• Aucun résultat trouvé

Suprématie de Dieu et primauté du droit : " ... jusqu'à ce qu'Il amène le droit à la victoire."

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Suprématie de Dieu et primauté du droit : " ... jusqu'à ce qu'Il amène le droit à la victoire.""

Copied!
205
0
0

Texte intégral

(1)

JEAN-NIL CHABOT

3

/

¿)׳^

02

SUPRÉMATIE DE DIEU ET PRIMAUTÉ DU DROIT

«

...jusqu ’à ce qu ’Il amène le droit à la victoire.

»

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de !'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en philosophie pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

(2)

Résumé

Le Canada a enchâssé dans sa Constitution une Charte canadienne des droits et libertés dont le préambule spécifie que ce pays est « fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». La présente thèse a pour objectif de poser un regard interrogateur sur la suprématie de Dieu et la primauté du droit afin de déterminer si, en effet, le droit positif n’a force de principe qu’en autant qu’il est constitué à partir de la loi naturelle, alors que cette dernière serait elle-même issue de la loi étemelle1.

Il me faudra d’abord, à partir de la position voulant que « la foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit2 humain de s’élever vers la contemplation de la vérité3 » et de parvenir à « la perfection la plus puissante de la raison dont le caractère distinctif est de connaître l’ordre des choses4 », donner un fondement logique à l’idée de Création, afin d’en faire le principe de la loi naturelle. La raison peut se laisser éclairer par la foi sans pour autant abdiquer son autonomie, puisque les deux sources ont en commun la vérité.

Suite à cet acquis, je retrace l’origine des êtres mobiles dont la dépendance nécessite une Cause première. Cette recherche concernant la procession des êtres à partir d’un Premier Principe permettra de poser des jalons et d’établir les liens logiques que semble

1 La loi étemelle, ou raison divine, serait antérieure à la volonté divine, laquelle aurait constitué les choses selon l’ordre que nous constatons dans la Création. Ainsi, l’ordre de l’univers trouverait sa raison dans la loi étemelle. Enfin, la loi positive participerait, lui aussi, de cette même raison. Pour cela, il faudra que la raison humaine qui établit ses lois soit elle-même participante de raison divine.

2 Le mot esprit reviendra souvent au cours de ce travail. Noos, son équivalent, a sa genèse philosophique dans la langue grecque. Il suffira, pour les fins que je me propose, de la considérer comme principe de la pensée, que celle-ci soit divine ou humaine.

4 Foi et Raison, Jean-Paul II, Éditons Fides, Québec, 1998, p. 3.

4 “...sapientia est potissima perfectio rationis, cuius proprium est cognoscere ordinem.”: Thomas d’Aquin,

(3)

suggérer une affirmation qui place la suprématie de Dieu et la primauté du droit sous un même rapport avec les droits de Γ homme־.

Nous découvrons, finalement, dans la série des causes à effets qui vont du gouvernement divin au gouvernement humain en assurant le maintien de l’ordre, que la suprématie de Dieu est cause première, nécessaire à la primauté du droit. Nous découvrons aussi que cette dépendance n’influe pas sur l’action libre, celle qui dirige ses opérations en vue d’une fin au moyen dé la raison. Cela ne permet toutefois pas au vouloir libre de l’homme d’échapper à la Cause première de cette liberté.

Un exercice spéculatif qui se rattache à la politique serait vain s’il ne concluait pas dans lepratico-pratique : C’est pourquoi j’ai choisi de conclure avec une étude de cas.

5 Une question se pose : Existe-t-il une connexion nécessaire entre le préambule de la charte et les articles qui suivent ? Du point de vue grammatical, cette connexion est évidente : Il s’agit d’une déclaration de « principes » qui se termine par un deux-points, signalant une série ou une explication qui s’ensuit. Le deux- points indique une connexion nécessaire entre les deux parties.

(4)

à mon directeur, Monsieur Henri-Paul Cunningham

Table des matières

Résumé... i

Dédicace... ... iii

Introduction... 1״

La foi et la raison... 6

Réflexions sur une question connexe à la philosophie de la nature...34

Le gouvernement divin...69

Le gouvernement humain par les lois...103

Le droit... 136

Le droit naturel... 136

Le droit positif... 142

La personne humaine et ses droits... 150

Conclusion... 169 Bibliographie... 179 Annexe A ... 186 Annexe B... 190 Annexe C... 197 Annexe D... 199

(5)

Introduction

«

...jusqu’à ce qu’il amène le droit à la victoire

.6

»

Certaines positions philosophiques limitent la connaissance humaine aux faits établis par le contrôle des phénomènes7, ce qui veut dire qu’elles entrent en conflit avec l’idée métaphysique d’une Cause première de laquelle dépend tout l’ordre de la nature. La

philosophia perennis8, pour sa part, tente de démontrer que les êtres doués d’intelligence

peuvent non seulement découvrir un ordre inscrit dans chaque espèce d’êtres et dans le tout universel, mais qu’ils peuvent aussi participer au maintien de cet ordre.

6 Mat. XII, 20. Par ses propres moyens, la raison parvient à cette même constatation que Dieu est l’auteur, la Cause première, du droit. Sertillanges le dit succinctement : « Dieu n’a pas de loi ; il est essentiellement loi, non à l’égard de lui-même, mais à l’égard de tout le reste, parce qu’il est raison créatrice et, de ce fait, rectrice. » ( La philosophie des lois, Éditions Alsatia, Paris, 1946, p. 10.) Il s’ensuit que sur le plan humain le maintien et le rétablissement du droit positif dépend nécessairement de la considération que l’on fait de la Cause première. « Qu’on le veuille ou non », dira encore Sertillanges, « une science juridique ou une science morale repose sur une métaphysique. » (P. 10) Et, après avoir donné les critères d’une éthique et d’une théorie juridique rationnelles, il dit que « cela, c’est l’apport de la philosophie chrétienne, où la notion de la personne morale a tant de relief, au bénéfice d’une théorie du droit pénétrée à la fois de raison et d’humanité ». (p. 11) 7 II s’agit, en effet, du positivisme sociologique que décrit Louis Lachance dans son livre, Le Droit et les droits de l’homme (Paris, 1959). Une telle conception du droit social fut élaborée par Léon Duguit (dans

Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, Paris, # let 2, 1932), par Georges Gurvitch (L’idée de droit social, Paris, 1931; Le temps présent et l’idée de droit social, Paris, 1932) et propagée par plusieurs auteurs depuis. « Bien qu’elle soit loin d’être uniforme, bien qu’elle varie d’un auteur à l’autre » nous dit Lachance, « cette conception a cependant de constant qu’elle attribue comme source unique du droit les faits sociaux, ceux du moins qui sont revêtus d’un caractère impératif et qui sont sanctionnés par la conscience sociale. Au lieu de les considérer comme matière à intégrer s’ils sont cohérents à l’ordre rationnel ou comme activité à redresser s’ils lui sont discordants, on les érige en règles de droit ». (Op. cit., p. 137- 138.) Il cite ensuite un passage de Jèze (Principes généraux de droit administratif, préface de la 2e éd., pp. 8- 9) pour illustrer ce point: «Le droit d’un pays est l’ensemble des règles — qu’on les juge bonnes ou mauvaises, utiles ou néfastes - qui, dans un pays donné, à un moment donné, sont effectivement appliquées par les praticiens et par les tribunaux... Dans un pays donné, à une époque donnée, le Droit est donc l’ensemble des règles de conduite sociale que la majorité des hommes de ce pays et de cette époque estiment justes et socialement utiles... La parfaite conformité aux faits est le critérium des théories».

8 Entendue selon la définition d’Édith Stein : « L’esprit du philosopher authentique qui vit en chaque vrai philosophe, c’est-à-dire en chacun de ceux qu’une nécessité interne pousse irrésistiblement à se mette en quête du logos ou de la ratio (comme traduit Thomas) de ce monde. » (Phénoménologie et philosophie chrétienne,

(6)

Ces deux positions adverses sont la cause d’un conflit inhérent à la déclaration du préambule de la Charte canadienne des droits et des libertés humaines, voulant que le Canada soit « fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». Lorsque nous considérons la primauté du droit en accordant à la

suprématie de Dieu toute son ampleur, nous nous trouvons dans l’obligation logique de

fonder le droit positif sur le droit naturel, lequel relève, à son tour, du droit divin. Au Canada, par contre, on tend vers une primauté absolue du droit et une conception de la démocratie où la législation émerge des considérations partisanes ou populaires plutôt que de fondements d’ordre axiologique et immuable. De plus, depuis la création de la Charte, la législation ressort souvent d’un jugement de la Cour Suprême dont les décisions reflètent souvent les idéologies courantes ou les valeurs relatives des sciences sociologiques.

Étant donné que le droit, tout comme la morale, a pour objet les actes individuels et collectifs des personnes humaines, ceux qui établissent les lois positives, s’ils s’en tiennent entièrement à la contribution de la connaissance empirique, devront s’en tenir tout autant à 1 ’indétermination de l’agir humain, lequel relève autant de la liberté que de la nécessité. La philosophie qui supporte cette position devra, pour être conséquente, opter pour un droit séparé de la justice, puisqu’en s’appuyant sur la science empirique pour fonder ses lois, elle ignore l’ordre transcendantal et immuable duquel procède la justice.

En fin de compte, c’est dans la conscience qu’il faut assurer la primauté du droit en reconnaissant la dignité humaine comme source de droits. Parce que les personnes sont des agents moralement libres, la loi devient leur foyer de sécurité lorsqu’elle respecte les valeurs transcendantes et permanentes qui donnent repos à leurs consciences. Lorsque l’homme se fait la mesure de toute chose, il s’assujettit à ses propres limitations. Le respect de la personne humaine confère au droit sa légitimité et sa primauté, mais comment cela pourrait-il se réaliser sans référence à la suprématie de Celui de qui tout provient et à qui tout retourne?

(7)

Par ailleurs, en examinant le fondement historique de la déclaration de la « suprématie de Dieu », nous constatons qu’elle est héritée du droit constitutionnel britannique9 et tient son autorité des Écritures judéo-chrétiennes. Pour démontrer sa validité dans le contexte social et politique actuel, le recours à une autorité fondée dans la foi des vérités révélées ne suffit plus; il faut à cette déclaration une démonstration rationnelle. Cela serait vrai même s'il s'agissait d'une ...

...sorte de profession de foi pragmatique, qui consisterait à dire: Voilà ce queje crois, mais peu m'importe pourquoi je le crois. C'est une chose de dire que les hommes, pour faire une œuvre commune et pour rendre la vie terrestre plus vivable, doivent mettre l'accent sur leur convergence pratique en laissant provisoirement de côté leurs divergences spéculatives. Et ce serait une chose tout à fait différente, complètement fausse, de dire que chacun pour son propre compte n'a pas à se soucier de la vérité ou de la non-vérité des principes d'action pour lesquels il lutte.10

La thèse que j’ai entreprise de développer a pour objet de donner une justification rationnelle et réaliste « aux principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit » et démontrer ainsi qu’il est possible de réconcilier la foi pragmatique et la foi métaphysique. En m’appuyant surtout sur la philosophie de Thomas d’Aquin, je me propose d’exposer le fondement rationnel qui permet à la philosophie de relier le droit à sa Cause première. Il faudra démontrer que cette Cause première existe nécessairement et que toute existence accessible à !’intelligence sensible et raisonnable découle d’elle. Accessible à cette dernière, il y a l’ordre de l’univers dont l’intelligibilité concorde avec !’intelligence humaine. En raison de cette concordance, il est possible à l’homme de découvrir les lois qui régissent non seulement le monde matériel mais aussi sa propre nature humaine. Ainsi, l’homme reconnaît graduellement en lui-même une loi virtuelle que la raison peut spécifier par des ordonnances, en vue du bien commun, établies par ceux qui ont charge de la

9 L’expression « the Rule of Law » est !’invention d’Albert Venn Dicey : Lectures Introductory to the Study of the Law of the Constitution (1885, 8th ed. 1915). Avant lui, Henri de Bratton utilisait déjà la formule « under God and the law » dans De Legibus et Consuetudinibus Angliae, 1.8.5. (Cette œuvre n’était pas encore terminée à la mort de son auteur, en 1268.).

10 Bars, Henry, La politique selon Jacques Maritain, Les Éditions Ouvrières, Paris, 1961, p. 72. (L'auteur fait référence à L'Homme et l'État de Jacques Maritain.) Cette observation met en valeur la distinction entre la vertu de sagesse, qui est un habitus de la raison spéculative, et la prudence, qui est un habitus de la raison pratique.

(8)

communauté11. La figure suivante illustre le processus par lequel un concept légal est abstrait de la vie de l’homme afin d’ordonner ses opérations en vue du bien commun12 :

concept

application abstraction

équité (Terme : Pour le bien commun vie humaine

en considération de la personne) {Point de départ)

La phrase : « distinguer pour unir », utilisée par Jacques Maritain, pour intituler son oeuvre principale, inspire la méthodologie queje veux utiliser pour mon discours.

Le premier chapitre sert de prélude et tend à justifier la distinction entre la foi et la raison13 dans leur façon d’atteindre la vérité14 ainsi que l’unité de leur contenu véridique. L’heureuse synthèse entre le savoir théologique, le savoir philosophique et les autres

sciences15 qu’a produite la culture occidentale est l’œuvre de la foi chrétienne et de la

raison. L’auteur de la présente thèse aura recours à la philosophie qui, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, a toujours cherché à assimiler sans brisure les nouvelles découvertes, c’est-à-dire, la philosophia perennis.

11 Cf., Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, q. 90, a. 4.

12 Cf., Thomas d’Aquin, Ethicorum Aristotelis adNicomachum Expositio, VI, 1, VII, 1198.

13 Fides et Ratio (Foi et Raison), l’encyclique de Jean Paul II concernant la relation de ces deux sources de la connaissance m’a fourni les principaux arguments de ce premier chapitre.

14 En fin de compte, il s’agit bien de la vérité, c’est-à-dire, de la correspondance du jugement à la réalité. Cette réalité, c’est l’ordre de l’univers sur lequel la loi humaine repose nécessairement et exclusivement. 15 Je cite les paroles suivantes de Jean Paul II : « Nous sommes au XlIIe et XlVe siècles, à l’époque où prend forme Y humanisme comme synthèse très heureuse entre le savoir théologique, le savoir philosophique et les autres sciences. Synthèse impensable sans le christianisme et donc sans l’œuvre séculaire d’évangélisation accomplie par l’Église dans la rencontre avec les multiples réalités ethniques et culturelles du continent (européen). » (L’Osservatore Romano, 28 juillet, 2003.)

(9)

Plus spéculatif, le deuxième chapitre démontre, sur le plan de l’être, le rapport entre l’idée et l’énergie. En effet, distinguer pour unir exprime non seulement l’idée de la distinction et de la multiplicité que les formes produisent dans l’énergie indéterminée lors de leur émergence de l’Unité suprême, mais aussi la distinction que ces mêmes êtres conservent en retournant à leur source. L’unité suprême, c’est Dieu, être substantiel subsistant par lui-même et possédant la plénitude de la personnalité à laquelle toute individualité rationnelle16 participe. Ainsi, les uns participent à l’Un.

Au troisième chapitre, ce sont le gouvernement divin et le gouvernement humain qui entrent dans cette dialectique quelque peu hégélienne. Ici, nous sommes aussi en transition, car l’idée de participation des êtres finis à l’Être infini entreprend elle-même une descente et nous passons du domaine la métaphysique au domaine pratique. Le quatrième chapitre termine cette descente en proposant le droit et les droits comme unité diversifiée de l’ordre pratique. Enfin, après avoir élaboré sur « les principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit », le discours conclut avec leur application dans le pratico- pratique de la jurisprudence.

16 Selon la définition de Boèce : « La personne est la substance individuelle d’une nature rationnelle ».

(.Duabus Naturis, III, 4.) Quoique Platon ne parle pas de cognition, de volonté et de vie (autrement dit, de personnalité) attribuable à son Idée première, la logique de sa théorie de participation la suppose, puisque la personnalité que l’homme - le logos humain - possède, doit être participée de l’Être qui la possède parfaitement, car on ne peut faire participer un être d’une chose dont on est soi-même privé. Le non-être ne peut engendrer l’être. Par conséquent la vérité qui a sa source, c.-à-d. sa pleine réalité, dans l’Idée première envers laquelle !’intelligence est en appétit, ne peut être atteinte à son plus haut degré sans que le parcours hiérarchique qui conduit à cette Idée première soit suivi jusqu’à son terme. Ce parcours présuppose la croyance en l’Idée absolue, l’Idée première que l’on nomme Dieu. Par ailleurs, l’idée de la divinité que la

philosophia perennis a pu élaborer avec l’aide de la foi permet au philosophe de démontrer que Dieu ne peut exister sans la personnalité. Thomas d’Aquin explique (Somme théologique, q. 40, art. 3) que si on abstrait la personnalité de la divinité, il ne reste rien. Il n’y a donc pas de divinité sans personnalité.

(10)

6

La foi et la raison

Par rapport à la concordance (ou contradiction) qui existe en pratique entre la souveraineté

de Dieu et la primauté du droit17, il y a un champ de connaissance plus vaste et plus élevé

qu’il importe d’aborder afin de bien situer le débat. Il s’agit de la relation et de la distinction entre la foi (sur laquelle la déclaration historique18 de la suprématie de Dieu repose) et la raison (particulièrement dans son application pratique sur laquelle est fondée la primauté du droit). Ce champ de connaissance sera utile lorsqu’il faudra voir comment la loi - formellement un commandement de la raison pratique ou, plus précisément, « un ordonnancement de la raison en vue du bien commun promulgué par celui qui a la charge de la communauté19 » - sous-entend nécessairement une Cause première.

Il est d’abord utile d’explorer les différents sens du mot foi. C’est d’ailleurs ce que Bossuet a fait de façon suffisante dans son livre, De la connaissance de Dieu :

Parmi les choses qu’on ne sait pas, il y en a qu’on croit sur le témoignage d’autrui; c’est ce qu’on appelle la foi. Il y en a sur lesquelles on suspend son jugement, et avant et après l’examen; c’est ce qu’on appelle le doute. Et quand, dans le doute, on penche d’un côté plutôt que d’un autre, sans pourtant rien déterminer absolument, cela s’appelle opinion. Lorsque l’on croit quelque chose sur le témoignage d’autrui, ou c’est en Dieu qu’on croit, et alors c’est la foi divine; ou c’est en l’homme, et alors c’est la foi humaine.20

Dans son commentaire sur les Seconds analytiques (I, 1. i, # 6), par ailleurs, Thomas d’Aquin, présente une foi humaine déduite de la raison. Il enseigne qu’il y a trois degrés dans les actes de l’intelligence dont le deuxième est une « démarche de la raison où Ton

17 Lorsque nous disons primauté du droit, nous entendons que le droit positif l’emporte sur !’interprétation personnelle de la loi naturelle par ceux qui sont chargés de diriger la conduite humaine. Lorsque nous disons

suprématie de Dieu, nous entendons cette prééminence attribuable uniquement à la Cause toute première de toutes existences et de toutes opérations. Le but de cette thèse est de d’établir la relation nécessaire entre la suprématie divine et le droit positif.

18 Par « déclaration historique »,j’entends la reconnaissance de la suprématie de Dieu fondée traditionnellement sur l’autorité de la foi révélée. Je me propose de démontrer que cette même reconnaissance repose aussi sur un suppositus purement rationnel ou philosophique.

19 Somme théologique, I-II, q. 90, a 4, c. 20 Bossuet, De la connaissance de Dieu, I, xiv.

(11)

7 conclut le plus souvent le vrai, mais qui ne comporte pas pourtant de nécessité ». Il écrit ce qui suit :

Bien qu’une telle démarche, en effet, n’aboutisse pas à la science, elle aboutit parfois cependant à la foi ou à l’opinion par suite de la probabilité des propositions dont elle procède, car la raison penche de tout son poids vers l’un des membres de la contradiction, tout en ayant crainte que l’autre ne soit vrai.2 22

Le problème apparent de la liberté humaine qui met en opposition la question de la

suprématie de Dieu et la primauté du droit trouve sa solution dans une véritable

compréhension des rapports entre la foi la raison. Plusieurs courants philosophiques politiques et culturels allèguent P existence d’un conflit entre la loi divine et la liberté, entre la foi et la raison. Ces doctrines, qui attribuent à l’homme une souveraineté21 22 23 absolue, voudraient qu’il ait le pouvoir et le droit de créer de vraies valeurs. Une telle primauté sur la vérité et la morale ferait de celles-ci le produit de la raison et de la volonté humaine. Méconnaissant le rapport de dépendance qui existe entre la raison et la sagesse divine, ainsi que l’apport de la Révélation à la connaissance des vérités morales même dans l’ordre naturel, maints philosophes et théoriciens de la politique et du droit24 ont posé une telle souveraineté absolue dans le domaine des normes morales appelées à ordonner la vie des hommes. Ces normes, en établissant les limites d’une moralité simplement « humaine »25, manifestent une autonomie qui ignore la foi et qui trouve sa source exclusivement dans la raison et la volonté humaine. Tout au moins, si on tient compte d’une foi qui n’exige pas plus que la simple croyance à l’existence de Dieu, on pourra reconnaître que la loi vient de

21 Cité par H.D. Gardeil dans « Introduction à la Logique », Initiation à la Philosophie, Éditions du Cerf, Paris, 1958, p. 193.

22 Ainsi, selon Jasper, le vice fondamental de la pensée marxiste consiste à faire passer une foi de la raison pour un savoir.

3 Souveraineté au sens de royauté. Saint Grégoire de Nysse écrit ceci : « L’âme manifeste son caractère royal et exalté en ce qu’elle est libre et autonome, mue de façon autonome par sa propre volonté. De qui pouvons dire la même chose sinon d’un roi?...Ainsi la nature humaine, créée pour régner sur les autres créatures a été faite, pour ainsi dire, à cause de sa ressemblance au Roi de l’univers, une image vivante, participante de l’Archétype de nom comme en dignité. » {De Hominis Opicio, chap. 4 : PG 44, 135-136. Ou

La création de l’homme, Desclée De Brouwer, Paris, 1982.) Voir aussi mon mémoire Le fondement ontologique de la royauté chez Thomas d’Aquin, Université Laval, 2000, passim.

24 Je pense à la tendance positiviste : d’abord la philosophie d’Auguste Comte et son influence sur J.S. Mills (Ce dernier affirmait que nous n’avons de connaissance que celle du phénomène); ensuite le positivisme logique du Cercle de Vienne; (Schlick et Camap entre autres); la sociologie positiviste d’Émile Durkheim (l’esprit du groupe est le point de référence pour toute connaissance humaine); le positivisme légal de H. Kelsen voulant que la loi soit effectivement valide, à certains moments, en certains lieux - ne laissant aucune place à l’idée de justice... et combien d’autres.

(12)

8 lui, tout en professant que l’homme a reçu un mandat plénipotentiaire pour se recréer intégralement la loi. Cette tendance ne reconnaît pas que Dieu est l’auteur de la loi naturelle et qu’il n’appartient pas à l’homme de la recréer, quoiqu’il y participe au moyen de la raison lorsqu’il lui donne expression dans le droit positif.

Le fidéisme et le traditionalisme sont des tendances qui ne voient pas de distinction entre les deux sources de la connaissance car ils considèrent que la foi surplombe la raison et la domine de sorte que cette dernière ne possède pas son domaine propre. Par contre, le rationalisme et le scientisme voient les choses à l’inverse, car chez eux c’est la raison qui englobe tous les domaines de l’âme intellective. De même, le modernisme ne considère pas qu’il y a une distinction réelle entre la foi et la raison, mais seulement une différenciation sur le plan de !’abstraction. Selon ce dernier, les concepts du naturel et du surnaturel ne sont séparés que par les limites de la puissance d’abstraction.

Pourtant, il est possible de poser une distinction et même de le faire de différentes façons : Nous pouvons, par exemple, poser que foi et raison sont deux modes de connaissance qui opèrent indépendamment l’un de l’autre en tant que contraires dans tous les domaines de la vie et de la pensée. Il y a aussi l’idée que ces deux choses s’opposent en tant que l’un serait parfait et rendrait la connaissance possible tandis que l’autre qui serait perfectible n’en obtiendrait qu’une estimation vague. Enfin, la position qui émerge de la proposition qui veut qu’il y ait accord entre la suprématie de Dieu et la primauté du droit est celle qui, tout en reconnaissant la distinction entre foi et raison, admet les rapports complexes et changeants qui les unissent. « Personne, dit Tauler, n’entend mieux la vraie distinction que ceux qui sont entrés dans l’unité » et significativement, comme il a été dit, Jacques Maritain a intitulé son œuvre principale, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir. Nous pourrions donc dire que nous ne pouvons vraiment connaître les choses dans leur unité que si nous connaissons aussi ce qui les distingue. Il s’agit donc de reconnaître la complémentarité de la foi et de la raison pour qu’il y ait possibilité d’un renversement idéologique par rapport aux tendances décrites plus haut. Cette complémentarité peut aussi

(13)

9 servir de critère dans l’examen des différentes façons de voir la relation qui existe entre la foi et la ràison.

Quelle est donc cette relation complémentaire entre la foi et la raison? Comme je viens de le suggérer, il s’agit d’un rapport qui est non seulement complexe mais dont l’entendement s’ajuste au gré des développements progressifs de la théologie et de la philosophie. Ce rapport, qui suppose d’abord la distinction, tend tout de même vers une certaine communauté. Il s’agit de communauté, puisque la foi et la raison engendrent conjointement la connaissance : la raison en tant qu’instrument naturel et la foi en tant qu’instrument surnaturel. Faut-il dire, donc, que la foi ne soit pas naturelle et qu’elle échappe, par conséquent, au domaine de la raison? Ne pourrions nous pas plutôt admettre, avec Jacques Maritain, l’existence d’une « spiritualité naturelle » (« le mot spirituel pris au sens relatif ») et d’une « contemplation naturelle » (« le mot contemplation pris au sens large »)26. La première serait le sol dans lequel la foi jetterait ses racines et la seconde serait l’élément principal qui en assurerait la croissance. Les assises seraient alors naturelles, mais cela ne veut pas dire qu’une connaissance expérimentale de Dieu serait possible dans l’ordre purement naturel. Maritain est catégorique sur ce rapport :

C’est donc précisément le propre du surnaturel de permettre une connaissance expérimentale de Dieu.

Admettre à quelque degré que ce soit, sous les formes les plus simplement ébauchées qu’on voudra, une expérience authentique des profondeurs de Dieu sur le plan naturel, ce serait nécessairement :

Ou bien confondre notre intellectualité de nature, spécifiée par l’être en général, avec notre intellectualité de grâce, spécifiée par l’essence divine elle-même;

Ou encore confondre la présence d’immensité, par laquelle Dieu est présent en toutes choses au titre de son efficience créatrice, avec l’inhabitation sainte par laquelle il est spécialement présent, à titre d’objet, dans les âmes en état de grâce;

26 Maritain, Jacques, Les degrés du savoir, Desclée De Brouwer, Paris, 1963, pp. 533-534. Ibid., p. 532. Pour sa part, le docteur Michel Copti, neurologue à Montréal, révélait dans une entrevue récente que des recherches sur les sécrétions neuro-chimique et sur les ondes cérébrales de l’homme en prière, en extase ou en méditation indiquerait déjà un circuit cérébral propre au surnaturel : « Dans la maladie, la prière est source d’espérance », Annales N.-D. du Cap, CDC, 1, pp. 10-12.) Aussi, dans le magazine Contact (« Quand l’esprit et le corps se parlent... », printemps 2003) lit-on que « les partisans de la psycho-neuro-immunologie, (...) estiment que le corps et l’esprit sont inséparables jusqu’au fond des cellules vivantes d’un être humain » et on y cite, en plus, ces paroles d’Alexis Carrel : « Le corps et l’âme sont des vues prises du même objet à l’aide de méthodes différentes, des abstraction faites par notre esprit d’un être unique ».

(14)

10

Ou encore brouiller dans un même concept hybride la sagesse d’ordre naturel (la sagesse métaphysique) et le don infus de sagesse;

Ou enfin attribuer à l’amour naturel de Dieu ce qui appartient exclusivement à la charité surnaturelle.

De toute manière, ce serait confondre ce qui est absolument propre à la grâce avec ce qui est propre à la nature. Il n’y a aucune « saisie immédiate » de Dieu d’ordre naturel; une contemplation mystique (authentique) d’ordre naturel est une contradiction dans les termes; une expérience authentique des profondeurs de Dieu, un contact senti avec Dieu, un pati divina, ne peut avoir lieu que dans l’ordre de la grâce sanctifiante et par elle.27

Pour sa part, Augustin Bernard écrivait ce qui suit en commentant sur le pressentiment que l’univers est le miroir d’une réalité spirituelle :

«Tout est esprit» ou « L’esprit est répandu dans l’univers » ... vérités qui sont d’abord pressentiment avant d’être intuition et intuition avant d’être démontrées. Les cœurs purs, les esprits simples, les mystiques ont ce pressentiment, ils flairent les traces de l’esprit dans les choses. Systématisation et preuve par raison démonstrative viennent après et les esprits intuitifs n’ont pas besoin de preuve en règle pas plus que la foi du croyant-né n’a besoin d’être étayée par une apologétique. 8

Bernard admet que le pressentiment et l’intuition demandent à être explicités. Cela est vrai surtout devant l’énigme de la condition humaine face à la mort. Par une intuition juste de son cœur, l’homme refuse l’échec total de sa personne, c’est pourquoi il apparaît, particulièrement dans l’histoire de la Révélation, comme un chercheur qui a soif de connaître le sens de sa vie. Jean Paul II explique qu’en réfléchissant pour découvrir la vérité concernant la condition humaine dans laquelle s’exerce le combat de sa propre vie, l’homme découvre qu’il ne peut en comprendre le sens sinon comme existence relationnelle, car s’il existe en tant qu’homme, c’est en dépendance de sa relation avec lui- même, avec son peuple et avec Dieu qui, au moyen de Celui qui a été choisi pour être l’instrument de sa Révélation à tous les humains, rejoint tous ceux qui le recherchent parmi tous les peuples parce qu’ils ont l’intuition de son existence - intuition soutenue par la réalité de l’univers que !’intelligence reconnaît comme signe de sa présence29. C’est au moyen de la raison elle-même, inspirée par la foi, que le Philosophe-pape applique l’esprit critique à la double source du savoir propre à l’âme humaine. Le mystère de sa relation avec l’homme s’ouvre dès lors et devient source de sagesse pour la raison, qui cherche

Marital!!, Jacques, Les degrés du savoir, Desclée De Brouwer, Paris, 1963, p. 532. Bernard, Augustin, Noos, Éditions du Scorpion, Paris, 1958, p.14.

Mt, VII, 12.

27 28 29

(15)

11 toujours à comprendre davantage le sens de ses autres relations, celles avec ses semblables d’abord et ensuite avec le monde qui l’entoure. Non pas que le mystère divin soit finalement saisi dans son essence, mais qu’il ne soit plus clos aux efforts de !’intelligence et de la raison. Celui qui pénètre ce mystère au moyen de la foi ne cède pas à la tentation du doute, car il se sent appuyé par Dieu30 qui l’a créé chercheur de vérité.31

Cette recherche a exercé une influence variée sur la pensée des différentes cultures. Puisque chaque peuple possède sa propre sagesse, il est conséquent que cela conduise à la création de philosophies autochtones et ce sera d’autant plus évident lorsqu’il s’agit des regroupements humains les plus importants tels que l’Orient et l’Occident. Une telle observation nous mène à constater que nous pouvons attacher plusieurs sens au mot philosophie. Toutefois, pour satisfaire le désir d’unité dans sa recherche de concordance entre l’ordre du réel qu’il perçoit et l’ordre de sa raison, l’homme cherche d’abord à acquérir des connaissances universelles. Au départ, il s’émerveille en contemplant l’univers et en considérant la relation qui le lie à tous les êtres visibles, mais particulièrement, au sommet, à ses semblables avec lesquels il peut communiquer intelligemment et partager une commune destinée. Dès lors, les découvertes, fruits de l’émerveillement de son âme rationnelle, ne cesseront pas d’enrichir son intelligence. S’il n’y avait en lui cette puissance d’émerveillement, l’homme ne serait plus qu’un automate, incapable de progresser dans la connaissance et d’acquérir des possibilités de vie meilleures.

La capacité spéculative, qui est propre à !’intelligence humaine, conduit à élaborer, par l’activité philosophique, une forme de pensée rigoureuse et à construire ainsi, avec la cohérence logique des affirmations et le caractère organique du contenu, un savoir systématique. Grâce à ce processus, on a atteint, dans des contextes culturels différents et à des époques diverses, des résultats qui ont conduit à l’élaboration de vrais systèmes de pensée.32

30 Thomas d’Aquin écrit : « Toutes choses égales d’ailleurs, ce qu’on voit est plus certain que ce qu’on entend. Mais si celui que Ton entend surpasse de beaucoup ce que Ton voit, alors il y a plus de certitude à entendre qu’à voir. De même, si Ton n’a qu’une petite science, on est plus sûr, de ce qu’on entend dire à un savant que de ce qu’il semble qu’on voit selon sa propre raison. Or, l’homme est beaucoup plus certain de ce qu’il entend de Dieu, qui ne peut se tromper, que de ce qu’il voit par sa propre raison, laquelle peut se tromper. » (Somme théologique, II-II, q. 4 a. 8.)

31 « J’ai cherché à explorer avec soin par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. Eh bien! C’est un bien mauvais métier que Dieu a donné aux hommes! » (Qohelet, 1:13.)

(16)

12 Il est inévitable qu’on soit tenté de prendre un système philosophique particulier comme étant la pensée englobante de toute la vérité, ce qui est une erreur, puisqu’on ne peut faire une lecture universelle avec une seule perspective qui ne peut qu’être imparfaite. En fait, tout système philosophique, pour faire cohérence, doit se situer dans une tradition philosophique qui sera celle dont il est issu. Toutefois, en dépit des changements et transformations culturelles et historiques, nous observons la persistance d’un noyau constant de concepts philosophiques tenant lieu de principes.

Parmi ces concepts nous reconnaissons d’abord la morale de base qui constitue une norme générale pour toute l’humanité et que la Règle d’or traduit comme ceci : « Tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-même pour eux. » Nous reconnaissons aussi, comme principes universels, la non-contradiction, la finalité et la causalité. Et, très important pour l’homme moderne, le concept de la personne en tant qu’être libre et intelligent dont l’âme spirituelle lui permet d’appréhender intuitivement l’idée de Dieu.

En considérant la constance de ce noyau de concepts qui subsiste indépendamment des différentes évolutions de la pensée, nous pouvons reconnaître un héritage spirituel commun. Il y aurait dont, dans chaque personne humaine, en relation avec l’univers, un accord inné, source de principes universels sur lesquels serait fondée une philosophie primordiale de l’humanité, laquelle, à son tour, serait la référence de base pour les divers développements de la pensée. C’est en s’appuyant sur ces principes fondamentaux issus de l’unité ontologique que s’élabore la diversité avec son réseau de relations. Au moyen de formules adéquates et de conclusions cohérentes, les différentes philosophies pourront s’entendre sur les principes véridiques, tirés de cette unité, qui permettront de discerner, dans les divers courants de pensée, « non pas ce que les hommes pensent mais quelle est la vérité objective »33. Dans le réseau des relations qui existent à l’intérieur de l’unité diversifiée de l’être, !’intelligence humaine parvient à connaître la vérité objective, c’est-à- dire à connaître Yadaequatio rei et intellectus.

(17)

13

« Acquiers la sagesse, acquiers l’intelligence. »34 Ces paroles attribuées à Salomon indiquent que la connaissance ne résulte pas uniquement du travail de la raison mais qu’elle est aussi le fruit de la foi fondée sur la Révélation. Saint Paul, dans sa Lettre aux Romains, argumente en philosophe pour démontrer que l’homme peut arriver à la connaissance de Dieu en partant de la nature créée. C’est le Créateur lui-même qui se laisse connaître par ses créatures intelligentes au moyen même du monde créé. L’Apôtre des gentils, en philosophe semble-t-il, reconnaît à la raison humaine la capacité de surmonter et de transcender la connaissance sensorielle en raisonnant sur les données que cette dernière lui fournit. Doué de cette capacité, l’homme parvient à atteindre la Cause première de toute réalité sensible. Saint Paul, philosophe chrétien, affirme donc que !’intelligence humaine est apte à la métaphysique. Déjà, plus de quatre siècles avant la Lettre aux Romains. Platon, philosophe païen, l’avait compris.35 Et, après lui, Aristote36 fonda la métaphysique37 38 proprement dite. Dans le même courant de pensée, deux millénaires après la lettre de saint Paul, Bergson, philosophe non-chrétien, reconnaissait lui aussi que l’homme peut s’élever à partir de ses connaissances empiriques, ainsi que le relate Maritain :

D’une part, il est à remarquer que Bergson a conçu la métaphysique comme une sorte de prolongement de la science elle-même, ou plutôt, comme une sorte d’approfondissement de l’univers intelligible de la science elle-même, qu’il demandait à un effort héroïque de !’intelligence se retournant contre elle-même pour saisir par une intuition extra conceptuelle et supra-logique la durée qui est selon lui la substance des choses : il aboutissait ainsi, en métaphysique et pour autant qu’il a accepté de s’engager dans la systématisation métaphysique, à une philosophie irrationnelle du mouvement pur.3

Pour ce qui concerne la foi, il nous faut savoir comment nous pouvons connaître d’une façon « non-naturelle », car il n’en tient pas seulement à la raison de connaître, comme en fait le cas Jacques Maritain dans Les degrés du savoir :

34 Pr, IV, 5.

35 Platon, Le Banquet et Le Phèdre, passim.

36 Le noos (l’esprit), chez Aristote, est proprement divin et inséparable de la vie et de la nature.

37 *Le mot métaphysique n’est pas d’Aristote, mais le mot théologie est de lui comme aussi de Platon et de beaucoup d’autres anciens, tels que les philosophes auteurs de cosmogonies, i. e. Empédocle, Anaxagore, etc.. 38 Maritain, Jacques, Raison et raisons, Egolff, Paris, 1948, p.14.

(18)

14

Tout ce qui est humain intéresse la philosophe, il convient donc éminemment qu’il médite sur ce qui est au cœur même du monde humain, la vie mystique et la sainteté. Mais tout en gardant son point de vue propre et son mode propre de procéder, il doit recourir alors, à raison des exigences de son objet, aux informations de la théologie, à la compétence scientifique de laquelle ressortit un tel objet; car la réalité qu’il étudie en pareil cas n’est pas purement naturelle et relève de principes supérieurs à ceux de la seule raison. Si le philosophe incroyant ne peut admettre ces principes, ni par conséquent la science théologique qui est fondée sur eux, il en résulte que son information sera inévitablement déficiente.39

Parmi les philosophes et théologiens chrétiens, l’opinion commune reconnaît que le croyant connaît avec certitude des vérités qui sont au-delà des capacités de sa raison et qui, ne dépendant pas d’elle, reposent sur l’autorité certaine de Dieu à laquelle la volonté humaine donne son assentiment. Cette distinction est suffisamment évidente, mais il existe d’autres aspects de la question qui le sont moins; celui, par exemple de savoir comment !’intelligence humaine peut, au moyen de sa propre nature, connaître, avec suffisamment de certitude pour y acquiescer et lui soumettre sa volonté, une vérité qui transcende sa capacité naturelle. Il y a aussi l’aspect du mode de transmission des vérités de foi et ce que celui-ci a en commun avec la transmission des faits naturels acceptés en vertu de l’autorité des sources. Toute science, en effet, même celles qui s’appuient sur l’expérience, nécessitent une certaine mesure de confiance ou de foi. La raison elle-même doit souvent déduire ses vérités à partir de prémisses axiomatiques fondées sur l’assentiment général et il y a là un aspect de confiance ou de foi communautaire qui repose en bonne partie sur l’apport

incrémentiel40 de l’histoire. La raison doit aussi donner foi à la cohérence logique à

laquelle elle a recours dans son discours41. En ce sens, la philosophie élaborée pour servir

39 Ibid., Les degrés du savoir, Desclée De Brouwer, Paris, 1963, p. 570.

40 Qualité de ce qui ajoute à une valeur. Mot que j’emprunte à !’informatique pour l’appliquer au développement d’un principe plutôt qu’un ajout à la valeur d’une variable.

41 En un sens la connaissance humaine n’a de réalité que le présent. Pour Descartes, par exemple, le cogito

est Pacte momentané de penser. Donc la conscience de mon existence n’appartient qu’au moment présent. De même ma conscience de toute existence objective dépend du moment présent. Ma conscience du passé et du futur sont dans mon présent. Leurs connaissances sont dans mon présent. Je ne les possède que par la foi puisque je n’en fais pas l’expérience immédiate. La foi est nécessaire pour toute intelligence unie à la matière, car elle ne peut penser que dans le temps, c’est-à-dire, dans le moment présent. « Le passé n’est plus et le futur n’est pas encore», dirait Parménide. Pour connaître la connaissance, je dois donc avoir foi en ma mémoire, mon imagination et le témoignage des autres. Le témoignage des autres doit faire autorité, sinon je suis dans le doute. Il est nécessaire que Dieu existe, il est nécessaire qu’il possède la personnalité, et il est nécessaire qu’il communique son Être à tout ce qui existe hors de lui, car tout être est participant de lui. Il nécessaire, aussi qu’il se communique à l’être participé selon la capacité de l’essence de ce dernier. Notre expérience spirituelle démontre que notre essence humaine a la capacité d’intellection. Il faut donc que Dieu se communique à notre intelligence. Nous pouvons aussi admettre la possibilité d’une assistance particulière pour recevoir ce qui est au-delà de ce que peut la nature par elle-même, mais qui correspond à sa capacité de recevoir. Il s’agit de dons surnaturels tels que la grâce.

(19)

15 la théologie peut être utile, elle aussi, dans son domaine propre. Par exemple, qu’il soit croyant ou pas, le philosophe qui réfléchit sur les relations humaines, surtout dans le cas de la communication entre personnes, trouvera intérêt à étudier la théologie thomiste de la Trinité42.

Ces éléments n’effacent pas les distinctions entre la foi et la raison mais elles les rendent plus unifiantes et, par conséquent, moins apparentes. En fait, toutes les vérités, qu’elles soient naturelles ou révélées, ont leur principe en Dieu, car c’est de lui en tant que Créateur que découle l’ordre de la raison aussi bien que l’ordre de l’univers physique. La vérité que nous connaissons est la concordance de ces deux ordres.43

En raison de l’unité de la personne, il est difficile pour la raison de faire la distinction entre les vérités qu’elle fait connaître d’elle-même et celles que la foi fait connaître. Cependant, pour être unifiante, la philosophie doit avoir, dans son optique, tout ce à quoi la raison peut s’adresser, c’est-à-dire, tout ce qui est. Elle doit considérer, d’abord, l’Être en soi, ensuite toutes les ramifications et distinctions spécifiques qui en découlent et, enfin, l’éventuelle réunification des êtres participants à l’Être.

42 Dans ce domaine, Joseph Frisch a fait une recherche intitulée : The Use of Grammar in the Trinitarian Theology of saint Thomas Aquinas. (Thèse de doctorat et publié par l’Institut Catholique à Paris.)

43 « Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont. À ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient. » ( « Gaudium et Spes »,

Vatican II, Fides, Montréal, 1967, p. 206.) Thomas d’Aquin en fait le point, au chapitre 129 de son

Compendium theologiaeג lorsqu’il affirme qu’une chose particulière est vraie en autant qu’elle participe à la vérité première qui est Dieu. Toute certitude intellectuelle a son origine en Dieu, que ce soit en raison de !’intelligence qu’il cause comme puissance ou en raison des idées que Ton peut abstraire des choses créées.

(20)

16 La personne, être animé doué d’intelligence - intelligence du cœur et intelligence de la raison... : « le cœur à ses raisons que la raison ne connaît pas », dira Pascal - n’est pas un composé, un assemblage de parties comme celui des unités mécaniques, chimiques ou physiques. L’unité de l’homme est son âme intellective, et quoique sa raison soit localisée dans le cerveau, l’âme elle-même - avec sa qualité intellective - est entièrement présente dans chaque partie du corps humain. C’est pourquoi la foi, qui est un habitus entitatif de l’âme, c’est-à-dire un état d’esprit qui, en transformant entièrement l’attitude et la façon de voir de la personne, transforme aussi le cheminement de sa raison en quête de vérité. Le philosophe croyant dont l’attitude et la façon de voir intègrent les données de la foi, atteindra, par la démarche de sa raison, des vérités jusqu’alors inaccessibles avec la même capacité de raisonnement qu’il avait avant de croire.

La différence entre les connaissances acquises principalement par transmission de croyances et celles acquises principalement par raisonnement est rendue encore moins discernable par le fait que toute déclaration de foi dépend beaucoup des ressources intellectuelles et des autres antécédents qui sont en grande partie le bénéfice de la raison. Saint Augustin disait que « même croire n’est pas autre chose que penser en donnant son assentiment [...]. Quiconque croit pense, et en croyant il pense et en pensant il croit [...]. Si elle n’est pas pensée, la foi n’est rien »44. Et encore : « Si l’on supprime l’assentiment, on supprime la foi, car sans assentiment on ne croit pas du tout »45. Ce facteur est évident chez le sujet croyant qui vit concrètement sa foi, mais il existe aussi chez le spécialiste qui considère la foi dans l’abstrait, tel le théologien ou, de façon plus ou moins secondaire, le spécialiste des religions comparées, le philosophe, le psychologue, ou, encore, le sociologue de la religion.

Malgré la transcendance de la foi, les efforts pour en détacher les caractéristiques qui lui sont propres et pour différencier dans le corpus des connaissances ce qui se rapporte uniquement à elle ont démontré que dans ce domaine de l’expérience humaine, comme

44 S. Augustin, De praedestinatione sanctorun, 2, 5 : PL 44, p. 963. 45 Ibid., De fide, spe et caritate, 7 : CCL 64, p.61.

(21)

17 dans les autres, notre intelligence limitée ne peut qu’engendrer une variété d’opinions. Parmi elles, notons d’abord celle qui avait cours chez certains Pères de l’Église, qui ne voyaient pas de distinction entre la foi et la raison et croyaient plutôt que ce qui est connu par la. raison est déjà connu de façon plus parfaite dans la foi. Nous avons l’inverse chez ceux qui, à l’instar de Hegel, disent que ce qui est connu par la foi est en quelque sorte contenu dans la connaissance rationnelle. D’autres, comme Sigier de Brabant, Kierkegaard, Barth et quelques positivistes modernes, voient une distinction catégorique entre la foi et la raison. Ils soutiennent que ce que la foi fait connaître est souvent en opposition avec ce qui est connu par la raison. Nous pouvons aussi placer dans ce groupe la théorie de la double vérité selon laquelle une même proposition peut être en même temps vraie et fausse selon que nous l’entendons soit du point de vue de la foi ou de la raison.46

Il y a encore la position dualiste de ceux pour qui il existe une disjonction dans la connaissance, du fait que la foi porte sur les réalités divines, alors que la raison obtient une connaissance purement humaine. Il faut inclure parmi ceux qui pensent ainsi, ceux dont la tendance mystique porta à exagérer l’origine divine de la connaissance et à minimiser l’apport de !’intelligence humaine.

Nous pouvons enfin remonter l’histoire pour voir ce qu’était la situation de la philosophie avant l’avènement de la foi chrétienne, c’est-à-dire la philosophie entièrement indépendante de la Révélation évangélique. La philosophie apparaissait alors comme une démarche de la raison tout à fait autonome. Son opération s’appuyait sur la capacité seule de la raison et s’élaborait selon les lois qui lui étaient propres. Toutefois, pour la plupart, ces philosophes qui n’avaient pas reçu la Révélation s’ouvraient au surnaturel et à l’au-delà dans leur recherche, sinon explicitement, du moins implicitement du fait de leur croyance. Par contre, même en ce qui concerne la pensée moderne, lorsque la théologie a recours aux

46 Cette théorie considère que deux propositions pourraient être également vraies alors que l’une serait contraire ou contradictoire à l’autre. Par exemple : L’immortalité de l’âme est fausse en philosophie, mais vraie en théologie, ou encore, affirmer que l’âme humaine est mortelle et affirmer qu’elle est immortelle peut être vrai dans les deux cas si l’on considère l’une du point de vue de la philosophie et l’autre du point de vue de la théologie.

(22)

18 concepts et aux arguments philosophiques, il faut que la légitime autonomie de la philosophie soit maintenue pour que le discours soit rationnellement rigoureux.

L’entière autonomie de la philosophie des anciens diffère de la séparation adoptée par un certain nombre de philosophes modernes. En plus de la juste autonomie de la raison philosophique, ces derniers revendiquent, pour elle, une autosuffisance qui s’avère préjudiciable, puisqu’elle interdit à la pensée ce domaine dont la spécialité est 1 ’ approfondissement de la vérité au moyen de la sagesse.

A l’opposée de la philosophie séparée se trouve celle qui est communément désignée par l’expression philosophie chrétienne. Il ne s’agit pas d’une philosophie officielle de l’Église, mais bien d’une conduite spéculative inspirée par la foi, qui se veut inclusive de tout l’apport judéo-chrétien dans le développement de la pensée. Jean Paul II présente deux aspects de la philosophie chrétienne :

Il y a [ ] d’abord un aspect subjectif, qui consiste dans la purification de la raison par la foi. En tant que vertu théologale, la foi libère la raison de la présomption, tentation typique à laquelle les philosophes sont facilement sujets. Déjà, saint Paul et les Pères de l’Église, et, plus proches de nous des philosophes comme Pascal et Kierkegaard, l’ont stigmatisée. Par l’humilité, le philosophe acquiert aussi le courage d’affronter certaines questions qu’il pourrait difficilement résoudre sans prendre en considération les données reçues de la Révélation. Il suffit de penser par exemple aux problèmes du mal et de la souffrance, à l’identité personnelle de Dieu et à la question du sens de la vie ou, plus directement, à la question métaphysique radicale : « Pourquoi y a-t-il quelque chose? »

Il y a ensuite l’aspect objectif concernant le contenu : la Révélation propose clairement certaines vérités qui, bien que n’étant pas naturellement inaccessibles à la raison, n’auraient peut-être jamais été découverts par cette dernière, si elle avait été laissée à elle-même. Dans cette perspective, se trouvent des thèmes comme celui d’un Dieu personnel, libre et créateur, qui a eu une grande importance pour le développement de la pensée philosophique et, en particulier, pour la philosophie de l’être. À ce domaine appartient aussi la réalité du péché, telle qu’elle apparaît à la lumière de la foi qui aide à poser philosophiquement de manière adéquate le problème du mal. La conception de la personne comme être spirituel est aussi une originalité particulière de la foi : l’annonce chrétienne de la dignité, de l’égalité et de la liberté des hommes a certainement exercé une influence sur la réflexion philosophique que les modernes ont menée. Plus proche de nous, nous pouvons mentionner la découverte de l’importance que revêt aussi pour la philosophie l’événement historique central de la Révélation chrétienne. Ce n’est pas par hasard qu’il est devenu l’axe d’une philosophie de l’histoire, qui se présente comme un chapitre nouveau de la recherche humaine de la vérité.

(23)

19

Parmi les éléments objectifs de la philosophie chrétienne, figure aussi la nécessité d’explorer la rationalité de certaines vérités exprimées par les saintes Écriture, comme la possibilité d’une vocation surnaturelle de l’homme et aussi le péché originel lui-même. Ce sont des tâches qui incitent la raison à reconnaître qu’il y a du vrai et du rationnel bien au-delà des strictes limites dans lesquelles la raison serait tentée de s’enfermer. Ces thèmes élargissent de fait l’espace du rationnel.47

Ensuite, le Pape argumente que « dans leur spéculation sur ces éléments, les philosophes ne sont pas devenus théologiens » s’ils ont maintenu la distinction entre la théologie qui « cherche à comprendre et à expliciter les vérités de la foi à partir de la Révélation » et la philosophie qui travaille sur son propre terrain avec « sa propre méthodologie purement rationnelle ». Tel fut le rôle de philosophes aussi distingués que John Henry Newman, Jacques Maritain, Etienne Gilson, Edith Stein, et combien d’autres, qui ont grandement contribué à la philosophie moderne avec leur intuition enrichie de foi chrétienne. Sans leur apport à la culture occidentale, celle-ci ne posséderait pas toute sa richesse.

En travaillant sur leur propre terrain tout en ne s’opposant pas à la foi, ces philosophes ont pu ouvrir pour la philosophie de nouveaux espaces à explorer. Pour démontrer ce qui advient lorsque le philosophe s’ouvre à l’Évangile, Jacques Maritain et, par la suite, Edith Stein offrent une distinction entre la nature neutre de la philosophie et son état lorsqu’elle acquiert la qualité de chrétienne. Il s’agit seulement, pour cette dernière, d’une spécification en fonction de l’objet. La philosophie prend forme dans le milieu historique qui lui donne naissance, car la raison seule ne suffit pas, par elle-même, à faire naître la philosophie. Exprimé de façon métaphorique, cela veut dire que la philosophie ne peut devenir mère en demeurant vierge - elle ne peut parvenir à son plein accomplissement en demeurant purement neutre. C’est ce que semble affirmer Edith Stein :

(24)

20

Les vérités fondamentales de notre foi - création, chute, rédemption, plérôme - présentent tout existant dans une lumière qui rend incroyable qu’une philosophie pure, c’est-à-dire une philosophie tributaire de la seule raison naturelle, puisse s’accomplir soi-même.48

Toutefois, il ne s’agit pas tant, pour la foi, de compléter la connaissance issue de la raison que d’en sauver l’existence. Edith Stein le sait bien car, pour sauver la philosophie de !’hégélianisme, elle a buté jusqu’à épuisement sur les problèmes de 1’Einfühlung (l’empathie) et elle a connu, avec son maître Husserl, les impasses des constitutions49 avant de trouver la solution en mariant l’approche phénoménologique à la philosophie chrétienne de Thomas d’Aquin.

La philosophie contribue encore de façon très importante à la connaissance lorsqu’elle offre à la théologie l’appui d’une « raison éduquée et formée sur le plan des concepts et des arguments » pour que cette dernière puisse accomplir, au moyen de la raison critique, son œuvre d’éclaircissement de la foi. Non seulement la lumière de la raison est-elle nécessaire à la théologie pour pénétrer les vérités de la foi, mais elle lui est nécessaire aussi pour vérifier !’intelligibilité et la vérité de ce qu’elle affirme. Le fait que les Pères de l’Église et surtout les théologiens médiévaux ont eu recours à la philosophie ancienne, totalement indépendante de la Révélation évangélique, fait ressortir la valeur de l’autonomie de la raison philosophique, même si cette pensée païenne a dû subir les transformations que lui a imposées la puissance du génie chrétien, par exemple celles qu’ont apportées saint Augustin à la philosophie de Platon et saint Thomas d’Aquin à la philosophie d’Aristote.

48 Stein Edith, Edith Steins Werke, Verlag Herder, Freiberg, 1987, p. 25. (Trad. ang. The Collected Works of Edith Steins, ICS Publications, Washington, 1992.)

49 « Comment le monde se constitue-t-il pour une conscience, que je puis analyser en immanence : le monde externe et le monde étranger aux valeurs et le monde des valeurs, enfin le monde imprégné de sens religieux, le monde de Dieu .(...) Husserl a élaboré la méthode qui le rendait capable, lui et ses disciples, de poursuivre ces questions de « constitution », et qui lui permettaient de montrer comment l’activité noétique du sujet, en « s’activant sur un matériel purement sensitif, constitue son monde en une multiplicité d’actes ou de réseaux d’actes. (...) Le chemin de la phénoménologie transcendantale a abouti à poser le sujet au point de départ et au centre de la recherche philosophique. Tout ce qui suit est référé au sujet. Le monde que constitue l’activité du sujet demeure un monde pour le sujet. » (Edith Stein, Phénoménologie et philosophie chrétienne,

(25)

21 Il est nécessaire que le théologien - chrétien ou pas - respecte le bon sens qui est le principe de tout raisonnement authentique en accordant son esprit à l’ordre des réalités fondamentales et universelles. Le théologien, pour atteindre les vérités surnaturelles, doit respecter l’ordre de la raison en coordonnant rigoureusement sa démarche avec les vérités naturelles dans le passage des choses tangibles aux choses intangibles. En ne respectant pas cette loi, le croyant finira par déraisonner et il aboutira facilement au sectarisme.

Quiconque voudrait démontrer que les connaissances acquises par l’expérience de la foi hors le domaine de la grâce ne sont pas inhérentes à la nature cognitive de l’homme aboutirait à une impasse. Ce que Dieu révèle à travers l’histoire dans des circonstances psychologiques et sociologiques s’exprime en des termes qui sont accessibles aux facultés de !’intelligence humaine. L’incident de Galilée et la controverse de la théorie de l’évolution, encore vivante surtout dans les milieux fondamentalistes protestants, nous enseignent que nous ne pouvons démontrer qu’il y a des vérités impénétrables à la raison et d’autres que la foi est impuissante à atteindre. Dans le domaine de la foi il y a des questions qui s’adressent à la raison et qui peuvent même être mieux connues intellectuellement par un non-croyant que par un croyant. Par exemple, celui qui croit à la Trinité et qui l’accepte comme mystère incompréhensible pourra très bien en avoir une connaissance spéculative moindre que cet autre qui ne partage pas sa foi mais qui aurait lu le De Trinitate de saint Augustin ou la Somme théologique de saint Thomas. Dans ce deuxième cas, la raison n’assimile pas une vérité qu’elle reçoit dans la foi en l’autorité divine qui la révèle, mais elle l’examine plutôt, à sa propre lumière, en tant que proposition ou opinion courante transmise oralement ou par écrit sur le sujet. En examinant cette question, l’homme ne fait pas de théologie même s’il acquiesce en y trouvant un accord avec les structures de ses connaissances empiristes car c’est l’accord qui oblige son acquiescement et non !’acquiescement de la foi qui le meut à trouver l’accord l’existence duquel il est certain.

Nous pouvons dire sans ambiguïté que la Bible contient une philosophie qui lui est propre et qui s’oppose à toute forme de relativisme, de matérialisme ou de panthéisme.

(26)

22 Cette philosophie biblique enseigne que la vie humaine et l’univers ont un sens et une fin qui se réalisent en l’Homme-Dieu. Selon la logique d’une telle philosophie, l’énigme de la réalité humaine et de la création se résout dans le mystère de Dieu fait homme. La raison est donc appelée à s’engager dans le défi qu’offre cet événement biblique dont le mystère contient une authentique logique qui peut être convenablement salutaire pour la philosophie en la tirant des échecs qui la guettent lorsqu’elle se replie sur elle-même. La logique de l’idée d’un Homme-Dieu, en rendant intelligible l’essence intime de Dieu et celle de l’homme, rend possible à la raison d’atteindre le sommet dans sa démarche vers le sens de l’existence. De plus, à l’exemple de ce mystère où le divin et l’humain sont unis sans une seule Personne sans confusion des natures parce que chacune demeure absolument distincte et autonome, la connaissance de la foi et la connaissance de la raison sont unis sans confusion dans une seule vérité car chacune demeure absolument autonome et distincte.

Avec le développement de la science et l’arrivée de la théologie incarnationnelle à laquelle Teilhard de Chardin a contribué de la façon la plus éminente, le penseur contemporain est moins apte à se prononcer avec certitude sur cette question de la distinction cognitive entre la foi et la raison, d’autant plus que ces distinctions s’amenuisent en mettant davantage l’accent sur la volonté, surtout en ce qui concerne l’amour, le respect de la personne et les relations interpersonnelles. Cela ne veut pas dire que nous dévions de la position de saint Thomas, pour qui la foi est un habitus qui parfait l’intellect, puisqu’en insistant sur le fait qu’elle dépend du libre choix de la volonté, il fait de cette dernière la cause efficiente de la foi. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’avoir certaines

connaissances des doctrines de la foi, mais de choisir d’y adhérer parce qu’elles sont

reconnues comme étant vraies. Non pas que la part de la volonté dans l’acte de foi offre à elle seule une réponse adéquate à la question de la distinction entre la foi et la raison ; car la réponse se situe plutôt au plan de l’unité de la volonté et de la connaissance. Nous l’avons entrevu, toute connaissance, incluant celle que nous qualifions de scientifique, implique largement un acte indépendant de la volonté pour choisir l’option cognitive qui convient le mieux à l’évidence.

Thomas d’Aquin, ayant accepté la distinction déjà posée par Aristote et Platon entre la science (episteme) et Topinion (doxa), ne place pas, pour autant, la foi dans l’une ou l’autre

(27)

23 de ces deux catégories. Pour lui, en effet, la foi n’est ni le résultat d’un raisonnement scientifique, ni sujette à l’erreur possible de l’opinion. Selon la tradition théologique dans laquelle se situe le Docteur Angélique, le principe qui caractérise la foi, c’est la grâce, ait moyen de laquelle l’adhésion au dépôt des vérités révélées est soutenue avec une certitude qui dépasse celle que provoque la démonstration empirique ou purement rationnelle :

La perfection de !’intelligence et de la science50 dépasse la connaissance de la foi par une plus grande évidence, non par une adhésion plus certaine. Parce que toute la certitude de !’intelligence ou de la science, en tant que ce sont des dons, procède de la certitude de la foi, de même que la certitude dans la connaissance des conclusions procède de la certitude des principes. Mais, selon que science, sagesse et intelligence sont des vertus intellectuelles, elles se fondent sur la lumière naturelle de la raison, bien inférieure à la certitude provenant de la parole de Dieu, sur laquelle se fonde la foi.51

La certitude le la foi dépend donc de Dieu plutôt que de la puissance de la raison - position qui peut paraître paradoxale puisqu’elle n’admet pas d’une façon générale, du moins dans l’abstrait, la possibilité de l’erreur, alors qu’en pratique, chez l’individu, la faiblesse humaine admet nécessairement l’incertitude. Thomas d’Aquin argumente que, jugée par sa cause, la certitude est plus grande dans la foi que dans la raison parce qu’elle concerne les vérités divines. Mais jugée selon l’aptitude de la raison pour saisir ce qu’elle connaît, la foi est moins certaine puisqu’elle s’adresse aux choses qui surpassent la capacité rationnelle de l’homme. Toutefois, simplement parlant, c’est la cause qui importe et, de cette façon, il y a plus grande certitude dans la foi quoique ce ne soit pas selon notre capacité de saisir les choses intellectuellement. Autrement dit, le doute n’est pas du côté de la foi mais du côté de l’intellect qui ne peut saisir ce qui le dépasse.52

Il y a plus de 30 ans, Jacques Maritain posait une question qui demeure toujours pertinente :

Est-ce que l’œuvre de la raison elle-même est capable de prendre ses pleines dimensions naturelles sans l’équilibre supérieur créé dans la conscience commune par la foi et !’inspiration religieuse? Est-ce que la philosophie est capable, dans l’existence réelle, d’atteindre sa pleine intégrité rationnelle sans les incitations intérieures et les renforcements qu’elle reçoit de la connaissance théologique? [...] Si on répond qu’en effet raison et philosophie demandent à être ainsi aidées, on devra dire que la civilisation humaine et sa guérison dépendent d’un

50 La distinction que fera, ici, Thomas d’Aquin s’applique à !’intelligence et à la science en tant que ce sont des dons du Saint-Esprit, puis en tant que ce sont de simples vertus humaines.

Somme théologique, II-II, q. 4, a. 8. 52Ibid:

Références

Documents relatifs

L'exclusion d'un actionnaire peut être décidée par la collectivité des autres actionnaires à la majorité des deux-tiers des voix pour les motifs

font grief à l'arrêt d'avoir accueilli cette demande, alors, selon le moyen, que le juge saisi d'une demande tendant à ce que soit déclarée non écrite une clause que la loi

*Remises consenties pour tout projet en rénovation : 20% de remise hors pose sur tout achat de fenêtres PVC avec un minimum de 3 fenêtres ou fenêtres de toit ; 15% de remise hors

Les meilleures notes sont attribuées aux candidats ayant manifesté toutes les qualités attendues pour entrer dans les écoles du concours : le cours est non

• Le capital social est divisé en actions dont le montant nominal ne peut être inférieur à 50dh, et à 10 dh pour les sociétés dont les titres sont cotés en bourse (art. 3

[r]

A notre avis, une telle opération ne pourrait être ef- fectuée que par la comptabilisation d'une plus-value correspondant à la différence entre la valeur d'acquisition

La décision de procéder à un rachat d’actions propres demeure une prérogative du conseil d’administration en droit suisse en vertu de CO 716 I. Cette compétence,