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Le mythe de la femme dans l'oeuvre de Gérard de Nerval.

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Academic year: 2021

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RESUME

Le sujet abordé dans cette dissertation traite du Mythe de la Femme dans l'Oeuvre de Gérard de Nerval, c'est-à-dire de la présence psychologiquement désirée qui caractérise tous les phénomènes de dédoublement dans les écrits de notre auteur.

Nous situons le rOle de la femme dans la vie du poète et le rOle de sa propre vie dans son oeuvre. Nous voyons le poète - par un travail mental extraordinaire - transformer la femme en une sorte de figure mythique. Puis nous insistons sur l'aspect de la femme qu'on retrouve dans la théosophie de l'auteur. Vient ~lors le phénomène curieux de IIl'épanchement du songe dans la vie réelle", et de l'état de confusion qui ne cessera de se développer,

..

au point de confondre le rêve avec la réalité. D'ou la hantise du temps anachronique.

De tout ceci nous essayons de dégager, par le double moyen d'une qu~te.

littéraire et d'une étude psychologique, comment et pourquoi est né chez Gérard de Nerval le besoin de se créer une IIfemme-déesse".

La conclusion de ce travail fera la synthèse du sentiment d'amour, du destin et enfin de la psychologie de notre auteur.

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by

Arlene Devine, B.A.

A the sis submitted ta

The Facu1ty of Graduate Studies and Research MCGi11 University

in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Under the direction of Professor Henri Jones

Department of French Language and Literature.

1.

@)

A:r 1ene Devine 19'70 ---~~

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Chaque homme qui pense, chaque homme qui écrit, a besoin d'une source d'inspiration. 1.' affectivité projette dans un: vague stimuluBi cette pensée inorganisée qui trouvera sa raison d'être dans le monde extérieur. Pour Gérard de Nerval, homme romantique, la femme agit comme source d'inspiration. La femme représente pour Nerval une force omnipotente ~ une présence. Cette présence, il la cherche, essaie de la saisir, de la décrire, jusqu'à la fin de sa vie. De là sa frùstration: cette présence il ne l'a jamais acquise.

La Femme devient une obsession dans la vie de Nerval et il la transpose par un pouvoir sublime dans son oeuvre. Elle prend toutes sortes de formes, depuis la femme terrestre jusqu'à la Vierge Elle~même. Notre auteur essaie de créer cette Epouse mystique, une sorte de femme mythique qui personnifie tout ce qu'il cherche dans l'idéal de la femme. Il désire cet idéal à un tel point qu'il vit et meurt toujours avec la même pensée: la nécessité d'atteindre ce mythe-idole de la femme, cette perfection que l'esprit imagine sans pouvoir l'obtenir complètement.

Pour saisir le sens de ce mythe dans :'oeuvre de Nerval, il est néces-saire de bien comprendre sa vie et la place de sa vie dans son oeuvre. La vie de Nerval crest son oeuvre; c'est-à-dire que les incidents de sa vie réelle

servent de point de départ à sa vie rêvée - son oeuvre. "Si l'oeuvre du poète dérive des événements de sa vie, ceux-ci subissent une élaboration complexe. "Sylvie" et Aurélia, par exemple, ne sont pas des récits uniquement autobio-graphiques. L'expérience intérieure qui s'y trouve est inimitable et même assez difficile à définir 1 ... Nerval a reconnu ce caractère autobiographique

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, de ses meilleurs livres: "Je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître", écrit-il. Pour Nerval, l'oeuvre est liée à la vie profonde et s'y insère comme une série d'étapes

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indispensables sur la voie de la destinée personnelle L'oeuvre peut ac-quérir, au-delà de l'anecdote qui en est l'occasion, la portée d'une explica-tion que le poète se donne de son destin. C'est une sorte de quête intérieure ébauchée par des faits réels et terrestres: " ••. la mission de l'écrivain est d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la

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vie ... " Dans sa vie sentimentale Gérard s'éprenait de femme~ qu'il n'osait ensuite approcher de peur de détruire l'illusion. Il était capable de rester des mois, une année - plus encore - sans se déclarer. Enfin, il leur écrivait des lettres d'amour. C'est pourquoi il dit: "J'ai appris le style en écri-vant des lettres de tendresse et d'amitié". ,_

Gérard, qui prétend avoir été, toute sa vie, l'homme d'un seul amour, part dans ~on oeuvre du principe de poursuivre les mêmes traits dans des fem-mes diverses. Et lorsqu'il s'adresse à son idole sacrée, il sent qu'il peut

jouer, sur un morceau de papier, son avenir et son bonheur, sa vie et sa mort. Ainsi, il formule sa théorie des ressemblances, comme nous le verrons plus loin. C'est donc toujours de lui, sous fiction ou déguisement, que Gérard parle dans ses oeuvres, et il souligne lui-même que les événements de sa vie sentimentale sont mêlés à ses épreuves de folie. C'est notre tache de chercher pourquoi et comment s'étaient produites ces interférences.

"Non seulement Aurélia, mais encore les oeuvres écrites dans l'intervalle des accès, ont permis de découvrir l'existence de conflits névrotiques dont

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nous n'hésitons pas à dire qu'ils nous livrent le secret de Gérard de Nerval" . En effet, il y a danger d'être trompé par le caractère mythique de ses oeuvres, et de les prendre pour une fantaisie d'artiste, sans voir qu'elles correspondent

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~ des réalités. Nerval l'a fait par pudeur de dévoiler des souffrances trop intimes pour ~tre livrées crQment au public, mais n'a-t-il pas obéi ~ un be-soin plus impérieux de son esprit? C'est ce que nous essaierons de dire bientôt. Les transformations successives du mythe chez luisse comprennent si l'on ex-plique les causes profondes de son angoisse. La transformation mythique de la réalité dans son oeuvre cachait un sentiment d'infériorité causé par les femmes dans sa vie.

La femme présente le problème central de la vie de Nerval. C'est vers elle que convergent ses désirs, ses craintes, et ses aspirations mystiques.

Tou~ se ramène ~ cette préoccupation majeure de la femme. Pas exemple, nous le verrons admirer de loin l'actrice Jenny Colon comme une idole dont l'appa-rition sur scène suffisait ~ le transporter dans un bonheur indicible. C'est la même méprise ~ Vienne, envers Marie Pleyel, et de nouveau Nerval est exclu de ce ravissement auquel il aspire et qu'on lui refuse inexorablement. Le dé-sarroi o~ le jette cette angoissante révélation ne lui ouvre pas les yeux sur ce besoin qui tend vainement ~ s'assouvi~ . et ne trouve nulle part l'objet dont l'absence entretient ce malaise. Ayant renoncé ~ demander ~ une femme ce

qu'elle peut lui donner Gérard ne cesse de chercher ailleurs l'effusion de ten-dresse qui comblerait son coeur. '~ais le mythe dont la fonction est de suppri-mer l'angoisse en proposant l'espérance ••• n'arrive pas davantage ~ triompher des redoutables nuances qui interdisent l"accès ~ ce bonheur ineffablerr5 •

Toujours surgit quelque obstacle au moment o~ Gérard est sur le point de gonter ~ ce qui lui est mystérieusement défendu et partout c'est la même défaite dont il se relève pour s'élancer ~ la poursuite de l'insaisissable chimère. Il semblé que l'implacable fatalité s'exerce contre Gérard sans lui accorder l'imaginaire possession qui eut été la préfiguration de ce bonheur auquel

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s'adresse aveuglément son ardeur inquiète.

Le rôle de la mère

pourquùi Gérard recherche-t-i1 toujours la même tendresse de l'âme sans y admettre un désir charnel? Le rôle de sa mère, qu'il n'a d'ailleurs jamais connue, expliquera ce fait en partie.

La mère de Gérard est morte quand il n'avait que deux ans. Pourtant, elle était la première femme qui ait laissé empreinte sur le jeune poète. Pendant toute sa vie il attribuera à l'absente un pouvoir presque surhumain de bonheur changeant son absence en une présence. "Je n'ai jamais connu ma mère," écrit-il Qa~ Promenades et Souvenirs, "ses portraits .:>nt été perdus ou volés t?~ je sais seulement qu'elle ressemblait à une gravure du temps,

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d'après Prudhon ou Fragonard qu'on appelait 'la Modestie'." Notez ce mot ''modestie'' qui aura une place très importante dans le développement du senti-ment de pudeur chez Gérard. Le poète continue, "La fièvre dont elle est morte m'a saisi trois fois à des époques qui forment dans ma vie des division

singu1iè-res, Périodiques".] ~n fait, sa mère était enterrée en Silésie, au cimetière polonais de Gross-G1ogaw. Elle est morte, dit Gérard, à vingt-cinq ans, d'une fièvre qu'elle avait contractée traversant un pont chargé de cadavres. Elle suivait son mari médecin ftà\~làrea.

Nerval idéalise la mère perdue et un lien spirituel avec celle qui lui manque devient de plus en plus évident. L'Allemagne, où sa mère est inhumée, devient pour notre auteur "L'Allemagne, notre mère à tous". Il cherchait en Allemagne, à travers des souvenirs de jeunesse que son père lui fournissait~t, l'image de la mère perdue. Il est facile de discerner dans l'oeuvre de Nerval la fixation de la mère et un conflit latent avec le père. L'épisode du

simu-8 _ .... .: __ ... .: __ ... __ .:_~ _ •• .,~_I"'t. ~_;~

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correspond à la recherche d'une mère de remplacement, à un besoin de pré-sence féminine 9.

La Mère est et restera toujours au centre de l'existence de notre auteur. Nerval a pu reprendre l'affirmation de Stendhal au seuil d'Henri Brulard: "la mort de la mère fut le premier malheur de sa vie." Elle est la clef de voOte de son existence. En vain la cherchera-t-il sous divers masques, le fantOme de sa mère se dérobera toujours ne laissant derrière qu'une incurable nostalgie. Tout jeune Gérard cherche le substitut de sa mère réelle dans le mythe germanique des Mères et surtout dans l'image d'Isis. Ses amantes ima-ginaires - Adrienne, Jenny Colon, Marie Pleyel, en offraient le reflet. Mais elles ne font que servir de témoins successifs à une mère de l'ame par excel-lence, dont le culte grandira progressivement dans le coeur de Gérard: la Vierge Marie. En celle dont Marie Pleyel porte le nom, il retrouve, après quarante années d'absence, la mère si tOt arrachée. L'image de la Mère restera pour Nerval l'un des symboles de la religion. Présente dans tous ses r~ves, aimée du grand amour qu'amplifie l'absence, Nerval retrouvait la mère partout. Auré-lia en est témoin. Comme le dit Albert Béguin:

... Ce livre raconte la transformation progressive de l'actrice Jenny Colon, métamorphosée en d'autres fi-gures féminines, puis en divinités d'une mythologie personnelle, et finalement résorbée dans l'image sal-vatrice de la Vierge Mère ... A travers toutes ces incarnations, c'est bien la Femme Maternelle dont Gérard sollicite désespérément l'amour. C'est bien

sa propre mère qu'il espère retrouver, et c'est pour la retrouver qu'il se lance à corps perdu dans des croyances orientales et les métempsycoses 10

Toute cette féminité essaie de combler le vide laissé par une mère perdue dont l'image ne se devinait qu'à travers une allusion à un portrait.

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L'image de la "Mère éternelle" n'est qu'un idéal pour Nerval; cette image représente le désir de retrouver sa mère, mais sous une autre forme. Il désire sa présence non en tant que femme ou mère mais comme force universelle. Il fait du mythe de la mère une sorte de r~ve éternel, une force intérieure qui

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le pousse à agir, à écrire, à penser. Mais ce n'est en réalité qu'un idéal

~

platonique, symbole du salut personnel et universel. Tout indique à Gérard que plus épouse que mère, la sienne s'est engagée sans regrp.t dans une voie qui fera de lui un orphelin. "Victime d'une frustration qui a troublé son moi profond, le poète a pressenti le rOle irremplaçable de la mère dans la formation de la personnalité de l'enfant, indissolublement liée aux premières manifestations affectives".12 Frustration qui une fois pour toutes l'a écarté

de la condition humaine. Par exemple, il place sa réprobation ironiquement dans la bouche du père dans L'Alchimiste. Il fait dire par Fasio condamné, à sa femme qui veut le suivre dans la mort, ce que le docteur Labrunie, s'opposant au départ de sa femme pour le suivre en guerre, aurait da dire:

Souviens-toi que ta vie à l'avenir féconde, Par des liens sacrés et retenus au Monde, Et que ce dévouement où ton coeur est enclin Laisserait au berceau notre enfant orphelin .•• Pauvre enfant isolé qui n'aurait plus de mère.

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Le 27 novembre, 1853, de la clinique du Docteur Blanche, Gérard écrit à son cousin Dublanc: "Aujourd'hui, jour anniversaire de celui où ma pauvre mère est morte en Silésie suivant le drapeau de la France, mais laissant son fils orphelin.,,13 M@mes termes, tnemes impressions que dans L'Alchimiste à quatorze ans de distance. La blessure était inguérissable. La silhouette de l'amazone silencieuse - la mère - hante l'imagination de Nerval avant toute autre. La mère est la première de ces amazones qui, du '~arquis de Fayolle", à "Sylvie" et "Pan dora" , jalonnent l'oeuvre du poète.

Encore dans L'Alchimiste Ne~·al nous renseigne sur le mal qui emporta sa mère. Par la bouche du comte Lelio, Gérard, cette ~e pudique, laisse échapper une plainte, la seule de son oeuvre:

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"

Or, il advint un jour que des fièvres mortelles Passèrent sur l'Espagne en secouant leurs ailes;

La Mère

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A l'~ge de trente ans fut rappelée à Dieu,

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Hélas! le pauvre enfant, si petit qu'il était, Avait déjà compris que sa mère emportait

Le bonheur avec elle • • • • • • • • • •

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Sa mère qu'à cette heure il se rappelle encor, Comme un ange entrevu dans un nuage d'Or!

(II, 3)

La femme de son oncle Jean-Baptiste fut pour Gérard une vraie mère. C'est elle qui ent le malheur de recevoir son dernier billet:

Ma bonne et chère tante~ dis à ton fils qu'il ne sait pas que tu es la meilleure des mères et tantes.

Quand j'aurai triomphé de tout, tu auras place dans mon Olympe comme j'ai une place dans ta maison. Ne '4attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.

Qu'il met haut celle qui lui a dispensé un peu de tendresse maternelle. G:::-ace à elle nous savons qU'il n'aura pas été tout à fait le "desdichado" qu'il s'est plaint d'être.

On peut en conclure que le grand, l'irréparable malheur de Nerval, c'est de n'avoir pas connu sa mère. Son absence a pesé d'un poids terrible sur l'existence du poète. Cette expérience indispensable lui ayant manqué, tout amour, et surtout le premier, devait fatalement prendre la forme de cette fixa-tion maternelle.

Pour tout homme la mère demeure éternellement jeune, la plus belle parce que la première aimée, et parée comme une fiancée dont on est fier. Nous savons que Gérard nia jamais connu ces doux sentiments. C'est pourquoi il cherchait dans des jeunes filles cette tendresse féminine dont l'enfant le

1 é · f . b . "J'é" é d ' f '11 ,,15

p us r t1 a toujours eso~n: ta~s toujours entour e Jeunes 1 es, nous dit-il. N'avaient-elles pas pour le petit orphelin une amitié presque maternelle, et de son cOté ne trouvait-il pas dans ces innocentes passions

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Il ne cesse par la suite de demander à toute autre femme d'~tre une mère autant qu'une amante. D'où viennent les troubles émotifs de Nerval? Comment dire les sentiments qui agitent un coeur timide n'osant consentir aux exigen-ces brQlantes? Sait-il bien lui-même vers quoi l'entra1nent exigen-ces transports, et n'est-il pas retenu par la crainte d'accomplir une profanation? Gérard nous fait penser à ce compagnon de la ballade allemande qui dit: "Je ne t'ai pas connu ••• mais je t'aime et t'aimerai pendant: l'éternité ••• ,,16.

Gérard de Nerval souffrait d'un complexe d'infériorité qui provenait de sa timidité envers la femme. Les échecs amoureux, comme nous allons voir, con-tribuaient à ce sentiment d'infériorité. Nerval, homme, essaie de justifier son manque de succès auprès des femmes en substituant à l'amante, l'image de la Mère, qu'il eQt été sacrilège de souiller.

Le role du père

C'est le cOté féminin de Gérard qui appara1t dans ses relations avec son père: douceur, tendresse et jalousie - il est jaloux de la clientèle exclusi-vement féminine qui fréquente le cabinet du père, spécialisé après son départ de l'armée dans la gynécologie. Ces dames auxquelles son père manifeste tant d'attentions, ne vont-elles pas lui enlever ce qu'il a de plus cher au monde? Ne vont-elles pas aller jusqu'à prendre la place de cette mère disparue qui règne encore, invisible? D'ailleurs, la vision réaliste du père ajustant ses "instruments de torture" a pu marquer le point de départ d'une névrose qui,

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au contact de ses r~veries, le mènerait un jour à la folie. On voit un rappel de ces détails dans cette hallucination d'Aurélia:

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Je crus alors me trouver au milieu d'un

vaste charnier où l'histoire était écrite en traits de sang. Le corps d'une femme gigantesque était peint en face de moi; seulement ses diver~es parties étaient tranchées comme par un sabre ••• 1

La pudeur de Nerval fut irrémédiablement blessée par les écrits qu'il trouva dans le cabinet de son père; par exemple, le suivant: "Dissertation sur les dangers de la privation et de l'abus des plaisirs vénériens chez la femme". En épigraphe, une lettre au clocteur Tissot, (ce"funeste -40cteur Tissot, lequel traça à la fin du XVIIIe siècle un si effroyable tableau des égarements de l'amour que tout le XIXe siècle risqua d'en devenir frigide" 19), nous renseigne sur les intentions du docteur Labrunie: nécessité irréluctable de l'Amour; mais si l'homme s'écarte des "besoins immortels de la Nature", ~U s'expose à "des maladies sans nombre, placées par elle comme des sentinelles

vi-20

gilantes." Une part de la fatalité qui pèse sur Gérard est peut-être ins-cri te dans cette connaissance anticipée des choses de l'Amour. Son goüt "des formes vagues ••• des fantômes métaphysiques" 21, semble!.~ s'imposer comme un écran pour masquer le souvenir de ces tristes visions, de ces réalités trop tôt révélées, lui fermant à jamais le mystère du corps féminin:

Il Y a de certaines façons de forcer une femme qui me répugnent ...

Vue de près, la femme révoltait mon ingénuité; il fallait qu'elle apparÜt reine ou déesse, et surtout n'en pas approcher. 22

Nerval a donc réagi très tôt en substituant à ce réalisme de salles d'opérations, un idéalisme éthéré, en recherchant l'innocence et ses jeux en pleine lumière:

Ma passion s'entoure de beaucoup de poésie et d'originalité ... C'est une image que je poursuis ... 23

On a donc vu que Nerval souf~rait de n'être pas aimé par son père comme il aurait voulu l'être. Il y avait chez lui un besoin de protection maternelle que ne sut pas rendre le ~octeur Labrunie. Son attitude de témoin impitoyable rendit impossible toute identification physique et psychique. Il porte le poids de cet infantilisme dont Gérard n'a pu se dégager 24

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On se rappelle la scène où Gérard, agé de sept ans environ, jouait devant la maison de son oncle Boucher, lorsqu'il vit arriver trois officiers en uni-forme. Instinctivement il reconnut son père à l'effusion de ses embrassements:

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"Mon père! ... tu me fais mal," son cri lui demeure présent, et sans doute son effroi. Cette virile étreinte provoque un recul chez l'enfant, habitué à de plus tendres caresses. "De ce jour", écrit l'auteur, "mon destin changea. ,,26 D'ailleurs c'est son père qui en 1814 (?) mit fin à la plus heureuse période de son enfance: Nerval dOt quitter la maison de l'oncle Boucher et ses jeunes amies de campagne. Ainsi, ses premières années sont demeurées pour Nerval l'ima-ge d'un bonheur paisible brusquement interrompu par son père: "Le plus agé,

sauvé des flOts de la Bérésina glacée, me prit avec lui à Paris pour m'apprenàre ce qu'on appelait les devoirs.,f7 Quel contraste entre ce caractère durci, aigri par tant d'épreuves et celui du bon oncle Boucher de Mortefontaine dont Nerval aime si volontiers parler et dont il idéalise le portrait. Ce vieillard prati-quait une sagesse païenne imprégnée des doctrines philosophiques du XVIIIe siècle, tempérée d'un scepticisme, qu'il enseignait à son neveu. L'oncle Boucher, avait une tendance au mysticisme, équilibrée par un bon sens de paysan; quand le jeune Gérard lui demanda ce qu'était Dieu, i l répondit:

"Di~u,

c'est le soleil." 28

En m~me temps qu'il arrachait Nerval à l'atmosphère charmante du Valois, son père lui apportait la certitude qu'il ne verrait jamais, n'embrasserait jamais, ne recevrait jamais les gages de tendresse que seule une mère peut prodiguer. Gérard savait qu'il serait toujours privé d'un bonheur accordé à tous les autres. Il tient son père responsable et c est lui-m~me qui doit en souffrir les conséquences.

Dans Aurélia, le poète imagine l'union de la femme et de l'homme sous cette forme cruelle qui aboutit à la destruction du "type éternel de la beauté". ~

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"Ne gardait-il pas le souvenir de cette violente étreinte qui lui avait fait mal, alors comment ne pas en soupçonner d'autres plus brutales, peut-être au point d'être mortelles? Si donc son père était responsable de la mort de sa mère, peut-être n'était ce pas pour les raisons qu'il avait d'abord entrevues, mais pour d'autres plus secrètes et plus effroyables, à cause de cette puissance

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de l'homme assouvissant aveuglément son désir." D'où son refus d'identifica-tion avec son père. Ainsi, son oncle Boucher incarne à ses yeux le modèle idéal de la perfection, car c'est lui qui, dans les premières visions du premier accès onirique de Gérard lui apparatt et l'initie aux mystères de l'au-delà. Dans son oeuvre c'est la seule figure masculine que Gérard ait tracée avec tant de respec-tueuse tendresse et il a pris dans le coeur de Gérard la place d'un père qu'il aurait aimé sans réserve. Le poète le disculpe de toute action sexuelle qui serait à ses propres yeux un crime.

L'hostilité de Gérard contre son père est née de l'effroi du premier con-tact, du reproche de l'avoir privé de mère. Cette hostilité, qui n'a pas pris une forme agressive, est allée très loin dans son moi profond. "Le fantasme sanglant a triomphé du désir qu'il étai: désormais impossible de satisfaire, du moins avec la femme véritablement aimée. Car c'est bien la scène imaginaire, et pas une autre, qui s'imposait: l'amour de son père avait obligé sa femme à le suivre, et si elle avait succombé, c'est à cause de l'ardeur de la passion, incapable de mattriser un élan brutal. L'eUt-il moins violemment aimée, il n'eUt sans doute pas détruit le rype éternel de la beauté dont la perte le rendait in-consolable. ,,31 Ainsi Nerval se laissait ~~ à de passagères aventures avec des grisettes, car il n'avait pas à craindre alors l'assouvissement d'une puissance que seule une passion véritable rendit dangereuse. "Ainsi se comprend cette étrange dissociation, ce malheur~ux babylonisme qu'il s'efforça en vain de

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Le thème de la "cousine"

A cause de son affinité pour la mère, d'autres femmes dans la vie de Nerval prennent des places spéciales. C'est parce qu'elles remplacent la mère dans son coeur. Une de ces dames est Sophie de Lamaury, "cousine" de Gérard, avec qui, tout enfant, il a joué aux Tuileries ..

Son amour pour Sophie était tout-à-fait cérébral: "Cet amour était un amour d'enfant, tout entier dans la t~te." Quant à leurs liens: " ... des souvenirs com-muns, des relations de famille rapprochées ... " Gérard a besoin du rappel de ces

liens, en particulier du décor d'autrefois, dont il sent qu'il est le principal support de cet amour d'enfance. Son amour est de toute pureté et c'est "à la

r.

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pensée de[cette] jeune fille LqueJ l'amour [lJ 'a fait poète."

Gérard a trouvé auprès de sa "cousine" beaucoup de cette affection qui lui sera si mesurée. Par exemple, dans Léo Burckart on lit ces mots de Frantz, (Ner-val), à Marguerite, (Sophie):

Ecoutez, point de coquetterie ici. Quelque chose me dit que cette nuit de demain me sera funeste ... Que je vous voie seulement! Que j'entende quelques douces paroles à ce moment suprême. Autrement, seul au monde ... à qui dirais-je le secret de ma vie et de ma mort! Ma mère n'est plus et je n'ai point d'autre soeur gue vous.

(Acte III, scène XIX)

On voit que Sophie double la mère pou~ Gérard. Il espère tro~~er en elle, par une régression à l'état infantile, son attachement et sa rédemption. L'His-toire du Calife nous rense igne'5~('

c.e.\o...:

... moi j'aime ... tu vas frémir ... une soeur!

Et cependant, chose étrange, je ne puis éprouver aucun re-mords de ce penchant illégitime; j'ai beau me condamner,je

suis absous par un pouvoir mystérieux que je sens en moi. Mon amour n'a rien des impuretés terrestres. Ce n'est pas la volupté qui me pousse vers ma soeur ... C'est un attrait indéfinissable, une affection profonde comme la mer, va~e

comme le ciel, et telle que pourrait l'éprouver un Dieu.·

Que veut dire Nerval par ces mots? Que mère, "cousine" et "soeur" ne sont qu'une et même chose pour lui. Il les aime d'un amour hautain, pur et sans aucune

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répercussion sexuelle. c'est pourquoi Dieu acceptera ce genre d'amour, même pour une soeur. Cette affection maternelle devait nécessairement l'armer pour la vie et lui conférer cette ma1trise de soi qu'il envie chez les autres. Cet amour, qu'il pare de tous les prestiges, doit lui conférer la toute-puissance. "C'est au sens propre, une nouvelle conception, qui doit faire de lui un autre

35 honnne" .

"Un attrait indéfinissable, une affection profonde connne la mer, vaste comme

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le ciel," ainsi a-t-il décrit son amour pour sa soeur. Qui ne verrait là la nos-talgie de l'enfant trop tOt sevré des caresses maternelles, qui tourne en rond, accroché à une image idéalisée de la Femme.

De Sophie de Lamaury, sous forme de tendresse protectrice, Gérard attendait donc le bonheur. Malheureusement, son rêve d'enfant frustré, que la soeur apaise, réconforte, est indispensable, s'écroulait - Sophie se mariait avec quelqu'un d'autre, ce qui a détruit tout le rêve de Nerval. La grande, inexpiable faute de Sophie, selon notre auteur, fut de n'être pas entrée dans ce rOle de substitut ma-ternel qu'il attendait d'elle. "Ingrate Sophie" 37 dira-t-il en 1853.

Jusq"u'au bout, Baudelaire, en termes véhéments, reprochera à sa mère sa frustration. Gérard a cela en commun avec lui qu'il n'oublie pas. Leur mémoire est implacable, leur blessure est inguérissable. "Sophie librement aimée, n'était-ce tout un autre horizon, harmonieux et serein, qui se découvrait, de la promesse d'une existence heureuse aux certitudes de la malad:iejugulée?,,;38

Dans la Marguerite de Faust, Gérard retrouve une Sophie, un substitut à la mère: "En lisant les scènes de la seconde partie où sa grâce et son innocence brillent d'un éclat si doux, qui ne se sentira touché jusqu'aux larmes, qui ne plaindra de toute son âme cette malheureuse sur laquelle s'est acharné l'esprit du mal, qui n'admirera cette fermeté d'un€: âme pure, que l'enfer fait tous ses

~f ' . 1 éd . ,,39

eI orts pour égarer, mais qu ~ ne peut s u~re ...

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au-o

raient été de le maintenir dans le cercle restreint de sensations et d'expé-riences du milieu familial ne pouvait qu'amener l'étouffement de sa personnalité. Le bonheur avec elle se détruit lui-même.

AO

Mais dans la "Sidonie" de son monde

irréel Nerval remplace Sophie. Sidonie sera pour lui une soeur a1née, et il aura pour elle un attachement fraternel.

Le thème de la cousine - ou de la soeur - ne cessera d'obséder Gérard. La tourterelle, son compagnon de Mortefontaine, symbolisa la soeur et peupla à Paris son petit monde enfantin. Déçu de n'avoir pas trouvé en son père les sentiments maternels, que sa tendresse réclame, Nerval a dü s'enfoncer dans un rêve qui est né à Mortefontaine où il jouait avec des Princesses, comme nous le verrons. Et les Princesses, sont, elles aussi, symbole de la soeur, être de sang.

Nerval amoureux d'une actrice

Tout jeune homme tombe amoureux d'une femme qu'il idéalise. Mais pour Gérard de Nerval, les répercussions de cet amour étaient éternelles. Par hasard, c'est Jenny Colon, jeune actrice de l'époque, qui émeut Gérard. Elle représentait pour lui une présence et presqu'un aliment spirituel sans lequel il ne pouvait vivre. Dans la vie du poète, elle n'était que Jenny; dans son oeuvre elle est la Femme, la lumière directrice, sans laquelle ni lui ni l'univers ne sauraient exister.

Gérard avait vingt-sept ans lorsqu'il tomba amoureux de Jenny: Je sortais d'un théatre, où tous les soirs je parais-sais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant . ... Indifférent au spectacle de la salle, celui du thé-atre ne m'arr~tait guère, - excepté lorsqu'à la seconde ou à la troisième scène d'un maussade chef d'oeuvre d'a-lors,- une apparition bien connue illuminait l'espace vide, rendant la vie d'un gfuffle et d'un mot ~ ces vaines figures qui m'entouraient. .

Il continue en décrivant plutOt son mythe de la femme que Jenny elle-m~me:

Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi

seul. Son sourire me remplissait d'une béatitude infinie; la vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressailler de joie et d'amour. Elle

(18)

o

Ct

avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes caprices- ...

.. . Je craignais de troubler le miroir magique qui me ren-voyait son image, - et tout au plus avais-je prêté

l'oreil-le à que1qu4~ propos concernant non plus l'actrice, mais la femme .. ,

L'écran de sa passion donnait à Gérard l'assurance que l'objet de son amour nouris-sait à son égard les mêmes tendres sentiments. L'échange qu'il créait entre eux était le gage suffisant d'une idéale et parfaite possession. Il s'en forma une image (l'image d'une idole). L'actrice, selon lui, l'a toujours aimé et l'aime encore; c'est par une faute qu'il l'a perdue, mais elle lui sera rendue dans une autre vie.

Comme s'il devinait ce que cette attitude a de singulier, Gérard ajoute: Nous vivions alors dans une époque étrange ... C'était un

mélange d'activité, d'hésitation et de paresse, d'utopies brillantes, d'aspirations philosophiques ou religieuses, d'enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance, d'ennuis des discordes passées, d'espoirs incertains - quelque chose comme l'époque de Pérégrinus et d'Apulie. L'homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis; la déesse éternellement jeune et pure, nous appa-raissait dans les nuits et nous faisait honte de nos heures de jour perdues ... A ces points élevés, ... nous respirions l'air pur de~ solitudes, nous étions ivres de poésie et d'amour.43

C'est bien lui-même que Nerval dépeint en écrivant ces lignes. Il reste fidèle à cet idéal qu'il crée: "C'est une image que je poursuis, rien de

44

plus." Et son amour envers cet idéal reste toujours pur: "C'est votre 45

ame que j'aime avant tout;" "vous êtes la première femme que j'aime et je suis peut-être le premie r homme qui vous aime à ce point". 46

(19)

Pour Jenny notre poète fonda "Le Monde Dramatique", revue qui le ruina. Pour elle, il entretenait des songes graves qui l'éloignaient du monde. Per-sonne ne sait si l'actrice lui a cédé. De toute façon, elle s'est mariée avec quelqu'un d'autre, un flûtiste. Blessé au vif, Gérard comme toujours lorsqu'il souffre, fait un retour sur lui-même. Quelle folie d'aimer une femme de théa-tre: "Je me suis fait une Laure ou une Béatrice d'une personne ordinaire de notre siècle ... ,,47 Jenny meurt en 1842.

La passion de Nerval pour Jenny était celle d'un amour céleste; Nerval crut voir en elle un reflet des créatures nées de son esprit. Cette attitude constitue déjà un appel à l'idéal. Il fait de l'actrice sa dame et sa Reine quoique cet amour n'ait pas atteint la possession. "Sylvie" et Aurélia retra-cent longuement la poursuite de Jenny par Nerval, mais à un niveau plus profond à l'intérieur de l'esprit. "Le point de sa vie où Gérard a rencontré Jenny de-vient, dans une connaissance semblable à celle du rêve et comme lui ignorante du

temps, le point initial, antérieur à l'enfance elle-même".48

Le malheur s'abat sur Nerval, s'incarnant dans l'aventure la plus simple-mer.t humaine: dans "un amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de

théatre.,,49Cette histoire banale se transforme à ses yeux en "une série d'évé-nements

logiques,,5~ui

concernent sa destinée de créature terrestre, semblable à

tOUL~ autre créature. Les incidents de sa vie prennent une valeur symbolique et font surgir de leur sein l'interrogation éternelle de l'homme, inquiet de ses re-lations avec la réalité immédiate et avec d'autres espaces. Les faits qui se sont déroulés dans le temps l'avertissent qu'une part de lui-même est en rapport avec

au~re

chose que le temps.5l Donc, il faut reconna1tre des origines plus lointaines que celles de la naissance terrestre. Quittant son individualité, Jenny, la femme aimée et perdue évolue lentement vers la figure de l'ange intercesseur. Ce glisse-ment vers le mythe n'est pas voulu: les images éternelles se substituent

(20)

0

Nerval fait de Jenny Colon une sorte d'héro~ne romantique. Très tOt i l

a rêvé son Aurélia en Jenny. D'une femme terrestre, i l va créer un système de mythologie subjective - un système qui l'emporte sur la réalité. (Nous étudie-rons ce mythe après avoir accumulé tous les faits nécessaires pour le compren-dre. Voir III, 5 et suiv.)

De l'actrice à la pianiste

La rencontre de Marie Pleyel à Vienne a beaucoup influencé la vie et ainsi l'oeuvre du poète. Véritable héroïne romantique avec des yeux sombres et des bandeaux noirs, Gérard l'aima à première vue et c'est elle-même qui à Bruxelles ménagera une entrevue entre lui et Jenny.

L'état d'esprit de Gérard lors de son arrivée à Vienne (après l'échec amou-reux avec Jenny) est dépeint dans Aurélia:

"J'affectai la joie et l'insouciance, je courus le monde, follement épris de 1 a var1 t . é é d · et u capr1ce ... ,,52 Nerval voulait s'étourdir pour chasser des souve-nirs pénibles; il voulait conna1tre à Vienne les plaisirs de la jeunesse. Il

vou-lait surmonter sa timidité. Il voulait modifier la réputation que lui avait faite sa liaison avec Jenny. Afin d'effacer l'échec de sa passion malheureuse pour elle, il adopta un air de bravoure et de libertinage qui semble un peu forcé. Il insis-te sur la facilité des jolies Viennoises et embellit la réalité: sa joie insou-ciante est plus affectée que réelle. ,53

Dans cet état d'esprit Gérard rencontre Marie Pleyel, pianiste dont le talent et la beauté sont renommés. Cette fois encore en le voit timide, n'osant aborder la célèbre artiste. Enfin i l lui parle: i l lui 'raconte son admiration pour des blondes sans penser qu'elle est brune. En fait, il ne pense qu'à Jenny! Mais la pianiste ne lui témoigne pas de ressentiment et Gérard est charmé par sa simplicité.

(21)

Soudain il interrompt ses confidences: '~ais ... il me semble que je vais

~

te raconter l'aventure la plus commune du monde. M'en vanter? Pourquoi donc? 54

Je t'avouerai m~me que cela a mal fini." Dans Aurélia, douze ans plus tard, Nerval raconte cette expérience ajoutant les moindres détails qui nous expli-quent sa véritable attitude envers Marie Pleyel .

. . . Après une soirée où ellp., [Marie Pleyel] avait été à la fois naturelle et pleine d'un charme dont tous éprou-vaient l'atteinte, je me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon coeur capable d'un amour nouveau! ... J'empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules m~mes qui, si peu de temps auparavant, m'a-vaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. La lettre partie, j'aurais voulu la retenir, et j'allais r~ver dans la solitude à ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs .

... Elle m'avoua que ma lettre l'étonnait tout en la rendant fière. J'essayai de la convaincre; mais, quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon style, de sorte que je fus réduit à lui avouer, avec les larmes que ~

m'étais trompé moi-même en l'abusant. Mes confidences attendries eurent pourtant quelque charme et une amitié plus forte dans sa douceur succéda à de veines protesta-tions de teudLEsse. 55

On voit dans ces déclarations la joie d'aimer qui libère Nerval d'une crainte obsédante: depuis la rupture avec Jenny, nulle autre femme n'a pu lui inspirer un amour profond. Mais avec Marie, quel soulagement de se décc,uvrir un pouvoir qu'il croyait perdu. Malheureusement, ce n'est qu'un enthousiasme factice afin d'excuser son premier échec avec Jenny. Gérard confesse sa passion à Marie par lettre; il emploie les formules dont il s'était servi pour attendrir Jenny. AussitOt qu'il se trouve devant la pianiste, le poète se trouble et perd ses moyens. Il s'en tire en avouant à Marie qu'en elle c'est une autre femme qu'il aimait et qu'il l'a involontairement abusée en lui adressant des hommages que son coeur destinait à Jenny. "Il est bien possible, d'ailleurs, que les choses se soient ainsi passées. Le motif invoqué pour s'excuser d'une manière honorable,

(22)

.-en m~me temps que plausible, a pu se fixer dans son esprit à la faveur de l'état émotif engendré par une telle déconvenue après un si vibrant espoir. Mais ne masquait-il pas à Gérard

lui-m~me

la véritable cause de son insuccès?ffS6

En réalité, la douloureuse aventure avec Marie Pleyel, nouvel échec surve-nant deux ans après le premier, devait laisser en Gérard des traces indélébiles. Car, où bien dès ce moment il était convaincu que son amour pour Jenny lui inter-disait à jamais tout autre ·~ttachement, ou bien son mal était d'une nature diffé-rente et il devait désespérer de pouvoir conquérir d'autres femmes que des griset-tes. Sa dérobade prendrait dans ce cas une toute autre signification, où l'on conçoit que le souvenir de ce qui s'était passé avec Jenny ait joué, mais d'une autre manière, au moment de gagner les faveurs de Marie Pleyel. Ce qui donnerait quelque force à cette seconde hypothèse, c'est l'explosion de rancune qui éclate dans La Pandora (1821) plus de douze ans après. Dans ce récit, Nerval s'acharne vi-vement sur l'artiste dont Aurélia a fait un portrait très différent. "Ne faut-il pas voir ici la libération d'un ressentiment profond, qui cherche à se décharger des torts qu'il ne consent pas à se reconna1tre en accablant le partenaire dont la faute involontaire est de lui avoir découvert ce tragique secret.,,5T De son amour fidèle pour Jenny il fera l'excuse de ses échecs avec les femmes. D'où la nécessité d'élever Jenny-Aurélia au niveau d'une déesse. Ainsi Nerval fut conduit à rechercher des moyens de libération qui ne pouvaient qu'aggraver son conflit intérieur et le rendre de plus en plus insoluble.

58

Qui est cette "belle Pandora du théâtre de Vienne", la fennue mystérieuse qui provoque en Gérard des sentiments si complexes? Il s'est bien gardé de le dire d'une façon explicite et dès les premières lignes, il se ret1'a:fhe derrière le mythe

59

obscur: . '~i homme, ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble" ... "Enfin, Pandora, c'est tout dire -puisque je ne veux pas dire tout. ,,60Nous voilà avertis que ce nom symbolique sert à cacher des souvenirs dont il ne livrera qu'une ~rtie. Après ces précautions,

(23)

Gérard cède aux souvenirs qu'évoque Vienne et écrit cette phrase singulière:

~

"J'adorais les pâles statues de ces jardins que couronne la gloriette de Marie-Thérèse, et les chimères du vieux palais m'ont ravi mon coeur pendant que j'admirais leurs yeux divins et que j'espérais m'allaiter à leurs seins

61

de marbre éclatant." N'est-ce pas l'expression d'un besoin d'amour enfantin? Plus loin, lorsque sa rêverie l'entraine vers le pays de ses jeunes amours, il s'écrie: "Pourtant, je n'aimais qu'elle alors." Bien sOr, 62 i l s'agit de Jenny, toujours adorée par le poète, malgré la rupture. Peut-~tre aurait-il oublié la douleur que provoquait cette rupture s'il n'avait pas rencontré Pan-dora. C'est elle la cause de tout son malheur, "l'artificieuse Pandora, cette femme fatale laissant échapper de sa boite les maux qui accablent les hommes.

,,63

Pandora est sans doute Marie Pleyel malgré la contradiction entre cette descrip-tion et celle d'Aurélia. Cette contradiction s'expliquera d'elle-même tout le long de cette thèse.

Si Marie Pleyel trouble Gérard et réveille son inquiétude, comme en porta témoignage La Pandora, elle l'aide aussi à dépasser sa passion et son angoisse dans le sens du mythe. Elle incarne pour lui l'unique et changeante présence de l'amour.

L'amazone: Sophie Dawes

L'image de Sophie Dawes, anglaise de naissance, obséda les derniers jours de Nerval.

Les Tuileries conformistes ne parlaient qu'avec réprob3tion de cette femme. Le Duc de Bourbon, vieux libertin, dont elle était la favorite, n'hésita pas à marier cette aventurière à un officier distip~ué, M. de Feuchères, tout à fait

(24)

Ct

Gérard avait aperçu cette dame: une amazone bien en chair solidement campée

sur sa monture, donnant les ordres autour d'elle d'une voix assurée. Une che-ve1ure blonde, une carnation éblouissante, c'est le type de femme qui fascinait Gérard. Cette image initiale, à laquelle bien d'autres chevauchées à travers le Valois se superposent, il la portera en lui jusqu'à la fin. C'est elle seule que la censure rigoureuse qu'il exerce sur ses écrits laissera ~~ dans "Sy1vie" et dans Aurélia. Car en 1853, pendant un séjour chez le Docteur Blanche, Nerval annonce son intention d'aller à Chantilly épouser Mme de Feuchères. "Surgie des profondeurs de l'inconscient, combien nous parait révélatrice cette intention

64

"posthume" dont on pourrait suivre le cheminement souterrain". D'ailleurs, Sophie était, comme Jenny Colon, 'bionda e grassota'. Ceci suffit aux exigences du rêve que le poète modifie au gré de sa fantaisie: Sophie deviendra en partie Adrienne, la jeune religieuse en qui Nerval verra la naissance d'Aurélia.

Les femmes qui ont vraiment existé et que Nerval a rencontrées pendant sa vie, le poète les transforme en êtres quasi-symboliques. Leur présence prend la forme d'une apparition. C'est parce que pour Nerval le quotidien et l'imaginaire, le réel et le rêve sont objets de perceptions identiques. (Voir: toute la troi-sième partie de cette thèse). Tout ce qu'il dit et décrit dans son oeuvre a déjà été vu. Il a "vu" et "connu" sa mère, Sophie de Lamaury, Jenny Colon, Marie Pleyel et Mme de Feuchères. Il les visualise donc par l'écriture. Il essaie de décrire ce qu'il a vu. "dans une série de visions insensées peut-être". 65

Le mythe que Gérard de Nerval va créer dans son oeuvre part de la réalité -il batit son idéalité mystique sur sa vie sentimentale vécue. Afin de se cacher des faiblesses psychologiques, i l crée un idéal, une sorte de "feminine mystique". Il se trompe puisque le mythe n'est que dans l'affectivité et n'entrera jamais dans la réalité.

(25)

Notes

1. Jean Richer, Gérard de Nerval (Poètes d'Aujourd'hui 21, Editions Pierre Seghers, Cinquième édition refondue), p.9

2. Albert Béguin, Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1945), p.l04 3. Gérard de Nerval, Aurélia (Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1961),

p.225

4. L.-H. Sebillotte, Le Secret de Gérard de Nerval (Paris, Librairie José Corti, 1948), p.265

5. Ibid., p.2l2

6. Nerval, Oeuvres (Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Librairie Gallimard, 1960), T.I, p.136

7. Ibid.

8. On en voit un exemple dans rrSylvie": rrEn un instant, je me transformai en marié de l'autre siècle, Sylvie m'attendait sur l'escalier .•• La tante poussa un cri en se retournant ... C'était l'image de la jeunesse." Les Filles du Feu. (Livre de Poche), p.137

9. Richer, op.cit., p.lOl~

10. Béguin, op.cit., p.128

Il. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.242

12. Edouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu (Paris, Librairie José Corti, 1965), p.53

13. Cité par Aristide Marie, Gérard de Nerval le Poète et l'Homme (Librairie Hachette, 1955), p.283

14. Publ. par Arsène Houssaye, Le Livre (1883), et cité par A. Marie, Ibid., p.345 15. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.137

16. Cité par Sebillotte, op.cit., p.2l7 17. Peyrouzet, op.cit., p.l02

lS. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.275 19. Peyrouzet, op.cit., p.l05

20. Ibid.

(26)

o

22. Ibid., p.l22 23. Ibid., p.l23

24. Peyrouzet, op.cit., p.l09

25. Cité par Sebillotte, op.cit., p.239 26. Ibid.

27. Ibid.

28. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.260 29. Ibid., p.275

30. Sebillotte, op.cit., p.243 31. Ibid., p.255

32. Ibid.

33. Cité par Peyrouzet, op.cit., p.208 34. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.II, p.367 35. Peyrouzet, op.cit., p.209

36. Ibid.

37. Nerval, "fragment - lettre à Standler", 1853 38. Peyrouzet, op.cit., p.2ll

39. Nerval, Faust (Paris, l868),T.I, p.1-265 40. Peyrouzet, loc.cit.

41. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.120 42. Ibid.

43. Ibid. , p.12l

44. Nerval, Les Filles du Feu, "Sylvie" (Livre de Poche), p.l23 45. Nerval, Oeuvres (Pléiade), Lettre II, T. l, p.749

46. Ibid.

47. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.220 48. Béguin, op.cit., p.20

(27)

o

50. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.234 51. Béguin, op.cit., p.27

52. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.220 53. Sebillotte, op.cit., p.98

54. Cité par Sebillotte, Ibid., p.99

55. Nerval, Aurélia (Livre de Poche), p.22l 56. Sebillotte, op.cit., p.lOO

57. Ibid., p.lOl

58. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.347

59. Selon le Petit Larousse, Pandore, en mythologie grecque, était la première femme créée par Héphaïstos, sur l'ordre de Zeus. Athéna, déesse de la Sagesse, la doua de toutes les graces et de tous les talents. Zeus lui fit don d'une boite et l'envoya à Epinéthée, le premier homme, qui l!épousa; ce dernier ouvrit la boite fatale, d'oà s'échappèrent les biens et les maux. Il ne resta au fond que l'Espérance. Petit Larousse, Paris, Librairie Larousse, 1959.

60. Nerval, Oeuvres (Pléiade), T.I, p.347 61. Ibid., p.348

62. Ibid.

63. Sebillotte, op.cit., p.200 64. Peyrouzet, op.cit., p.174

(28)

LA VIE DE NERVAL DANS SON OEUVRE

(29)

CHAPITRE 1: Transposition de la Femme dans l'oeuvre de Nerval

A chacune de ces femmes qui ont pris une place si iQPortante dans sa vie sentimentale, Nerval donne une position spécifique dans son oeuvre. C'est à travers le rêve qu'il transpose la femme aimée au point de la changer complète-ment. Par exemple, l'image de Sophie de Lamaury, semblable à la dame mystérieuse

dans Aurélia qui se met soudain "à grandir sous un clair rayon de lune ... ,,1 ne va cesser de se transformer dans l'esprit de Gérard.

Dans les ''Mémorables'', l'état dernier des rêves de Nerval, nous retrouvons Sophie à sa vraie place, la première. C'est la Sophie de Saint-Germain, trans-cendée, divinisée presque, mais la même "intrépide chasseresse qu'il promenait autrefois dans les bois";,celle dont le souvenir n'a cessé de "l'éblouir, de l'enivrer" 3

Oh! que ma grande amie est belle. Elle est si grande qu'elle pardonne au Monde et si bonne qu'elle m'a pardonné ... ,

Ma grande amie a pris place à mes cOtés sur une cavale blanche caparaçonnée d'argent. Elle m'a dit: "Courage, frère, car c'est la dernière étape" - et ses grands yeux dévoraient l'espace et elle faisait voler

~dans l'air sa longue, chevelure, imprégnée des parfums de Yémen.

Je reCOnnus les traits divins de

***

[Sophie]. Nous volions en triomphe et nos ennemis étaient à nos pieds ... 4

Ainsi, sur le plan supérieur des "Mémorables", nous retrouvons Sophie de Lamaury telle que l'a toujours rêvée Gérard: image de la Mère, secourable soeur atnée. Elle lui a pardonné tous ses griefs: "L'épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme" ... "Courage, frère, c'est la dernière étape." L'épithète de "frère" enchass~ ici est hautement significatif. Et Gérard nous confie: "Je sors d'un rêve bien doux. J'ai revu celle que j'avais aimée, transfigurée et radieuse. Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire, et j'y ai lu le mot

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pardon signé du sang de Jésus-Christ."S "Transfigurée," le mot n'est pas trop fort, c'est bien lui, en dernière analyse, qui doit être appliqué, car il ne s'agit ici de rien de moins qu'une transfiguration: Sophie, libérée de sa condition terrestre.

c'est la même image qu'à la fin du Comte de Saint-Germain: "A nous deux le monde à présent! ... 0 Julia Salviati, mon épouse, ma soeur.,,6 "Tu n'es plus captive" de ta forme terrestre, de ce pauvre corps qui fut, ici-bas, un obstacle à notre union.

Une Sophie libérée vient annoncer à Gérard qu'il est libre aussi: telle est la suprême compensation que lui accorde, à la fin, son subconscient, réalisant, pour quelques secondes peut-être, ce rêve irréalisable sur terre.

La transformation de Sophie de Lamaury n'est qu'un exemple du procédé onirique chez Nerval. Jenny Colon, par le même procédé devient l'Aurélia des rêves. Dans le fond Gérard ne dou~pas d'être toujours aimé par elle et rien ne peut altérer cette douce conviction. Le poète a voué à l'idole une éternelle fidélité, que l'abandon l~ plus cruel ne peut lui faire retirer. Dès lors son destin est lié à cette femme, dont nulle autre ne pourra le déprendre et ce qui lui fut refusé, son coeur le cherchera dans les promesses du songe.

Suivons maintenant dans l'ordre chronologique de l'oeuvre de Nerval cette transposition de la femme.

"Les Filles du Feu"

Dans Les Filles du Feu, (Sylvie, Adrienne, Octavie et les autres) c'est la création ih~ccessible qui l'emporte chez Nerval. Ses filles du feu ne sont qu'un idéal qu'il ne peut obtenir. Son comportement envers ces femmes s'explique par la recherche d'un type unique de mère-épouse, et dans ces amours il demande un dépasse-ment de soi. C'est ainsi qu'il voit dans ses "filles du feu" de nombreuses

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incar-nations de l'Epouse mystique. Privé de mère et d'épouse, la femme devient pour Nerval la Mère, Isis tutélaire, la Vierge jusqu'à ce Paradis retrouvé du Valois, où il revoit, à défaut d'autre passion, ses amours enfantines.

Les Filles du Feu sont faites de pièces et de morceaux et d'une suite de son-nets composés dans cet état de "rêverie supernaturaliste" 7, (comme disaient les Allemands), dont l'auteur assume d'un air serein la pleine responsabilité. "Ces

sonnets, ajoute Nerval dans la préface, ne sont guère plus obscurs que la méta-physique de Hegel ou les "mémorables" de Swedenborg et perdraient de·leur charme à être expliqués, si la chose était possible ... La dernière folie qui me restera probablement ce sera de me croire poète: à la critique de m'en guérir." 8 Espé-rons ne pas détruire dans notre analyse le charme qu'a créé le génie de Nerval.

"Angélique"

Le manl!scrit~ le poète fait allusion. dans "Angélique", première des "filles du feu", n'est pas une invention. Fille d'un grand seigneur de Picardie, conseiller du Roi Louis XIII et Maréchal de ses armées, Angélique de Longueval a gaché sa vie par amour d'un garçon parfaitement indigne d'elle. "Histoire d'amour noble et poignante, on conçoit que Nerval l'ait tirétde l'oubli.,,9

Dans "Angélique" Gérard retrouve son enfance, une enfance pure, dégagée du temps. Il mêle aux chapitres de ce récit des souvenirs de son pays natal sous le prétexte de raconter comment il avait recherché ses documents! Sous ces évocations nostalgiques de son Valois, le poète cherche vainement l'autre pays, le Pays,

rappelant à la mémoire le souvenir insaisissable. Mais il ne trouve pas la clef de ce paradis perdu.

10 Les relations entre Angélique et la Corbinière sont "toujours chastes" selon l'auteur. S'il en est ainsi, en faisant la~part de l'humour, Angélique (et notez

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ce nom un peu exagéré) est un exemple de la femme dont Nerval cherche malgré tout la présence: elle ne peut être au fond que la Pureté même, une femme sans chair, tout à fait cérébrale ... C'est encore "l'épouse platonicienne ... soumise

. 11

à son sort par le raJ.sonnement."

Gérard nous raconte dans "La Paysanne de Montmorency" qu'un dimanche soir, il est (c'est-à-dire il s'imagine) à un Bal à Montmorency:

C'est au milieu du tumulte et à l'instant le plus animé du bal que je vis Angélique. - Dès lors, j'ou-bliai mon rOle d'observateur. Rose petite, frêle, oeil noir, humide, passionné, cheveux noirs, sourire cares-sant ... avec quelque f~ose d'aérien dans la physionomie. Telle était Angélique.

Dans sa vie rêvée, plus présomptueux qu'en réalité, il '!ne tarda~ pas à lui dire ce qu'elle

[1']

avait inspiré, tant ~on) ame avait été fortement

impressionnée.-[n]

rêvai d'elle toute la nuit; sa physionomie suave s'offrait souvent à[son] imagination. Avant le point du jour, il parcourais Montmorency affin de

décou-13

vrir sa demeure." Et le dimanche suivant, il distingue, parmi la foule, les traits de son Angélique, et pendant toute la soirée il est en proie à des pensées extravagantes, désordonnées, et même un peu ridicules:

Délicieuses: Lorsqu'en dansant, je pressais la main d'Angélique, et qu'elle me répondait avec ce sourire si près des larmes, ce regard timide, et embarrassé de jeune fille pudique qui rougit, ne sait ce qpz c'est que l'amour, mais qui rougit comme par instinct.

Comme d'habitude, Nerval exagère dans ses descriptions oniriques. Il y a de nouveau de l'humour dans cette description de jeune fille pudique, car la pudeur est un sentiment féminin artificiel qui n'existe pas à l'état premier. Des en-fants purs, tels qu'Angélique, ( ... "Angélique, qui, craintive comme un enfant,

15 se perdait dans un groupe comme une gazelle dans un troupeau de compagnes"), , ne connaissent pas encore ce sentiment qui na1t après la faute commise.

Angélique ne trahit pas Gérard comme l'avait fait Sophie de Lamaury; elle lui reste fidèle en tant que "soeur" dont l'amour est innocent. Elle s'éloigne

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toute seule dans la foule, non comme Sidonie (Sophie) qui l'a trahi pour un soldat. Elle compense la honte de Nerval devant l'échec avec Sophie. Elle est 'fraiche' et 'pure' et toujours jeune. Par le rêve le poète se venge de l'infidélité de Sophie; il la transpose en jeune fille virginale dont on a l'impression qu'elle ne se mariera jamais. Angélique est l'incarnation de ces filles du Valois éter-nellement jeunes comme Sylvie.

"Sylvie": le récit

Qui est Sylvie? Que représente-t-elle? Le récit qui porte son nom est né dans la période du pire désordre mental chez Nerval (1853). Enfin sorti des mai-sons de santé le poète retrouve la paix dans son Valois précieux. Sylvie est pour lui l'innocence et le bonheur de l'enfance dans le Valois; elle traduit un univers de rêverie.

Par une transposition, par des surimpressions savantes, Gérard, qui était re-venu plusieurs fois dans le Valois pendant les intervalles que lui laissait sa

ma-ladie, n'a négligé aucun effet pour en arriver à ses fins.

Pourtant ce séduisant récit a l'air d'une aimable succession habilement calcu-lée, d'événements authentiques, bien plus même, contrOlables. La donnée en est simple. Un soir qu'il consultait les cours de la Bourse, Gérard découvre que plu-sieurs gros paquets de titres étrangers sur lesquels il ne comptait plus depuis longtemps, allaient être reconnus, par suite d'un changement de ministère. "Les fonds se trouvaient déjà cotés très haut, je redevenais riche ... " 16 AussitOt le voilà parti pour Loisy où les archers de Senlis, apprend-il, ce même soir en par-courant les feuilles, doivent rendre le bouquet de la fête précédente. Il a pris le coche, il roule, encore mal réveillé, à travers des bois e~ des prairies et dans l'ensommeillement qui s'empare de lui évoque le souvenir de ses premières amours. 17

(34)

"Sylvie" est un perpétuel recommencement; il y a trois plans de souvenirs superposés mais si peu différenciés, que nous nous a~rcevons à peine que Gé-rard passe de l'un à l'autre. Il fait attention pour discerner l'économie de cet ouvrage. On note aussi que Gérard éprouve une certaine difficulté qui n'est pas feinte, peut-~tre,à séparer les mortes des vivantes.

Comme le dit M. Albert Brousseau, "une première lecture de "Sylvie" laisse dans l'enchantement et le coeur et l'esprit. Les prestiges d'une forme très pure, simple, familière, rev~tant d'une parure classique le plus touchant pastel romantique. Ce miracle de discrétion, de pudeur, de tendresse et de renoncement ne trahit guère, dans le ravissement qu'il procure, les humiliations, les chagrins, les désespoirs dont fut déchiré le plus doux et le plus subtil des compagnons de l'HOtel du Doyenné, non plus que le labeur de son long enfantement.

Dans sa trame transparaissent pourtant ces m~mes thèmes qui éclateront parmi les beautés singulières de l'Aurélia, le délire de La Pandora, et fourniront

peut-~tre,

en cette dernière nuit, blanche et noire, les motifs de l'évasion tragique."lB

On voit donc que "Sylvie" trahit les tourments d'une imagination au seuil du délire, nourrie des constantes préoccupations dont Nerval tente vainement de se délivrer, et qui, fondées sur des convictions morbides, deviennent dominantes, irréductibles au cours des accès de dépression ou d'excitation. Pourtant, dans l'équilibre remarquable de l'oeuvre on voit l'artiste soucieux de ne pas gacher ses intentions.

Dans le début de "Sylvie" apparait le thème de la femme aimée, proposant au poète un chimérique bonheur dont il désespère d'approcher jamais:

Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais. - Je touchais du doigt mon idéal. N'était-ce pas une illusion encore, une faute d'impression railleuse?19

Succède la r~verie opposant au thème initial un chant d'une pureté, évo-quant la blanche apparition d'une autre femme aimée avec la pure ferveur de

(35)

·e

l'adolescence:

J'étais le seul garçon dans cette ronde, où j'avais amené ma compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si fra1che avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement halée! ... 20

Les deux thèmes se m~lent, entrelaçant leurs dissemblances, puis se fon-dent à l'unisson - "Sylvie" dont le leitmotiv se développe en variations fra1.-ches et légères est troublée par "Adrienne", seule ombre sur cette juvénile gaieté. Mais lorsqut appara1t la véritable Sylvie, le thème se dépouille; ainsi est ~réparée la reprise du thème dans Aurélia. C'est le retour à la m~me passion, cette fois éclairée d'espoir. "Les deux parties superposent leurs douloureuses dissonances qui se rompent sur un silence tragique. La conclusion rappelle avec mélancolie les thèmes principaux et laisse la brume

. 1 . ... . ,,21

recouvr~r es souven~rs par une rcver~e.

Ermenonville, pays où fleurissait encore l'idylle antique - traduite une seconde fois d'après Gessner! tu as perdu ta seu~étoile, qui chatoyait pour moi d'un double éclat.

On peut donc conclure que ces deux r~veries se répondent et expriment les plus intimes pensées de Nerval. Adrienne et Sylvie s'opposent à Aurélia.

Dans "Sylvie", le ton de confidence, les allusions plus précises à son amour pour Jenny Colon (dans la figure d'Aurélia) risquent de mettre à nu sa blessure toujours saignante que le temps n'avait pas refermée. Ainsi Gérard brouille les dates, mélange la fiction à la réalité et met en lumière la figure de Sylvie rejetant à l'arrière-plan l'image beaucoup plus floue de l'actrice, de sorte qu'on ne saisisse plus au juste s'il exprime des sentiments passés, réveillés par un souvenir nostalgique, et si la désillusion qui lui laisse les plus vifs regrets est celle causée par l'infidélité de Sylvie, ou par l'indifférence de l'actrice. C'était son moyen de ne pas donner accès jusqu'aux retraites les

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mieux dissimulées de son

coeur~3

Opposer ce vague amour d'enfance à celui qui a dévoré ma jeunesse, y avais-je songé seule-ment? 24

Il eUt dit plus exactement: j'ai cru trouver dans le souvenir de mon amour pour Adrienne et pour Sylvie l'explication de ma timidité devant Aurélia; mais ne savait-il pas que c'était un fantasme de r~verie, et non une réalité?

Nerval veut combattre son sentiment d'infériorité, le neutraliser par une explication qui soit pour la conscience une excuse valable. Par la rêverie il va se délivrer de son malaise. Nerval a-t-il pu réellement éprouver un enthou-siasme passager pour Mme de Feuchères (Adrienne) qui avait alors à peu près l'age de Jenny et des charmes opulents? Il importe peu que ce soit elle ou une autre, puisqu'il transpose la réalité selon les besoins de sa r~verie. L'essen-tiel, en effet, c'est bien que cette femme soit devenue religieuse. Cette situa-tion a précisément l'avantage de tirer Nerval de l'embarras; il identifie l'ac-trice à la religieuse, et du même coup va justifier sa retenue et faire compren-dre son renoncement à l'amour: devenir l'amant d'Aurélia eUt été décevoir une religieuse vouée par ses engagements à la virginité. Tout cela est imaginaire: Adrienne ne quitta pas le monde pour entrer au couvent, et en dépit d'une vague ressemblance, la jeune étoile des Variétés ne pouvait ~tre la Baronne de Feuchè-res. Mais la r~verie mélange la fiction et le réel afin d'apaiser d'une façon illusoire un conflit dont elle est l'expression travestie. Au lieu de dévoiler son complexe, elle substitue des scrupules conformes à une règle morale.

Aurélia n'a rien de commun avec Adrienne, sinon cette ressembl~~~e qui a permis à Gérard de confondre les deux images et de croire éclairci le mystère. Cette solution n'est pas valable et le problème reste le même, que Nerval aurait peut-être essayé de résoudre autrement s'il avait pu deviner ce que lui cachait la rêverie.

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