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ARTheque - STEF - ENS Cachan | La nature est-elle chimique ?Le piège du "tout est chimique"

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LA NATURE EST-ELLE CHIMIQUE ?

Le piège du « tout est chimique »

Richard-Emmanuel EASTES

Groupe Traces – Ecole normale supérieure &

Espace des sciences Pierre-Gilles de Gennes – ESPCI ParisTech, Paris, France

Mots-clefs : chimie – chimique – naturel – synthétique – pollution – communication

Résumé : « Tout est chimique ! » ; tel est l’argument qu’on trouvé les chimistes pour

répondre à ceux qui, selon eux, accusent la chimie de tous les maux. Dans cette communication, nous montrerons pourquoi les chimistes se fourvoient depuis plus de 30 ans en fondant l’essentiel de leur communication sur la question de « l’image de la chimie », puis nous analyserons cet échec à travers l’analyse du mot « chimique », en montrant qu’il désigne plusieurs « catégories d’appartenance » à la chimie.

Abstract: “Everything is chemical!”, here is the chemists’ argument to answer to those who,

accuse chemistry, or so they say, of all the problems in the world. In this paper, we will show why the chemists have been wrong since more than thirty years when “the image of chemistry” is the basis for most of their communication and we will analyse this failure through the analysis of the word “chimique” by showing that it designates several “categories of belonging” to chemistry.

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INTRODUCTION

Une recherche des occurrences du mot chimique sur les sites Internet non-scientifiques montre qu’il est souvent employé dans un sens défavorable : « Savons 100 % naturels, sans

colorant chimique ni conservateur ! », se félicite tel fabriquant ; « Pollution chimique : 3 millions de morts chaque année ! », alerte tel guide santé…

Dans le langage courant, le produit chimique, en tant que substance littéralement « produite pour faire de la chimie », est essentiellement considéré comme à la fois synthétique et réactif, et donc non-naturel et potentiellement dangereux (figure 1).

Mais pour les chimistes, le sens de l’adjectif chimique dépasse largement cette conception commune ; « La

photosynthèse, c’est de la chimie », nous

risquons-nous souvent à revendiquer. Or cette différence de conception entre spécialistes et non-spécialistes n’est pas sans poser de réels problèmes de communication. Cela nous amène à nous intéresser plus finement à la question de ce qui est (ou non) chimique, et des

différents sens de cet adjectif. Figure 1. Un sac de caisse de l’enseigne COOP en Suisse.

L’AMBIGUÏTÉ DU “PRODUIT CHIMIQUE”

Du côté de l’opinion : « chimique = dangereux »

Décembre 2007. Une société de vente en ligne de produits culturels et de loisirs créatifs commercialise pour Noël, dans sa rubrique Espace Jeunesse, un nouveau kit expérimental : un coffret chimie permettant de réaliser pas moins de 120 expériences. Destiné aux plus de 8 ans, il respecte en outre la sécurité des jeunes utilisateurs : il est garanti sans danger car… sans produits chimiques.

Impossible ? Stupide ? Obscurantiste ? Malhonnête ? Essayons d’analyser l’anecdote en nous mettant à la place des concepteurs du coffret. Si l’expression est comique, qu’ont-ils toutefois réellement voulu dire et par quoi auraient-ils pu la remplacer ? Assurément, c’est la notion de danger qui est ici mise en exergue, et l’on constate en effet que les deux seules substances fournies dans la boîte sont l’inoffensif bicarbonate de sodium et le glycérol commun. Le

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slogan ne précise-t-il pas : « Sans produits chimiques… Avec des produits ménagers » ? « Sans produits chimiques » doit donc être entendu comme « Sans substances dangereuses ». L’observation est récurrente : le non-chimiste emploie le terme produit chimique à la place de

substance dangereuse. Mais pourquoi ? Voici une piste : le non-chimiste est aussi un

ex-élève. Lorsqu’il a appris la chimie, on lui a donné accès aux transformations de la matière en séance de travaux pratiques en lui recommandant la plus grande prudence. Or cette matière tend spontanément à évoluer vers des états de plus grande stabilité : on utilise donc, pour la perturber, des conditions expérimentales sévères ou des substances réactives. Les substances réactives étant rares dans la nature (où elles ont eu le temps de réagir), elles sont le plus souvent synthétiques. Or c’est bien dans ces deux termes, réactif et synthétique, que réside l’essentiel de la définition du produit chimique qu’on a fourni aux ex-élèves que sont les citoyens non-chimistes.

Figure 2. « 120 expériences à réaliser sans danger.

Coffret garanti sans produits chimiques. Avec des produits ménagers. »

Que faut-il donc lire dans le slogan apposé naïvement, et certes maladroitement, sur ce coffret de chimie ? La garantie qu’il ne contient aucune substance exagérément réactive, ni aucun produit de synthèse dont on risquerait de ne pas maîtriser tous les effets. Comme souvent, il ne faut donc voir dans cette maladresse que l’emploi d’un terme inapproprié.

D’autant plus qu’un problème bien plus inquiétant réside dans la formulation employée sur ce coffret. Car selon ses concepteurs, nécessiter la seule mise en œuvre de « produits ménagers » serait une garantie (et même un argument) de sécurité. Or il est dans la mission des chimistes

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« connaissants » de prévenir les enfants que, justement parce qu’ils sont pour la plupart synthétiques et réactifs, les produits ménagers sont souvent des produits chimiques dangereux. La critique principale que l’on peut formuler à l’égard de ce coffret n’est pas de confondre produit chimique avec produit dangereux, mais produit ménager avec produit

domestique. La défense du « produit chimique » risque donc malheureusement de priver les

chimistes de la clairvoyance nécessaire pour dénoncer ce défaut de communication autrement plus grave.

Du côté des chimistes : « Tout est chimique ! »

Du côté des chimistes, à l’inverse, le « produit chimique » semble être doté d’un tout autre sens. D’ailleurs, ne cherchez pas, « tout » est chimique… L’air que vous respirez, le goût de votre café, votre peau, votre organisme tout entier… Tout ! Le site Internet du Centre

canadien d'hygiène et de sécurité au travail indique par exemple : « Tout ce qu'on trouve dans le monde physique qui nous entoure est fait de produits chimiques. Le sol sur lequel nous marchons, l'air que nous respirons, la nourriture que nous mangeons, les voitures que nous conduisons et les maisons dans lesquelles nous vivons sont tous faits de divers produits chimiques. Les organismes vivants tels que les plantes, les animaux et les êtres humains sont également faits de produits chimiques. »

Le « produit chimique » n’est plus la substance synthétique et réactive évoquée plus haut ; il désigne l’ensemble des substances que le chimiste est capable de décrire. Et de ce fait, toutes les transformations de la matière deviennent « chimie » (figures 3 a et b).

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TOUT EST CHIMIQUE

« Tout » est chimique ?

Comme tout concept multiforme, l’adjectif « chimique » est susceptible de faire l’objet d’interprétations maladroites et fallacieuses, au point même d’en devenir flou dans certaines situations. Et les chimistes eux-mêmes pourraient bien porter une partie de la responsabilité de sa fatale ambiguïté. Car à vouloir à la fois défendre l’image de leur industrie et montrer leur degré de compréhension du monde, ils en arrivent dans certains cas à défendre des positions totalement contradictoires. Ainsi, tout serait chimique… sauf la pollution des volcans, les émanations de méthane issues de l’élevage et de la riziculture intensifs, voire la pollution urbaine due à la consommation de dérivés pétroliers, attribuée exclusivement aux consommateurs (figures 4 a et b).

Car tout autant qu’ils souhaitent montrer leur emprise sur la matière, les chimistes craignent que l’inconscient collectif attribue l’ensemble des formes de pollution chimique à l’industrie du même nom, sans distinction de la source.

Figures 4 a et b : Les émanations de méthane issues de l’élevage intensif, les gaz volcaniques... des pollutions chimiques ?

« Chimique » comment ?

Cette juxtaposition de deux conceptions opposées du « produit chimique » nous conduit à interroger plus finement le sens de l’adjectif « chimique ». S’il qualifie sans aucun doute les produits et les objets de la chimie, les substances artificielles et les molécules de synthèse, désigne-t-il également ce qu’elle se contente de décrire ? Certes le concept de molécule relève indéniablement de la chimie ; mais la molécule d’eau interstellaire, qui n’a pas attendu les chimistes pour exister, peut-elle sans hésitation être qualifiée de chimique ? Et pourquoi les astrophysiciens qui en décèlent la présence par leurs mesures spectrales ne pourraient-ils eux aussi la revendiquer ? Certes les mécanismes cérébraux reposent-ils sur des phénomènes

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physicochimiques de mieux en mieux identifiés, mais la pensée, la conscience, le langage, que certains considèrent comme les propres de l’homme, peuvent-ils pour autant être qualifiés de « chimiques » ? Et si à chacun de ces niveaux, de natures si différentes, la chimie a des choses à dire, est-il possible qu’il existe également différents degrés, différentes manières « d’être chimique » ?

Des différentes manières d’être « chimique »

« Mais Papa, c’est ma chaise ! » me dit un matin ma fille de 2 ans ½ qui avait l’habitude de prendre son petit déjeuner sur le siège que je venais de choisir. Voulant profiter de l’occasion pour lui enseigner les premiers rudiments de philosophe relatifs à la notion de propriété, je lui répondis : « Oui, lorsque tu y es assise, c’est la tienne ; mais c’est aussi la mienne, car c’est

moi qui l’ai achetée. Et on peut même dire que c’est celle du menuisier qui l’a fabriquée. C’est donc la chaise de plusieurs personnes, mais à chaque fois pour une raison différente… ». En lui répondant de la sorte, j’utilisais une rhétorique applicable à bien des

sujets... et notamment à la chimie.

Car à bien y réfléchir, parce que les chimistes qualifient de « chimique » ce qui relève de la chimie (productions, mais aussi concepts et mécanismes), l’adjectif revêt bien une dimension d’appropriation, instaurant par cet usage une relation d’appartenance à la chimie. Comme pour une chaise de cuisine, il est alors possible de distinguer plusieurs niveaux caractérisant cette appartenance. Nous en proposons ici trois principaux, chaque nouvelle catégorie élargissant un peu plus l’acception du terme chimique, comme autant de disques concentriques (figure 5) :

1. Est chimique ce qui est produit par la chimie (substances synthétiques, installations industrielles…) ;

2. Est chimique ce qui est conceptualisé par la chimie (notions de mole, d’orbitale, nomenclatures…) ;

3. Est chimique ce qui appartient au champ

d’étude et d’interprétation de la chimie

(pollution, vie…).

Figure 5 : Chimique : trois différents degrés d’appartenance.

Selon le cadre dans lequel on le considérera, un même objet, un même concept, pourra donc être chimique… ou ne pas l’être (tableau 1).

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Tableau 1 : « Chimique » : trois différents degrés d’appartenance.

Ce qui ne sera pas chimique dans une catégorie pourra l’être dans une autre (l’ozone de la stratosphère n’est pas synthétisé par les chimistes, mais il est conceptualisé par la chimie ; le vin ne peut être défini chimiquement mais la chimie est capable d’en décrire les divers composants, etc.)1.

Le même traitement peut être appliqué à chaque discipline, en redéfinissant convenablement à chaque fois les différents degrés d’appartenance. « Mathématique », « physique », « biologique »2, « chimique »… chaque entrée du tableau ci-dessus peut alors être considérée à l’aune de sa position dans les différents disques concentriques disciplinaires, c’est-à-dire de ses degrés d’appartenance aux mathématiques, à la physique, à la biologie ou à la chimie3. Ainsi, si le corps humain est chimique, il est assurément (et entre autres) également biologique et physique, mais pour des raisons différentes (figure 6).

Figure 6 : Le corps humain est-il chimique ? L’exemple du cheveu, objet naturel (biologique) dont on peut étudier la composition (chimique) et qui possède une

élasticité (physique) mesurable.

1 Ces frontières, qui relèvent de la modélisation que nécessite notre tentative de clarification des sens du mot chimique, sont bien évidemment floues et poreuses. Les cas limites n’en sont d’ailleurs que plus intéressants. 2 Pour ce qui concerne le « biologique », la définition du disque central est ambiguë car le sens de l’adjectif a

récemment évolué. Il peut être employé à la fois pour parler d’un objet « naturel » (c’est le cas de l’expression « agriculture biologique ») et, comme pour la chimie, désigner un objet « construit » par la biologie (un organisme transgénique, par exemple). Nous l’emploierons ici au sens de « naturel ».

3 Remarquons d’ailleurs que les autres disciplines sont souvent moins gourmandes que la chimie : viendrait-il à l’idée d’un mathématicien de qualifier la Terre de « mathématique » sous prétexte qu’elle est (presque) sphérique ? En revanche, et conformément à notre analyse, on parle de pensée philosophique, d’idée politique, de pratique pédagogique, même lorsque ces pensées, idées et pratiques sont profanes et empiriques, et donc pas consciemment produites par les disciplines académiques correspondantes.

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Savoir s’il est plus l’un ou l’autre a peu de sens et peu d’intérêt ; en revanche, savoir « de quelle façon » il est l’un ou l’autre nous semble absolument fondamental pour la pratique de communication de la science en général, et de la chimie en particulier. Il est ainsi possible de lever, par cette distinction, la plupart des ambiguïtés évoquées plus haut.

APPLICATION A LA COMMUNICATION DE LA CHIMIE

À l’origine de l’ambiguïté : la confusion des niveaux d’appartenance

Revenons à l’expression « Tout est chimique » et à ses variantes, telles que le titre de l’opuscule mentionné plus haut, ou telle que cette phrase que l’on trouve à la page 22 : « Tout

n’est-il pas produit chimique ? […] Quand on parle de « produits chimiques », on désigne toutes les molécules qui sont dans les gaz, les liquides ou la matière solide qui nous entourent. ».

« Les produits naturels sont donc chimiques » ajouteraient très certainement les auteurs, à l’instar de nombre de collègues chimistes. Qu’entendraient-ils par là ? Simplement, et ils n’auraient pas tort, que les produits de la nature sont composés de molécules, pour la plupart identifiées par les chimistes ; que l’ensemble de ces produits appartient donc aux champs de conceptualisation et d’étude de la chimie (les deuxième et troisième niveaux d’appartenance identifiés plus haut) ; et qu’à ce titre, on peut les qualifier de « chimiques ». Preuve en est que dans la phrase citée en exergue, le « produit chimique » est défini par la notion de « molécule », c’est-à-dire de manière abstraite.

Or comme nous l’avons vu, le non-chimiste considère l’adjectif « chimique », parce que c’est ainsi qu’on lui a appris à le faire à l’école, dans le premier sens de notre classification ; et non pas dans le deuxième ou le troisième. Terrible hiatus alors, entre l’auteur du message et son interlocuteur… Et incompréhension de ce dernier, doublée d’une sourde inquiétude, à l’idée qu’il puisse être entouré de « produits chimiques ». Or de cette inquiétude à la défiance, il n’y a qu’un pas. Et voilà que la plus belle entreprise de communication de la chimie risque de se retourner contre les objectifs de son auteur, s’il n’a pas su prendre conscience de ce décalage. A l’inverse, à cause de la position défensive adoptée par les chimistes, ce sont eux qui parfois commettent l’erreur de ne percevoir l’adjectif « chimique » que dans son sens 1, quant il est employé par les non-chimistes dans ses sens 2 ou 3. C’est le cas de la « pollution chimique » évoqué plus haut : lorsqu’il est nécessaire de distinguer différents types de pollutions (et nous

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parlons ici bien de types, et non de sources), une approche intuitive consiste à les séparer selon les grandes classes de savoir qui permettent de les décrire. Ainsi la pollution bactérienne d’une rivière sera dite « biologique » (que l’origine en soit anthropique ou naturelle) et les interférences produites sur les appareils électroniques par les éruptions solaires seront identifiées à de la « pollution électromagnétique ». De la même manière, l’effet de serre additionnel issu de la transformation du CO2 en méthane par les élevages bovins ou les rizières sera qualifié de « pollution chimique », dans les sens 2 et 3 du terme.

Impossible de s’en plaindre, puisque les chimistes eux-mêmes répètent à l’envie que « tout est chimique ». Et pourtant dans ces cas-là, combien de fois la corde sensible du chimiste soucieux de l’image de sa discipline ne vibre-t-elle pas, par crainte que cette pollution soit soudain attribuée à la chimie et à son industrie ? C’est ce qui arrive aux auteurs de l’ouvrage

Tout est chimie !, lorsqu’ils font dire à Tante Julie (page 48) : « […] ce n’est pas la chimie qui est à la base de toutes les pollutions que nous voyons à la télé. C’est plutôt la façon dont nous vivons au quotidien qui est la cause de ces désastres, […] » (figure 7).

Figure 7 : La pollution chimique représentée dans le sens 1

de l’usage du terme « chimique » pour pouvoir mieux le dénoncer ensuite.

Ainsi donc les chimistes utilisent l’adjectif « chimique » pour apposer leur marque sur des catégories du monde (au sens 2 et 3, comme dans le cas des « produits chimiques naturels »), mais lorsque ce sont les non-chimistes qui l’emploient dans les sens 2 et 3 (l’exemple de la « pollution chimique » étant particulièrement significatif), ils l’entendent au sens 1 et s’en offusquent.

Que faire ? Commencer par prendre la peine de clarifier les différents sens du terme « chimique », l’employer avec précaution et peut-être substituer certaines expressions équivoques par d’autres. Puis réaliser qu’il est moins risqué d’expliquer en quoi la chimie

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procure une compréhension de la nature plutôt que de se l’approprier en la qualifiant de chimique. Ce qui amènera par exemple à remplacer l’expression « Tout est chimique » par « La chimie permet de comprendre la structure et les transformations de la matière, qu’elle

soit synthétique ou naturelle ». Alors, l’impérialiste expression de « produit chimique

naturel » cèdera la place à celle de « substance naturelle », en levant l’ambigüité du terme « chimique » sans rien perdre du message, le concept de « substance » véhiculant implicitement l’idée que l’objet dont il est question est à la fois identifié et compris par la chimie.

Il suffira ainsi de très peu de choses, une fois comprises les nuances de sens du terme « chimique », pour en éviter les pièges. Le tableau 2 en rassemble quelques exemples.

Tableau 2 : Quelques expressions courantes ambigües, associées à des propositions plus neutres et plus précises.

CHIMIE ET NATURE

Rationalité et valeurs

Le 5 avril 1894, le chimiste Marcelin Berthelot (1896) prononçait une conférence intitulée « En l’an 2000 », à l’occasion du discours du banquet de la Chambre Syndicale des Produits

Chimiques :

« [L]e problème des aliments, ne l’oublions pas, est un problème chimique. Le jour où

l’énergie sera obtenue économiquement, on ne tardera guère à fabriquer des aliments de toutes pièces, avec le carbone emprunté à l’acide carbonique, avec l’hydrogène pris à l’eau, avec l’azote et l’oxygène tirés de l’atmosphère. […] Car telle est la puissance de la synthèse chimique. Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa

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petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines […]. L’homme gagnera en douceur et en moralité, parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes ».

Cette vision de l’an 2000 n’est pas sans rappeler l’effroyable description par Barjavel, dans

Ravage, de la production d’un énorme bloc de viande synthétique baignant dans un sérum

répugnant. Car en effet, qui de nos jours souhaiterait voir se réaliser la prophétie de Berthelot, alors qu’elle est devenue presque réalisable techniquement ?

Au contraire, la tendance actuelle est plutôt aux aliments bio, à la phytothérapie et même… aux biocarburants. Autant de pratiques fondées sur des valeurs manifestement différentes de celles de Berthelot, valeur étant à entendre ici au sens de « ce à quoi l’on tient et ce que l’on

désire pour le monde et l’environnement dans lesquels on vit ».

Certes les chimistes, bien qu’évidemment préoccupés par les questions environnementales, ne sont pas dupes de ces « croyances » en la prééminence systématique du naturel sur le synthétique. Purifiés, les médicaments de synthèse ne sont-ils pas également mieux contrôlés que leurs analogues phytothérapeutiques ? N’est-il pas illégitime et capricieux de préférer la vanilline naturelle à la vanilline de synthèse, puisque les molécules en sont parfaitement identiques ? Peut-être…

Des valeurs plus « naturalistes »

Mais même le chimiste aguerri ne restera-t-il peut-être plus totalement impassible à la lecture d’Azote, la 16e nouvelle du Système Périodique (1987) de Primo Levi (1919-1987). Ici, par exemple : « Que l’alloxanne, destinée à embellir les lèvres des dames, vienne des excréments

des poules ou des pythons était une pensée qui ne me tourmentait pas du tout. […] Loin de me scandaliser, l’idée d’extraire un cosmétique d’un excrément – aurum de stercore – m’amusait et me réchauffait le cœur comme un retour aux origines, au temps où les alchimistes tiraient le phosphore de l’urine ».

Car même pour les chimistes, les valeurs changent. C’est ainsi que si, juste après la guerre, Primo Levi décrit son rapport à la matière en ces termes : « Le métier de chimiste (fortifié,

dans mon cas, par l’expérience d’Auschwitz) apprend à surmonter, et même à ignorer, certaines répugnances qui ne sont nullement nécessaires ni congénitales : la matière est matière, ni noble ni vile, transformable à l’infini, et son origine proche n’a aucune

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importance », le chimiste d’aujourd’hui sera-t-il peut-être obligé d’admettre qu’il ne

consomme plus du sucre et du sel bien blancs et bien purifiés, symboles de richesse après la Seconde Guerre Mondiale, mais du sucre roux et du sel de Guérande… parce que sous leur forme brute, ils sont probablement plus proches des besoins de l’organisme (figure 8).

Figure 8 : Les « valeurs naturalistes » s’expriment aussi bien dans le recours aux « produits naturels » dans l’alimentation et la santé

que dans la protection de la nature et le bien-être animal.

CONCLUSION

Nulle surprise alors de voir surgir des conflits à l’interface entre l’artificiel et le naturel, le synthétique et le biologique, interface où se trouve justement le concept ambigu du « chimique ». Au fur et à mesure que la science avance, que la technologie progresse, les frontières entre les grandes catégories du monde porteuses de valeurs fortes se trouvent bousculées, transgressées : le Vivant, le Corps, la Nature, l’Autre…

Ces conflits sont sains ; ils marquent les efforts de l’humanité pour s’adapter au monde qui change. Et ils se cristallisent invariablement autour des paradoxes, des ambiguïtés, des impensés. Le terme « chimique » en fait partie. On ne peut que souhaiter de la part des chimistes qu’ils en profitent pour repenser la chimie et sa place par rapport au monde, plutôt que de croire que tout le monde leur en veut et de s’arc-bouter sur la défense de leur image.

BIBLIOGRAPHIE

BARLET,R. L’espace épistémologique et didactique de la chimie, L’Actualité Chimique, n° 4,

avril 1999.

BERTHELOT, M. Science et morale, Calmann-Lévy, Paris, 1896, p. 512-513.

JOUSSOT-DUBIEN, C. RABBE, C. Tout est chimie ! Les Minipommes, Éditions du Pommier,

Paris, 2006.

Figure

Figure 2. « 120 expériences à réaliser sans danger.
Figure 5 : Chimique : trois différents degrés  d’appartenance.
Figure 6 : Le corps humain est-il chimique ?  L’exemple du cheveu, objet naturel  (biologique) dont on peut étudier la  composition (chimique) et qui possède une
Figure 7 : La pollution chimique représentée dans le sens 1
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