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Yémen, les héritages d'une histoire morcelée

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1.

Yémen, les héritages d'une histoire morcelée*

Entouré de monarchies pétrolières, le Yémen se différencie des autres États de la péninsule Arabique par bien des traits. Il en est, avec près de seize millions d'habitants, le pays le plus peuplé mais le plus pauvre. Celui aussi dont le taux d'urbanisation est resté le plus faible (23,5%). Comparée à celle de ses voisins, sa production pétrolière demeure en effet modeste puisqu'elle était estimée, en 1996, entre 340 000 et 365 000 barils/jour. La rente pétrolière directe, limitée et récente, n'a pas submergé ni bouleversé la société yéménite comme elle l'a fait pour les autres peuples de l'Arabie mais elle n'a pas non plus permis de compenser son état de sous-développement ni la dépendance croissante du pays envers les marchés extérieurs. Dans cette société encore majoritairement rurale, 76,5% de la population vivant dans les campagnes, le déficit alimentaire n'a cessé de se creuser ces dernières années alors que de plus en plus de terres agricoles sont consacrées à la culture du qât1.

L'unification des deux Yémen, le 22 mai 1990, parachevée quatre ans plus tard par la défaite des dirigeants sécessionnistes du Yémen du Sud à l'issue de la guerre inter-yéménite de 1994 (5 mai-7 juillet), a accru l'importance politique et stratégique de la seule République de la péninsule Arabique. Le Yémen se singularise, dans ce contexte, par une expérience démocratique mise en place depuis l'Unité pour justifier la coexistence des deux anciens partis uniques du Nord et du Sud, respectivement le Congrès Populaire Général (CPG) et le Parti socialiste yéménite (PSY). L'objectif du partage du pouvoir concrétisé par une coalition gouvernementale entre ces deux partis, tous deux s'appuyant sur des forces armées – la présidence de la république étant dévolue à Ali Abdallah Saleh, l'ancien président de l'ex-Yémen du Nord et dirigeant du CPG, la vice-présidence à Ali Salim al-Bid, l'ancien dirigeant du Sud et Secrétaire général du P.S.Y, aujourd'hui en exil à Oman – fut poursuivi, après les élections de 1993, pour intégrer des membres du Rassemblement Yéménite pour la Réforme (al-Islâh), son dirigeant le cheikh Adballah al-Ahmar devenant le président du nouveau Parlement. La guerre de 1994 qui se conclut par la défaite des sécessionnistes du Parti socialiste et de leurs alliés, retranchés dans les provinces du Sud, aboutit à l'éviction du P.S.Y de la coalition au pouvoir, composée jusqu'aux élections d'avril 1997 du CPG et d'al-Islâh. Celles-ci, boycottées entre autres par les Socialistes, donnèrent la majorité au CPG qui se résolut à gouverner seul2.

Polarisations confessionnelles et politiques

La nation yéménite n'est pas le résultat d'un découpage colonial comme les États du Golfe ou d'un expansionnisme idéologique et dynastique comme l’État wahhabite d'Arabie Saoudite. Elle s'est réalisée dans la lutte des imams zaydites3 contre l'occupation ottomane au Nord (1870-1918) et du

* Des parties de cet article ont été publiées dans Franck Mermier, « L'islam politique au Yémen ou la « Tradition » contre les traditions », Monde arabe Maghreb Machrek, janvier-mars 1997, n°155, pp.6-19. Je remercie la rédaction de cette revue de m'avoir autorisé à les reproduire ainsi que Jean-Charles Depaule, Jean-François Troin er Jérome Roger pour la lecture critique de ce texte.

1 Voir les contributions de Mohammed al-Maytami et de Abd al-Mumin Hashim dans cet ouvrage. Le qât, dont la désignation botanique est Catha edulis Forskal, est une plante euphorisante consommée, l'après-midi par une grande partie de la population adulte du Yémen. Seules les feuilles de cet arbrisseau sont mâchées. Sous le régime socialiste du Sud, la consommation de qât n'était autorisée que deux jours par semaine (jeudi et vendredi) à Aden et inexistante dans le Hadramaout. Sur cette question, l'ouvrage essentiel reste celui de Shelagh Weir, Qat in Yemen. Consuption

and Social Change, Londres, British Museum, 1985.

2 Si ce n'est que le ministère des Waqf-s et de la Guidance fut confié à Ahmad al-Shâmî, en mai 1997, fondateur du parti de Droit (hizb al-Haqq). Cette nomination à grande portée symbolique pouvait apparaître comme une tentative de remplacer les ministres d'al-Islâh par le dirigeant d'une mouvance islamiste qui n'a cessé de lutter contre les « instituts scientifiques » système d'enseignement émargeant au budget de l’État et contrôlé par les islamistes d'al-Islâh. Al-Shâmî, dont la nomination avait suscité des remous au sein de son parti, envoya une lettre de démission au Président en septembre 1998.

3 Le zaydisme tire son nom de l'imam Zayd b. Alî Zayn al-'Âbidîn, un descendant de Alî b. Abî Tâlib, le gendre du

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mouvement national contre la domination britannique au Sud (1839-1967). De fait, la première unification du Yémen à l'époque moderne sera conduite par les imams zaydites de la dynastie qasimide qui réussirent à mettre fin à la première occupation ottomane du pays (1538-1635).

La seconde intervention ottomane et celle des Britanniques consacrèrent donc les frontières des deux Yémen durant un siècle et demi. La revendication unitaire, dans sa version zaydite, fut cependant longtemps portée, depuis Sanaa, par l'imam Yahyâ qui régna de 1904 à 1948. Son ennemi principal était certes la Sublime Porte mais il ne manqua pas, après l'éviction des troupes ottomanes, d'entretenir des foyers de tension aux frontières des protectorats britanniques après avoir impitoyablement réprimé, en 1929, le soulèvement de la tribu Zarâniq dans la Tihama4.

Il existait, de fait, un contraste politique important entre le Nord unifié sous l'égide de l'imam zaydite et le Sud divisé en 25 sultanats et cheikha-s regroupés dans deux protectorats sous contrôle britannique5, Aden devenant, à partir de 1937, une Colonie de la Couronne : « La fonction des protectorats était double : isoler le Sud yéménite du Nord et jouer le rôle de zone-tampon pour assurer la domination coloniale sur Aden. »6 Pour Yahyâ, le Yémen comprenait « le Yémen indépendant, le Hadramaout et l'Omam placés sous la domination anglaise et le 'Asîr, sujet du Royaume d'Arabie Saoudite. »7

L'imam Ahmad qui lui succéda et régna jusqu'au 19 septembre 1962, lança son armée dans des incursions incessantes dans les régions du Sud échappant à son influence, manifestant ainsi qu'il ne reconnaissait pas le bornage colonial de ses possessions. En déplaçant la capitale du Royaume Mutawakkilite de Sanaa à Taez, après l'assassinat de son père en 1948, Ahmad se rapprochait d'Aden, à la fois pour surveiller ses opposants mais aussi pour se tenir plus près des autres régions chaféites qui s'étendaient au-delà de son domaine8.

Depuis l'époque de la dynastie tahiride (1454-1517), aucun Yéménite sunnite n'a gouverné le Yémen du Nord, ni même une partie de celui-ci, depuis Sanaa. Cette appréciation pourrait sembler faire preuve anachronisme en postulant que cette ville était « naturellement » vouée à devenir la capitale du Yémen. Ainsi, le géographe arabe al-Maqaddasî mentionne, pour l'Arabie, La Mecque et Zabid (région de Tihama) dans sa liste des capitales de province rédigée à la fin du Xe siècle. Et dans celle des « quarante-quatre grandes ou très grandes villes : les pièces majeures de l'ossature urbaine de

Prophète. Il se rattache au chiisme mais stipule que seuls les déscendants de Fatima, une épouse de Alî, par ses fils Hasan et Husayn, peuvent prétendre à l'imamat, la direction spirituelle et temporelle de la communauté musulmane. Le premier imamat zaydite au Yémen a été fondé en 897 à Saada par l'imam Yahyâ b. al-Husayn al-Hâdî ilâ-l-Haqq. 4 « Lorsque le fils de l'imam, Ahmad, commença les opérations militaires contre les Zarâniq en 1928, Ibn Sa'ûd soutint

activement les Zarâniq en leur procurant des munitions. L'imam devait faire face à d'autres révoltes alors que des tribus de Tihama se joignaient aux Zarâniq, notamment les Banû Marwân, les Banû Sulayl et Hadî Hayj. Ce ne fut pas avant le second semestre de 1929 que Ahmad vint finalement à bout de la révolte. De nombreux hommes de tribus furent mis à mort tandis que les femmes furent mariées de force avec des soldats zaydites », John Baldry, « One hunded years of Yemeni History 1849-1948 », dans Joseph Chelhod et alii, L'Arabie du Sud, vol 2 : la société

yéménite de l'Hégire aux idéologies modernes, Paris, Maisonneuve er Larose, 1984, p. 93. Le cheikh des Zarâniq,

Ahmad al-Fuqayni, avait même demandé à la SDN de reconnaître leur État avec Hodeia comme capitale. Voir Alain Rouaud, « Al-Mutawakkil 'Ala Allah Yahya, fondateur de Yémen moderne », L'Afrique et l'Asie modernes, n° 141, été 1984, p. 63.

5 « Le Protectorat occidental comprenait un conglomérat de dix-huit sultanats, cheikha-s et confédérations tribales administrées par le Gouverneur britannique à Aden. Le Protectorat oriental comprenait cinq sultanats et deux cheikha-s (incluant le Hadramaout, le Mahea et l’île de Socotra) administrés par un agent politique britannique nommé par le Gouverneur d'Aden », Tareq Y. Ismael and Jacqueline S. Ismael, P.D.R. Yemen, Politics, Economics

and Society, London, Frances Pinter, 1986, p. 15.

6 Fawwaz Traboulsi, « Les transformations des structures tribales depuis d'indépendance du Yémen du Sud », dans

Cahiers du GREMAMO, n°10, 1991, p. 128.

7 Cité par Alain Rouaud, « Al-Mutawakkil 'Ala Allah Yahya, fondateur du Yémen moderne », op. cit., p. 65.

8 Voir Alain Rouaud, « La double révolution yéménite 1948-1970 », dans Joseph Chelhod et alii, L'Arabie du Sud, vol.

2 : la société yéménite de l'Hégire aux idéologies modernes, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 145. Le

chféisme est une des quatre principales écoles du sunnisme avec le malikisme, le hanafisme et le hanbalisme. Elle a été fondée par l'imam al-Shâfi'î (mort en 820 et enterré au Caire).

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l'Islam »9, synthèse des données fournies par la littérature géographique arabe du Moyen-Âge, André Miquel faisait apparaître Sanaa aux côtés de Zabid.

La différenciation nord-sud et zaydite/chaféite a souvent été un modèle explicatif pour tenter de présenter les particularités régionales du Yémen. Il est en effet tentant de lire l'histoire du Yémen à travers le prisme d'un rapport de force nord-sud dont les termes peuvent changer selon les périodes mais qui se conclurait, inéluctablement, au profit du pouvoir dominant sur les hauts plateaux zaydites.

Traitant des perceptions du « tribalisme », Paul Dresch a résumé cette conception dans le cadre de l'ex-Yémen du Nord : « Les différentes opinions sur le poids actuel des tribus découlent en fait des relations plus anciennes de la géographie physique et conceptuelle. En bref, les tribus occupent, dans le nord et l'est, la partie semi-aride la plus pauvre du pays tandis que les régions hors du territoire tribal, à l'ouest et au sud, ont une agriculture plus riche. Le rapport entre ces deux pôles est conçu comme une opposition entre le nord et le sud, entre le haut et le bas Yémen... entre les zaydites et les chaféites et entre les hommes de tribus et les paysans. »10 On a même essayé d'expliquer ce contraste en invoquant la mise en place d'une administration locale par les États ayyoubide (1174-1229) et rasoulide (1229-1454) qui remplaça peu à peu, dans les territoires soumis à leur tutelle directe, les cheikhs de tribus dans la représentation des collectivités face à l’État11

. En adoptant le chaféisme comme dogme religieux et juridique de l’État – alors que cette doctrine avait commencé à être diffusée à partir d'al-Janad dès le début du XIe siècle12 -, les dynasties ayyoubides (1173-1229) et rasoulides (1229-1454) permirent l'expansion de cette école de pensée en Tihama et dans les régions montagneuses du sud et de l'ouest13. Certains souverains rasoulides réussirent à s'implanter durablement dans le Hadramaout et à s'emparer temporairement de Sanaa, mais ils ne réussirent jamais à conquérir Saada, le bastion du zaydisme. Il reste que les dynasties qui rayonnèrent à partir de Taez et Zabid telles que les Ayyoubides, les Rasoulides, les Tahirides14 tentèrent d'étendre leurs conquêtes dans un cadre territorial qui, peu ou prou, renvoie aux limites actuelles du Yémen, le souverain rasoulite al-Muzaffar le débordant amplement en s'installant pour un temps à la Mecque et au Dhofar.

9 André Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle, vol. 4, Paris, EHESS, 1988, p. 203-204.

10 Paul Dresch, Tribes, Government and History in Yemen, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 8 et p. 12. L'auteur rapporte que, tout au long de son hisoire, les hommes de tribus des hauts plateaux, fuyant les périodes de sécheresse, ont émigré, pacifiquement ou par la violence, vers les terres plus riches des moyens plateaux et de la Tihama, Paul Dresch, op. cit., pp. 218 et 221. Au IXème siècle, al-Hamdânî rapportait que des fractions tribales des Khawlân Qudâ'a et des Hajur, venues des hauts plateaux, s'étaient installées en Tihama, voir Thomas Gochenour, « Towards a sociology of the Islamisation of Yemen », dans B.R. Pridham (ed.), Contemporary Yemen : Politics and Historical

Background, University of Exeter, Centre for Arab Gulf Studies, Croom Helm, 1984, p. 18, note 5. Les imams

Yahyâet Ahmad tentaient de maintenir l'allégeance des cheikhs des tribus en usant à la fois de la menace, par la prise en otage de leurs fils, et de la récompense, par l'octroi de soldes mensuelles. Le recrutement des hommes de tribus dans l'armée imamite se pratiquait également aux échelons administratifs local et régional où ils venaient appuyer, notamment pour la collecte des taxes dans les régions chaféites, l'action des juges et gouverneurs. Ces derniers, issus des groupes de statut des descendants du Prophète (sayyid) et des qâdi-s, juges religieux d'origine tribale, provenaient en majeure partie des régions zaydites. Voir Paul Dresch, op. cit., pp. 228-229. Martha Mundy nous met en garde cependant sur une vision de la société nord-yéménite exclusivement centrée sur le modèle tribal « segmentaire » des hauts plateaux. Elle suggère avec raison de prendre en compte les effets des transformations économiques globales sur le changement politique au niveau national et au niveau des communautés rurales les plus reculées, Martha Mundy, Domestic Government. Kinship, Community and Polity in North Yemen, Londres, I.B. Tauris, 1995, pp. 9-10.

11 Robert Stookey, « Social Structure and Politics in the Yemen Arab Republic I », Middle East Journal, vol. 28 (3), 1974, p. 252.

12 Voir Thomas Gochenour, op. cit., p. 15-16. 13 Voir Thomas Gochenour, op. cit., p. 16-17.

14 Ou même la dynastie ismaélienne des Sulayhides (1045.1138) dont la fameuse reine Sayyida bint Ahmad (surnommée Arwa) régna depuis Jibla. La communauté ismaélienne, peut-être 70 000 personnes, est surtout concentrée dans le massif du Haraz autour de Manâkha. Il existe aussi quelques centaines de juifs habitant les régions au nord de Sanaa.

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Par contraste, le Hadramaout, déchiré par ses divisions tribales et les rivalités entre ses élites religieuses ne vit jamais naître en son sein un pouvoir expansionniste et conquérant à l'instar de l'imamat zaydite. Peut-être faudrait-il en rechercher la cause dans la nature du rôle politique joué par les descendants du Prophète (sayyid) dont l’ancêtre supposé venu d'Irak, Ahmad b. 'Îsâ al-Muhâjir, aurait introduit le chaféisme au Xe siècle et lutté contre l'ibadisme alors dominant15. L'historiographie des sayyid-s hadramis prétend qu'un autre de leurs illustres ancêtres, Muhammad al-Faqîh al-Muqaddam (surnommé al-ustâz al-a'zam, « le maître suprême »), les convainquit d'abandonner leurs armes et fonda au début du XIIIe siècle l'ordre des 'Alawî, « le seul ordre soufi dans lequel la filiation (nasab) est liée à la voie spirituelle (tarîqa). »16

A la différence des sayyid-s des hauts plateaux zaydites, ceux du sud n'ont jamais créé d’État mais se sont contentés de servir de conseillers et de ministres aux différents pouvoirs qui morcelaient la région. Il ne faudrait cependant pas croire qui l'influence soufie ou qu'un supposé principe quiétiste dominant dans le sunnisme les aient empêché de recourir à la violence armée pour trancher les différends politiques. La participation active de plusieurs groupes de sayyid-s dans la lutte ayant opposé les deux dynasties rivales des Âl Qu'aytî er des Âl Kathîrî qui fondèrent les deux sultanats éponymes du Hadramaout entre 1843 et 188117, attesterait du contraire.

On peut cependant alléguer d'une différence sensible dans le rôle politique respectif des sayyid-s zaydites et sunnites qui eut des répercussions importantes sur l'histoire du pays et sur les relations entre les différentes régions. Ces deux catégories avaient en partage un rôle d'arbitres entre les tribus, du fait de la primauté qui leur avait été accordée en matière de religion et de direction spirituelle, bien que celle-ci fut disputée par d'autres spécialistes du savoir religieux tels que les

mashâyikh18 au sud et le qâdi-s au nord. Ce fait, conjugué parfois à leur richesse économique, les avaient érigés au sommet de l'échelle hiérarchique. Ce statut supérieur n'était pas sans alimenter une vive concurrence entre les différentes lignées familiales de sayyid qui disposaient de plus ou moins d'influence sur les tribus ou dans les régions où elles étaient implantées. Les sayyid-s zaydites et chaféites se différenciaient cependant par le type de mission temporelle dévolu par leur idéologies respectives : les premiers avaient l'obligation d'instituer l'imamat qu'aucune frontière, si ce n'est contingente et contrainte, ne pouvait borner : les seconds pouvaient, en revanche, s'accommoder de tout souverain musulman soucieux de faire respecter les préceptes coraniques et garantissant leur

15 Muhammad al-Shâtirî, Adwâr al-ta'rîkh al-hadramî, Médine, Dâr al-muhâjir, 1994, pp. 156-162 et 'Alawî Balfaqîh,

Min 'a'qâb al-bid'at al-muhammadiyya al-tâhira..., Médine, Dâr al-muhâjir, 1994, pp. 121-140. Ces deux auteurs

réfutent les allégations concernant le supposé chiisme de Ahmad b. 'Îsâ. « Envoyé de Dieu, Mahomet fut aussi un homme, qui se maria, eut des enfants et mourut. Il n'est pas seulement l'initiateur d'une ligné spirituelle, ils est aussi le fondateur d'une lignée réelle. On sait qu'une partie de la communauté musulmane pensa que sa descendance sanguine jouissait d'une hérédité spirituelle... Les ahl al-bayt, avec les chérifs et les sayyids, devinrent une « noblesse spirituelle », jouissant souvent de privilèges sociaux durant leur vie et censés à leur mort avoir droit au pardon de leurs péchés. Ce caractère héréditaire de la sainteté, si particulier à l'islam, explique que nombre de descendants du Prophète soient vénérés comme des saints après leur mort », dans Henri Chambert-Loir et Claude Guillot (éds), Le

culte des saints dans le monde musulman, Paris, École française d'Etrême-Orient, 1995, p. 7. Sur les sayyid-s du

Hadramaout, voir Robert Serjean, « The Sayyids of Hadramawt », Studies in Arabian History and civilization, Londres, Varorium Reprints, 1981, pp. 3-29 et Abdallah Bujra, The Politics of Stratification. A Study on Political

Change in a South Arabian Town, Londres, Oxford University Press, 1971.

16 Selon l'expression de Syed Farid Alatas, « Hadhramaut and the Hadhrami Diaspora ; Problems an Theoretical History », dans Ulrike Freitag and William G. Clarence-Smith (eds), Hadhrami Traders, Scholars, and Statesmen in

the Indian Ocean, 1750s.1969s, Leiden, Brill, 1997, p. 31. Sur Muhammad al-Faqîh al-Muqaddam, voir Muhammad

al-Shâtîrî, op. cit., pp. 301-307.

17 Voir Linda Boxberger, « Hadhrami Politics 1888-1967 : Conflicts of Identity and Interest », dans Ulrike Freitag and William G. Clarence-Smith (eds), op. cit., pp. 51-66.

18 Mashâyikh : descendants de savants religieux qui forment des lignées au statut héréditaire. « Les mashâyikh sont presque toujours les descendants d'un saint enterré dans un mausolée à coupole, ou qubba, qui est entretenu par une branche de la famille », Robert B. Serjeant, « Société et gouvernement en Arabie du Sud », Arabica, n° 14, 1967, p. 289. Les qâdi-s sont des juges religieux dont l'origine est tribale et qui formaient un groupe de statut dont l'appartenance était héréditaire.

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prééminence en matière de religion19.

Autre distinction importante, les sayyid-s chaféites, mais aussi les mashâyikh au Hadramaout, s'appuyaient sur l'institution du culte des saints pour pérenniser leur pouvoir local et leur alliance avec les tribus en érigeant les tombaux de leur ancêtres comme autan d'emblèmes visibles de leur primauté spirituelle. Ces sanctuaires surmontés de coupole contribuent aussi à singulariser, et notamment au Hadramaout, le paysage des régions chaféites20. La condamnation par les imams zaydites du culte des saints et du soufisme n'avait pas fait disparaître ces pratiques des régions qu'ils contrôlaient mais avaient fortement contribué à en limiter la portée et à réduire l'influence des

sayyid-s chaféites de l'ex-Yémen du Nord (République Arabe du Yémen, RAY)21. Dans les provinces de l'ex-Yémen du Sud (République Démocratique et Populaire du Yémen, RDPY), l'opposition au culte des saints de la part des réformateurs religieux dans les années 30, fut en partie relayée par le pouvoir socialiste de l'ex-Yémen du Sud à partir de l'instauration d'un régime de type marxiste en 196922. La proclamation de la République du Nord, en 1962, et au Sud, en 1967, signifia la fin de la primauté sociale et politique des descendants du Prophète et ouvrit la voie à une transformation radicale de la structure sociale23.

Le processus d'uniformisation des croyances et des pratiques religieuses, accéléré par l'abolition de l'imamat et la disparition des sultanats, était cependant à l’?uvre bien avant ces bouleversements politiques. Des tentatives de rapprochement doctrinal entre le chaféisme et le zaydisme avaient été lancées par des savants religieux zaydites, notamment Ibn Amîr, au moins depuis le XVIIIe siècle. Ils entreprirent de se référer aux sources du sunnisme et de discuter certains contenus du dogme zaydite, arrivant même, comme le fit Muhammad Ali al-Shawakânî, à remettre en cause la conception classique de la doctrine de l'imamat. Celui-ci occupa la fonction de juge suprême durant quarante ans (1759-1834) sous le règne de trois imams zaydites qasimides. Une telle nomination et sa durée pourraient bien avoir été inspirées par la nécessité des imams de capter l'allégeance

19 Dans leur volonté de faire prévaloir « une exigence d'explication structurale », G. Albergoni et G. Bedoucha en arrivent à des raccourcis peut-être nécessaires à leur démonstration mais qui la rendent par là-même sujette à caution. Ainsi de l'affirmation suivante : « Si, du sud au nord, obédience doctrinale change et, avec elle, une certaine tonalité de la vie religieuse, le statut de sâda et de leur fonctions y sont sensiblement les mêmes, comme la hawta du Sud est semblable à la hijra du Nord ». Des parallèles peuvent en effet être tracés entre le rôle social, politique et religieux des sayyid-s zaydites et chaféites mais cela doit être fait sans gommer certains critères pour en privilégier d'autres. Il n'est ainsi pas fait mention des rapport qu'entretenaient les sayyid-s du Sud avec le pouvoir politique notamment les derniers sultans du Hadramaout. Cela aurait permis sans doute d'éviter l'expression fallacieuse de cité-État pour désigner les sanctuaires hawta alors même que les réalités des pouvoirs et des contextes politiques ne sont pas pris en compte ou même seulement mentionnées. Gianni Albergoni et Geneviève Bédoucha, « Hiérarchie, médiation et tribalisme en Arabie du Sud : la hijra yéménite », L'Homme, n° 118, avril-juin 1991, XXXI(2), p. 26. On consultera avec profit une synthèse récente apportée par Gabriele vom Brucj, « Une réconciliation ambiguë : une perspective anthropologique sur le concept de violence légitime dans l'imamat du Yémen », dans E. Le Roy et Tr. Von Throtha (dir.), La violence et l’État. Formes et évolution d'un monopole, Paris , L'Harmattan, 1993, pp. 85-101.

20 Sur le culte des saints au Hadramaout, voir Alexander Knysh, « The Cult of Saints in Hadramawt : an Overview »,

New Arabian Studies, 1 (1993), pp. 137-152.

21 Voir notamment « L'islam politique au Yémen ou la « Tradition « contre les traditions », op. cit., pp. 14-17, Bernard Haykel, Mediation as Heresy : the Zaydî Imâmate's Response to the Wahhâbî Attack on Ziyârat al-Qubûr, communication présentée à l'atelier Cases and Contexts in Islamic Law, 3-4 décembre 1994, University of Michigan, Ann Arbor. Nos informations sur l'évolution das attitudes du régime marxiste de l'ex-Yémen du Sud envers le culte des Saints sont tirées, pour le Hadramaout, d'Alexander Knysh, op. cit., pp. 147-149. Sur le soufisme au Yémen, voir Abdallâh al-Hibshî, Al-sûfiyya wa-l-fuqahâ fî-l-Yaman, Sanaa, al-Jîl al-jadîd, 1976 et Pierre-Jean Luizard, « Le Moyen-Orient arabe », dans Alexandre Popovic et Gilles Veinstein, Les voies d'Allah. Les ordres mystiques dans le

monde musulman des origines à aujourd'hui, Paris, Fayard, 1996, pp. 366-371.

22 Voir Abdallah Bujra, op. cit...., Paul Monet, Réislamisation et conflit religieux à Aden. La structuration local du

champ religieux après l'échec de la sécession de 1994, mémoire de DEA, Paris, Institut d’Études Politiques, p. 9, et

Alexander Kniysh, « The Cult of Saints and Religious Reformism in Hadhramaut », dans Ulrike Freitag and William G. Clarence-Smith (eds), Hadhrami Traders, Scholars, and Statesmen in the Indian Ocean, 1750s-1960s, Leiden, Brill, 1997, pp. 199-216.

23 Pour une discussion des critères de l'ordre hiérarchique yéménite, voir Franck Mermier, Le Cheick de la nuit. Sanaa,

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politique d'une population chaféite dont la taxation représentait une source de revenus essentielle de l’État zaydite24. L’?uvre d'al-Shawkânî constitue, depuis l'instauration de l'ex-République Arabe du

24 Mes informations sont tirées de Bernard Haykel, « Al-Shawkânî and the Jurisprudential Unity of Yemen », dans

Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, Yémen. Passé et présent de l'unité, n° 67, 1993/1, pp. 54-55 qui

précise : « Malgré l'importance variable accordée aux différentes sources textuelles, les divergences doctrinales entre les écoles de droit zaydite et chaféite restaient mineures, à l'exception de la doctrine de l'imamat (la direction politique et spirituelle de la communauté). Cela ne signifiait pas que les différences étaient négligeables du fait que la position des mains durant la prière, le contenu de l'appel à la prière ou autres particularités zaydites avaient une grande importance symbolique pour l'identité zaydite ».

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Yémen, une source importante du droit yéménite25 et sa figure, comme celle d'Ibn Amîr, apparaît comme le symbole du rapprochement entre zaydites et chaféites. Mais avant la Révolution de 1962, de nombreux opposants au régime de l'imamat et à sa doctrine politique se recrutaient largement dans l'élite intellectuelle zaydite ou refusaient même de se dire zaydites ou chaféites26.

Les influences conjuguées des idéologies nationaliste et pan-yéménite, de l'émigration et de la scolarisation mais aussi celles du mouvement islamiste ont affaibli encore plus la différenciation zaydite/chaféite. Elles ont aussi contribué à réduire la diversité et l'emprise des particularismes religieux tels que les confréries soufies ou le culte des saints, les premières se réduisant à quelques cercles de fidèles, notamment aux disciples d'al-'Aydarous à Aden et à ceux de la confrérie des Bânî 'Alawî dans le Hadramaout. A ce propos, le renouveau post-unitaire des grands pèlerinages hadramis au tombeau de Hûd27 ou à celui de Salim al-Attâs à Shihr pourrait être perçu avant tout comme l'expression d'une identité régionale auquel ferait écho, dans une moindre mesure en raison d'une participation plus modeste, les cérémonies similaires organisées autour des sanctuaires d'al-'Aydarous et d'al-Hâshimî à Aden ou même les célébrations annuelles du « saint » Ahmad b. 'Alwân à Yafrous (région de Taez) et de Mûsa al-'Ujayl à Bayt al-Faqîh en Tihama. Et même si ces pèlerinages ne sont pas exclusifs d'autres à portée plus locale, ils paraissent subsumer, sur les plans pratique et symbolique, les traditions religieuses propres à une région et une mobilisation « régionaliste » contournant le tabou de son expression politique28 .

Un tribalisme d’État

La rupture radicale avec l'ordre ancien que représenta l'instauration d'un régime républicain au Nord et au Sud eut des effets différenciés sur la structure sociale et politique du fait même de la nature contrastée des deux États yéménites qui prirent en charge la construction nationale de part et d'autre d'une frontière poreuse et arbitraire. Il ne s'agira pas ici d'en refaire l'historique mais de signaler quelques uns des bouleversements dont les effets se font encore sentir dans le processus d'intégration nationale et dans le système politique du Yémen unifié.

La révolution de 1962 reçut le soutien massif de la population chaféite alors que les tribus se divisaient, de manière parfois variable, entre royalistes et républicains. Paul Dresch n'hésite pas à déclarer, négligeant peut-être le soutien total des chaféites à la Révolution, que « la guerre fut avant tout l'affaire des hommes de tribus, le nord et l'est du pays, c'est-à-dire le territoire tribal, se divisant entre les différents camps... Les armes et l'argent étaient distribués par les deux parties et le pouvoir de certains cheikhs augmenta du fait qu'ils contrôlaient le recrutement des combattants et la répartition des fonds. »29 De fait, la nouvelle République ne fit pas que s'appuyer sur la force armée des tribus pour se maintenir. Elle intégra de nombreux cheikhs des tribus dans l'appareil gouvernemental et amplifia le rôle d'arbitre qu'ils avaient traditionnellement au sein de leurs tribus et entre celles-ci et l’État. Ils furent représentés en nombre dans le première Assemblée nationale instituée en 1969 et dans le Conseil consultatif créé en 1971, la présidence de ces deux institutions ayant été confiée au cheikh suprême des Hâshid, Abdallah al-Ahmar30. Le président d'alors, Abd al-Rahmân al-Iryânî (1967-1974), choisit quatre de ses ministres et six des dix gouverneurs de

25 Bernard Haykel, op. cit., pp. 53-63 et Bernard Botiveau, « Yémen : politiques législatives et mutations de la culture juridique », Chroniques yéménites, Centre Français d'études yéménites (Sanaa), 1996-1997, p. 104.

26 Voir J. Leigh Douglas, The Free Yemeni Movement 1935-1962, Beyrouth, The American University of Beirut, 1987, pp. 114-115.

27 Hûd, le premier des cinq prophètes arabes mentionnés dans le Coran, est une des figures clefs de l'histoire sainte de Hadramaout. Son tombeau situé dans le wadi Masîla à 90 Km environ de la ville de Tarim donne lieu à l'un des plus prestigieux pèlerinages de la vallée. Voir Nahida Coussonnet et Franck Mermier, « Le pèlerinage de Qabr Hûd »,

Saba, n°3-4, 1997, pp. 73-77

28 « Dans un certain sens, les limites externes des anciennes communautés religieuses imaginées étaient déterminées par les pèlerinages », Benedict Anderson, Imagined Communities, New York, Verso, 1991, p. 54.

29 Paul Dresch, op. cit., p. 244 et 148. 30 Paul Dresch, op. cit., p. 261.

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provinces parmi les cheikhs de tribus31.

En outre, la nécessité de capter les allégeances tribales pour lutter contre les forces royalistes s'était traduite par la mise en place, au sein du nouvel État, d'une administration des affaires tribales dont la principale fonction était de verser des subsides aux cheikhs de tribus en échange de leur loyauté32. Ainsi, un ministère des Waqf-s et des Affaires tribales fut créé, en 1962, avant qu'un comité des Affaires tribales de 6 membres, rattaché au Conseil présidentiel, ne vit le jour en avril 1963. Cette administration, toujours en place, transforma les cheikhs de tribus en agents du gouvernement tout en renforçant leur position au sein de leurs tribus. Leur rôle traditionnel d'arbitre s'est ainsi accru d'une fonction de médiateur – permettant l'obtention de services et d'emplois dans un sens, la diffusion des messages gouvernementaux dans un autre – et, pour certains, de l'acquisition d'un pouvoir politique à l'échelon national.

Le commerce du qât et sa contrebande avec l'Arabie Saoudite représentent un autre aspect de la collusion des intérêts entre certains cheikhs de tribus, grands propriétaires terrains, et membres de l'appareil d’État. Combattre le qât comme a essayé de le faire, en 1972, le premier ministre Muhsin al-'Aynî, c'est à la fois combattre les bénéficiaires directs de cette économie rurale mais aussi les profiteurs indirects de cette économie parallèle, occultée ou peu comptabilisée dans les statistiques nationales33. Dans cette dernière catégorie, se retrouvent des cheikhs de tribus, des officiers, les fonctionnaires des impôts qui prélèvent leur dîme et l’État auquel est versé le reste34. L’apparente

faiblesse de l’État qui utilise l'organisation tribale pour asseoir son pouvoir est à la fois un élément d'instabilité et un garant de la survie du régime. Une large autonomie est donc accordée par l’État aux cheikhs et aux hommes de tribus qui ont droit au port d'armes et peuvent légiférer selon les principes du droit coutumier. Dans certaines régions et notamment autour de Sanaa, l'armée ne peut intervenir, pour séparer des factions tribales en conflit ou pour contraindre des groupes tribaux à relâcher des otages étrangers, qu'avec l'aval des cheikhs de tribus et en usant de leur médiations. Le régime socialiste du Sud avait semblé « régler » la question tribale et avoir réussi à créer un État moderne et une véritable citoyenneté affranchie des solidarités claniques. Il paraissait ainsi contraster fortement avec un État nordiste corrompu resté sous la coupe des cheikhs de tribus zaydites. Cette représentation doit cependant être fortement nuancée. Les rivalités au sein du mouvement nationaliste du Sud, divisé, dans sa phase finale, entre le FNL et le FLOSY35 s'achevèrent par la défaite d'une partie importante des élites adéniques qui s'étaient alliées, dans la seconde organisation, à des dirigeants tribaux et à quelques sultans déchus36. Le FNL était soutenu à

31 Robert W. Stooney, op cit., p. 153-154. 32 Robert W. Stooney, op cit., p. 253.

33 « Une tentative de réduire la culture du qât a été faite juste après la guerre civile par le Premier ministre Muhsin al-'Aynî, mais ses mesures furent vigoureusement combattues par les dirigeants politiques des régions productrices, ce qui contribua à sa chute en 1972 », Shelagh Weir, op. cit., p. 67. Le Président Saleh a cependant annoncé à la chaîne satellite « al-Jazîra », le 09/10/1997 qu'il renonçait au qât et pratiquait des activités sportives à la place. Il a critiqué le qât qui a des effets négatives sur les revenus et la production nationale (voir al-Yama bilâ qât, n° 0, p. 1).

34 « Jusqu'à 1980, cet impôt était perçu dans les champs. Il s'agissait donc d'un impôt direct sur la plante, fixé à 30% de la valeur du marché estimée. En 1980, la loi n° 14 le transforme en impôt indirect, prélevé sur la consommation, et fixé à 10% de la valeur. Cet impôt est désormais perçu à l'entrée des marchés, et plus de 50% en échoit dans la poche des percepteurs. En effet, en 1986, l’impôt atteint 210 millions de riyals seulement, et 260 millions en 1989, alors que le total des dépenses « pour le qât » est estimé à 20 millions de riyals par jour. Ces détournements contribuent à renforcer le clan des défenseurs de la culture du qât au sein de l’État », Ali Shamsuldin, « Les effets négatifs du qât sur le développement économique et social du Yémen », Cahiers du GREMAMO, n° 11, 1993, pp. 101-102. Plus récemment, il semble que les revenus de l’État se soient accrus, « il prélève en effet une double taxe sur le qât : à la production à travers la zakat, l’impôt islamique, et ensuite sur la consommation. Pour l'année 1994, et d'après les comptes publics, ces deux taxes ont permis de collecter l'équivalent de dix millions de dollars. S'y ajoutent les taxes locales prélevées par certains gouvernants », La dépêche internationales des drogues, n° 65, mars 1997, p. 4. 35 Le Front National de Libération (FNL) fut créé en 1962 et avançait un programme politique radical à orientation

socialiste. Le Front de Libération du Sud-Yémen Occupé (FLOSY) fut fondé au Caire en 1966 et bénéficiait du soutien du régime nassérien. Voir Tareq Y. Ismael and Jacqueline S. Ismael, op. cit., pp. 20-29. Le FNL se transforma en Parti Socialiste Yéménite en 1978.

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la fois par une partie importante des travailleurs d'Aden et par la population rurale et tribale qui lui fournissait ses combattants. De fait, la direction du FNL reflétait « cette appartenance rurale et paysanne prépondérante »37 et sa prise de pouvoir mit un terme à la domination des élites traditionnelles (sultans, cheikhs de tribus et marchands citadins).

L'encadrement de la population du Sud, sur le modèle des pays de l'ancien bloc soviétique, et donc, sa soumission apparente aux lois de l’État, contrastait fortement avec l'autonomie partielle des hommes de tribus du Nord. Pourtant, la disparition programmée des différentiations sociales, tribales et régionales, ne fut véritablement palpable que dans le discours volontariste des dirigeants socialistes, le remplacement des noms de régions par des numéros, le désarmement des hommes de tribus et l'interdiction des vendettas tribales. Les crises successives qui frappèrent le régime d'Aden, notamment la guerre civile de janvier 1986 qui ensanglanta la capitale sudiste durant dix jours, révélèrent rapidement pour ceux qui voulaient encore s'en convaincre que les luttes politiques s'appuyaient sur des réseaux de mobilisation à base tribale ou régionale. Selon les variations des rapports de force à l'intérieur du Parti et de l’État, ces groupements solidaires étaient intégrés ou exclus des instances dirigeantes et de l'appareil de sécurité38.

La construction d'une armée nationale au Nord n'a pas fait entièrement contrepoids à la puissance de l'institution tribale du fait qu'elle a été rapidement investie par les hommes et les cheikhs de tribus qui furent nombreux à y occuper des postes de responsabilité. L'institution militaire, modelée par les vicissitudes des régimes successifs, n'est cependant pas une émanation du pouvoir tribal mais reflète plus largement la domination des différentes coalitions qui réussirent à s'imposer sur les hauts plateaux zaydites. Il suffit de rappeler que tous les présidents de la RAY étaient zaydites et que quatre sur cinq étaient des officiers. Parmi eux, deux ont été assassinés et deux autres ont été contraints à l'exil après un coup d’État39

. Le dernier, le colonel Ali Abdallah Saleh, fut élu chef de l’État, le 7 juillet 1978, par les membres de l'Assemblée de la RAY.

Dès son accession à la présidence, « Saleh chercha à assurer sa survie en s'appuyant sur ses sept frères et sur ses hommes de tribus qui furent nommés à des postes clefs de l'appareil militaire et de sécurité. »40 Ces considérations ne signifient évidemment pas que les chaféites du Nord, exclus de l'arène tribale, l'aient été aussi de l'armée et du jeu politique mais elles sous-entendent que leur participation a été subordonnée à la centralisation extrême du pouvoir dans le cercle présidentiel

Protectorats mais dès la fondation du FLOSY, il retourna à nouveau aux élites adénites », A.S. Bujra, « Urban Elites and Colonialism : the Nationalist Elites of Aden and South Arabia », Middle Eastern Studies, vol. 6.2, 1970, p. 209. 37 Fawwaz Traboulsi, op. cit., p. 132.

38 Traitant de la guerre civile de 1986, Fawwaz Traboulsi, op. cit., p. 141-142 décrit ainsi les forces en présence : « Les milices fidèles à 'Alî Nâsir, qui ont combattu à Aden, provenaient justement de Abyan et de Shabwah. Après l'assassinat de trois membres du Bureau Politique, 'Alî 'Antar, Sâlih Muslih et 'Alî Shâyi' Hâdî, tous les trois de la région de Dâli', les combattants qui envahirent Aden et aidèrent l'armée à nettoyer les poches de résistance des anciens hommes de l'ancien président venaient pour la plupart de cette région. Les combattants de Yâfi', autre région du gouvernorat de Lahj, venaient à combattre à Aden pour « venger » l’exécution de Mutî et aussi en gage de fidélité pour son « successeur » Sâlim Sâlih. L'armée, à forte concentration de Lahjîs (…) se rallia, dans sa majorité, au camp des opposants à 'Alî Nâsir, mais ce fut aussi par fidélité à ses deux chefs ministres successifs de la Défense, 'Alî 'Antar et Sâlih Muslih, tués dans la salle du Bureau Politique. Il est aussi significatif que la fin des hostilités soit advenue après l'occupation par les troupes opposées à 'Alî Nâsir du gouvernorat d'Abyan, où l'ancien président s'était replié avec ce qui lui restait de troupes. Une vingtaine de milliers de militaires et de civils de ces deux régions se réfugièrent au Nord Yémen. » Voir aussi Hamîda Na'na', Al-subh dâmî fî 'Adan, Le Caire, Dâr mustaqbal al-'arabî, 1998, notamment pp. 74 et 85.

39 Il s'agit du Maréchal 'Abdallâh Sallâl (1962-7, exilé), du qâdî 'Abd al-Rahmân al-Iryânî (1967-1974, exilé), du Colonel Ibrâhîm al-Hamdî (1974-7, assassiné), du Lieutenant-Colonel Ahmad al-Ghashmî (1977-8, assassiné). 40 J. E. Peterson, Yemen. The Search for a Modern State, Londres Croom Helm, 1982, p. 124. Paul Dresch parlait quant

à lui d'un complexe militaro-commercial pour qualifier le régime du Président Saleh et affirmait que le pouvoir dépend essentiellement de deux tribus des environs de Sanaa, Hamdân et Sanhân, le seconde étant celle du Président. L'auteur ne donne cependant aucune preuve concernant l'influence supposée de la première tribu. Voir Paul Dresch,

op cit., pp. 34 et 41. A la veille des hostilités, en 1994, la presse socialiste faisait campagne contre la mainmise de

l'appareil militaire par les membres de la famille du Président et de sa tribu, Sanhân. Voir la contribution de Bernard Rougier dans cet ouvrage.

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et... à son endiguement par les rapports de force tribaux. Dans les discours officiels, le régionalisme est tabou, souvent nié et assimilé à une tendance séparatiste alors même qu'aussi bien Ali Abdallah Saleh et le cheikh al-Ahmar, leurs deux dirigeants, s'accordent pour reconnaître l'existence du « tribalisme » et à en tirer une source de fierté pour le peuple yéménite41.

La contribution importante des chaféites du Nord et du Sud à l'effort de guerre républicain a certainement permis le maintien de la jeune République tout autant que l'aide des troupes égyptiennes (1962-1967). Regroupés dans des milices populaires ou dans certaines unités de l'armée, leur action fut ainsi déterminante pour rompre le siège de Sanaa organisé par les Royalistes en 1967-1968. Leur emprise sur la République fut cependant de courte durée puisqu'en mars et août 1968, l'élimination de la gauche radicale recrutant surtout au sein des chaféites, après de violents combats de rue à Hodeia et à Sanaa, rendit possible un compromis avec les Royalistes modérés et la formation d'un gouvernement d'unité nationale avec ces derniers42. Dans les années qui suivirent, l'opposition armée au régime de Sanaa, le Front National Démocratique (FND), mobilisait principalement dans les régions chaféites et était en outre soutenu par la RDPY. Il serait cependant difficile d'opposer, en termes politiques, un bloc chaféite à un bloc zaydite. Ainsi, plusieurs dirigeants du FND étaient originaires des hauts plateaux zaydites43 et certains clans tribaux principalement Bakîl se rallièrent à la guérilla du FND moins par sympathie idéologique que pour s'opposer à un régime qui négligeait de les associer aux largesses dont il faisait profiter d'autres tribus44. En outre, le régime de Sanaa accueillit sur son territoire les réfugiés sud-yéménites du FLOSY en 1967 et confia même des postes ministériels à certains de ses dirigeants.

Durant la présidence d'Ibrahîm al-Hamdî (1974-1977) qui essaya de contrecarrer le pouvoir des cheikhs45, l'un des piliers de son régime était un officier chaféite, Abdallah Abd al-'Alîm, commandant des troupes parachutistes recrutées alors en grande partie dans les régions chaféites. Al-Hamdî réussit ainsi à restreindre l'influence du régime d'Aden dans les régions chaféites frontalières en s'attaquant au pouvoir abusif de certains cheikhs « dont beaucoup étaient considérés comme ayant une lointaine origine zaydite » et en refusant d'utiliser des troupes tribales46. Après l'assassinat du Président, al-'Alîm rejoignit l’état-major du FND à Aden après une tentative de résistance autour d'al-Turba, sa ville natale47. Il faut aussi rappeler même si le fait n'a pas la même signification que les troupes d'Ali Nasser Mohammed, l'ex-président déchu du Sud, stationnèrent sur le territoire du Yémen du Nord, depuis leur défaire de 1986, et participèrent à la prise d'Aden aux côtés des forces unionistes lors de la guerre inter-yéménite de 1994.

Il reste que la fracture sociologique entre pays chaféite et pays zaydite était réelle. La majorité des intellectuels et des entrepreneurs/hommes d'affaires étaient chaféites tandis que les zaydites occupaient la plupart des fonctions dirigeantes de toutes les institutions coercitives, tribu, armée, administration. C'était d'ailleurs la proximité de l'appareil d’État qui permettait à ces derniers et notamment aux cheikhs de tribus de contrôler une grande partie du commerce import-export du pays. Encore aujourd'hui, la plupart des dirigeants des organes de sécurité postés en pays chaféite sont originaires des hauts plateaux zaydites. La Garde Républicaine dont des détachements sont postés à Taez et Hodeia, principal fer de lance du régime d'Ali Abdallah Saleh, est presque exclusivement composée de soldats et d'officiers provenant des régions zaydites. Ils se marient souvent dans leur région d'origine et n'ont que de contacts réduits avec le reste de la population. Il s'était surtout créé entre zaydites et chaféites une image de l'autre dépréciative, résultat de relations

41 Voir Paul Dresch, « Tribalisme et démocratie au Yémen », Chroniques yéménites, Centre français d'études yéménites (Sanaa), 1994, pp. 80-94.

42 Voir J.E. Peterson, op. cit., pp. 102-103.

43 La composition partielle de l'organe dirigeant du FND est donnée dans J.E. Peterson, op. cit., p. 133, note 38. 44 Paul Dresch, 1989, op. cit, pp. 366-372.

45 L'assassinat d'Ibrahîm al-Hamdî serait à mettre au compte de ses tentatives de juguler le pouvoir tribal mais aussi à ses velléités d'union avec le Yémen du Sud qui inquiétèrent le pouvoir saoudien.

46 Rober W. Stookey, Yemen. The Politics of the Yemen Arab Republic, Boulder, Westview Press, 1978, pp. 275-276. 47 J.E. Peterson, op. cit., pp. 121-122.

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historiques conflictuelles. Ainsi, la perception globale portée par les hommes de tribus envers les chaféites était celle des personnes faibles dépourvues des insignes de l'honneur – le port d'armes et l'identification tribale -, alors que ces derniers les considéraient comme des « arriérés » responsables du sous-développement et du caractère autoritaire du régime.

Il n'est donc pas surprenant que de nombreux chaféites de l'ex-Yémen du Nord aient éprouvé le sentiment d’être des citoyens de seconde zone et se soient plaints de la sous-représentation politique de leurs régions et du monopole qu'auraient conservé les zaydites sur le pouvoir. Le régime de Sanaa bénéficiait cependant du soutien plus ou moins enthousiaste des ulémas, des hommes d'affaires et des technocrates chaféites dont plusieurs furent appelés à de hautes charges gouvernementales. A tout prendre, le mélange d'autoritarisme politique, d’impéritie administrative, de désordre tribal et d'arbitraire judiciaire qui caractérisait le système politique nord-yéménite, n’empêchait pas les religieux traditionnels et les islamistes de garder et d'étendre leur emprise sur la population et aux hommes d'affaires de commercer. Ce qui contrastait bien évidemment avec le régime d'Aden qui avait brimé ou contraint à l'exil, sous le couvert d'une idéologie à orientation marxiste, les élites religieuses et économiques.

L'appel à des technocrates chaféistes dans les différents gouvernements de la RAY, a d'ailleurs été une constante du régime de Sanaa48. Dans le gouvernement issu de la coalition victorieuse contre les séparatistes d'Aden – CPG, Islâh et d'anciens partisans du Président sudiste Ali Nasser Mohammed -, on constate que le poids des chaféites est prépondérant (17 sur 27). Quant à celui du Hadrami Farj b. Ghânim, issu des élections législatives de 1997, il aurait comporté 14 chaféites sur 28, dont quatre de la région d'Hodeia, quatre des régions d'Aden et d'Abyan, un du Hadramaout, cinq de la région de Taez. Le Premier ministre ayant succédé à Farj b. Ghânim démissionnaire le 29 avril 1998, Abd al-Karîm est un chaféite qui a longtemps occupé le poste de ministre des Affaires étrangères après avoir déjà été Premier Ministre de 1980 à 1983. Le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères est Abd al-Qâdir BâJamâl, d'origine hadramie. Ces choix reflètent une volonté de représenter, de manière souvent symbolique, les principales régions du pays et dénote, mais ne détermine pas toujours, une influence politique réelle du fait de la personnalisation du pouvoir qui empêche l'indépendance des institutions.

L'existence de réseaux clientélistes enracinés dans la culture sociale et politique de la Capitale vient encore accentuer ce phénomène. On pourrait presque dissocier plusieurs moments et plusieurs logiques dans la création de ces réseaux. Il y a ainsi ceux construits sur les liens d'affinité et de sociabilité des familles citadines de Sanaa qui tissent une trame serrée dans toutes les administrations, ceux créés durant la guerre civile qui se remodèlent au fur et à mesure des complots et des disgrâces – il faudrait comparer la stabilité de l'influence d'un Abdallah al-Ahmar, la tentative de faire contrepoids à sa puissance en encourageant le leadership du cheikh Nâjî Abd al-Shâyif sur les Bakîl, avec l'érosion progressive ou accélérée du pouvoir d’autres cheikhs de tribus tels que les Abû Shawârib (Hâshid) ou les Abû Luhûm (Bakîl) – et ceux enfin qui s'appuient sur les liens économiques tissés dans les allées du pouvoir, lorsque celui apparaît stabilisé avec Ali Abdallah Saleh, et qui ont pu susciter des alliances matrimoniales entre quelques familles de cheikhs du Nord et celles d'hommes d'affaires chaféites49. Le mariage de la fille du cheikh 'Abdalî avec le fils du cheikh Abdallah al-Ahmar semble ainsi inaugurer de nouveaux réseaux d'alliance intertribaux sortant du cadre des hauts plateaux zaydites.

Depuis la fin de la guerre en 1994, les provinces de l'ex-Yémen du Sud connaissent une résurgence

48 Si l'on examine la composition des gouvernements de l'ex-Yémen du Nord de 1968 à 1980 comme l'a fait John Peterson, l'on s'aperçoit que la proportion de zaydites par rapport aux chaféites n'a cessé d'augmenter, passant de 9 zaydites pour 8 chaféites en 1968 à 16 zaydites pour 8 chaféites en 1980, John Peterson, op. cit., p. 127. Des Premiers ministres chaféites ont été nommés durant la meme période dont Abd al-Aziz Abd al-Ghânî (nommé de 1975 à 1980 puis de nouveau en 1983 et en 1994).

49 Le cheikh Hâshid al-Bukhaytîdont un des fils est marié à la fille de cheikh al-Ahmar, a donné sa fille en mariage à un fils de Shâhir Abd al-Haqq, grand homme d'affaires de Taez. Un autre cheikh Hâshid, Mujâhid Abû Shawârib a marié un de ses fils à un grand commerçant de Taez alors qu'un autre a pris femme dans la famille al-Ahmar.

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du « tribalisme » instrumentalité par le pouvoir en place. On y assiste au retour des cheikh de tribus, parfois d'anciens sultans, à leur reconnaissance par l’État et donc à leur rattachement à l'administration des Affaires tribales mais aussi à la multiplication des vendettas. Ainsi, un descendant du sultan al-Fadlî, Târiq al-Fadlî, dirigeant de l'organisation du Jihâd responsable d'actes terroristes contre les personnalités du PSY et d’attentats à la bombe contre deux grands hôtels d'Aden en décembre 1992, a été nommé Cheikh suprême de la région d'Abyan après la guerre de 1994. Il en est de même pour le fils du sultan des 'Awâliq al-'Ulyâ, dans le Gouvernorat de Shabwa, 'Awad Muhammad Wazîr ou pour le fils du sultan 'Abdalî. Quant au cheikh des Awâliq al-Suflâ, Muhammad Farîd al-'Awlaqî, il s'est réinstallé dans sa région en mai 1995 et y a reçu l'allégeance des tribus. Dans le Hadramaout, un comité préparatoire s'est réuni, en mai 1998, pour établir un Conseil des tribus hadramies. Dans le même temps, on assiste dans ces régions à l'essor d'une identité de type régionaliste construite « sur les soi-disant décombres du tribalisme »50.

Il serait ainsi exagéré d'accorder une importance réelle à la notion de confédération dont le degré de mobilisation est aussi variable que la morphologie et les subdivisions tribales51. Ainsi, les principales confédérations tribales des hautes terres du Yémen, les Hâshid et les Bakîl, ne regroupent pas tous les hommes de tribu de ces régions. Celle des Madhhij (Dhamar, Radâ', Harîb, Marib) n'a pas d'existence réelle, nombre de ses tribus s'étant fondues, au fil du temps, au sein des Bakîl tandis que les tribus de Murâd (Harîb) et de 'Abîda (Marib) censées en relever n'ont pas de lien confédéral. En revanche, la tribu de Hawlân b. 'Amr (Saada) n'est liée à aucune. La cohésion supposée supérieure des Hâshid, numériquement inférieurs aux Bakîl, reste cependant très relative et provient en grande partie de l'importance politique de son cheikh suprême, al-Ahmar. L'appartenance tribale se fonde sur des liens de parenté réels ou supposés mais l'unité tribale possède avant tout une base territoriale et la majorité des hommes de tribus étaient des agriculteurs sédentaires. Les différentes sections de la tribu sont censées descendre d'un ancêtre commun (jadd) et être liés et par des liens de fraternité sans que cette fiction généalogique n'implique une connaissance détaillée ou l'existence réelle de liens de parenté entre leurs membres. Il reste que c'est surtout au niveau de la communauté villageoise, et sur une base contractuelle à travers des obligations et des responsabilités communes, que les liens sociaux manifestent l'existence du groupe. En prenant l'exemple des Associations coopératives de développement local créées à l'instigation du Président al-Hamdî, Martha Mundy affirme ainsi que la tradition politique rurale « toujours sujette à contestation, ne conduit pas nécessairement au « tribalisme » des cheikhs politiciens d'aujourd'hui. »52 En ce sens, censé « expliquer comment les logiques de solidarité lignagère sont transposées dans le domaine de l'action politique, dans la compétition pour le pouvoir d’État tout particulièrement... »53

, le « tribalisme » peut apparaître à un niveau local moins comme l'expression d'une identité tribale que comme un mécanisme conjoncturel pour accéder, à travers la médiation de certains cheikhs, aux bénéfices du clientélisme étatique.

Une nouvelle donne régionaliste

Sur le plan politique, la République du Yémen apparaît plus aujourd'hui comme la prolongation de la République Arabe du Yémen que comme une tentative originale de fusion des régimes de Sanaa

50 Paul Dresch, 1994, op cit., p. 90. Une comparaison intéressante serait à faire avec l'instrumentalisation du tribalisme dans d'autres pays arabes. Voir Tribus, tribalismes et Etats au Moyen-Orient, sous la dir. de Riccardo Bocco et Christian Velud, Monde arabe Maghreb Machrek, n° 147, janv.-mars 1995 et Amatzia Baram, « Neo-Tribalism in Iraq : Saddam Hussein's tribal Policies 1991-96 », International Journal of Middle East Studies, vol. 29/1, février 1997, pp. 1-31.

51 Paul Dresch, op. cit., 1989, p. 75 et « The Tribes of Hâshid wa-Bakîl as Historical and Geographical Entities », dans Alan Jones (ed.), Arabicus Felix: Luminosus Britannicus. Essays in Honour of A.F.L. Beeston on his Eightieth

Birthday, Oxford, Ithaca Press, 1991, p. 13.

52 Martha Mundy, op. cit., pp. 203-204.

53 Riccardo Bocco, « 'Asabiyât tribales et États au Moyen-Orient. Confrontations et connivences », Monde arabe

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et d'Aden54. Après deux mois de guerre civile, la victoire des forces unionistes contre les séparatistes du Sud, le 7 juillet 1994, a sonné le glas de l'influence du Parti socialiste dans le pays. Avec sa débâcle, c'est aussi le modèle de société adénite qui disparaît, submergé qu'il est par l'emprise croissante d'un mode de gouvernance et de référents culturels venus du Nord, c'est-à-dire de Sanaa. Cette mainmise du pouvoir nordiste sur toutes les régions du pays, est parfois assimilée à une « colonisation interne »55. Ce point de vue, relayé autant par les sécessionnistes du sud que par certains opposants généralement chaféites attachés à l'unité, laisse à penser que la capitale exporte tout à la fois ses cadres administratifs, ses forces répressives et sa culture tribale dans les provinces de l'ex-Yémen du Sud.

Quelques exemples permettront de saisir les causes du ressentiment éprouvé par une partie de la population de ces régions, notamment à Aden, à l'encontre du nouvel ordre social et politique de l'après-guerre. C'est ainsi qu'en 1997, un officier de la police politique, originaire d'une tribu du Nord, frappait un juge dans l'enceinte du tribunal d'Aden après que celui-ci lui eut rappelé l'interdiction du port d'armes en ce lieu. Apprenant le statut de sa victime, l'officier qui ne sera pas inquiété, sacrifiait le lendemain un b?uf à la porte du tribunal, « en compensation » de son acte et dans la plus pure tradition tribale. La violence arbitraire d'une autorité supérieure occulte, un officier nordiste de la police politique, sur la personne du représentant de la justice censée symboliser l'égalité des citoyens devant la loi, se redouble de l'imposition d'une loi étrangère à la cité. Encore à Aden, ces témoignages relevés par Éric Mercier : « L'investissement de la ville par les troupes unionistes, le 7 juillet 1994, instaure une nouvelle période marquée par une amplification des appropriations violentes ; les fidèles d'Ali Nasser Mohammed, le prédécesseur d'Ali Salim al-Bid, spoliés de leurs biens après les affrontements de janvier 1986, s'empressent de remettre la main sur ce que leur avait été enlevé et les biens des socialistes en fuite sont confisqués. Le semestre suivant, plusieurs cas d'occupation par la force de biens privés sont rapportés. La population fait par ailleurs état d'interventions des forces armées moyennant finance à la demande de certains propriétaires pour obtenir l'expulsion d'occupants. En début d'année 1996, un conflit oppose le fils d'un cheikh du Nord surveillant la construction d'une clôture sur une parcelle lui ayant été précédemment attribuée à Khormaksar, à un responsable de la sécurité politique, appuyé par le Secrétaire général du ministère du Logement. Le fils du cheikh est tué au cours d'un affrontement armé. S'agit-il d'un témoignage de la « sanaanisation » accélérée de l'ex-capitale sudiste ? »56 Dans le domaine économique, l'appropriation de terrains par les nordistes alliés au chef de l’État, que ce soit à Aden ou à Mukalla, s'est faite à la faveur de la redistribution des biens nationalisés57. L'ancien gouverneur du Hadramaout, al-Khawlânî, un officier originaire d'une tribu des environs de Sanaa, fut ainsi accusé de privilégier les clients du régime dans ce processus.

Une vision des conflits politiques et la formulation des critiques en termes régionalistes est aujourd'hui prépondérante dans l'ex-Yémen du Sud où une grande partie de la population se plaint de ne pas être traitée sur un pied d'égalité avec les citoyens du nord, régions chaféites comprises58. Il

54 Les espoirs nés de l'Unité apparaissent aujourd'hui comme des v?ux pieux, un ancien sympathisant du régime socialiste d'Aden les résumait ainsi : « Il y a maintenant deux ex-partis « uniques » qui gèrent le pays, mais qui pourraient transformer l'unité en une synthèse d'éléments positifs des deux expériences, tant sur le plan économique que politique, culturel et social, dans un climat de pluralisme et de souci de la participation populaire et de la justice sociale », Fawwaz Traboulsi, op. cit., p. 126.

55 Le titre d'un ouvrage d'Abou Bakr al-Saqqaf, professeur de philosophie à l'Université de Sanaa, est révélateur des sentiments d'une partie de la population et de l'intelligentsia originaires du sud qui, sans être nécessairement séparatistes, revendiquent une citoyenneté à part entière : « L'unité yéménite, de la fusion immédiate à la colonisation intérieur » (al-wahdat al yamaniyya min al-imdimât al-fawrî ilâ-l-isti'mâr al-dâkhilî, Londres, Bareed al-Janoub, 1996). Ce texte a paru d'abord sous forme d'articles dans le journal al-Ayyâm, ce qui a suscité sa suspension durant trois mois et, par deux fois, le passage à tabac de son auteur, en janvier et en décembre 1995. Il a été repris dans l'hebdomadaire séparatiste publié à Londres, Barîd al-Janûb, qui en a assuré la publication sous forme d'ouvrage. 56 Eric Mercier, Aden. Un parcours interrompu, Tours/Sanaa, URBAMA/CFEY, 1997, pp. 69-70

57 Le Décret 65 promulgué en mai 1991 ordonna que les terres devaient revenir à leurs propriétaires d'avant l'indépendance.

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ne faudrait cependant pas substituer au modèle explicatif de la division schématique zaydite/chaféite qui avait pu prédominer dans le cadre de l'ex-Yémen du Nord, celui tout aussi schématique d'une opposition nord/sud. Ce serait négliger le fait que, dans les provinces de l'ex-Yémen du Sud, les bénéficiaires de l'unification ont été nombreux. La restitution des biens nationalisés aux grands propriétaires, qu'ils soient cheikhs de tribus, descendants du Prophète, commerçants, est allée de pair avec la libéralisation économique qui a multiplié les opportunités d’investissement notamment pour la diaspora hadramie...mais aussi creusé les inégalités sociales. On avait pu croire que vingt-trois ans de régime socialiste avait rendus caducs les critères de l'ordre hiérarchique ancien. Et si on n'assiste pas à une restauration pleine et entière de celui-ci du fait du bouleversement de la donne politique et des rapports sociaux ayant prévalu sous le Protectorat britannique, du moins remarque-t-on la réaffirmatiremarque-t-on des signes de la hiérarchie sociale, l'exacerbatiremarque-t-on des cremarque-t-onflits sociaux entre les bénéficiaires de l'ancien régime – les sans terres devenus coopérateurs ou petits propriétaires depuis la réforme agraire, les fonctionnaires au pouvoir d'achat réduit mais au niveau de vie garanti – et ceux de l'Unité dont les anciens propriétaires terriens qui n'ont pas toujours indemnisé les paysans après restitution comme il est indiqué dans la loi.

Démocratie et « société civile »

Si l'émergence d'un débat démocratique, avant 1994, n'a pu éviter le recours à la violence armée des principaux acteurs de la scène politique qui cherchaient à préserver leur prérogatives étatiques, il n'en reste pas moins que les principaux acquis de l'expérience démocratique yéménite – le multipartisme, la liberté de presse, le droit d'association – garantis par la Constitution de 1991, constituent un socle de légitimité pour les gouvernants de la République du Yémen. La loi sur la presse, promulguée le 22 décembre 1990, garantit théoriquement la liberté d'expression et, dans les quatre premières années de l'unité, près de 70 journaux et hebdomadaires politiques virent le jour, représentant toutes les tendances de la scène politique : du Congrès Populaire Général au Rassemblement Yéménite pour la Réforme en passant par divers courants islamistes, nassériens, baathistes et socialistes. La liberté de la presse est cependant fragile et constamment menacée par les tentatives du pouvoir de museler les journalistes et les intellectuels les plus critiques. En outre, la portée de leurs interventions demeure très relative dans une population affectée d'un taux d'analphabétisme estimé à 56%. Enfin, la totalité des médias audiovisuels sont sous le contrôle de l’État qui dispose en sus d'une abondante presse écrite dont la diffusion est mieux assurée et moins aléatoire que celle de l'opposition. Au-delà de la presse partisane, le phénomène intéressant à relever est le succès de journaux dont l'ancrage régional inspire la ligne éditoriale. Ainsi en est-il de l'hebdomadaire indépendant al-Ayyâm qui joue aujourd'hui un rôle important dans la défense des intérêts de la population des régions de l'ex-Yémen du Sud. Créé en 1958 à Aden, interdit durant le régime socialiste (1967-1990), il est reparu après l'Unité. Un autre périodique, al-Ahqâf, né en mai 1996, est lui entièrement consacré au Hadramaout. Ces deux journaux ont en commun de refléter le point de vue des élites adénies et hadramies que près de vingt-cinq ans de régime socialiste avaient contraintes à l'exil intérieur ou à l'exil tout court.

Des vingt-deux partis en lice pour les élections de 1993, seule douze furent admis à concourir pour celle de 1997. Cette déperdition résulte de la nouvelle loi sur les partis promulguée en octobre 1995, qui instaure des critères de « représentativité » plus sévères59. Les formations les plus actives ou, du moins, disposant de l'assise nationale la plus forte, sont celles qui ont été ou sont encore des partis de gouvernement, le CPG, al-Islâh et le PSY, ce dernier ayant souffert d'une hémorragie de ses militants après l'épisode séparatiste. Ce sont donc les ressources étatiques qui déterminent le poids

semblé être un moyen d'exprimer ce ressentiment ainsi que les frustrations d'une population confrontée à l'arbitraire des forces de sécurité, souvent originaires des régions septentrionales de même que de nombreux fonctionnaires occupant des postes de responsabilité dans l'ex-Yémen du Sud.

59 Sur le partis politiques au Yémen, voir Renaud Detalle, « Les partis politiques au Yémen : paysage après la bataille », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, n° 81-82/3-4, pp. 331-348.

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