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Impressionisme et cubisme dans "la chanson du mal aimé" de Guillaume Apollinaire.

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Academic year: 2021

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Nicole Bourdeau

Department of French Language and Literature Master of Arts

Abstract

Cette thèse tente de retrouver dans "La Chanson du Mal Aimé" de Guillaume Apollinaire les éléments impressionnistes et cubistes, tant dans l'écriture que dans les significations symboliques.

La première partie définit les termes IMPRESSIONNISME, EX?RESSION-NISME, CUBISME, en peinture et en littérature.

La deuxième partie justifie le titre du poème choisi: "La Chanson du Mal Aimé"~ et en développe la structure.

Enfin la troisième partie traite les thèmes et les images de la "Chanson" en fonction de l'esthétique impressionniste ou de l'esthéti-que cubiste.

En conclusion, l'étude des strophes leit-motiv souligne comment Apollinaire a su synthétiser l'apport pictural dans une poésie origi-nale, dans une poésie nouvelle.

N.B.: Les vers ou strophes cités comme exemple sans référence ren-voient au texte même de "La Chanson du Mal Aimé".

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.1 M PRE S S ION N 1 S MEE T C U BIS M E DANS

"L A CHA N SON D U MAL A 1 M E" DE GUILLAUME APOLLINAIRE by Nicole BOURDEAU A thesis submitted to

the Facu1ty of Graduate Studies and Research McGi11 University

in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language and Literature

@)

Nicole Boudreau 19'70

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1 N T R 0 DUC T ION .;;..P...;R:.:-.;;:E~M...;I::;...;:E;...:.;.R...;;E;;...-._P~A.;;....;;.;R...;T;;...,;;I~E : DEFINITIONS I. IMPRESSIONNISME - Historique - Evolution en peinture en littérature II. EXPRESSIONNISME III. CUBISME - Historique et doctrine

D EUX 1 E M E PAR T 1 E: LE MAL AIME ~~~~~~~--~~--~~ p. 3 p. 9 p. 10 p. 22 p. 27 p. 42 I. INDICATIONS BIOGRAPHIQUES: .. .. .. • .. • .. .. .. .. • .. • p. 43 - Genèse de la "Chanson"

II. ARCHITECTURE DE LA "CHANSON"

..::.T...;R:;..;;....;:O:;...;;I_S;:;...;I~E;...:..;;M....;E=---"-P....;A~R.;;...;;.T---"-I ....;;;;:..E: THEMES ET IMAGES - Souvenirs

- Fidélité et amour - Douleur

- Couleurs et sonorités

CON C LUS ION

B 1 B LlO G R A PHI E p. 53 p. 62 p. 63 p. 70 p. 79 p. 85 p. 92 p. 96

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Combien déconcertant se révèle Guillaume Apollinaire. L'homme et le poète se laissent aborder facilement, semble-t-il, mais une connais-sance plus profonùe de l'un et de l'autre n'est pas immédiate.

Au physique, si l'on se réfère aux photos qui ont figé son exubé-rance en compagnie de Rouveyre, Apollinaire n'a rien du jeune homme mélancolique que trahissent ses vers:

Tu as souffert de l'amour à vingt et

a

trente ans J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps. 1

Néanmoins, tous les témoignages qu'ont laissés ses amis après sa mort en 1918, rapportent l'image d'un épicurien parlant haut et fort, trivial même, mais n'exagérait-il pas ses accents de gaieté bruyante? Le titre de son premier recueil "Alcools" semble indiquer de quelle ivresse Apollinaire se grise; son "verre est plein d'un vin tremblant

1 Apollinaire, Guillaume, "Zone", Oeuvres poétiques, Pléiade, Paris 1963, p. 44.

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-conone une flamme,,2 d'un "alcool brOlant,,3, douloureux avant de procurer la joie, la joie artificielle du corps.

Mais i l ne faut pas en conclure hâtivement que le poète a "le vin triste" et surtout pas solitaire.

Ecoutons cet appel de "Vendémiaire" qui convie l'univers à part a-ger la soif du poète:

J'ai soif villes de France d'Europe et du monde Venez toutes couler dans ma gorge profonde 4

Il invite les cités à participer aux bacchanales des vendanges où le vin nouveau remplace l'eau de vie, où l'ivresse n'est pas forcée mais au contraire libératrice, chaleureuse:

Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers 5

Apollinaire allie en lui les deux tendances contraires: la tris-tesse et l'enchantement, car il possède le don na~f de s'émerveiller. Tout l'intéresse, chaque objet, chaque personne le passionne pour son identité propre, leur modernité c'est-à-dire la place qu'ils occupent dans la vie quotidienne. C'est pourquoi il a tant d'amis, et connatt tant de gens d'origine et de condition diverses. Par les choses, par les gens, il retrouve l'histoire de leur passé. Il ne recherche pas un passé mort, mais plutôt la survivance de cet autrefois par les

lé-2 Apollinaire, Guillaume, "Nuit rhénane", Oeuvres poétiques, op. cit.

p. 111.

3 Apoll inaire, Gui Il aume, "Zone", Oeuvres poét igues, op. ci t. p. 42. 4 Apollinaire, Guillaume, "Vendémiaire", Oeuvres poétiques, op. cit.

p. 149.

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gendes, les fables, la mythologie et les allégories bibliques. Apollinaire se projette dans un devenir par la puissance de toute cette connaissance primitive acquise. Riche des contes de jadis, il les combine à sa perception du monde; il recompose sa vision un peu comme un peintre restructure la réalité. Il n'est pas faux de penser qu'il a créé certaines images de sa poésie en assimilant les théories du groupe des jeunes peintres cubistes qu'il fréquentait alors et qu'il soutenait dans leur nouvelle conception de la peinture.

Mais tout épris qu'il soit de "futurisme", Apollinaire ne peut renier sa très grande sensibilité, faculté vibrante qui permet aux événements traversant sa vie de s'imprimer dans son âme, provoquant des réactions psychologiques profondes et déchirantes. Apollinaire le Mal Aimé. Tel est le titre du livre de Marcel Adéma qui retrace sa biographie.

Mal aimé, mais mal aimant avoue-t-il ~ui-même dans une lettre à

sa fiancée Madeleine Pagès à propos du poème "La Chanson du Mal Aimé".6 Sensible comme un enfant et arrogant comme un homme, tel est Apolli-naire, déconcertant.

"Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans"

Ce vers-confidence de "Zone" se répète dans "Alcools". L'amour dépas-se le thème poétique pour Apollinaire car il l'a cherché, l'a traqué, un instant atteint, puis il en a souffert, d'une souffrance vitale,

6 " ... poème ou Je me croyais mal aimé tandis que c'était moi qui ai-mait mal", à Madeleine, 30 juillet 1915, dans Apollinaire, Guillau-me, Tendre comme le Souvenir, Gallimard, Paris 1952, p. 70.

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-c'est-à-dire revécu dans le souvenir. Cet amour de vingt ans est celui qu'il pleure dans~La Chanson du Mal Aimé", avec des larmes intérieures, entouré d'une atmosphère confuse et trouble à la manière de Verlaine. Mais le poète ne s'abandonne pas à sa peine, il hurle, il injurie, il souille par la bouche des cosaques Zaporogues le souve-nir de celle qu'il aime. Pourtant la violence s'apaise en lui, la haine étant encore une forme d'amour, il s'attendrit, il espère malgré

lui:

Si jamais revient cette femme Je lui dirai je suis content

Hélàs! l'amour est mort et Apollinaire veut se convaincre de la faus-seté de ce sentiment.

A trente ans, il souffre de nouveau du même mal, il n'a pas été convaincu.

Le mouvement psychologique de'~a Chanson du Mal-Aimé": regret-chagrin-souvenir de l'an passé - pessimisme qui devient agressif puis apaisement mélancolique -, module la structuration des images poétiques. Aux états d'âme correspond un impressionnisme lyrique qui conserve de

la réalité une certaine perception. Puis la densité de sa douleur mêle dans sa conscience les souvenirs et l'aujourd'hui.

Les éléments impressionnistes qu'il a devant son regard s'allient dans son imagination avec les images irréelles de légendes et d'évoca-tions bibliques, qui reviennent sans ordre dans sa mémoire. Les pro-cédés d'analyse et de synthèse sont presque simultanés, et certaines visions que le poète transcrit se rapprochent du cubisme; les mots

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qu'il emploie sont dépourvus de liens, deviennent elliptiques, et créent l'affinité avec la peinture cubiste. "La Chanson du Mal Aimé" est riche en cela qu'elle offre un syncrétisme formé d'éléments impres-sionnistes et cubistes.

Ce long poème a pour titre "Chanson", qui présage la reprise d'un refrain, d'un thème, d'une couleur.

Voie Lactée ô soeur Lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses Nageurs morts suivrons-nous d'ahan Ton cours vers d'autres nébuleuses

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PRE MIE R E PAR T 1 E

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Le langage est limité car il ne peut communiquer toute la pensée et le sentiment. La réalité qui nous entoure est fonctionnelle, mathé-matique, le reflet de cette réalité dont veulent témoigner les artis-tes est déformé par le vécu. La peinture a tenté de reproduire le plus fidèlement possible le monde extérieur. Au XVIIème siècle un Poussin, un Georges de La Tour, un Le Brun, peignent la vie, simple ou grandiose. Les sujets leur sont propres mais la représentation objective. Le

XVlllème siècle se libère en art des règles trop rigides. La peinture reflète l'esprit du siècle. Elle est moralisante avec Greuze, fantai-siste avec Watteau et Fragonard qui choisissent des thèmes originaux, libertins, ensoleillés. A l'époque romantique, l'artiste se manifeste

à travers son oeuvre; il n'est plus instrument mais sujet qui s'exté-riorise.

L'homme prend conscience de sa fonction entre la réalité qui l'en-toure et l'Art: fonction essentielle, celle de créer. Et l'évolution des genres naît de la condition humaine qui est de progresser.

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-Ainsi Chateaubriand personnalise la parole; Rene est un autre lui-même avec toute sa complexite psychologique. Les peintres riva-lisent d'audace dans le choix des couleurs: tel Gericault, Delacroix. Baudelaire, en critique litteraire, a senti toute la richesse de la peinture d'Eugène Delacroix; il en a traduit même le symbolisme dans ses articles "Salon de 1846":

Delacroix est quelquefois maladroit mais essentiellement createur ... Delacroix part donc de ce principe, qu'un tableau doit avant tout reproduire la pensee in-time de l'artiste qui domine le modèle, comme le createur la creation ... Pour Eugène Delacroix la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et consulte les feuillets avec un oeil sUr et profond; et cette peinture, qui procède du souvenir, parle surtout aux souvenirs. 7

Ainsi la peinture n'est plus reproduction, elle s'enrichit de la sen-sibilite de l'artiste qui interprète sa perception de la realite.

Baudelaire mentionne le phenomène pictural nouveau: l~absence de ligne:

les lignes ne sont jamais, comme dans l'arc-en-ciel, que la fusion intime de deux cou-leurs 8

C'est déjà le premier pas vers l'impressionnisme qui deviendra avec Monet, Sisley, Renoir, une veritable Ecole, à la fin du XIXème siècle. Mais relisons l'article de Baudelaire "De la Couleur". En

7 Baudelaire, Charles, Oeuvres complètes, Pleiade, Paris 1963, p. 891. 8 Ibid. p. 892.

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tant que poète, il a su avec des mots expliquer toute la symphonie des couleurs et combien elles peuvent être des "correspondances" de sensations.

Ce qui me frappe d'abord c'est que partout - coquelicots dans les gazons, pavots, per-roquets, etc. - le rouge chante la gloire du vert; le noir - quand il y en a - zéro solitaire et insignifiant, intercède le se-cours du bleu ou du rouge. Le bleu, c'est-à-dire le ciel, est coupé de légers flocons blancs ou de masses grises qui trempent heureusement sa morne crudité - et comme

la vapeur de la saison hiver ou été -baigne, adoucit, ou engloutit les contours,

la nature ressemble à un toton qui, ma par une vitesse accélérée, nous apparaît gris, bien qu'il résume en lui toutes les couleurs. 9 L'auteur des Fleurs du Mal a trouvé les mots prophétiques qui

dé-finitivement définiront l'Impressionnisme en peinture et en littérature. Par exemple "la vapeur de la saison" devient la vapeur d'une locomotive dans le tableau de Monet, Gare St-Lazare, où les "contours" sont diffus, à peine aperçus à travers cet écran, et où un certain étouffement est provoqué par toute cette vapeur retenue sous la verrière qui couvre les quais de la gare.

La couleur va s'infiltrer dans la poésie car elle est un raccourci entre la sensation ressentie par le poète et l'image qu'il veut en donner, pour transmettre de nouveau une émotion non définie, pour que le lecteur réinvente l'image suggérée. "Harmonie du soir" de

Baude-9 Baudelaire, Charles, "Salon de 1846", Oeuvres complètes, op. cit. p. 881. N.B.: Dans cette citation, c'est l'auteur de cette thèse qui en a souligné certains termes.

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-laire est modulé sur deux tons chauds, le jaune et le noir, pour s'achever sur un rouge sang. Les couleurs renvoient à des thèmes précis: l'or des objets sacrés et le jour qui meurt.

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige 10 Le rythme est lent comme un crépuscule, l'allitération des "s" adoucit l'image brutale de la mort évoquée mais en prolonge la durée.

Ne retenons ici que l'image, car le poème offre en outre une symbolique poétique. Apollinaire reprend plusieurs fois l'image de la décapitation du soleil:

L'on tranche la tête au soleil chaque jour

pour qu'il verse son sang en rayon sur la terre Il pour arriver à l'image saisissante de "Zone":

Soleil cou coupé.

10 Baudelaire, Charles, "Les Fleurs du Mal", Oeuvres complètes, op. ci t. p. 45.

11 Apollinaire, Guillaume, "Epithalame", Oeuvres poétiques, op. cit.

p. 343.

On retrouve l'image:

Il vit décapité sa tête est le soleil Et la lune son cou tranché

"Alcools", p. 133 . ... le soleil qui radiait

Dut paraître à leurs yeux extasiés

Le cou tranché d'une tête immense, intelligente Dont le bourreau n'osait montrer

La face et les yeux larges pétrifiés A la foule ivre

Et quel sang, et quel sang t'éclabousse, 6 monde Sous ce cou tranché,

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Le rythme est saccadé, les syllabes très dures, nettement découpées comme un collage de Braque. Ce vers renvoie au chapitre ultérieur du Cubisme.

L'impressionnisme en poésie trouve sa meilleure expression dans un thème essentiel dont procèdent les autres: "L'Automne".

"Mon automne éternelle 0 ma saison mentale" 12

C'est la saison où les couleurs changent, s'affadissent. C'est aussi l'époque des vendanges. Mais après les réjouissances de la récolte, les vignobles sont déserts, les champs sont fauchés, arides. Les at-tributs de l'automne tels que les fruits mûrs, les feuilles tombées, résument la saison.

"Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches" 12 Mais ils symbolisent surtout une rupture, ils sont morts, détachés de l'arbre nourricier; il en est de même pour les souvenirs, fruits du temps, instants vécus qui s'éternisent dans une durée psychologique. L'automne est une fin: fin de l'été, fin de l'amour. Les feuilles qui tombent ressemblent étrangement à des larmes.

12 Apollinaire, Guillaume, "Signe", "Alcools", Oeuvres poétigues, op. dt. p.125.

13 Verlaine, Paul, "Green", Romances sans paroles, Livre de poche, Paris 1964, p. 61.

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-Et que j'aime 6 saison que j'aime tes rumeurs Les fruits tombant sans qu'on les cueille Le vent et la forêt qui pleurent

Toutes les larmes en automne feuille à feuille Les feuilles

Qu'on foule

Un train qui roule La vie

S'écoule 14

En effet, à l'automne s'associent les thèmes du souvenir, de l'amour déçu, du temps enfui.

J'ai cueilli ce brin de bruyère L'automne est morte souviens-t-en Nous ne nous verrons plus sur terre Odeur du temps brin de bruyère

Et souviens-toi que je t'attends. 15

L'impressionnisme en poésie se caractérise par la prépondérance que l'auteur donne aux éléments affectifs. Le ton adopté est celui de la confidence, "De la douceur, de la douceur, de la douceur,,16. Le moment le plus propice à la mélancolie, à la tristesse, est celui de la nuit où l'on ne perçoit plus que les apparences, où les sons mêmes sont voilés. Les Poèmes saturniens de Verlaine illustrent cette correspon-dance entre l'état d'âme du poète et le décor brumeux qui déforme toutes choses autour de lui, jusqu'à ses propres sensations. Les seules cou-leurs perceptibles sont imprécises et équivoques.

14 Apollinaire, Guillaume, "Automne malade", "Alcools", Oeuvres poéti-ques, op. cit. p. 146.

15 Apollinaire, Guillaume, "L'Adieu", "Alcools", ibid. p. 85. 16 Verlaine, Paul, "Lassitude", Poèmes saturniens, Livre de poche;

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Cette sentimentalité que traduit l'impressionnisme est fondée sur une angoisse, une souffrance. Verlaine murmure sa peur de l'avenir, sa peur de vivre. Apollinaire est obsédé par le temps qui passe; l'image du fleuve, de l'eau qui coule prend dans ses poèmes la valeur d'un thème:

Passent les jours et passent les semaines Ni temps passé

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine 17

L'auteur d "'Alcools" refuse l'irréversibilité du temps, c'est pourquoi il recrée avec tant de fougue les images de son passé pour

lui redonner une vie. Toutefois cette vie "orphique" réunit aussi bien le vécu que l'imaginaire, et possède des accents tendres et cho-quants. "Ce poète étranger libre, déraciné par ses origines, sa nais-sance, son éducation ••• et on le voit dans ses poèmes nostalgiques, verlainiens, cherche désespérément un appui, un point ferme dans le passé, dans la tradition,,18

On peut dire d'Apollinaire que sa mémoire lui est aussi essentielle que son imagination; d'ailleurs il ne dissocie jamais les éléments vécus des éléments irréels, puisés dans son érudition de ''brocanteur'' comme le dira Georges Duhamel.

17 Apollinaire, Guillaume, "Le Pont Mirabeau", "Alcools", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 45.

18 Breunig, L.C., "Apollinaire et le Cubisme", Revue des Lettres mo-dernes, Paris 1962, Nos. 69-70.

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-La confidence impressionniste rappelle le lyrisme personnel du romantisme. Mais elle n'en a gardé que le ton intimiste, profondément humain. La souffrance du poète a souvent comme point initial un,mal d'amour, c'est-à-dire une origine liée à la réalité mais une réalité subjective qui renvoie à un schème d'images revécues, repensées, et déjà déformées par le souvenir.

"La Chanson du Mal Aimé" c'est l'amour déçu du jeune homme, l'amour "d'une autre année" dont il se souvient. Le poème chante sa plainte:

Moi qui sais des lais pour les reines Les complaintes de mes années

La romance du mal aimé

Et des chansons pour les sirènes 19

La complainte, la chanson populaire, offrent un caractère impres-sionniste par les doléances répétées comme des litanies. A la prière de Villon: "Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre", reprend en écho celle d'Apollinaire: "Pitié pour nos erreurs, Pitié pour nos péchés,,20.

En résumé pas de thèmes consacrés, comme l'histoire dans l'épopée, pas de méditation du genre lamartinien qui étudie son désespoir. La poésie impressionniste libère la sensibilité qui s'exprime dans tout

ce qu'elle a de confus et de secret.

19 Apollinaire, Guillaume, "Chanson du Mal Aimé", Oeuvres poétiques, op. ci t. p. 50.

20 Villon, François, "Ballade des pendus", Oeuvres, Edition Garnier, Paris 1962, p. 152.

Apollinaire, Guillaume, "La jolie Rousse", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 314.

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L'impressionnisme en peinture a été une école qui révolutionnait l'idée même de tableau. Il ne s'agissait plus de reproduire exacte-ment; l'invention de la. photographie rendait moins nécessaire le

figu-ratif.

Pissaro l'explicite dans une lettre adressée à Durant-Ruel, pro-priétaire d'une galerie qui soutint, envers et contre tous, les peintres de ce nouveau mouvement:

Quant à l'exécution, nous la regardons comme nulle, ce n'est du reste que peu important: l'art n'ayant rien à y voir selon nous; la seule originalité consis-tant dans le caractère du dessin et la vision particulière de chaque artiste. 21 La facture subit de grands changements. Un but visé: reproduire des luminosités intenses et diverses.

En 1874, à la première exposition impressionniste l'opinion publi-que fut pour le moins "impressionnée" et ne pri t point au sérieux.. les toiles exposées. Un journaliste résuma la pensée générale par des mots tels: "grattures de palette ••. torchonné du ton", "frottis", "éclaboussure .•• lichettes noires ... ,,22

L'accumulation de ces termes qui se veulent vexatifs ne font qu'indiquer l'orientation technique qu'ont adoptée Monet, Cézanne, Degas, Renoir, pour ne citer que ceux-là. Les traits de pinceaux sont

21 Lettre du 6 novembre 1886, recueillie par L. Venture dans Archives des Impressionnistes, tome 2, ed. Durand-Ruel, Paris 1939, p. 24. 22 Leroy, L., "Exposition des Impressionnistes", 25 avril 1874.

Ar-ticle reproduit par Rewald, John, dans Histoire de l'Impression-nisme, tome 1, Livre de poche, Paris 1965, p. 365.

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-nerveux, procédant par petites touches afin de produire l'impression tirée de la lumière sur un paysage par exemple. Ils déchiffrent cha-cun pour soi la nature.

De même en littérature l'impressionnisme se particularise par un rythme musical. C'est par le mot que la poésie doit recomposer une atmosphère, soit ambiance extérieure dont s'imprègne la sentimentalité du poète, soit climat intérieur, nostalgie de l'âme insaisissable. Il s'agit d'exprimer "l'impression" du moment. Les formes poétiques les plus anciennes, lais, ballades, complaintes, étaient chantées par des troubadours. Plus tard la poésie a toujours gardé une analogie avec le chant; par ce biais on quitte les mots et leur signification pour mieux se sensibiliser au rythme, ce qui est une façon de lire entre les lignes.

On peut appliquer au rythme impressionniste la définition que M. Cressot attribue au rythme inexpressif:

Son rôle est de bercer la conscience, de la mettre dans un état de passivité euphorique et de réceptivité qui lui permet de réagir immédiatement à la première impression for-te. Ce n'est plus alors le rY'chme que la pensée se construit à sa mesure, mais un monde dont elle épouse la forme. 23

L'impression forte est modulée sur le retour d'un son en particulier. Par exemple dans:

23 Cressot, M., Le Style et ses techniques, Presses universitaires de France, Paris 1947, p. 217.

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Les sanglots longs Des violons

De l'automne Blessent mon coeur D'une langueur

~on<?tone 24

Les sonorités sont choisies pour leur désinance affective; le son en lui-même provoque une sensation, une "audition colorée"; la poésie impressionniste se rapproche de la musique pour mieux suggérer "l'inex-primable". Le poète se raconte avec spontanéité sans grand souci de

logique. C'est au coeur qu'il s'adresse et non a l'esprit. Il recrée un monde a son image, en cela il est déja démiurge, et il l'offre a

la "générosité du lecteur" (pour reprendre une formule sartrienne); car il ne s'agit pas de comprendre mais de sentir, d'interpréter. Le poète dévoile dans son oeuvre une expérience vécue, une souffrance, un besoin d'au-dela. Ce sont en soi des vérités humaines. Le vers ne se soumet plus aux lois rigides de la versification; toutefois il conserve une forme poétique car il ne se veut pas langage direct. Le langage est essentiellement communication, c'est-a-dire moyen qu'ont les hommes de rompre leur silence et leur solitude. La poésie, elle, est une fin. Le style du poète reflète son attitude dans la société; passivité de Verlaine, révolte de Rimbaud. Apollinaire allie ces deux aspirations. Tantôt il est épris de modernisme, de tout ce qui est nouveau, tantôt il regrette le temps passé. Le style apollinai-rien reste encore a définir car il ne se limite pas a une tendance,

24 Verlaine, Paul,. "Chanson d'automne", Poèmes saturniens, Livre de poche, Paris 1966, p. 69.

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-mais s'écartèle entre la sensibilité très fine du poète et -la rudesse provocante de l'homme. Les mots verlainiens sont simples, na!fs. Les concepts sont complétés par une image concrète:

Il pleure dans mon coeur

Comme il pleut sur la ville 25

La pluie devient larmes et la tristesse du poète se communique à toute la ville. La phrase semble se développer suivant le rythme d'une promenade. Déjà chez F. Jammes le quotidien est matière à poésie.

Il Y a aussi un vieux buffet qui sent la cire, la confiture,

la viande, le pain et les poires mûres 26 L'image est familière mais elle renvoie à d'autres sensations: le goût des fruits, le luisant du bois, le souvenir d'anciens repas. Les syllabes adoucies rendent le vers plus chantant et la répétition de certains vers accentue la mélancolie en berçant l'image suggérée.

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure 27

25 Verlaine, Paul, "Ariette", Romances sans paroles, Livre de Poche, Paris 1964, p. 40.

26 Jammes, Francis, "La Salle à manger", De l'Angelus de l'aube à l'Angelus du soir, Collection littéraire Lagarde et Michard, XXème siècle, Paris 1962, p. 26.

27 Apollinaire, Guillaume, "Le Pont Mirabeau", "Alcools", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 45.

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Nous avons vu qu'Apollinaire passe dans sa poésie, comme dans sa vie, de la plus tendre nostalgie au rire le plus moqueur. Impression-niste un moment, il glisse tout naturellement à l'expressionnisme. Il

1

n'estompe plus la réalité mais au contraire la dévoile dans toute sa nudité par un éclairage crû, excessif, qui durcit les contours.

On mange alors toute la bande Pète et rit pendant le dîner Puis s'attendrit à l'allemande Avant d'aller assassiner 28

On note la gaieté grégaire de "toute la bande", de ce groupe de bandits rhénans et le poète souligne avec le mot trivial "pète" toute leur grossièreté, dont on devient complice, néanmoins à cause du rire, rire innocent tant il semble inconscient de ce qui va arriver: "avant d'aller assassiner". Se dégage également le réalisme de ces corps alourdis par le repas, et dont l'esprit "s'attendrit" sous l'influence

28 Apollinaire, Guillaume, "Schinderhannes", Oeuvres poétigues, op. cit. p. 118.

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-du vin. Ici l'expressionnisme s'allie à une triste ironie. La mort est mêlée à la joie "brute".

La vie continue ... D'ailleurs l'expressionnisme donne une vision du monde sans illusions, sans rédemption. C'est presque une prise de conscience de l'absurde. Le poète renonce aux regrets, à la révolte, à l'espoir, tous inutiles. La réalité s'impose à lui, il faut faire corps avec elle; s'en moquer, jouer le mime du bonheur jusqu'à la persuasion ou jusqu'à la mort. Le ton est sarcastique, voire haineux parfois, mais à travers la haine se perçoit le douloureux, car la lucidité de l'artiste est toujours à l'avant-garde, dénonçant la vani-té de toutes choses. Le satirique est nuancé par des éléments tragi-ques, désespérés. En peinture cela renvoie aux clowns de Rouault, par exemple, à certaines toiles de Matisse, de Van Gogh. Les effets chromatiques sont violents, outranciers, 1esxraits épais fortement marqués, les formes caricaturées. En poésie les mots seront choisis pour désigner brutalement l'objet. Le terme exact remplace la sugges-tion impressionniste. L'image est révélée dans toute sa crudité:

Parqués entre des bancs de chêne au coin de l'église Qu'attiédit puarnment leur souffle, tous leurs yeux Vers le choeur d'orrie et la maîtrise

Aux vingt geu1es gueulant les cantiques pieux 28 Nous voyons la déformation volontaire de la part de Rimbaud pour ré-duire l'image des "pauvres à l'église" . à celle des animaux. Ils sont "parqués" tel un bétail; et le "souffle" des bêtes groupées "attiédit"

28 Rimbaud, Arthur, "Pauvres à l'église", Oeuvres completes, Pléiade, Paris 1963, p. 79.

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(forcément) l'atmosphère. Ici on ne peut s'empêcher de penser à une image sacrilège, celle de la nativité alors que l'enfant Jésus est réchauffé par le souffle de l' fule et du boeuf. Les "pauvres" sont ceux qui réchauffent l'église pour les "mieux" pensants, c'est-à-dire les riches. Pourtant cette haleine incommode: elle PUE. Les choristes ne chantent pas, leurs bouches sont muées en "gueules" et l'auteur, en répétant le terme, fait ressortir l'animalité du son.

L'expressionnisme est également une manière de refuser le monde dans sa banalité, dans sa fadeur, dans tout ce qu'il a de contingent, "d'inexpressif". Le poète va alors dénaturer la description de ce qu'il voit:

Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames 29 Mais Rimbaud voit-il objectivement ces bourgeois qu'il méprise? Son regard est déjà plein d'intentions grimaçantes, et ces bureaucrates perdent leur identité pour devenir des bureaux, qui concrétisent leur

fonction sociale. Le poète exagère leur embonpoint, signe de prospé-rité promenée avec orgueil: ils sont non seulement "gros" mais "bouffis"; il semble que le bois du bureau gonflé, arqué, est prêt à craquer tant il est plein dont on ne sait quoi ..•

Ainsi l'expressionnisme, partant d'une perception de la réalité, la dépasse pour en donner une image grossie comme un gros plan ciné-matographique qui s'attache à un détail, une image intentionnelle, soit satirique, soit douloureuse.

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- 2S

-Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre 30 Le poète ne travestit pas la souffrance qui déforme le corps; ici le réalisme est poignant car Apollinaire assume la douleur d'autrui jus-qu'à la nausée.

L'ironie malicieuse peut se glisser:

Dame de mes pensées au cul de perle fine 31

Le vers prélude un hommage courtois: "Dame" renvoie à une imagerie du Moyen Age, comme le Roman de la rose-- de Guillaume de Loris où il y a identification de la "dame" à la beauté absolue. Ici le "cul" de

la personne aimée symbolise une beauté parfaite, comme peuvent être parfaites les perles. Le mot "cul" désarticule la pensée pour lui at-tribuer un caractère démystificateur.

Ainsi l'expressionnisme se module sur plusieurs gammes. Il va même jusqu'au poème scatologique dans la "Réponse au Sultan des Cosaques Zaporogues" de la "Chanson du Mal Aimé".

Retenons pour passer au chapitre du cubisme l'aspect difforme que l'expressionnisme offre de la réalité. Il n'y a pas loin de la contorsion d'un volume à son aspect cubique.

On pense aux Demoiselles d'Avignon de Picasso.

30 Apollinaire, Guillaume, "Zone", "Alcools", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 43.

31 Apollinaire, Guillaume, "Palais", Oeuvres poétigues, op. cit.

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Ces figures aussi peu féminines que possible, les unes debout, les autres accroupies, pein-tes de tons roses ou bruns et qui se détachent sur des plans juxtaposés, marron et bleu clair, accusent des déformations outrancières. et ex-priment une sorte de défi agressif à la vie ••• 32

32 Cabanne, P., Epopée du Cubisme, Edition Table ronde, Paris 1963, p. 30.

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III

CUBISME

On ne peut parler de cubisme sans en rappeler les étapes succes-sives qui l'ont confirmé comme mouvement artistique. A l'histoire de ces jeunes peintres qui révolutionnent leur art est mêlé de façon cons-tante le nom d'Apollinaire. Le poète, nous l'avons déjà mentionné, est épris de nouveauté. Mais ce n'est pas tant cette soif de modernisme plut6t que l'amitié qui l'a rallié au cubisme. Il fut d'abord l'ami de Picasso qu'il rencontre, en 1904, au "Critérion", café qu'il fré-quentait. 33 Son intérêt se concentre alors naturellement sur la pein-ture car il vit "de façon presque constante parmi les peintres de Mont-martre. D'autre part il avait fait la connaissance de Vlaminck et Derain au Vésinet où habitait sa mère, Madame de Kostrowitzky; il écri-ra à propos du cubisme: "Cette esthétique nouvelle s'élaboécri-ra d'abord dans l'esprit d'André Derain".34 Notons tout de suite, comme le

remar-33 Cabanne, P., Epopée du Cubisme, op. cit. pp. 21-22.

34 Apollinaire, Guillaume, Les Peintres cubistes, présentation par Breunig, Collection "Miroirs de l'Art", Edition Hermann, Paris 1965, p. 55.

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qua John Golding, que Derain précède les cubistes dans l'utilisation qu'il fait des recherches picturales de Cézanne. Car c'est ce dernier qui est le trait d'union entre l'Impressionnisme et le mouvement nais-sant.

Apollinaire est lié avec toute la ''bande'': Max Jacob, Juan Gris, Matisse, et c'est lui qui présenta Braque à Picasso, en 1907.

Mais le poète est aussi 1iami d'un autre groupe de peintres dont

les études semblent parallèles à celles que font les artistes du

Bateau-Lavoir. Ce sont Gleizes, Metzinger, Delaunay, les frères Duchamp, Picabia ... Dès 1905 Apollinaire révèle dans plusieurs articles Picasso, alors dans la période bleue et rosa. Remarquons entre parenthèses que c'est le peintre qui lui fit connaître Marie Laurencin; cette dernière -- occupera le vide laissé par Annie P1ayden dans le coeur du Mal Aimé.

Apollinaire en effet n'est guère connu du public que comme critique littéraire car ce n'est qu'en 1913 que sera publié Alcools, son premier recueil poétique qui rassemble le fruit d'une recherche de plusieurs années; il avait ça et là publié quelques poèmes, mais la plupart du temps ils étaient passés inaperçus des profanes. Ainsi le poète il faut blen vivre - écrivait dans plusieurs journaux tels que la Plume, la Phalange, les Marges, le Mercure de France qui publia la Chanson du Mal Aimé en 1909; Les Soirées de Paris dont il racheta les parts à André Billy, et:L'Intransigeant. C'est lors d'une exposition de Braque en 1908 que le mot "cubisme" est né par moquerie. Henri Matisse s'est exclamé en voyant Maisons à l'estaque: "on dirait des petits cubes". Le critique Vauxcel1es fit faire fortune à l'appellation

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29

-en parlant de "bizarreries cubiques", la même année. Bi-en que Braque expose, ce n'est pas encore le succès: à chaque toile cubiste accro-chée dans une exposition, la presse est hostile. Il faut attendre 1911 pour trouver une exposition ne réunissant que des peintres cubistes.

C'est au salon des Indépendants de 1911 qu'eut lieu la première exposition d'ensem-ble du groupe cubiste. Fortement encoura-gés par Apollinaire~ Salmon et Allard, les peintres avaient décidé de rassembler leurs envois. 35

Il est un proverbe qui dit l'union fait la force et c'est dans cette optique que les artistes se sont donnés la main: il fallait sensibiliser l'opinion à cette nouvelle esthétique qu'est le cubisme. Guillaume Apollinaire fit un compte-rendu~ le lendemain dans L'Intran-sigeant, qui consacrait la naissance d'un art nouveau. Ce geste l'unis-sait désormais au mouvement. Il en fut d'abord le héraut, il en est alors le défenseur. Les articles publiés dans les Soirées de Paris en 1912 soutiennent avec un enthousiasme chaleureux ses amis; il regrou-pe ses articles pour réaliser la plaquette: Les Peintres cubistes. Le sous-titre de ce volume, Méditations esthétiques, indique combien

la pensée du poète ne se veut point dogmatisante. Car il faut le noter: la critique apollinairienne n'est ni scientifique, ni théoricienne~ mais elle se lit comme un témoignage sincère, plus intuitif

qu'intel-lectuel. Prenons comme exemple ce compte-rendu:

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Léger a encore l'accent le moins humain de cette salle (la fameuse salle 41). Son art est diffi-cile, il crée, si l'on ose dire, la peinture cylindrique et n'a point évité de donner à sa composition une sauvage apparence de pneumatiques entassés. N'importe! La. discipline qu'il s'est imposœmettra de l'ordre dans ses idées et l'on aperçoit déjà la nouveauté de son talent et de sa palette. 36

Apollinaire, visiblement déconcerté par le tableau Nus dans la forêt de Léger n'essaye pas de le réfuter au nom de son incompréhension. "Pneumatique" est une audacieuse image moderne et l'humour qui s'en dégage ne discrédite en rien l'oeuvre.

Grande est la confiance que le poète met en cet art. "N'importe", semble-t-il dire, que le tableau soit inaccessible, l'essentiel est qu'il soit créé. En fait, Apollinaire admire le courage qu'il a fallu aux artistes pour faire valoir leur art et c'est parce qu'il est tou-che qu'il participe activement au combat en imposant ses articles aux

journaux qu'inquiètent des opinions avant-gardistes.

Si le mouvement cubiste est né à Paris, il n'est pas uniquement comme on pourrait le penser un mouvement français. Tout d'abord Picasso, l'un des maîtres avec Braque, est espagnol; Gris également. En Italie et en Allemagne, des recherches picturales, identiques à celles faites par les cubistes français, sont effe~tuées. C'est en Italie qu'est né le mouvement futuriste avec Boccioni, Carra, Russolo

36 Apollinaire, Guillaume, article de L'Intransigeant, 20 avril 1914, reproduit par J. Golding dans Le Cubisme, op. cit. p. 280.

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31

-et Severini. Ce dernier fera la connaissance d'Apollinaire. L'une des déclarations publiées dans Le Manifeste des peintres futuristes séduisit le poète. "I1 faut ba.layer tous les sujets déjà usés pour exprimer notre tourbillante vie d'acier, d'orgueil, de fièvre et de vitesse.,,37 Le poète ne chante-t-il pas la vie sous toutes ses for-mes, en particulier sous son aspect le plus moderne. "Zone" est peuplé d'autobus, d'automobiles, d'avions, manifestations du progrès; la vie quotidienne de Paris s'y trouve présente avec ses "directeurs", ses "ouvriers", ses "belles sténo-dactylographes". Ils vont et vien-nent dans les rues, toujours les mêmes, comme les ridicules personna-ges des premiers films de Méliès. On y retrouve même le bruit que font

les "laitiers (qui) font tinter leurs bidons dans les rues", bruit qui résonne isolé dans le silence du matin désert, seul comme le poète. Avec Calligrammes, Apollinaire expérimente l'union, comme pour un ta-bleau, de la vision et de l'intelligence. Il dessine avec les mots un motif, la montre par exemple. Le Futurisme diverge du Cubisme par

l'intrusion dans la peinture d'éléments affectifs qui ajoutent à la conception d'espace l'idée de dynamisme et de simultanéité. En outre le Cubisme connaît une dissidence interne. Delaunay oriente sa pein-ture vers une abstraction de plus en plus complète: telle la série. de Fenêtres. Il considère la couleur comme un élément primordial. Avec enthousiasme, Apollinaire baptise du nom d'ORPHISME cette

nouvel-le tendance.

37 Manifeste 1910, Milan, reproduit par J. Golding dans Le Cubisme, op. ci t. p. 54.

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C'est l'art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité visuelle, mais entièrement créés par l'artis-te et doués par lui d'une puissanl'artis-te réalité.

C

... )

C'est de l'art pur. 38

Sous cette rubrique, il place également Léger et Marcel Duchamp. Apollina.ire sans dénigrer Picasso, semble avoir préféré le "cubisme orphique" qui laisse l'imagination du peintre plus libre et, flatte plus sensiblement l'oeil que ne le font les toiles austères du Cubisme proprement dit. Les différents groupes ne tardent pas à diverger. Une toile comme Le Nu descendant un escalier de Duchamp entre dans la définition du Futurisme par son mouvement fixé dans ses phases successives et représenté simultanément.

Il Y eut une véritable confusion entre les dénominations des différentes tendances, confusion à laquelle Apollinaire ne fut pas étranger. Il ne fut pas le seul à vouloir les définir.

La guerre de 1914 achève la désagrégation du Cubisme.

En 1916, blessé? la tête, Apollinaire, revenu du front, reprend ses activités journalistiques et littéraires. C'est l'année suivante qu'il fait représenter sur les planches Les Mamelles de Tirésias, drame "surréaliste". La critique fut défavorable. Ce fut le prétexte pour certains peintres de désavouer le poète; Gris, Metzinger, Lhote et Severini, ont signé la lettre protestataire. "Je resterai donc avec

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33

-les grands peintres du cubisme et laisserai -les autres. Je le regrette pour Gris",39 ecrit Apollinaire à Pierre Reverdy.

Il ne' restait au poète qu'un an à vivre.

Tel fut l'historique du Cubisme. Voyons sommairement quelles furent les théories. Tous s'accordent pour reconnaître en Cézanne le precurseur du Cubisme: "Cezanne a ete une flèche indicatrice dans la regenerescence de la peinture. ,,40 Mais l'art cezannien fut appro-fondi, intellectualise. D'autre part l'art nègre fascina plusieurs peintres et détermina le deuxième courant qui contribua à la creation du Cubisme. Il est une caracteristique très importante qu'il faut souligner: le Cubisme se rattache à une esthétique naturaliste. En effet, son point de depart est la realite, un objet en soi - mais entre l'objet et l'artiste il y a l'intelligence. 41 On remarque d'abord .en regardant une toile cubiste, que le peintre a da tourner autour de l'objet puis revenir à son chevalet pour representer les divers côtes du même objet. Sur une surface plane, cela provoque un effet "bizarre", inattendu qui ne correspond pas à la sensation visuelle d'un objet que l'on saisit d'ordinaire. Ainsi le peintre, non seulement recree l'objet, mais il le restructure sur des plans

39 Citee par P. Cabanne, Epopee du Cubisme, op. cit. p. 322.

40 Gleizes, A., Du Cubisme et des moyens de le comprendre, Edition de la Cible, Paris 1920, p. 7.

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différents. "Le Cubisme n'est donc pas une froide énumération mathé-matique. C'est le corps matériel qu'il a reconstruit logiquement, obéissant au principe de l'Univers où tout est harmonie".42 En effet, les artistes ne laissent point libre cours à un "dérèglement des sens" comme l'ont pensé ~n moment certains critiques. Ils s'astreignent au contraire du moins on peut l'admettre à une dure discipline. Les recherches picturales de Braque et de Picasso faites en commun, ne traduisent pas un défoulement.

Aspirant à l'éternel, (le peintre) dépouil-le dépouil-les formes de dépouil-leur réalité temporaire, le pittoresque. Il les investit de leur pureté géométrique. Il les équilibre dans leur vérité mathématique. 43

Les formes se simplifient, il y a une ré-intégration de la ligne~ et les couleurs, en réaction contre l'Impressionnisme, se résument en des chromatismes sombres. La composition se veut pensée cohérente. C'est une tentative de transcendance en peinture; le peintre entreprend un voyage dans l'au-delà. Une toile cubiste concentre intelligence et intuition: "Le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa

d " " " ... " 44 propre 1V1n1te.

La réalité visuelle ne sert que de tremplin à l'exercice spirituel de l'artiste tentant de créer une autre réalité en soi. Braque et Picasso ont également essayé un procédé nouveau: le collage. Par ce

42 Gleizes, A., Du Cubisme et des moyens de le comprendre, op. cit. p. 50.

43 Ibid., p. 50.

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35

-biais, ils désiraient insérer dans leur tableau l'objet concret: papier, fragment de journaux, faux bois, tissus.

Le collage était la conséquence logique de la manière dont les cubistes concevaient leurs oeuvres: comme des objets autonomes et structurés, des objets construits de substances et matériaux inhab~tuels, une protestation contre la peinture à l'huile conventionnelle. 45

Picasso va alors réintroduire dans la toile une zone de couleur vive. Mais les deux amis ent toujours le souci d'équilibrer les éléments représentatifs et abstraits. Leur collaboration est si étroite - ils se voient chaque jour - travaillent ensemble - qu'il est parfois dif-ficile d'attribuer à son auteur leurs productions d'alors (1910-1914). On peut apparenter

aux papiers collés l'intrusion dans un poème d'un bavardage de café, du cri de l'oie oua oua, du pauvre jeune homme-qui se mouche dans sa cravate blanche, d'une indication d'horai-re de chemin de fer. Ainsi trompettent à travers l'élégie tous les jurons des Cosaques Zaporogues. 46

En fait, Apollinaire épousait les principes premiers de cette peinture moderne, à savoir "l'idée que l'on se fait d'un objet est tout aussi

réelle que l'objet lui-même".47

45 Golding, J., Le Cubisme, op. cit. p. 185.

46 Durry, M.J., Alcools, Société d'édition d'enseignement supérieur, Paris 1964, tome 2, p. 214.

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L'auteur d'Alcools a été surtout sensible au côté surprise du Cubisme, à l'alliance d'éléments hétéroclites, à cette sorte d'ubiqui-té à laquelle s'exercent les peintres.

Te voici à Marseille au milieu de pasteques Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant Te voici à Rome .•.

. .

.

. . .

. . . .. . ... .

Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur

Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels (Zone)

"Zone", explique Marcel Raymond, appartient aux genres de pieces dites cubistes synthé-tiques, ou "simultanéistes" dans lesquelles se juxtaposent sur un plan unique sans pers-pective, sans transition et souvent sans rapport logique apparent des éléments dis-parates, sensations, jugements, souvenirs qui s'entremêlent dans le flux de la vie psychologique. 48

DéJà Rimbaud avait précédé Apollinaire dans cette sorte de commu-nion du rêve vécu, dans une vision hyperbolique du monde.

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des seves inou!es,

Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs 49 Le promeneur de "Zone" a puisé chez le génial adolescent cette discon-tinuité des images, mais, à l'exemple des Futuristes, il recrée de fa-çon systématique un monde simultané. Cette recréation procede pour Apollinaire d'un besoin affectif; plus que le souci d'obéir à une

es-thétique, i l veut, dans sa poésie, rendre sensible la réalité du

48 Raymond, M., De Baudelaire au Surréalisme, Corti, Paris 1963,

p. 234.

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37

-temps: celui qu'il vit - celui du passé, temps des souvenirs, qu'il ne revit pas d'une façon linéaire - les images affluent à une mémoire, sans ordre, précipitées ou lentes, pour évoquer la densité sentimenta-le à laquelsentimenta-le elsentimenta-les renvoient:

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant Tu regardais un banc de nuages descendre

Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures Et de tous ces regrets de tous ces repentirs

Te souviens-tu 50

Le regard même est souvenir. Le poète se projette également dans l'a-venir, parfois dans une vision prophétique:

Ordre des temps si les machines Se prenaient enfin à penser Profondeurs de la conscience On vous explorera demain 51

La cybernétique et la psychanalyse sont aujourd'hui choses cou-rantes. Nous avons insisté plus spécialement sur l'aspect révolution-naire du Cubisme. Mais rappelons que le début du XXe siècle a été bouleversé dans tous les domaines: le machinisme transforme l'économie et prépare la voie à l'automation; Ader vole pour la première fois en 1897: "Français qu'avez-vous fait d'Ader l'aérien,,?52 La photographie se perfectionne et les frères Lumière inventent le cinéma;

50 Apollinaire, Guillaume, "Le Voyageur", "Alcools", Oeuvres poétiques, op. ci t. p. 78.

51 Apollinaire, Guillaume, "Les Collines", "Calligrammes", Ibid. p. 172. 52 Apollinaire, Guillaume, "L'Avion", Ibid., p. 728.

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Mais si nous étions de vieux professeurs de province Nous ne dirions ni ciné ni cinéma

Mais cinématographe 53

Les valeurs sociales et morales sont remises en question. La lit-térature de l'époque reflete le désarroi et l'inquiétude que provoquent ces "modernisations". Pour Apollinaire la poésie est partout, dans le quotidien comme dans le légendaire. L'alternance de ces deux éléments dans la poésie apollinairienne contribue à la poétisation du réel; l'effet de surprise se rattache à l'alliance de tous ces objets dénués de leurs relations avec l'homme. Rimbaud aussi marquait une prédilec-tion pour des choses banales en soi:

J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors toiles de saltimbanques, enseignes, enlu-minures populaires, la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, ro-mans de nos a!eules, contes de fées, petits livres na!fs de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes na!fs. 54

L'oeuvre d'Apollinaire offre de nombreux exemples où la simple comparaison devient un raccourci d'image, l'ellipse concentre l'évoca-tion suggérée:

Les verres se brisèrent Et nous apprîmes à rire 55

53 Apollinaire, Guillaume, "Avant le Cinéma", "Il Y a", Oeuvres poéti-ques, op. cit. p. 362.

54 Rimbaud, Arthur, "Alchimie du Verbe", Oeuv'res completes, op. ci t. p. 232.

55 Apollinaire, Guillaume, "Poeme lu au mariage d'André Salmon", "Alcools", Oeuvres poétigues, op. cit. p. 83.

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-Deux idées ici s'enchaînent de cause à effet. Les deux amis se moquent des verres cassés, le rire est provoqué. Dans un autre poème nous trouvons: "mon verre s'est brisé conune un éclat de rire".56 Les éclats de verre, miettes scintillantes, deviennent des éclats de lu-mière et de joie. Apollinaire scinde les métaphores et les images juxtaposées prennent une puissance poétique accrue dont aucune analyse logique ne saurait rendre compte.

Sais-je où s'en iront tes cheveux Crépus conune mer qui moutonne Sais-je où s'en iront tes cheveux Et tes mains feuilles de l'automne Que jonchent aussi nos aveux 57

La chevelure et les mains de l'amante se détachent dès l'automne de l'amour; et les paroles anciennes se chosifient, telles des feuilles mortes. Le regret de l'amour est un des thèmes majeurs, mais Apolli-naire le renouvelle par une vision cubiste, qui ôte aux attributs amoureux leur signification première, pour créer ici un collage pré-surréaliste, car l'image a un arrière-goût de macabre avec ces mains coupées, cette chevelure qui devient toison.

"La Chanson du Mal Aim€'ne peut être enfermée dans une définition cubiste. Toutefois elle offre des accents d'une lucidité qui analyse la réalité psychologique pour l'insérer dans une vision mythique. La

56 Apollinaire, Guillaume, "Rhénanes", "Nuit rhénane", "Alcools", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 111.

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-.

solitude du poète est peuplée par le souvenir si présent du "moment d'amour" de l'été passé, moment heureux; puis le Mal Aimé devient Pharaon, voudrait être Ulysse enfin revenu dans sa patrie, mais sa quête est vouée à l'échec, puisqu'il a reconnu "La fausseté de l'amour même". Il n'y a pas dans cette suite de poèmes un sujet que l'on puisse définir. Se dégagent de l'ensemble une souvenance et une souffrance d'amour, mais cela correspond au "play-back" d'un scéna-rio. La sensation qui provoque la première image est dUe à un immé-diat du hasard:

un soir Un voyou

... vint à ma rencontre ...

C'est d'une réalité objective que procède le souvenir. Comme un ta-bleau, la "Chanson" est structurée, et les éléments impressionnistes

se retrouvent dans les strophes imprimées en italique - mais se

mêlent à ces mêmes strophes des visions cubistes, des images irréelles, sans relation affective, tels Sacontale, les martyres de Sébaste

gelés sur un lac, et le Sultan de Constantinople ... Se greffent égale-ment des bruits quotidiens environnant le poète qui marche dans la ville: les orgues de Barbarie dans les cours, les tramways, les

siphons des cafés. La position graphique des mots dans le poème leur enlève leur signification propre - elle renvoie à tout un scheme d'ima-ges qu'il faut interpréter. Les lieux se confondent; à Paris, à Lon-dres, en Allemagne, il faut ajouter tous ces lieux de légende, privi-légiés dans l'imagination du poète. L'équilibre est retrouvé, dans un

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-solitude du poète est peuplée par le souvenir si présent du "moment d'amour" de l'été passé, moment heureux; puis le Mal Aimé devient Pharaon, voudrait être Ulysse enfin revenu dans sa patrie, mais sa quête est vouée à l'échec, puisqu'il a reconnu "La fausseté de l'amour même". Il n'y a pas dans cette suite de poèmes un sujet que l'on puisse définir. Se dégagent de l'ensemble une souvenance et une souffrance d'amour, mais cela correspond au "play-back" d'un scéna-rio. La sensation qui provoque la première image est dUe à un immé-diat du hasard:

un soir Un voyou

••. vint à ma rencontre ..•

C'est d'une réalité objective que procède le souvenir. Comme un ta-bleau, la "Chanson" est structurée, et les éléments impressionnistes se retrouvent dans les strophes imprimées en italique - mais se

mêlent à ces mêmes strophes des visions cubistes, des images irréelles, sans relation affective, tels Sacontale, les martyres de Sébaste

gelés sur un lac, et le Sultan de Constantinople ... Se greffent égale-ment des bruits quotidiens environnant le poète qui marche dans la ville: les orgues de Barbarie dans les cours, les tramways, les

siphons des cafés. La position graphique des mots dans le poème leur enlève leur signification propre - elle renvoie à tout un schème d'ima-ges qu'il faut interpréter. Les lieux se confondent; à Paris, à Lon-dres, en Allemagne, il faut ajouter tous ces lieux de légende,

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univers à l'échelle des valeurs humaines qu'Apollinaire, toujours, a su respecter.

Composition et décomposition des images correspondent aux princi-pes nouveaux qu'appliquaient Braque et Picasso dans leurs toiles. Dans la strophe leit-motiv, le mouvement cosmique est suggéré:

Voie lactée 6 soeur lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses Nageurs morts suivrons-nous d'ahan Ton cours vers d'autres nébuleuses

La dimension céleste est donnée par la Voie Lactée ~t les nébuleuses, les galaxies de notre système solaire, qui sont l'incarnation d'un au-delà, d'une Terre Promise, telle Chanaan.

"La Chanson dl.l Mal Aimé" est plus qu'une confidence - on y sent toute la lutte du poète pour et contre cet amour qu'il parjure et garde tout à la fois. Pourtant les mots rutilants brisent la mélan-co!ie par leur puissance évocatrice.

Le poète ne désire susciter ni pitié, ni admiration, ni horreur. Son propos est de nous conter simplement avec ironie et tris-tesse ce qu'est toute vie d'homme, à la fois tragique et burlesque. 58

58 Müulin, Jeanine, Textes inédits, Librairie Droz-Giard, Paris-Genève, 1954, p. 14.

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D EUX I E M E PAR T I E

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Je lègue à l'avenir l'histoire de Guillaume Apollinaire

"Calligrammes"

Le désir de rendre compte de la vie par l'art, telle est l'ambition d'Apollinaire. Mais jamais pour lui, la poésie n'est un culte au détri-ment du vécu. Transfigurer le psychologique humain pour le transcender par des correspondances mystérieuses avec un au-delà: voilà une des visées du Symbolisme. Mais à travers cette esthétique la vie apparaît dénaturée, trop spiritualisée pour un homme comme Guillaume Apollinaire, épris de bonne chère. 59

L'auteur d'''Alcools'' exploite davantage les allusions allégoriques que l'abstraction mallarméenne. Ainsi nous retrouvons de nombreuses traces autobiographiques dans ses poèmes. "Il y a transformation, trans-mutation, métamorphose mais j'estime qu'on a le droit d'être curieux de

59 Weber, J.O., Genèse de l'oeuvre poétique, Collection "Idées", Gallimard, Paris 1963.

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44

-ce qui a été métamorphosé", s'exclame Marie-Jeanne Durry.60 Avec elle nous croyons utile de jeter un regard sur ce qu'a été la vie du poète et de chercher pourquoi i l a été "mal aimé".

Wilhelm Apollinaire de Kostrowitzky a eu (c'est le moins qu'on puisse dire) une vie peu banale. Sa naissance est déjà une entorse à la morale; né de père inconnu à Rome en aoOt 1880, l'enfant n'est reconnu par sa mère que quelques mois plus tard. Mais cette vie qui lui incombe n'est pas fortuite, car lui est né un petit frère, deux ans plus tard, du même père inconnu. Toutefois le mystère a été dévoilé,

lorsque fut établie la liaison de sa mère, Angélica de Kostrowitzky avec un officier italien, Francesco Flugi d'Aspermont, responsable de la paternité. Ce dernier quitta, sur les instances de sa famille, la jeune femme; ce fut son frère, un religieux, qui assura l'éducation de ses neveux en les faisant admettre au collège Saint-Charles. C'est pourquoi a couru longtemps la légende que le poète devait le jour à un ecclésiastique; d'ailleurs le jeune "Kostro" a toujours été réser-vé sur son enfance, entretenant un secret "fabuleux" ...

Si nous prenons, comme le suggère Pascal Pia, dans le conte Giavani Moroni,61 les souvenirs d'enfance de Wilhelm, certains traits du personnage Attilia semblent convenir à Madame Kostrowitzky. La superstition: "Ma mère donnait dans la superstition - j'avoue que

60 Durry, M.J., Alcools, tome 1, op. cit. p. 22.

61 Apollinaire, Guillaume, Le Poète assassiné, Gallimard, Paris 1947, pp. 139-153.

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je ne la dédaigne pas,,62 et une certaine tendance courtisane: "Si je vous avais donné un miroir de prostituée, vous deviendrez comme elle impudique ... Ses yeux brillaient, et regardaient ma mère qui détour-na la tête en predétour-nant le miroir".63 On décèle dans ce récit un manque d'affection vis-à-vis de l'enfant, même si l'hérofne, comme Angélica, l'ammène partout avec elle. Le thème de l'enfance n'est presque pas abordé dans la poésie d'Apollinaire. Ce n'est pas pour le poète un état de quiétude comme il le fUt pour Verlaine, par exemple. Guillaume rêve de retrouver la confiance na~ve de l'enfant:

Comment faire pour être heureux Comme un petit enfant candide

demande-t-il dans "LaChanson du Mal Aimé". Il conserve des années de collège des images en bleu, dans une atmosphère pieuse:

Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes

camarades René Dalize

Vous priez toute la nuit dans la Chapelle 64

Le ton de ces vers est celui de la constatation, sans nostalgie ni amer-turne. L'enfance, c'est le temps des jours révolus, temps des jeux, ignorants de l'amour. Apollinaire a-t-il souffert de l'inconstance affectueuse de sa mère? Toutes les biographies du poète révèlent

62 Apollinaire, Guillaume, Le Poète assassiné, op. cit. p. 144. 63 Ibid. p. 144.

64 Apollinaire, Gui llaume, "Zone", "Alcools", Oeuvres poétiques,

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-combien il était sensible; c'est pourquoi nous croyons pouvoir assurer qu'il a été un enfant "mal aimé". Aimé certes, mais surtout incompris dans sa soif de beauté, d'exclusivité. Sa vie errante a développé chez lui une curiosité des choses locales. "Les contes de fées et les romans de chevalerie (ont) nourri son enfance. Sa correspondance indi-que même indi-que les vieilles épopées italiennes ne lui étaient pas incon-nues". 65 L'épisode assez cocasse de Stavelot, où il a passé des va-cances gratuites - bien malgré l'hôtelier - a fourni à ses sens les éléments wallons qu'il exploitera dans sa poésie. C'est pour lui un premier contact avec les paysages mouillés du nord.

Ayant échoué à son baccalauréat, il est contraint, à Paris, de travailler car les ressources de son "inénarrable mère,,66 sont des plus précaires. Il a alors vingt ans, des poèmes dans les poches, et de la

"vache enragée" à manger. C'est l'âge du premier amour déçu - mais nous pourrions parler plus justement d'amourette - car le souvenir de Linda n'a pas de résonance profonde dans la vie et l'oeuvre du poète. "Les dicts d'amour à Lindl:i'ne sont retenus que pour le recueil posthume Il Y a. Poèmes de jeunesse où se distingue la galanterie:

Votre nom très pa~en, un peu prétentieux Parce que c'est le vôtre en est délicieux Il veut dire "jolie" en espagnol et comme

Vous l'êtes, on dit vrai chaque fois qu'on vous nomme 67

65 Pia, P., Apollinaire par lui-même, Edition du Seuil, Paris 1954,

p. 42.

66 Durry, M.J., Alcools, Tome 1, op. cit. p. 31.

67 Apollinaire, "Dicts d'amour à Linda", Oeuvres poétiques, op. dt.

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Les vers en sont assez médiocres, quoique l'on retrouve del~ vers mé-lodieux, qu'Apollinaire reprendra:

Moi qui sais des lais pour les reines Et des chansons pour les sirènes

Pigiste, "nègre", Apollinaire, pour vivre, donne également des cours particuliers. C'est alors que la vicomtesse de Milhau, mère d'une élève, lui demande de devenir le précepteur de sa fille; il ac-cepte avec joie de les accompagner en Allemagne, dans le château de Neu Gluck, pour une période d'un an. Pour compléter ~on éducation, la jeune Gabrielle de Milhau a près d'elle une gouvernante anglaise: Annie Playden. Ce séjour est riche en évènements: il offre au jeune homme son premier Amour, et le charme des contrées rhénanes. Guillaume aime, et ses ascendances, slaves du côté maternel, italiennes du côté de son père, déterminent en lui un tempérament fougueux et complexe, qui effraie Annie. Néanmoins il ne consacre pas tout son temps à la

jeune anglaise. Il voyage beaucoup, liant connaissance avec des compa-gnons de passage, avec le vendeur qui le sert, avec un voisin de table au restaurant, - et il ne dédaigne pas de faire un brin de cour aux filles engageantes. Période fiévreuse où se manifeste son "démon

poétique"; il envoie en France des poèmes signés Guillaume Apollinaire, pseudonyme qu'il conservera. Il accumule les thèmes impressionnistes qui nourriront sa poésie; dans le décor du Rhin, fleuve-symbole de la fuite du temps, se greffe le thème de son amour non partagé. En outre, il glane les contes rhénans, les anecdotes, il étudie l'histoire des royautés allemandes: "rois secoués par la folie". Mais c'est à Annie

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