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le Cercle des convives

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-00445291

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Submitted on 8 Jan 2010

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le Cercle des convives

Jacques Araszkiewiez

To cite this version:

Jacques Araszkiewiez. le Cercle des convives : Fonctions réelles, symboliques et imaginaires de la table filmée. Le cercle des convives, 2004, France. pp.281. �halshs-00445291�

(2)

« Le sphérique est la valeur intermédiaire entre l’encerclement animal et l’apocalypse de l’Etre, il permet à ses habitants de se localiser aussi dans la dimension de proximité et dans le monstrueux de l’ouverture au monde et de l’extériorité du monde. Le sphérique aménage la « structure » spatiale originelle de la possibilité de situations d’habitation. Dans le même temps, les sphères peuvent faire office d’échangeurs entre les formes de coexistence du corporel-animal et du symbolique-humain, parce qu’elles englobent des contacts physiques, y compris les processus métaboliques et la reproduction, mais aussi les intentions distantes concernant les objets hors de contact, comme l’horizon et les astres. »

Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être

Ceci revient à dire que l’expérience archaïque, primordiale de la « vision » de l ’autre-moi-même livré à l ’horreur de la décomposition funèbre doit être conçue comme la forme de compétence originelle de tout phénomène humain sensé en général.

Gérard BUCHER, La Vision et l’énigme

A BG

LE CERCLE DES CONVIVES :

Fonctions réelles, symboliques et imaginaires

de la table filmée

1

Jacques ARASZKIEWIEZ∗

En contradiction avec un a priori probablement lié à la dominance d’un cinéma d’action fait de compétitions, de poursuites et de duels, le corpus de films intégrant une ou plusieurs séquences présentant des convives à table est très important. Quant au corpus des films construits autour de la table en tant que motif narratif, il est lui-même loin d’être négligeable. Citons à titre d’exemples : La Grande Bouffe, Le Cuisinier, le voleur, la femme et son amant ou L’Ultime Souper. Sans oublier les Dracula, Nosferatu et autres vampires et plus généralement tous les films pour lesquels le motif de la table est absent et néanmoins organisateur (Delicatessen par exemple). Mais de la nourriture à la table, du rituel des convives partageant la même chair à l’organisation rituelle qui en découle, et face à une problématique complexe et somme toute structurale qui laisse en perspective de riches recherches transversales, il nous a semblé pertinent de ne traiter que d’un film, Le Festin de

Babette, en espérant qu’une analyse en profondeur de ce film puisse le constituer en une sorte

de modèle révélateur des questions philosophiques, psychologiques et anthropologiques liées à la faim et au désir.

Département Information-Communication de l’IUT Nice Côte d’Azur, Maître de Conférences en Sciences de

l’Information et de la Communication, Chercheur au Laboratoire de Psychologie Expérimentale et Quantitative de l’Université de Nice-Sophia Antipolis

1

Ou plutôt, comme nous l’avions précisé lors de notre conférence, fonctions réelles, symboliques et imaginaires de Jacques Lacan puisque c’est ce dernier qui a introduit ce triptyque hérétique (RSI = hérésie).

(3)

Le présent article fait suite à un travail initial2 réalisé à l’occasion d’une « comparaison » entre Le Festin de Babette et Delicatessen. Cette comparaison était appuyée sur l’analyse suivante : dans Delicatessen, la population, dominée par la figure centrale du boucher,

s’autorise à tuer les vivants pour les manger et sombre dans l’inhumanité ; dès lors, il devient

essentiel de retrouver « symboliquement » le dernier singe dressé comme preuve de l’existence d’un animal domestique, donc comme preuve de la capacité de l’homme à également se domestiquer et comme attestation finale d’une possible restauration du statut culturel de l’homme ; dans Le Festin de Babette symétriquement, les paroissiens du village de Nötte Vosborg s’interdisent de jouir du festin par respect des préceptes d’un Pasteur visant à éradiquer toute forme de péché ; dès lors, il devient nécessaire de manger « symboliquement » cette figure tutélaire du pasteur pour libérer les villageois de sa dictature et pour attester d’une possible restauration du statut naturel de l’homme. Cette ingestion « symbolique » du pasteur autorise donc le deuil du pasteur et de ses préceptes infondés et permet la restauration d’une parole parmi les villageois3. Les deux filles du Pasteur peuvent alors donner un sens à une existence jusque là marquée par le renoncement initial à leurs penchants amoureux (leurs prétendants ayant été éconduits par le Pasteur). Elles occupent la place du Pasteur lui-même mais au sein d’une communauté réconciliée et vivante.

Bien qu’introduite ici avec des termes sans doute inadéquats et non sans une certaine brutalité, la question essentielle reste donc bien dans les deux cas celle de l’articulation d’une nature humaine à une culture humaine. Sur le fond de cette question fondamentale4, nous nous contenterons de tenter de décrire, avec une nouvelle incursion au sein du Festin de Babette, le dispositif organisationnel et communicationnel qui semble rendre cette articulation possible. Cette description nous permettra de préciser en plus-value les définitions de la commensalité, du goût au regard de la notion de signe.

LA LIGNE FICTIVE, LE CERCLE DES CONVIVES

L’activité des monteurs de films comme de ceux qui participent à leur réalisation ne repose pas uniquement sur une connaissance technologique. Elle correspond également à un savoir-faire largement indépendant des avancées techniques. En l’occurrence, la notion de ligne fictive continue à être enseignée dans les écoles de cinéma et d’audiovisuel. Au demeurant cette notion ne correspond ni à une grammaire du film5 par essence normative et forcément contestable au regard d’une absence de syntaxe formalisable a priori dans le cadre des langages cinématographiques ni à un schéma (cf. le modèle développé par Noël Burch6 sous la forme du Mode de Représentation Institutionnel7) mais à un usage8. Quel est cet usage ? En voici deux exemples concernant les raccords de position et de mouvement :

2

Jacques Araszkiewiez, Le Festin et l’image : Notes sur le symbolisme dans Delicatessen et le Festin de Babette in De la littérature à la lettre (études rassemblées par Adolphe Haberer et Josiane Paccaud-Huguet), PUL : 1997, pp. 261-269.

3

La circulation du désir est du même coup rendu possible mais cette question est cependant reléguée au second plan.

4

Une des visions possibles de cette question est donnée dans les présents actes avec l’article de Pascal Pick mais également avec l’ouvrage : Aux Origines de l’humanité, coordonné par Yves Coppens et Pascal Pick, (tome 1 et 2), Fayard : 2001.

5

Nous pensons par exemple à Grammaire du langage filmé de Daniel Arijon, Editions Dujarric, Paris : 1993.

6

Noël Burch : Passion, poursuite : la linéarisation in Communications n°38, Seuil, Paris : 1983, pp 30-50 et La

Lucarne de l’infini, Nathan, Paris : 1991

7

En effet, le Mode de Représentation Institutionnel c’est-à-dire cette grande forme cinématographique déjà bien constituée dès 1905 nous semble tendre vers la notion de schéma même si là encore l’absence d’une langue cinématographique nous conduit à un rapprochement sans doute contestable et au demeurant non revendiqué par Noël Burch.

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- Raccord de position : lorsque qu’un cinéaste filme deux personnages, la caméra devra en principe pour chaque plan être située du même côté de la ligne qui relie les deux personnages de telle sorte que ces derniers restent pour le spectateur du même côté du champ. Le confort cognitif est ainsi amélioré puisque le maintien des positions respectives des personnages à l’écran évite au spectateur un travail supplémentaire de construction de l’espace9. Le franchissement de la ligne fictive c’est-à-dire le non-respect de la loi dite des 180°10 n’est pour autant pas impossible. Il supposera cependant dans la mesure où cette loi aura été préalablement respectée que le spectateur émette (ou comprenne) l’hypothèse d’une réorientation du discours filmique (équivalent de la fonction d’un déictique en linguistique).

- Raccord de mouvement : Lorsqu’il s’agit de rendre compte du mouvement d’un objet à l’aide de plusieurs plans, la caméra devra être située du même côté de la ligne fictive définie cette fois par le mouvement de l’objet. Ce dernier apparaît alors se déplacer de manière continue de gauche à droite ou de droite à gauche dans le champ nonobstant le changement de plan. Là encore, le franchissement est possible mais il imposera au spectateur un travail cognitif supplémentaire (création d’une ellipse temporelle ou hypothèse d’une réorientation du discours filmique11 pour expliquer le changement de direction de l’objet). Bien plus, afin d’éviter toute saute visuelle, l’objet devra conserver la même place à l’écran de part et d’autre du raccord ; ce dernier point conduit à construire l’écran comme une surface purement virtuelle et presque géométrique dans la mesure où elle est définie par des règles de symétrie12 et d’investissements ponctuels suggérant une esthétique13.

Qu’en est-il de cet usage lorsque des convives sont rassemblés autour d’une table ? A l’évidence, il dépend de la géométrie propre de la table (rectangulaire, carré, triangulaire, ovale, etc.), de l’emplacement et du nombre des convives (sans préjuger d’autres paramètres comme ce qu’on pourrait appeler le variant d’ajustement14). Ainsi, sans même intégrer le paramètre table et en étudiant du seul point de vue de la géométrie les raccords lors du filmage de dialogues entre acteurs, Daniel Arijon, peut établir une casuistique sophistiquée spécifiant les positions possibles de la caméra lors d’un dialogue entre deux acteurs (12

8

Une formulation générale de ce concept reste à produire. Le sémiologue reconnaîtra ici le modèle Schéma, Norme, Usage, Acte développé par Louis Hjelmslev.

9

Cf. les travaux de Géry d’Ydewalle, Geert Desmet et Johan Van Rensbergen, Film Perception : The Processing of Film Cuts in Eye Guidance in Reading and Scene Perception/ G. Underwood (Editor), Elsevier : 1998, pp. 357-367 qui montrent que dans le cas d’un mauvais raccord, le spectateur effectue une inspection générale de la scène alors que dans le cas d’un bon raccord les déviations de l’œil sont beaucoup plus limitées. Autrement dit un bon raccord induit pour le spectateur une augmentation du confort perceptif (moins d’exploration visuelle) et cognitif (l’espace apparaît comme donné et non à construire).

10

En somme la division de l’espace en deux hémi-champs symétriques par rapport à la ligne fictive reliant deux personnages.

11

On notera la similarité tout à fait étonnante de la construction des plans correspondant à l’arrivée de la diligence dans La Chevauchée fantastique et de l’arrivée du DC3 dans La Chose.

12

Lorsque l’objet sort du champ puis rentre dans le champ, le temps pendant lequel le spectateur contemple le champ sans l’objet doit être égal de part et d’autre du raccord. La symétrie géométrique devient donc en hypothèse une symétrie temporelle : nous développons actuellement une série d’expérimentations pour valider cette hypothèse.

13

Forme qu’on peut définir comme raccord esthétique comme dans l’introduction de Citizen Kane avec la permanence de l’emplacement de la fenêtre éclairée alors même que le château « Xanadu » est notamment filmé directement et en reflet.

14

Voir Système de la mode de Roland Barthes, Seuil, Coll. Point, 1991 (édition originale 1967) , p. 128 : « Le variant d’ajustement a pour fonction de faire signifier le degré d’adhérence du vêtement au corps ». En l’occurrence, il s’agit d’un double « variant » d’ajustement puisque sont désignés l’ajustement des convives à la table et l’ajustement de la table au lieu qui la contient.

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items), trois acteurs (17 items et un résumé), et entre quatre acteurs et plus (12 items). Mais cette géométrie sophistiquée n’est pas déterminante voire fait obstacle à une mise en perspective nécessaire : le cercle des convives. En effet, rassemblés autour d’une table, les convives constituent une unité imaginaire, un groupe. Ainsi les convives, indépendamment de la géométrie propre de la table et même en son absence (quoique sa présence réelle ne soit pas indifférente), dessinent une ligne fictive, la ligne qui les relie. Cette ligne prend invariablement la forme symbolique d’une cercle15. Le cercle définit de la manière la plus radicale une distinction entre une intériorité et une extériorité propre au groupe. Il appartient au réalisateur de choisir de situer la caméra à l’intérieur du groupe et de projeter16 ainsi le spectateur au centre de cette unitée en une forme de communication participative ou de situer la caméra à l’extérieur du groupe et de renvoyer le spectateur à sa position de voyeur. Dans le pré-générique de Reservoir Dogs, Quentin Tarantino joue habilement avec la ligne fictive du cercle des convives. En proposant différents plans serrés sur les visages des convives, le réalisateur invite le spectateur à participer à cette réunion. Simultanément, le déplacement circulaire et presque félin de la caméra autour du groupe renvoie ce même spectateur à une extériorité soulignée par la présence insistante et itérative des dos des convives habillés de noir. La transparence et l’obstacle caractéristiques du voyeurisme se trouvent donc dans cette séquence introductive exacerbée par une alternance brutale de proximité et d’extrême clarté et de distance et de totale obscurité.

La grande table ovale du Festin de Babette conduit quant à elle Gabriel Axel à situer la caméra à l’intérieur du cercle des convives et à inviter le spectateur à table ; à l’exception de quelques plans généraux purement dénotatifs ; à l’exception également de deux plans externes significatifs : ces plans présentent deux des paroissiens qui échangent à l’extérieur de la ligne fictive sur la manière dont ils se mutuellement et habilement « roulés » pendant des années. Dans le contexte de réconciliation général propre au festin et de délimitation par la ligne fictive d’une intériorité propre au groupe, ces propos ne peuvent se tenir qu’à l’extérieur. Symétriquement, une intériorité du groupe se trouve pouvoir être construite dans la mesure où précisément des propos interdits par le Pasteur peuvent être tenus à l’extérieur d’une limite existante. Cette première proposition sur l’organisation filmique du Festin de

Babette qui présente la ligne fictive comme rempart au totalitarisme du discours du Pasteur

reste cependant essentiellement descriptive. Afin d’aller plus loin dans l’analyse du dispositif communicationnel propre au Festin de Babette, il convient de préciser d’un point de vue anthropologique et analytique ce que nous sous-tendons par la notion de « table filmée » ou pour mieux dire ritualisée.

LA TABLE : LE DERNIER RITUEL CARACTERISTIQUE D’UN SYSTEME SAUVAGE AU SEIN DU SYSTEME CIVILISE

Avec la série des ouvrages baptisés Ritologiques, Jean-Thierry Maertens propose une synthèse en matière de ritualité non dominé par le discours théologique. Sur la base d'une analyse lacanienne, cet auteur décrit différents systèmes caractérisés par une ritualité propre :

« Le point de départ de notre analyse de la ritualité est la coupure que le langage provoque dans l’individu au ‘stade du miroir’. Jusque-là, l’individu vit dans l’indistinction

15

On connaît le fameux problème de la quadrature du cercle. Or si géométriquement, il est particulièrement complexe de faire correspondre ces deux figures (présupposé d’un espace bidimensionnel), symboliquement le carré des convives constitue inexorablement un cercle défini par une intériorité et une extériorité même si là encore, une table circulaire aidera volontiers à la constitution du groupe (cf. toutes les dimensions de la communication non-verbale (E. T. Hall)).

16

Cf. la distinction entre projection et identification développée par Edgar Morin dans Le Cinéma ou l’homme

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fusionnelle avec le corps-mère mais au moment du langage, il est séparé de ce monde fusionnel (qui est désigné comme l’ ‘Autre’ sans conférer par cette majuscule une quelconque transcendalité) et d’autre part coupé – de cette coupure qui distingue dorénavant le sujet de l’objet – de tous les ‘autres’ dans la mesure où n’importe quel objet substitutif ou répétitif peut prendre la place du corps-mère originel dans la chaîne des signifiants.

Il se produit de la sorte une partition de chaque individu dans la mesure où son rapport à l’autre, que contrôle le discours socio-économique appuyé sur la part fonctionnelle et anatomique du corps, se double plus ou moins inconsciemment d’une recherche de l’Autre perdu fondée, elle, sur la part érogène et inconsciente de ce même corps.17 »

A partir de cette distinction entre part fonctionnelle et part érogène du corps, Jean-Thierry Maertens peut décrire trois systèmes, sauvage, barbare et civilisé18 caractérisés par leur ritualité et leurs systèmes d’inscription. Voici un bref résumé sous forme de tableau des propositions de l’auteur :

Investissement du corps Discours Inscriptions

Système sauvage Fonctionnel et érogène

Le système sauvage investit le corps à la fois dans son érogène et son fonctionnel parce qu’il y dispose de la possession de la terre, de sa force de travail et du produit de son travail. Ainsi impliqué, fut-ce dans une économie de subsistance, le corps introduit dans sa production et dans sa consommation une part de l’érogène qu’il recèle.

Mythique Type scarification

Lorsque le discours sauvage caractérise ou spécialise les corps, il inclut spontanément dans sa problématique et la fonctionnelle de ce corps et son verso érogène. Scarifications, déprimée ou en relief, tatouage et peinture consistent dès lors à faire passer sur la face visible de la peau, à partir du symbolique social, les traces contenues dans la face cachée.

Système barbare Répression de l’érogène

Le corps n’est plus sur sa terre ; le produit de la force de travail est confisqué par le maître qui réprime l’érogène.

Théologique Ecriture

Le discours théologique est fondé essentiellement sur l’écriture qui autorise la permanence des inscriptions et donc du pouvoir au-delà de la mort.

Système civilisé Conciliation

Constitution du marché de l’érotisme et de la sexualité où le corps travaillant refait ses forces dans le plaisir et le loisir au contact de corps réservés à cet usage.

Sécularisé Argent

L’argent a pris la place de Dieu et devient le premier signe distinctif des corps (cf. le passage à l’Euro !)

Si ces propositions peuvent être critiquées, d’autant que le tableau, bien que reprenant en partie les termes de Maertens, est loin de rendre compte de la richesse du contenu des

Ritologiques, elles peuvent néanmoins nous permettre de préciser quelle peut être la place du

festin dans un système civilisé. En effet, l’ingestion de nourriture correspond d’une part à un besoin qui permet la reconstitution de la part fonctionnelle du corps et d’autre part à la satisfaction d’un désir qui renvoie à l’érogène de ce même corps. D’une part, se nourrir est

17

Jean-Thierry Maertens : Le dessein sur la peau, Aubier : 1978, p. 25.

18

Quoique l’appellation de ces trois systèmes ne soit pas sans ambiguïté au regard d’une terminologie évolutionniste, et sans doute parce ces appellations sont ambiguës, elles sont à prendre sous l’angle subversif d’une médiologie avant l’heure quidécrit des systèmes différents sans attribuer de supériorité au système civilisé ni se retourner avec une nostalgie suspecte sur les systèmes barbare ou sauvage.

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une activité purement nécessaire pour laquelle tout aliment peut convenir (à la limite toujours le même pour autant qu’il soit suffisamment nourrissant / le lait maternel / principe d’identité). D’autre part, se nourrir est une activité totalement investie par une jouissance que la contamination entre la bonne chère et la question de la chair en tant qu’objet de désir révèle (à la limite des mets toujours différents / principe d’Altérité19). En ce sens le festin est le dernier rituel en système civilisé ou les valeurs d’usage (ce dont on a besoin) et les valeurs de base20 (ce qu’on désire), la part fonctionnelle et la part érogène du corps, se trouvent par destination conciliées. Au sein du système civilisé, ce rituel s’oppose clairement au tourisme, au sport ou à la prostitution. En effet tourisme, sport ou prostitution sont des activités dans lesquelles l’érogène est investi. Mais cet investissement ne correspond à aucune valeur d’usage. A la différence du rituel de la table, l’objectif « artificielle » de reconstitution par l’érogène de la part fonctionnelle du corps est donc patent21 pour le sport, etc.

LA COMMENSALITE

Nous venons de décrire le festin comme le dernier rituel d’un système sauvage au sein d’un système civilisé. Cette description « par opposition » appelle en complément une définition intrinsèque. Trois propriétés nous semblent susceptibles d’être soulignées. D’une part, il s’agit d’articuler et éventuellement d’opposer identité et altérité. Et en effet, dans le Festin de

Babette, la richesse et l’étrangeté des mets confectionnés par Babette (altérité)

particulièrement mis en valeur par le réalisateur dans une scène « cauchemardesque » s’oppose à la triste réalité du poisson séché (identité) servi systématiquement jusque là22. D’autre part, en tant que trace de la permanence du système sauvage au sein du système civilisé, le festin appelle un questionnement caractéristique des représentations utilisées par le système civilisé pour maîtriser l’émergence du système sauvage23. Enfin et surtout, l’articulation de l’identité et de l’altérité pendant le festin ne suppose pas seulement un questionnement sur la nourriture en soi. L’exemple du Festin de Babette montre que l’étrangeté des mets proposés s’articule directement à l’accomplissement du deuil du Pasteur : des cailles en sarcophage (sarcophage : étymologiquement qui mange les chairs) ; un vin de Remonte Orgueil … Pour l’essentiel, nous retiendrons donc que le festin se définit par rapport à une activité symbolique (deuil, naissance, et autres célébrations).

La convivialité de la table ne suffit donc pas à définir la commensalité. La commensalité échappe à la simple convivialité dans la mesure où les convives se trouvent liés par rapport à un certain nombre d’enjeux symboliques. Mais si la commensalité apparaît ici comme un effet du dépôt d’un signifiant (disons la naissance ou la mort de quelqu’un pour en rester à des exemples frappants) et donc comme un signifié, il reste à expliquer les conditions organisationnelles et communicationnelles qui permettent cette transformation du signifiant au signifié24 dont le festin n’est que le symptôme.

19

Ces phénomènes sont complexes et simplifiés dans notre présentation car toujours articulés : le lait maternel est également un objet de désir et les mets exotiques ou étranges renvoient souvent à une forme d’authenticité.

20

Sur les notions de valeurs de base et de valeur d’usage, voir les travaux de Algirdas Julien Greimas ou plus récemment de Jean-Marie Floch.

21

Sur le principe de contrariété initiale des valeurs d’usage et des valeurs de base et de réconciliation permanente de ces valeurs dans un futur immédiat grâce au progrès au sein des systèmes civilisés, le lecteur pourra consulter notre article Subliminal et télévision in L’Influence de la télévision dirigé par Didier Courbet et Marie-Pierre Fourquet à paraître prochainement dans Textes de bases en sociologie, Delachaux et Niestlé.

22

Là aussi, encore convient-il d’être prudent puisque Babette en ne s’occupant que de la cuisson du poisson avait déjà réussi à transformer le quotidien des pauvres de la paroisse.

23

Vaste débat entre les chasseurs et les non chasseurs …

24

On lira sur cette question l’ouvrage à paraître prochainement de Jacques Fontanille qui nous a particulièrement éclairé pendant le colloque sur ces questions que nous ne faisions que pressentir.

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LA SPHERE COMMUNICATIONNELLE

La description effectuée succinctement jusqu’à présent du Festin de Babette sous la forme du cercle des convives reste attachée à un imaginaire (la ligne fictive), même si, partant de cette dimension, une ébauche d’organisation symbolique a pu être mise à jour. Le cercle définit une intériorité et une extériorité au sein du groupe. Il définit ainsi un espace d’autorisation et d’interdiction propre au groupe. Il constitue son espace identitaire et un espace d’enfermement (même s’il appartient aux membres du groupe de jouer avec cette figure, avec les zones d’interdits et d’autorisation qu’elle génère, et parce qu’il n’appartient qu’aux membres du groupe de jouer avec cette figure). Mais le cercle n’est qu’un effet du dispositif qui autorise sa constitution. Pour que le festin puisse se dérouler, une préparation et un service sont nécessaires. Comment la préparation et le festin s’articulent-ils au cercle des convives ? Revenons à l’espace filmique. Deux lieux communiquant par une porte sont investis ; d’un côté la salle à manger avec le cercle des convives, de l’autre la cuisine ; dans la cuisine, Babette, le serveur Erik, et le cocher du Général. Quels sont les points remarquables ? - Bien sûr le serveur, Erik, fait l’aller et retour de la cuisine à la salle à manger. Cependant

il n’est jamais montré lors du passage de la cuisine à la salle à manger. - Babette ne se rend jamais dans la salle à manger

- Le cocher est accueilli en tant que convive à part entière mais dans la cuisine

Autrement dit encore, il existe une coupe franche entre les deux espaces. Seuls les plats voyagent en quelque sorte de manière autonome de la cuisine à la salle à manger. Pour compléter cette description, on peut alors remarquer que les raccords entre ces deux espaces séparés s’effectuent :

- Visuellement mais uniquement par le jeu des plats et non par les personnages

- Par le son, de manière fréquente (le crépitement des bulles de champagne dans le verre des convives renvoie au crépitement du feu du fourneau par exemple).

On peut enfin souligner que les flammes multiples des bougies de la salle à manger qui encadrent chacun des convives (raccords esthétiques) d’une manière presque mortuaire s’opposent au foyer unique du fourneau de Babette.

Ce dispositif apparemment complexe ne peut prendre qu’une forme : celle d’une communication ombilicale ; une nourriture transférée magiquement par un sas ; l’impossibilité d’une communication visuelle et la présence d’une communication sonore ; la présence de Babette en tant que productrice / transformatrice invisible des mets.

Peter Sloterdijk dans La Domestication de l’Être, développe le concept de néoténie qui définit le caractère prématuré de la naissance spécifique à l’homme au sein du genre animal et qui conduit à distinguer y compris dans le registre de la biologie l’homme du reste du monde animal au sens où les animaux « naissent » alors que les humains viennent (progressivement) au monde : « La découverte de ces liens est associé au nom du paléo-anthropologue Louis

Bolk25, d ’Amsterdam, auquel on doit pour l’essentiel le théorème de la néoténie, plus tard amélioré par Adolf Portmann. Ce théorème affirme pour l’essentiel, qu’une révolution temporelle tout à fait curieuse a eu lieu chez l’homo sapiens – une révolution qui n’a du reste toujours pas fini de s’accomplir. En son centre, ou sur son pivot, on trouve un avancement risqué du moment de la naissance et un retard immensément accru du moment où l’on devient adulte. 26 ». A partir de la néoténie et pour suppléer à cette naissance anticipée : « Le lieu spécifique de l’être humain possède les qualités d’un utérus externe aménagé par la

25

Il apparaît nécessaire de reconnaître à Louis Bolk sa découverte même si par ailleurs les développements de cette découverte en terme de sélection génétique sont totalement inacceptables.

26

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technique, dans lequel les êtres nés continuent à jouir des privilèges réservés à ceux qui ne le sont pas.27 » et la communication prend alors la forme de sphères : « Avec le concept de sphères, on comble une faille dans le champ conceptuel fondamental des théories de l’espace, une faille qui s’ouvrait – sans qu’on l’ait beaucoup remarqué jusqu’ici – avec une grande discrétion entre le concept d’environnement et le concept de monde. Si l’avoir-un-environnement peut être compris, ontologiquement, comme un être entouré par un anneau fait de pertinences et de conditions de la vie organique – essentiellement des « phénomènes » ayant une portée sur la nourriture, la copulation et les dangers – , et l’être au monde, au contraire, comme un dépassement extatique dans l ’ouverture lumineuse de la clairière, il doit exister un monde médian ou un intermédiaire sphérique qui n’est ni un simple enfermement dans une cage environnementale, ni une pure terreur d’être maintenu dans l’ouvert et l’indéterminé, mais qui offre une « ouverture intermédiaire ». La transition de l’environnement au monde apparaît dans les sphères sous la forme d’entre-mondes. Les sphères ont le statut d’une « entr’ouverture ». Elles sont des enveloppes de membranes ontologiques entre l’intérieur et l’extérieur, et par là même des médias précédant les médias. 28

».

Ainsi le dispositif organisationnel et communicationnel du Festin de Babette prend la forme d’une sphère semi-ouverte. A savoir : présence d’un cercle « fermé » qui autorise la restauration de l’identité des villageois au sein d’un groupe dont l’imaginaire repose sur la ligne fictive et ses espaces dialectiques de paroles autorisées et interdites (la ligne fictive autorise une parole domestiquée mais non frustrante à l’intérieur du groupe parce que les frustrations peuvent s’exprimer à l’extérieur du groupe) ; mais la restauration du cercle des convives n’est possible que par la présence d’une part de Babette et d’autre part du Général ; présence invisible pour les convives mais néanmoins sensible par le festin de Babette qui est une représentante de l’étranger, présence du Général qui représente l’Altérité au sein des convives non seulement parce qu’il a visité le monde et qu’il est susceptible de reconnaître l’excellence des mets proposés (l’identification des « cailles en sarcophage » qui étaient la spécialité exclusive de Babette lorsqu’elle officiait au Café Anglais à Paris par exemple) mais surtout parce qu’il était un des prétendants à l’amour d’une des deux sœurs éconduits par la Pasteur ; présence également de cocher qui bien qu’anecdotique, n’en marque pas moins l’ouverture29 à l’extérieur. La reconstruction du groupe est donc l’effet d’un dispositif de communication « ombilicale » qui repose sur une radicale distinction entre deux espaces et en même temps sur leur totale fusion en une unité productrice de sens. Cette unité est un signe : le groupe est signifié au regard d’un dispositif signifiant qui le constitue.

LE GOUT

Au-delà de la très claire description du processus de la mode proposée par Gilles Marion dans

Mode et marché30 avec ses contagions imitatives, ses leaders d’opinion, on peut s’interroger

plus généralement sur les fondements du goût. Ce dernier, au-delà de l’extrême variation individuelle et de l’universalité de son existence supportée sans nul doute par des fondements biologiques, apparaît comme un effet du dispositif. Dans le Festin de Babette, le goût des convives change de façon très perceptible en même temps que l’identité du groupe se

27 Ibid. 28 Ibid. p.43. 29

Il nous paraît au demeurant qu’une des difficultés propres à l’Espace public de Jürgen Habermas est de ne cesser de rabattre le fonctionnement de la sphère humaine sur la radicalité de cercles publics et privés. En effet, la notion de sphère publique constitue un paradoxe dans la mesure ou le public et le privé tendent à être constitués comme groupe par Habermas (circularité) alors même que la sphère intègre les groupes privés et publics dans un dispositif.

30

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reconstitue et donc que le dispositif dont Babette est le pivot agit. Ainsi le goût se constitue par effet du dispositif. Entre l’universel et l’individuel se constitue donc un « goût » au sein d’un groupe par effet du dispositif. Il importe cependant de souligner que la dimension du groupe et la dimension du dispositif qui autorise son émergence ne sont pas de même nature. Bien plus, si le dispositif dans le Festin de Babette induit la construction d’un signifié qui est le groupe lui-même, ce même dispositif peut conduire à l’explosion du groupe. De nombreuses configurations sont donc possibles suivant la relation du dispositif au groupe, relations qui expliquent les variations du goût.

Peter Sloterdijk avance : « La transition de l’environnement au monde apparaît dans les

sphères sous la forme d’entre-mondes. Les sphères ont le statut d’une « entr’ouverture ». Elles sont des enveloppes de membranes entre l’intérieur et l’extérieur, et par là même des médias précédant les médias. C’est cette zone intermédiaire que désigne Heidegger sans la nommer spécifiquement, et il le fait avec une insistance très remarquable lorsqu’il mène « dans le champ » des mots comme proximité, patrie, habitat, maison, etc. – autant d’expressions qui présentent des valeurs d’acclimatation au niveau ontologique31 ». Mais il

se trompe. Avec Heidegger, à rabattre les sphères sur les notions de proximité et d’habitat, c’est l’altérité propre au dispositif qui est perdue. Si la maison existe, que ce soit celle du groupe, du goût, il importe de ne pas rabattre le groupe sur la maison. Autrement dit encore, le groupe est un signifié dont le dispositif constitue le signifiant. L’ensemble du groupe et du dispositif constitue effectivement la maison ou si l’on préfère le signe. De cela découle que le dispositif ne constitue pas le média entre le monde et le groupe mais bien au contraire que le groupe et le dispositif sont le média32. Le signifiant (le dispositif) représente le sujet (le groupe) pour un autre signifiant (le monde) pourrait-on dire à la suite de Jacques Lacan.

CONCLUSION

La table concilie les valeurs de base et les valeurs d’usage au sein du système civilisé. Mais ce rituel transcende par ailleurs la notion de système telle qu’elle est définie par Jean-Thierry Maertens et nous renvoie aux origines de l’homme et aux fondements de son dispositif communicationnel et organisationnel.

Elle constitue en ce sens le prototype de toute forme de communication dans la mesure où cette dernière engage une activité humaine. Au-delà de la figure de sphère, cette activité suppose un dispositif, une infrastructure, qui autorise en tant que symptôme la création de groupes et donc la construction des identités individuelles.

La maison, le signe, doivent être replacés au centre de la communication, de l’émergence du goût. A concevoir ainsi les choses, on comprend la force du superficiel, de la surface dans le changement du monde33.

A se placer aux origines de la communication, il apparaît que l’assertion de l’humain ne dépend pas de la contemplation en soit du cadavre ou du nouveau-né mais bien du dispositif qui constitue ces phénomènes en tant que signifiant et qui en assure dans le même mouvement

31

Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Être, Minuit, Paris : 2000, p. 43.

32

La thèse défendue par Patrice Bollon dans Morale du masque qui montre l’extrême pouvoir des Petits-Maîtres, Muscadins, Cocodès, Zazou, Rockers et Zoot-Suiters paraît alors aller de soi. Ces modes signifiés dans leur plus grande superficialité sont dépendantes et révélatrices de la maison et du dispositif qui la sous-tend ? d’où leur pouvoir de changement (Patrice Bollon, Morale du masque, Seuil : 1990).

33

(11)

la transformation en un signifié qui relève de l’identité du groupe au sein duquel chacun devra trouver sa place. Si ce dispositif complexe est bien spécifique à l’humain, il est peu probable qu’après avoir séparé autant que possible l’homme du règne animal au prix d’une transcendance surhumaine, on gagne beaucoup à le réinsérer en totalité dans ce règne si ce n’est à payer le prix d’une immanence inhumaine. Il est peu probable que la domestication nécessaire et impossible de l’être ne s’ouvre jamais sur les règles pour le parc humain.

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