L'HISTOIRE DES SCIENCES EST-ELLE AUTRE
CHOSE QU'UN "SUPPLEMENT D'AME" ?
(OU LE SYNDROME SHADOK)
Jean ROSMORDUC
Université de BrestRESUME :
Depuis quelques décennies, différents auteurs ont tenté, en vain de convaincre les scientifiques français de l'utilité de l'Histoire des sciences. Différentes causes expliquent leur échec. Mais l'histoire des sciences est-elle vraimentutile
aux scientifiques?Vous connaissez, je pense, le principe de base de lalogique Shadok : "Ce n'est qu'en essayant continuellement que l'on finit par réussir" ou en d'autres tennes :
"Plus ça rate, plus on adechances que ça marche".
Leur fusée n'était pas très très au point mais ils avaient calculé qu'elle avait quand même une chance sur un million de marcher ... et ils se dépêchaient de bien rater les 999990 premiers essais pour être sûrs que le millionièm.e marche ...(1).
En recensant les plaidoyers faits, depuis vingt ans, pour l'histoire des sciences, je me fais l'effet d'un adepte de la"logique Shadok".
Je suis en bonne compagnie. C'est une consolation.
1. DE L'" A·COMTE" ... A LA "BRETELLE GIORDAN-MARTINAND"
Je ne reprendrai pas l'analyse exhaustive de tous les textes qui, depuis une centaine d'années, tentent de démontrer l'intérêt de l'histoire des sciences. Vous les connaissez aussi bien que moi.
Disons que le réseau convergent comporte quelques autoroutes, quelques routes nationales, des bretelles de raccordement. .. jusque, sans doute, quelques chemins vicinaux.
Il y a la voie dont la destination est essentiellement philosophique, que l'on baptisera du nom d'Auguste Comte.
Il
y
a l'autoroute-Bachelard, que l'on peut notamment créditer de l'apport du concept fondamental"d'obstacle épistémologique ".Il y a l'autroute-Langevin qui pourrait
à
la limite se substituerà
toutes les autres. Il y a la "bretelle-Giordan-Martinand", appeléeà
devenir une autoroute.Il y a L. de Broglie, F. Jacob, J. Monod, A. Kastler ... P. Bourdieu plus récemment. ..
Il me serait difficile de citer tout le monde.
LANGEVIN, UNE SYNTHESE ET UN SYMBOLE
En lisant, il ya quelques jours, le très bon livre que B. Bensaude a écrit sur Langevin (2), je me disais d'une part que son argumentation en faveur d'une interrogation historique des sciences est toujours d'actualité, mais d'autre part aussi que nous n'avons pas, dans ce domaine, beaucoup progressé.
Je me suis intéressé
à
l'histoire des sciences en grande partieà
partir de la lecture dela Pensée et l'Action (3), notamment de celle de "l'esprit de l'enseignement scientifique", de "la valeur éducative de l'histoire des sciences", et de "la valeur humaine de la Science". Langevin - que L. Febvre considérait être "... le plus grand de nos philosophes scientifiques à cheval sur les deux siècles... " (4) - est, pour le marxiste que je suis, physicien de formation et historien par goût, un personnage séduisant,fascinant même, jusque dans ses contradictions (et peut être même
à
cause d'elles). En nous en tenant ici à ce qui concerne l'épistémologie, sa recherche d'une perspective historique, son rejet du mécanisme et du dogmatisme, sa méthode dialectique d'analyse -qui diffère, comme le souligne B. Bensaude, de celle que retiennent la plupart desmarxistes orthodoxes (5) de son temps - m'ont davantage convaincu des apports de
l'histoire des sciences que tous les articles lus postérieurement.
Un autre point a particulièrement attiré mon attention. Langevin fait de l'histoire des sciences un outil didactique, pour les lycéens et les étudiants scientifiques bien sûr,
mais aussi "...pour le plus grand nombre, pour ceux qui devront se contenter de la
Culture acquise dans les années d'école..." (6). C'est donc un instrument de popularisation des connaissances scientifiques.
2. DE BACHELARD A GIORDAN·MARTINAND
Le sujet intéresse aussi Bachelard, au-delà de la thèse du paraIlèlisme entre la formation individuelle de l'esprit scientifique et sa formation collective au cours de l'histoire (7). Mais c'est Piaget qui, au fil de son oeuvre monumentale, a le plus étudié la question, du point de vue psychogénétique. Une synthèse de ses idées se
trouve dans l'ouvrage posthume, écrit en collaboration avec R. Garcia, "Prychogénèse
et histoire des sciences" (8).
Divers textes des deux promoteurs de ces journées apportent des contributions importantes au débat et des éclairages nouveaux. Ma formation initiale est sans doute responsable de mon intérêt particulier pour les développements de J.L. Martinand.
Citons, parmi les idées que j'ai retenues, celles "d'objectif-obstacle" (qui se réfère
explicitement à Bachelard), de"pratique sociale de référence",de"réfèrent empirique",
l'appel à une collaboration entre les pédagogues et les épistémologues... (9). En matière de recherche en didactique je suis, de toute évidence, un béotien. Je ne suis en conséquence pas très sûr d'avoir bien compris tout ce que veut expliquer l'auteur mais ses propos m'ont intéressé.
3. QU'EST-CE QU'UN "ESPRIT SCIENTIFIQUE"
Mais la réédition des arguments de Langevin, ni même les perspectives de la recherche en didactique ne font pas plus le succès de l'histoire des sciences qu'une hirondelle ne
fait le printemps ou "le cheval blanc de Lenine", la révolution (10). L'on ne peut pas
dire que notre cause ait beaucoup avancé. L'édition française publie depuis quelques années un nombre raisonnable de livres sur l'histoire de sciences. Quelques scientifiques sont, dans ce domaine, assez actifs, notamment en mathématique. L'Académie des Sciences a, suite aux travaux d'une commission dirigée par A. Kastler
et
à
laquelle j'ai eu le plaisir de participer, voté un voeu. D. Lecourt, conseiller de J .P.Chevènement, quand il était - hélas! - ministre de l'Education Nationale, nous a dispensé quelques bonnes paroles. Une section "epistémologie, histoire des sciences et des techniques" a été créée dans le C.S.U. - devenu c.N.U. Elle n'a malheureusement
J'ai utilisé le terme "syndrome" dans le titre. Le dictionnaire Robert en donne la
définition suivante :Ensemble bien défini de symptômes qui peut s'observer dans
plusieurs états pathologiques différents et qui ne permet pasàlui seul de déterminer la cause et la na/ure de la maladie.
Ce que je viens derapporter est conforme à cette définition. Les mêmes plaidoyers
sont avec des variantes, répétés depuis quelques décennies. En vain. Il est admis que
l'histoire des sciences fait partie intégrante de la culture selon Malraux - un
supplément d'âme. Elle n'en est pas pour autant jugée utile pour ceux qui nous paraissent être les plus concernés, c'est-à-dire les scientifiques. Pourquoi cet échec, chroniquement reproduit depuis un siècle ?On peut procéder comme un médecin, cherchant sans sucçès à expliquer des migraines par diverses causes intitiales - le foie,
l'an xiété, la sinusite .. , par le terrain, avant de recourir, faute de mieux,
à
desantalgiques pour soulager le malade. Sont ainsi évoqués: la conception utilitaristeque
la classe dirigeante, a, en France, des sciences ; la coupure entre les deux cultures,
pOUT reprendre l'expression de Snow ; l'accroissement vertigineux des connaissances depuis le XVIII ème siècle ; le caractère de plus en plus abstrait des sciences contemporaines ...
Mais l'histoire des sciences est-elle, sinon comme supplément d'âme, vraiment utile
aux scientifiques. Autrement dit, en reprenant l'analogie de tout-à-l'heure, l'individu n';J-t-il pas la migraine tout simplement parce-que sa tête est malade?
Je trois qu'elle est utile. En étant plus rationnel, jepense que les arguments énoncés en sa faveur sont bons. Mais on peut quelquefois en douter.
L'un des objectifs, auquel contribuerait l'histoire des sciences, serait la formation de J'esprit scientifique. Mais existe-t-il vraiment? Je veux dire: un individu, sensé en
être doté, est-il capabledel'exercer dans tous les domaines, à l'exception, bien sûr, de
ceux qui t'elèvent des sentiments ... ? Ce n'est pas évident, c'est même extrêmement con testable.
Soit, par exemple, la vie politique. Considérons un parti que nous ne nommerons pas; ses membres prétendent déterminer scientifiquement leur démarche. Cette organisation inclut les élections dans sa stratégie d'accès au pouvoir - ou de
participation
à
ladirection des (?lfaires. Ses résultats électoraux baissent régulièrementdepuis dix ans; ils sont actuellement moins de la moitié de ce qu'ils représentaient en 1978 et les sondages font prévoir une poursuite de cette chute. Dans ses analyses, la
direction de ce parti met en cause différent~ facteurs : la "crise", les modifications
sociologiques, les campagnes des adversaires ... , en mininùsant considérablement ses propres responsabilités, et en les faisant porter essentiellement sur l'époque antérieure. De toute analyse politique découle ce que dans la "langue de bois" l'on appelle une "stratégie" et une "tactique". Une attitude scientifique conduirait, me semble-t-il, à reconsidérer ces dernières dès lorsque les résultats successifs en sont mauvais. Elle amènerait aussi à revoir les éléments pris en compte dans le raisonnement et sans doute à réévaluer certains facteurs, initialement quelque peu négligés. La direction
citée procède à l'inverse refusant, tels les scholastiques attardés du XVlème et du
l'observation et de l'expérience. Soit un historien des sciences professionnel, dirigeant responsable de cette organisation. II partage les opinions émises par sa direction et, commentant le déclin, ajoute: "c'est un mauvais moment à passer .. notre influence remontera ensuite". Une telle démarche intelIectuelle relève-t-elle d'un raisonnement scientifique ou de la foi
?
Esprit scientifique es-tu là?
Mon exemple est peut-être mal choisi, les opinions politiques étant pour une part inspirées par des considérations d'ordre affectif, par des réactions sentimentales dontil est impossible de déterminer quantitativement l'impact Et, dans ce domaine, serait indispensable la "révolution copernicienne" qu'un actuel candidat aux présidentielles appelle de ses voeux (11).
Je ne voudrais pas terminer cette communication sur une note pessimiste. II me semble que l'histoire des sciences est autre chose qu'un "supplément d'âme" et qu'elle finira par s'imposer en France. Mais il s'agit en partie d'un acte de foi qui ressemble à certains égards à l'attitude du collègue signalée plus haut. Peut-être faut-il s'organiser pour que l'avenir ressemble à ce que j'en imagine.
NOTES
(1) B. ROUXEL,"Les Shadocks", Paris, 1975.
(2) B. Bensaude,Langevin, Science et Vigilance, Paris, Belin, 1987 (3) P. Langevin,La Pensée et l'Action, Ed. Sociales, Paris, 1964. (4)L.Febvre,Combats pour l'histoire, Paris, 1965, p. 341 (5) Si tant est que cet adjectif ait un sens, appliqué à cet objet là. (6) op. cité notre (3), p. 196.
(7) G. BACHELARD,La Formationde l'esprit scientifique, Paris, Vrin, réed. 1980. (8) Paris, Flammarion, 1983.
(9)J.L. MARTINAUD, "Connaître et transformer la matière", Berne, P. Lang, 1986. (10)R. ROBIN,Le cheval blanc de Lénine ou l'histoire autre, Bruxelles, 1979. (11) P. JUQUIN, "Fraternellement Libre", Paris, Grasset, 1987.
BIBLIOGRAPHIE
-BOURDIEU, P., rapport composé par le collège de France
à
la demande du Présidentde la république, le Monde de l'Education,nO 116, mai 85,p. 66.
- DE BROGLIE, L., "Intérêt et enseignements de l'histoire des sciences", in "Sur les
Sentiers de la Science",Paris, A. Michel, 1960, p. 355-381.
- CANGUILHEM G. et coll., "Introduction à l'histoire des Sciences", 1. 2, Paris,
Hachette, 1971. Cet ouvrage contient notamment des textes de Bachelard, d'Alembert, C. Bernard ...
- GIORDAN A. et DE VECCHI G., "Les origines du savoir: des conceptions
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n JACOB F. ,
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- LANGEVIN, P., "La valeur éducative de l'histoire de sciences" in La Pensée et
l'Action, Paris, Ed. sociales, 1964, p. 193-208.
- MARTINAND, J.L., Connaître et transformer la matière, Beme, P. Lang, 1986.
- MONOD, J., "La Science, value suprême de l'homme", in Epistémologie et
marxisme, Paris, U.G.E., 1972, p. 13-32.
TATON, R., "l'histoire des Sciences et la Science actuelle", Organon, 1965, p.
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- Coll.,Le retour aux Sources, J. Rosmorduc éd., Brest, 1975.
- "Didactique et Histoire des Sciences", n° spécial de la revue ASTER, n° 5, Paris, IHRP,1987.