dans le désert. Ainsi le vautour représente un animal redoutable et sans pitié. Aussi, l’esthétique de cet oiseau vient renforcer le sentiment de peur à son égard avec les couleurs de son plumage évoquant la mort.

Lorsque la bascule s’opère entre la première image et la seconde, la peur change de camp et l’homme devient à son tour un prédateur, responsable de la disparition de ces espèces. Le caractère sérieux soulevé par les campagnes de sensibilisation implique généralement d’adopter un ton grave. L’usage de prédateurs comporte un double poids symbolique. Il fait peser à la fois un poids sur la perception que l’homme a de ces animaux tout en considérant que l’homme peut à son tour être lui même un prédateur pour eux. Nous ne pouvons toutefois généraliser que l’usage de l’image des prédateurs soit à chaque fois utilisé en ce sens. Analysons à présent une autre campagne pour un annonceur public mettant à son tour en scène des prédateurs.

La campagne diffusée dans le métro parisien par voie d’affichage d’Île-de-France Mobilités de lutte contre le harcèlement sexuel dans les transports en commun comporte trois visuels (Annexes F). Chacun montre une femme dans les transports en communs. La femme au centre du visuel est la proie sur laquelle chaque animal s’approche. Un cas de harcèlement subit dans l’espace public illustré à l’aide d’animaux mis en scène comme étant des prédateurs sexuels : un ours, un loup et un requin pour représenter le harcèlement sexuel. Sur chacune des déclinaisons du visuel les numéros d’urgence à contacter en cas de situation de

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harcèlement sont indiqués : le 3117. L’objectif de la campagne est d’informer les voyageurs à donner l’alerte par différents moyens. Malgré le sujet défendu par l’annonceur, le choix d’animaux sauvage pour représenter l’homme fait débat.

Selon l’association Ligue de protection des oiseaux (LPO), « elle renforce un stéréotype faux et négatif vis-à-vis de trois espèces menacées qui ne sont pas des prédateurs de l’homme et encore moins des prédateurs sexuels. La métaphore de l’animal sauvage pour illustrer la perversité de l’homme est néfaste pour ces espèces, victimes d’idées reçues et en danger critique d’extinction. À cet égard, la responsabilité publique des annonceurs, en particulier de la région Île-de-France, est engagée car il est du devoir des instances publiques de sauvegarder le requin, l’ours et le loup, plutôt que de véhiculer l’idée, fausse et emprunte de spécisme, selon laquelle il s’agirait d’animaux dangereux pour l’homme ». L’association relève donc que la représentation de ces prédateurs pour un usage publicitaire peut créer un trouble les discriminant. Malgré le fait que cet usage serve une noble cause, la comparaison leur cause du tort. L’homme est autant un prédateur pour les animaux.

Le représentant d’Île-de-France Mobilités se défend en précisant que « les animaux avaient été choisis comme des métaphores de la menace, selon la perception qu’en a la société : les loups pour l’agressivité en meute, l’ours pour le harcèlement verbal et le requin pour le frottement ». Ce témoignage permet d’éclairer le choix opéré pour la campagne de sortir du contexte urbain une situation de harcèlement sexuel et de la déplacer dans un autre environnement. Les protagonistes représentés se tiennent à une barre de métro dans une localité déplacée puisqu’il s’agit d’environnements naturels. Ce déplacement tente de faire ressentir les émotions ressenties face à un prédateur à savoir de la peur, de l’angoisse ou encore de la paralysie. Finalement, la décision du jury rendu par l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité a déclaré que les visuels étaient en contradiction avec les objectifs de protection des espèces menacées et de développement durable de la société et ont donc été retirés.

(30)

2. L’invisible et l’inaudible

De la naissance jusqu’à la mort, chaque être humain ouïra constamment le monde . 43

Les progrès des technologies ont permis de rendre audibles des phénomènes jusqu’alors imperceptibles par l’homme. Une nouvelle écoute du monde vivant est aujourd’hui rendue possible. Dans la surdité urbaine la publicité utilise le registre du choc et des messages criards pour évoquer la dégradation de notre environnement. La manière dont les médias nous parlent d’environnement met l’accent sur la gravité de la situation et culpabilise l’individu face à une certaine inaction de sa part. Schafer ajoute à ce sujet : « Le paysage sonore semble avoir atteint le comble de la vulgarité, faisant craindre aux experts la surdité universelle si la situation n’est pas rapidement contrôlée » . Dans le champ écologique, Gilles Clément utilise44 la métaphore du jardin pour parler d’un lieu de culture « où l’on cultive le meilleur, fruits, fleurs, légumes, arbres, pensées ». Le jardin est généralement associé à un lieu de détente et de bien-être. Il représente un espace idéalisé dans lequel les sonorités seraient en harmonie. Les connaissances en écologie nous permettent d’être sensibles à la dégradation des habitats de la planète. Le premier constat observé par Gilles Clément d’une finitude écologique survient au milieu du XXème siècle. Il fait apparaître le caractère fini de la biomasse planétaire. La biomasse est constituée par l’ensemble de la matière organique d’origine végétale, animale, fongique et bactérienne. Des chercheurs ont estimé ce que représente l’ensemble de la biomasse des organismes vivants de la planète. Par biomasse, ils entendent « la masse de carbone présent dans tout organisme » . Sur le graphique suivant représentant45 la répartition de la biomasse sur Terre, l’être humain ne représente que 0,01% de la biomasse vivante. La biomasse des végétaux aurait décliné de moitié par rapport à sa valeur avant l’Anthropocène.46 Le caractère fini de la biomasse planétaire apparaît au seuil de ce rapport. La biomasse nous permet de mieux nous représenter la vie sur Terre. Cela signifie que la part de présence humaine et animale est minime par rapport à la globalité de la vie terrestre.

43

​ Augoyard Jean-François, La vue est- elle souveraine dans l’esthétique paysagère?, Le débat 1991/3 (n° 65), p. 56

44

​ Cage, John, ​No Silence 4’33’’​, allia, 2014, p. 165

45

​ Biomasse estimée, classée par règnes d’êtres vivants, exprimée en gigatonnes de carbone, sur un total de 550 gigatonnes.

46

​ Lucchese Vincent, ​Les humains ont déjà détruit la moitié de la biomasse sur Terre​, Usbek&Rica, 2018, https://bit.ly/2Hbeoiy

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La présence animale sur le territoire est sauvegardée en partie grâce au médium photographique qui permet de garder une trace visuelle. Les photographies « American Condor » et « Alaskan Wolves » ont été prises par Hiroshi Sugimoto en 1994. Sur les deux clichés en Annexes G, on distingue des animaux dans leur habitat naturel. Par l’assemblage des éléments vivants de la faune et de la flore, un paysage se compose. Sur la première, une meute de loups d’Alaska domine la plaine. Sur la seconde, un groupe de condors américains surplombe une autre vallée. Le noir et blanc fige le temps et l’espace. Il ne permet pas de distinguer de temporalité. Tout est réel jusqu’à ce que l’on s’intéresse au lieu où les photographies ont été réalisées. En réalité, ces photos représentent des taxidermies mises en scène et prises au Muséum d’Histoire Naturelle.

Le photographe brouille notre perception du réel à travers ses photographies présentant des loups et des vautours. Notre vue donne aisément sa confiance en ne distinguant pas de prime abord un animal vivant d’un animal empaillé dans un musée. Lorsque ce détail est révélé alors le sens de la photographie évolue au cours de l’observation. Nous prenons conscience du contexte, nous interrogeons de nouveau la temporalité et nous comprenons un autre sens

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