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De la mort baroque à la mort classique; suivi de, Oraison funèbre

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Academic year: 2021

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(1)

DE LA MORT BAROQUE À LA MORT CLASSIQUE suivi de

ORAISON FUNÈBRE

par

Andrée LAFONT AINE

A

thesis

submitted

to the

Faculty of Gradu1i,e Studies and Research in partial fulfillment of the requirements

for the degree of Masters of Arts

Department of French Language and Literature McGill University,

Montreal

July 1991

(2)

RÉSUMÉ

Le texte critique « De la mort baroque à la mort classique» étudie trois auteurs et deux attitudes devant la mort. Montaigne, dans une perspective humaniste, se préoccupe de l'en-deçà de la mort. La vie est ce qui importe.

La

mort dans l'espace baroque incite à célébrer la vie. Bossuet et Pascal, dans une perspective religieuse classique, sont centrés sur l'au-delà de la mort. Leur objet est la vie éternelle et cela provoque l'occultation de la vie sur terre. Dans l'espace classique, la mort est célébrée en tant que porte de l'éternité.

Le texte de création ok Oraison funèbre» raconte l'histoire d'une mort physique,

d'un questionnement sur la mort et des « petites» morts qui s'échelonnent au cours d'une vie.

(3)

ABSTRACT

The critique entitled "De la mort baroque à la mon classique" studies three authors and two ways to look at death. Montaigne, in a humanist perspective, focuses on what precedes death. Life is what matters. Death. within the baroque space, invites a celebration of life. Bossuet and Pascal, in a classical religious perspective, concentra te on what follows death. Eternal life is their main preoccupation at the expense of life on earth. Within the classical space. death is celebrated as the door to eternity.

The fiction entitled "Oraison funèbre" tells the story of a death and the questioning it evokes. Woven into it is the story of the "Httle" deaths that take place in the course of a lire.

(4)

REMERCIEMENTS

Pour le texte critique, nous t:!nons à remercier Nonnand Doiron, professeur adjoint,

pour la justesse et la clarté de ses remarques. Son appui nous a également été précieux.

Pour le texte de création, nous désirons exprimer notre reconnaissance

à Yvon

Rivard, professeur agrégé,

à

qui nous sommes redevable d'une assistance avenie qui

nous a permis d'approfondir notre pratique d'écriture.

(5)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... .ii

Abstract ... iii

Remerciements ... iv

1· DE LA MORT BAROQUE A LA MORT CLASSIQUE Introduction ... 1

1. La mort baroque: Montaigne et l'en-deçà de la mon ... .4

2. La mort classique: Bossuet, Pascal et l'au-delà de la mort ... 21

Conclusion ... 35

Bibliographie ... 39

fi· ORAISON FUNÈBRE 1 ...•... 42

n ...

54

llI. ... 67

IV ... 82

v ...

92

VI ...

1 ()4. VII ..••...•...••••... 116

v

(6)

(

De la mort baroque à la mort classique

(7)

1

Voltaire a dit que si Dieu n'existait pas, il faudr'dlt l'inventer et il en est peut-être de même pour la mort. Si on arrivait à la supprimer, il faudrait sans doute la ressusciter tôt ou tard, car sans

:a

tension de la mort, la vie ne perdrait-elle pas tout son sens? C'est souvent au dernier jour de vacances que la beauté d'un paysage nous frappe avec le plus d'intensité. Il devient magnifique au constat que nous ne le verrons plus. De même. la mort donne à la vie son intensité. Saint Benoît, au

Ive

siècle, disait qu'un moine doit toujours avoir la mort devant les yeux, non pour qu'il se complaise dans une morbidité maladive, mais pour qu'il vive chaque moment dans toute sa plénitude. Il recommande de vivre dans la tension de la mort afin d'éviter, comme le disait Foglia dans sa chronique récente sur la mort, de passer son temps à : «( ... ) rien dire, à rien penser, à sinistroser, à merdouiller platement comme si on ne savait pas qu'on allait tous crever, comme si on avait l'éternité devant nous pour être cons et moches»!. Malgré l'écart de quinze siècles qui séparent ces deux personnages et l'extrême disparité de leur façon de s'exprimer, ils disent néanmoins la même chose. Et cela se ramène à ce que Jankélévitch exprime dans la courte phrase suivante: «La mort en cela nous aide à prendre le temps au sérieux»2.

Vivre dans la tension de la mort, c'est aussi vivre l'instant présent et, paradoxalement, on capture l'éternité par l'instant: «( ... ) un présent vécu au fur et à mesure est un présent qui n'a pa~) de fin »3. L'éternité, paraît-il, est, était et sera toujours ici et maintenant. En vivant l'instant, on rejoint l'éternité et, du même coup, affinnent les

IFoglia, Pierre, «La mort rock'n'roll», Montréal, La Presse, 01/12/90, cahier A, p. 5. 2Jankélévitch, Vladimir,

La Mort,

Paris, Flammarion, 1977, p. 313.z

(8)

1

2

mystiques, on transcende la mort. Pour le commun des mortels, par contre, la mon provoque une peur profonde. Si la peur, en général :

( ... ) peut diversement s'alimenter dans les multiples circonstances qui font l'existence, il est un fait notamment qui échappe à toute expérience, du moins autre que médiate et qui, sur le plan du mystère surclasse tous les autres: ce fait, c'est la mort. Classique sujet de préoccupation, elle loge au fond de toutes les consciences et nourrit tous les désarrois!.

Comme on ne peut encore éliminer la mort, il faut bien, d'une manière ou d'une autre, affronter la peur qu'elle nous inspire. On peut essayer de se rassurer en la concevant comme un simple passage d'une vie

à

une autre, une longue transmigration de l'âme jusqu'à sa communion finale avec l'Être, ce qui revient, si on y pense bien, à croire au néant. Il Y a aussi l'option matérialiste où rien ne se perd, rien ne se crée. En langage actuel, ce pourrait être j'option «écologique», le grand recyclage: les plastiques dans ce contenant, le verre dans celui-ci, les humains dans celui-là. Une autre option est la perspective du salut qui incite à se détacher des choses de ce monde afin de «sauver son âme», mais qui est aussi une tentative de résoudre la peur de la mort par la pratique du détachement. L'idée d'apprendre à se détacher pour apprendre

à

mourir n'est pas propre

à

la tradition chrétienne, elle sous-tend la plupart des religions orientales ainsi que plusieurs philosophies issues de l'Antiquité. Le détachement en fait est un mode de vie en soi.

IMannoni, Pierre,

La

Peur,

Paris. Presses Universitaires de France, (Que sais-je), 1982,

(9)

.

,

t

3

Dans cette étude, nous allons nous pencher sur deux façons d'affronter la mort dans deux visions du monde opposées: la mort baroque ou l'en-deçà de la mort et la mort classique ou l'au-delà de la mort. Pour la mort baroque, nous utiliserons Montaigne et montrerons comment il en est arrivé à délaisser l'idée de se préparer à la mort pour apprécier la vie ici et maintenant. Il prend également le parti de ne pas se perdre inutilement dans des spéculations d'ordre métaphysique, de s'en tenir aux choses concrètes et de faire «confiance à Nature» pour le reste. Pour la mort classique, nous prendrons Bossuet et Pascal comme exemples d'une mentalité axée sur la pensée de la mort, mais dans le but de se préparer à ce moment ultime où le sort de chacun sera décidé pour l'éternité. Concept terrifiant qui est à l'origine du pmi de Pascal et où la vie présente est occultée par la vie future.

(10)

4

J.

La mort baroque: Montaigne et l'en-deçà de la mort.

Au XVIe siècle, Montaigne a eu la très bonne idée de nous parler de lui-même et nous a ainsi laissé un bel exemple de cheminement devant la pensée de la mort. Voyons maintenant comment il a négocié avec la peur de la mort au cours de la vingtaine d'années qu'a duré la rédaction des Essais. L'évolution de sa pensée se divise en trois étapes successives.

Dans le chapitre XX du Livre 1 (<<Que philosopher c'est apprendre à mourir»), Montaigne est convaincu de ses affinnations.

n

suggère cie s'habituer à l'idée de la mort afin de cesser d'en avoir peur. Loin d'être nouvelle, cette idél.- émane du stoïcisme de l'Antiquité. Au moment de la rédaction de ce chapitre, il avait trente-neuf ans: «II n'y a justement que quinze jours que j'ai franchi trente-neuf ans ( ... )>>1 et, selon l'esprit de son siècle, il se considérait déjà au seuil de la vieillesse. Il est donc temps pour lui de nous parler de la mort et de la meilleure façon d'y faire face. Il avait hérité d'une importante collection de philosophes stoïciens de son ami Étienne de La Boétie, et l'on sait la profonde influence que ce dernier a exercée sur lui. C'est donc un Montaigne imbu de stoïcisme qui s'exprime tout au long de ce chapitre.

Il s'agit de se libérer de la peur de la mort afin de mieux vivre, car : «Qui apprendrait les hommes à mourir, leur apprendrait à vivre»2. Montaigne compare la mort à un ennemi qu'on doit affronter puisqu'on ne peut le fuir: «Otons-Iui l'étrangeté,

IMontaigne, Essais, !-XX, Paris, Éditions Gallimard, Collection Folio, 1965, p. 160.

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5 pratiquons-le, accoutumons-le, n'ayons rien si souvent en la tête que la mort»l. Ainsi apprivoisée, elle n'effrayera plus. Montaigne veut que la mort le trouve «plantant mes choux, mais nonchalant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait»2. Rien ne sert de s'attrister inutilement sur le fait qu'on n'a pas réalisé toutes ses ambiùons. À ce sujet, il cite une phrase d'Horace: «Pourquoi dans une vie si courte, visons-nous si audacieusement des buts si nombreux ?»3 Pour ne pas craindre la mort, il faut aussi être réaliste dans ses ambitions.

Aucune préoccupation de l'au-delà ici. Il faut se défaire de la peur pour la simple raison que la mort «( ... ) est inévitable. C ... ) Et par conséquent,

s:

dIe nous fait peur, c'est un sujet continuel de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n'est lieu d'où elle ne nous vienne ( ... )>>4.

Vivre heureux est l'objectif de Montaigne et il l'affirme dès le début du chapitre: «Quoi qu'ils disent, en la vertu même, le dernier but de notre visée, c'est la volupté»s. Et le meilleur moyen d'y arriver est de perdre la crainte de la mort en pratiquant la vertu:

Or des principaux bienfaits de la vertu est le mépris de la mort, moyen qui fournit notre vie d'une molle tranquillité, nous en donne le goût pur et aimable, sans qui toute autre volupté est éteinte6•

lMontaigne, op. cit., I-XX, p. 148.

lIbid., p. 152.

3Ibid., p. 151.

4Ibid., p. 144.

'Ibid., p. 142.

(12)

6

Montaigne entend vertu dans son sens stoïque: c'est-à-dire mesure et indifférence.

La

vie dans la mesure et la mort dans l'indifférence pour vivre heureux ici et maintenant. Voilà la fonnule qu'il nous propose dans le chapitre XX du Livre I.

Plein ci' enthousiasme donc pour les idées des philosophes stoïciens de l'Antiquité, il adopte d'emblée le stoïcisme comme la meilleure façon de trouver le bonheur. Selon les principes de cette philosophie qui pourrait presque se traduire par s'endurcir afin de ne plus sentir, il veut s'exercer

à

développer une indifférence totale face

à

tout ce qui pourrait être cause de craintes ou de souffrances. Mais, même s'il se considère au seuil de la vieillesse, il voit la mort encore loin. Il nous dit qu'il vient tout juste d'avoir trente-neuf ans et, tout de suite après, qu'il espère vivre encore longtemps. TI s'exclame, en effet, qu'il lui en faut «pour le moins encore autant»'. Il lui est donc bien aise de parler de la mort si «philosophiquement», car il ne l'éprouve pas encore subjectivement. C'est pourquoi il peut déclarer avec assurance que:

Le but de notre carrière, c'est la mort ( ... ) : si elle nous effraie, comment est-il possible d'aller un pas en avant sans fièvre? Le remède du vulgaire, c'est de n'y penser pas ... Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement 72

Lui qui a lu les auteurs antiques et a puisé à la source même de la sagesse ne veut pas être confondu avec ces nJstres qui, dans leur ignorance, n 'ont rien trouvé de mieux pour vaincre leur peur de la mort que de n'y penser point. Tout au long du chapitre XX, il intellectualise la mort. C'est une façon efficace de la tenir à distance, de ne pas la IMontaigne, op.

cit.,

I-XX, p. 146.

(13)

l

7

sentir, car elle prend alors la valeur d'un terme générique qui ne s'applique pas nécessairement

à

lui. Il parle de la mort en général, de la mort des autres, de la sienne aussi évidemment, mais de façon non encore intériorisée. C'est la mort à la troisième personne de Jankélévitch:

La mort EN TROISIÈME PERSONNE ef- la mon-en-général' la mort abstraite et anonyme, ou bien la mort-propre, en tant que celle-ci est impersonnellement et conceptuellement envisagée, ( ... ) la mort en troisième personne est problématique sans être mystériologique ; c'est un objet comme un autre, un objet qu'on décrit ou qu'on analyse médicalement, biologiquement, socialement, démographique-ment, et qui représente alors le comble de l'objectivité atragique1•

Celui-ci ajoute un peu plus loin que:

Si la troisième personne est principe de sérénité, la PREMIÈRE PERSONNE est assurément source d'angoisse ( ... ) C'est de moi qu'il s'agit, moi que la mort appelle personnellement par mon nom, moi qu'on désigne du doigt ( ... )2

En fait, si on pense la mort

à

la troisième personne, nous croyons inexact de parler de sérénité. TI serait plus approprié, d'après nous, de parler d'une bienheureuse indifférence produite par un processus de distanciation. La mort

à

la troisième personne, ce sont les cadavres que l'on voit aux informations télévisées du soir; on ne se sent pas concerné. C'est quelque chose qui arrive aux autres. Dommage pour eux, tant mieux pour nous. La distanciation ne permet pas de sentir, c'est plutôt une façon d'échapper à la sensation. On pense la mort à la troisième personne et on sent sa mort

à

la première personne. En la sentant, on ne peut plus y être indifférent et cela crée l'angoisse. On peut penser «la» 'Jankélévitch, Vladimir, op.

cit.,

p. 25.

(14)

8 mon sans angoisse, mais on ne peut sentir «sa» mort sans angoisse.

À

ce point, on doit l'accepter ou revenir à la penser pour s'en distancer à nouveau et cesser du même coup de la sentir. L'acceptation d'une réalité signifie ne plus chercher à la nier, à s'y soustraire ou à en comprendre le pourquoi. On accepte qu'elle est et on passe à autre chose. Dans le cas qui nous intéresse, ce serait: on arrête de penser à la mon et on s'occupe de vivre. Ce sera la conclusion à laquelle Montaigne arrivera au Livre nI. L'ignorance du vulgaire est devenue la sagesse du simple:

Je ne vis jamais paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et assurance il passerait cette heure dernière. Nature lui apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt. Et lors, il y a meilleure grâce qu'Aristote, lequel la mort presse doublement, et par elle, et par une si longue prévoyance. Pounant fut-ce l'opinion de César que la moins pourpensée mort était la plus heureuse et plus déchargée 1 •

Une fois acceptée, la mort n'est plus pensable. Cela ne servirait qu'à la nier en revenant à la mort à la troisième personne, ou à recréer l'angoisse de la première personne. Le simple ne nie pas l'évidence et ne tient pas à être anxieux, et c'est pour cela qu'il est sage. Montaigne reconnaîtra la pertinence de cette sagesse élémentaire dès qu'il sera descendu des nues de l'intellectualisation.

À

l'opposé de la citation de Jankélévitch, nous dirions que la mort à la troisième personne est plutôt principe d'indifférence que de sérénité, mais que celle-ci suivra aut"matiquement, une fois l'angoisse éprouvée devant la mort à la première personne, surmontée par l'acceptation. Indifférence et sérénité sont opposées l'une à l'autre. Tant qu'on ne se sent pas concerné par quelque chose, on y est indifférent. Par contre, du moment qu'on se sent concerné,

(15)

9 le choix se pose entre la dénégation et l'acceptation. La première est une tentative de nier une réalité qui nous fait peur pour s'en protéger. Cela est lié à la superstitieuse pratique de ne pas appeler cenaines choses par leurs noms, de peur qu'elles se réalisent. «On fait peur à nos gens, seulement de nommer la mon et la plupart s'en signent, comme du nom du diable.»!, nous dit Montaigne. Il nous rappelle également que cette coutume n'est pas propre à son temps:

Parce que cette syllabe frappait trop rudement leurs oreilles, et que cette voix leur semblait malencontreuse, les Romains avaient appris de l'amollir ou de l'étendre en périphrases. Au lieu de dire: il est mon; il a cessé de vivre, disent-ils, il a vécu. Pourvu q,le ce soit vie, soit-elle passée, ils se consolent2

La vieille pratique magique de ne pas appeler les choses par leurs noms ne meun pas. Elle est encore utilisée aujourd'hui. Louis-Vincent Thomas, dans sa communication sur la mort escamotée, l'explique en tennes psychologiques:

Pour briser la montée des affects, désamorcer l'angoisse du mourir et interdire l'impact émotionnel qu'il suscite, il est des façons de dire la mort sans la dire ( ... ) D'où l'emploi de périphrases (<<Il nous a quittés»), de tennes conventionnels (<<Décédé, Tombé au champ d'honneur, Rappelé à Dieu, Endormi dans la paix du Seigneur»), ou symboliques (<<Il s'est éteint») ou

à

forte valence cathartique comme les expressions populaires (crever, casser sa pipe, rendre les clefs, bouffer les pissenlits par la racine ( ...

i

'Montaigne, op. cir., I-XX, p. 145.

'llbid., p. 145.

'Thomas, Louis-Vincent et al, La

Mort aujourd' hui,

Marseille, Editions Rivage, 1982, p.27.

(16)

(

(

10

Par ailleurs, le fait de comprendre le pourquoi d'une coutume n'est pas suffisant

à

lui seul pour apaiser l'angoisse qu'elle s'efforce de couvrir. C'est ici, dirions-nous, qu'entre en ligne de compte l'acceptation qui est la seconde attitude possible devant une vérité déplaisante. Comme nous l'avons fait remarquer ci-dessus. la sérénité suit l'acceptation, elle ne la précède pas. Selon nous, elle est définitivement effet et non pas cause. Il est impossible d'être serein face à la mort sans l'avoir au préalable acceptée.

Au fil des

Essais,

Montaigne s'achemine progressivement vers cette acceptation.

Au chapitre XX du Livre 1 (<<Que philosopher c'est apprendre à mourir»), il en était donc à la mort à la troisième personne et le stoïcisme le ravissait. Cela ne durera pas et il finit par le désavouer dans son ensemble dans le chapitre XII du Livre III «<De l'expérience»). Avant d'en arriver là, il semble y avoir eu un point de transition da.,s le chapitre VI du livre II (<<De l'exercitatioo»). Montaigne a été victime d'un accident de cheval et s'est ?:;sez gravement blessé. Assez en tout cas pour que cela l'amène à réfléchir sur la mort et, de façon détournée, sur le stoïcisme. Il est encore convaincu du bien-fondé de cette philosophie et il commence ce chapitre en en louant les avantages:

Il est malaisé que le discours et l'instruction, encore que notre créance s'y applique volontiers, soient assez puissmts pour nous acheminer jusques à l'action, si outre cela nous n'exerçons et formons notre âme par expérience au train auquel nous la voulons ranger: autrement, quand elle sera au propre des effets, elle s'y trouvera sans doute empêchée. Voilà pourquoi parmi les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque grande excellence, ne se sont pas contentés d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprît inexpérimentés et nouveaux au combat; ains ils lui sont allés au devant, et se sont jetés à escient à la pi~uve des difficultésl•

(17)

11

n

énumère ensuite quelques exemples où la pratique de la condition n'doutée a été recherchée. Il semble être tout à fait d'accord avec ce l'rincipe sauf en ce qui concerne la mon : «Mais à mourir, qui est la plus grand~ besogne que nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peut aider»l. Montaigne a commencé à «sentir» la mort après son accident de cheval, elle n'est plus quelque chose d'abstrait qui n'arrive qu'aux autres. Cela le mène tranquillement à la mort à la première personne. Il philosophe eh-:ore, mais sur un ton radouci. Il perd de sa désinvolture devant la mort. Elle l'a frôlé de son aile et cela J'a mis en plus étroit contact avec la réalité de sa propre mortalité. Il commence à sentir qu'il mourra lui aussi. Le processus du penser au sentir est amorcé. Il s'est familiarisé avec elle. Même si «( ... ) elle demeure la destructrice, l'ennemie. ( ... ) on peut tendre la main à cet ennemi, s'en faire un ami »2. Ainsi, on cessera de le craindre. Mais, cela n'en demeure pas moins, selon nous, une tentative de se préparer à la mort afin de Îaire taire ses craintes une fois pour toutes. «Il me semble qu'il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle ( ... ) Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnaître»3. Ce qu'il a trouvé cette fois, c'est la comparaison avec le sommeil. «Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à notre sommeil même, pour la ressemblance qu'il a de la mort»4. Lorsqu'il s'agit de la mort, Montaigne écrit peut-être autant pour se convaincre lui-même que pour ~onvaincre ses lecteurs:

'Montaigne, op.

cit.,

il-VI, p. 59.

u:<'riedrich, Hugo,

Montaigne,

Paris, Éditions Gallimard, 1968, p. 294. 'Montaigne, op.

ci!.,

il-VI, p. 60-61.

(18)

(

12 A l'aventure pourrait sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'était que, par icelui, nature nous instruit qu'elle nous a pareillement faits pour mourir que pour vivre, et, dès la vie, nous présente l'éternel état qu'elle nous garde après icelle, pour nous y accoutumer et nous en ôter la crainte1

n

est intéressant que Montaigne fasse ici référence à la très ancienne croyance du sommeil qui suit la mort, qui est la mort même. Cela abonde dans le sens des conclusions de Philippe Ariès. En effet, en étudiant l'iconographie funéraire, celui-ci a montré comment cette croyance a traversé les âges, inchangée jusqu'aux XYIr-XvnJO siècles. Même de nos jours, elle survit encore dans les prières pour les mons qui sont encore dites «pour le

repos

de leurs âmes»2 :

La croyance à un état neutre, plus triste dans certaines c~ltures (le monde gris de l'Hadès), plus heureux dans d'autres (les dçrmants d'Ephèse) a donc survécu malgré les réticences ou l'hostilité des gens d'Eglise. ( ... ) Cette croyance paraissait effacée, au

XIe

siècle, et remplacée par une eschatologie plus orthodoxe. Elle n'était que refoulée, et elle resurgit avec les premiers tombeaux visibles et avec le modèle du gisant qui la traduit exactement dans le monde des formes. ( ... )

Ainsi un grand courant des profondeurs a-t-il imposé à l'iconographie funéraire - et à la sensibilité collective - pendant un demi-millénaire des constances massives que la culture écrite n'explique pas et qu'elle a ignorées, une représentation de,l'au-delà qui ne coïncide pas exactement avec celle de l'enseignemel'.t de l'Eglise. ( ... )

Cette tradition souterraine et souvent pesante, va se dérober à partir des XVIIe-XVIIIe siècles ( ... )3

L'idée de repos éternel s'est donc exprimée dans la forme matérielle du gisant, mais, à l'inverse de ce qu'avance Ariès, elle a aussi laissé quelques traces dans l't'

'Montaigne,

op.

cit.,

II-VI, p. 61.

2Ariès, Philippe,

L' homme devant la mort,

(1. Le

temps des gisants),

Paris, Editions du Seuil, 1977, p.

32

(souligné par l'auteur).

(19)

13

L'essai VI du Livre

n

en est un bon exemple. Montaigne ne se serait pas consciemment attaqué aux dogmes chrétiens, à la manière d'un Voltaire par exemple. De toute façon, et Montaigne nous le dit lui-même : «Je suivrai le bon parti jusques au feu, mais exclusivement s: je puis.»1, il n'est pas du genre à défendre ses convictions jusqu'au point où elles mettraient sa vie en danger, ou à essayer de les imposer. Cependant, lorsque Montaigne compare la mort au sommeil, il revient à la conception du gisant, c'est-à-dire à cette: «( ... ) attitude immémoriale devant la mort, 'la mort apprivoisée', qui s'exprime le mieux dans le concept de

requies

»2. Par ailleurs, comme la notion de repos éternel encourage d'une certaine manière l'idée de profiter de la vie ici et maintenant, il est possibl~ que cette notion soit ce qui ait attisé la passion de vivre des hommes du temps de Montaigne et de ceux qui le précèdent. En effet, Ariès réfute l'idée que ce sont les hommes de la Renaissance qui ont redécouven l'amour de la vie. Il affinne au contraire qu'il «( ... ) est aussi l'un des caractères les plus spécifiques du second Moyen Age»3. Il ira même jusqu'à dire un peu plus loin que «(. .. ) jamais l'homme n'a tant aimé la vie qu'en cette fin du Moyen Age»4.

Cet amour profond de la vie, le dernier essai de Montaigne l'exalte fortement. Les mots qu'il emploie pour décrire ce qui est devenu sa façon de vivre rappellent étrangement ceux de saint Benoît à ses moines:

'Montaigne,

op.

cir., III-l, p. 30.

2Ariès, Philippe, op. cir., L, p. 262 (souligné par l'auteur).

'Ibid., p. 131.

(20)

(

14

Principalement à cette heure que j'aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l'usage compenser la hâtiveté de son écoulement!.

Montaigne se situerait donc à ce tournant où, selon la thèse de Philippe Ariès, la mort «apprivoisée» a commencé sa lente mutation vers la mort «ensauvagée» des temps modernes. En effet, à partir du XVIr siècle, une volonté d'occultation de la mort commence à se faire sentir qui culminera au

xxe

siècle avec la «Terreur» de vieillir et qui donnera naissance au culte de la jeunesse si répandu aujourd'hui. D'un autre côté, certaines des réflexions de Montaigne sur la façon de mourir appartiennent plus à notre époque qu'à la sienne. Par exemple, la peur de la mort soudaine qui hantera le

xvn

e siècle ne le préoccupe pas outre mesure. Au contraire, il est de l'opinion de César que la mort la moins préméditée et la plus courte est la meilleure2

• Aujourd'hui, la mort

subite est également perçue comme la plus belle mort. C'est ce que confinne Ariès: «Ce que nous appelons aujourd'hui la bonne mort,la belle mort, correspond exactement à la mort maudite d'autrefois ( ... )>>3, sauf pour quelques philosophes humanistes comme Montaigne.

À l'encontre aussi de la coutume de l'époque qui faisait du moment de la mort un véritable événement public, il ne trouve pas mauvaise l'idée de mourir «sans cérémonie, sans deuil, sans presse»".

À

un autre endroit, il dit même la préférer: «Si toutefois

IMontaigne, op. cit., nI-XIn, p. 410. ZMontaigne, op. cit., n -XIn, p. 356.

'Ariès, Philippe.

L' Homme devant la mort

(2.

lA mort ensauvagée),

Paris, Editions du Seuil, 1977, p. 297.

(21)

15 ravais à choisir, ce serait, ce crois-je, plutôt à cheval que dans un lit, hors de ma maison et éloigné des miens»l. Et, bien avant, dans le Livre J, après en avoir dépeint le cérémonial coutumier, il s'exclame déjà: «Heureuse la mort qui ôte le loisir aux apprêts de tel équipage! »2

Il est particulièrement intéressant de voir ce qu'il suggère à la place de ce grand cérémonial d'adieu qu'est la mort à son époque. Si on regarde ce qui est de coutume de nos jours, on voit que la mort à l'hôpital est, à quelques exceptions près, devenue la règle générale. Cela a eu pour effet d'isoler le mourant dans un mHieu trop souvent indifférent et parfois même hostile. On n'aime pas voir mourir quand on idolâtre la jeunesse. Certains ont quand même fini par se rendre compte de la terrible solitude des derniers moments de vie dans un pareil environnement. Pour pallier à cela, l'idée a donc germé d'avoir, au service des mourants, des gens spécialisés pour «être là» tout simplement, car: «La souffrance d'autrui ( ... ) est une porte verrouillée de l'intérieur contre laquelle on ne peut que frapper discrètement pour que l'autre sache qu'il n'est pas seul»3. Des accompagnateurs formés à l'université qui sauraient frapper au bon moment. C'était déjà, en quelque sorte, l'idée de Montaigne:

Il lui faut en une si grande nécessité une main douce et accommodée à son sentiment pour le gratter justement où il lui cuÏt ; ou qu'on n'y touche point du tout. Si nous avons besoin de sage-femme à nous mettre au monde, nous avons bien besoin d'un homme encore plus sage à nous en sortir4•

'Montaigne,

op. cit.,

DI-IX, p. 250. 2Montaigne,

op. cit.,

I-XX, p. 161.

3Rivard, Yvon,

Les Silences du corbeau,

Montréal, Editions du Boréal Express, 1936,

p.160.

(22)

16

Autant est-il le produit de son époque avec le concept du repos éternel, autant en sort-il en favorisant celui d'une mort soudaine et relativement solitaire. Montaigne, dans ses

Essais,

est un mélange d'acceptation inconsciente de certaines coutumes et de révolte consciente contre d'autres.

TI est intéressant de noter aussi l'absence, chez Montaigne, de la phobie de la mort subite et de l'enfer. Cette attitude vient sans doute de l'abandon confiant qu'il avait développé envers la Nature ou Dieu. TI est possible que ces tennes aient été interchangeables pour Montaigne. En fait, on pourrait même dire que certains passages des derniers

Essais

appellent déjà le panthéisme de Spinoza. C'est peut-être aussi qu'au cours de ses lectures, il avait découvert d'autres théories sur la survie de l'âme, comme la tradition orphique, en regard de laquelle l'idée de damnation éternelle paraissait absurde. Quoi qu'il en soit, il a choisi de s'en tenir au domaine de l'humain. Les spéculations sur l'au-delà, Hies laissera à d'autres. Il déclare: «Je hais qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues, pendant que nous avoo~ le corps à table»l. Sagesse reprise avec vigueur par Voltaire dans son

Candide

qui se termine sur la phrase désormais célèbre qu'il donne en réponse aux savantes spéculations du docteur Pangloss : «Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin»2.

Ce qui le préoccupe, c'est la vie et en se concentrant sur elle, il parvient à

transcender sa peur de la mort. Pour Montaigne, l'ennemie à vaincre, nous le rappelons, c'est la peur: «( ... ) je serai assez de temps à sentir le mal, sans l'allonger par le mal de

'Montaigne,

op.

cit., nI-XIII, p. 405.

(23)

- - - -- ---

---17

la peur.»!, et non la mort, car :

Nos souffrancts ont besoin de temps, qui est si court et si précipité en la mort qu'il faut nécessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre; et celles-là peuvent tomber en expérience2

Cette citation extraite du Livre II montre qu'il croyait encore possible de se préparer, dans l'esprit du stoïcisme, aux divers heurts de la vie. À partir du Livre III, il renonce catégoriquement à se préparer à quoi que ce soit:

A quoi nous sert cette curiosité de préoccuper tous les inconvénients de l'humaine nature, et nous préparer avec tant de peine à l'encontre de ceux mêmes qui n'ont à l'aventure point à nous toucher? ( ... ) car certes c'est fièvre, aller dès à cette heure vous faire donner le fouet, parce qu'il peut advenir que fortune vous le fera souffrir un jour ( .. )3

Fini le stoïcisme pour lui, la pratique a remplacé la théorie. Montaigne a trouvé le mode de vie qui lui convient. Disparue l'idée de se préparer à la mon toute sa vie, car : «Si vous ne savez pas mourir, ne vous chaille. Nature vous en informera ~ur-Ie-champ,

pleinement et suffisamment; elle fera exactement cette besogne pour vous, n'en empêchez votre soin»4. La nouvelle attitude de Montaigne devant la mort est qu'elle viendra à son heure et, entre-temps, il y a quelque chose de très important à faire et c'est vivre.

'Montaigne, op. cir., llI-XIll, p. 390. 2Montaigne, op. cir., ll-VI, p. 61. 'Montaigne, op. cir., nI -Xll, p. 336. ~/bid., p. 337.

(24)

18

En comparant les deux phrases qui suivent, on se rend compte de la distance parcourue entre le livre 1 et le livre III : «Le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée.» l, et «Mais il m'est avis que c'est bien le bout, non

pourtant le but de la vie; c'est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet»2. Une quinzaine d'années environ se sont écoulées entre la rédaction de ces deux phrases. C'est véritablement le passage d'une idée empruntée à une idée que Montaigne fait profondément sienne. En nous laissant voir son cheminement au fil des pages sans excuser ou retrancher ses incohérences, Montaigne nous a donné un portrait véridique de la nature humaine, portrait que l'on fera tout pour falsifier au siècle suivant.

En effet, cette belle effervescence de l'être en mouvement se figera dans le moule «classique». Fini les méandres capricieux d'une per,sée qui voyage à travers le jardin ombragé de la conscience, s'accrochant à une idée ici, se coulant sous une autre là, changeant de cours sans avertir, revenant sur ses pas, se cherchant et se trouvant. La merveilleuse aventure des

Essais

ne sera plus possible.

Une autre démonstration de cela est le changement que nous avons mentionné plus tôt entre l'attitude de l'intellectuel du livre 1 qui se flatte de son savoir et méprise l'ignorance du «vulgaire», et celle du livre III où Montaigne en vient à louer le paysan pour sa sagesse «élémentaire» devant la mort. Passage de l'orgueil

à

l'humilité peut-être. Sous-produit bénéfique de la vieillesse.

'Montaigne, op. cit., I-XX, p. 145. ZMontaigne, op.

cit.,

nI-XII, p. 338.

(25)

19 Dans le livre III, un Montaigne vieilli, que la maladie fait souffrir a cessé d'intellectualiser la mort. Le processus a fini de s'inverser et il sent maintenant sa mort au lieu de penser celle des autres. Cela l'amène à vivre selon une nouvelle sagesse qui se résume peut-être en cette phrase: «Que te sert-il d'aller recueillant et prévenant ta mâle fortune, et de perdre le présent par la crainte du futur, et être à cette heure misérable parce que tu le dois être avec le temps ?»1 Au cours des vingt ans que durera la rédaction des

Essais,

Montaigne deviendra un être authentiquement humain et satisfait de l'être:

J'accepte de bon coeur, et reconnaissant ce que nature a fait pour moi, et m'en agrée et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l'annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout OOn2•

À notre avis, il n'aurait pas sourcillé à l'ajout «même la mort» car, à la fin des

Essais,

il ne la redoute plus. Elle est une des composantes de la condition humaine qu'il accepte maintenant comme un tout indivisible. Il est arrivé au point où se produit la fusion de l'homme avec sa condition d'homme par l'acceptation totale de celle-cl. Il accepte le corps et l'âme et s'en tient là. Il décrie ceux qui «( ... ) veulent se mettre hors d'euA et échapper à l'homme.»3 et se méfie de tout ce qui dépasse le simple entendement humain: «Ces humeurs transcendantes m'effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles ( ... )>>4. Il lui suffit d'accepter l'existence du divin sans chercher à le prouver ou à le définir plus que nécessaire. Il se limite à faire confiance en Nature ou en IMontaigne, op.

cit.,

III-XII, p. 336.

2Montaigne, op. cit., III-XIll, p. 412.

'Ibid.,

p. 415.

(26)

20

Dieu pour tout ce qui se !.itue au-delà de

la

vie et c'est, en résumé, ce que Montaigne

propose pour résoudre la peur de la mort, et pour mieux vivre.

(27)

21

2. La mort classique: Bossuet, Pascal et l'au-delà de la

mort.

Un gouffre sépare l'optique de Montaigne de celle qui dominera au siècle suivant où la vie présente s'anéantit au profit de la vie future. Sous la pression de la Contre-Réfonne, l'humanisme revient à l'orthodoxie. En effet, au XVIIe siècle, la pensée de la mort sert, d'une manière générale, à aviver la crainte de la damnation et incite à prendre des mesures pour l'éviter. On pense à la mort afin de s'assurer une vie future agréable, car on craint «( ... ) ce Jugement terrible qui suit la mort et devant lequel nous devons tous trembler ( ... )>>1. Pour éviter les feux de l'enfer, il s'agit de mourir «saintemenb>, c'est-à-dire d'avoir le temps de se confesser. de communier et de recevoir l'extrême-onction. «Mort soudaine seule à craindre.»2, disait Pascal. L'instant de la mort est le grand moment où tout se décide pour l'éternité. Pour beaucoup cela se traduit par: peu importe comment on a vécu, il suffit de mourir en règle pour être assuré du salut. C'est pourquoi la mort subite horrifie car elle prive de ce recours.

Par ailleurs, l'idée qu'on puisse se racheter à la dernière minute avait déjà cours au moyen âge; nombreux panni les seigneurs étaient ceux qui se retiraient dans un monastère pour

y

faire pénitence après une vie dissolue. Au

xvne

siècle. la retraite succède souvent à la vie mondaine. Mais en général ce ne sont plus les monastères qui maintenant accueillent les ouvriers de la dernière heure, car il n'est plus nécessaire, grâce aux Jésuites casuistes, de recourir à de telles extrémités. En effet, ils ont fort travaillé à assouplir la morale pour qu'elle ne contredise plus les us et coutumes des 'Vovelle, Michel,

Mourir autrefois,

Editions Gallimard, Collection Folio/Histoire, 1974, p. 119.

(28)

{

22

grands, et cela aux cris d'indignation des jansénistes dont, durant quelque temps, Pascal soutient la lutte. Dans

Les Provinciales,

il s'insurge contre leurs pratiques: «( ... )

comme si c'était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme, et comme si les âmes n'avaient, pour se purifier de leurs taches, qu'à corrompre la loi du Seigneur ( ... )>>1, dit-il dans la cinquième lettre. Dans les

Pensées,

il dira: «Otez la

probabilité,

on ne peut plus plaire au monde; mettez la

probabilité,

on ne peut plus lui déplaire»2.

Au milieu de cette dispute qui était ni plus ni moins que «le grand conflit du christianisme augustinien et du modernisme»3, se dresse le personnage de Bossuet. Celui-ci se préoccupe plus de justifier le système dans lequel il occupe une place de choix que de s'attarder à une querelle qu'il juge insignifiante. C'est cette attitude qui fera dire à Sainte-Beuve, deux siècles plus tard, qu'il était: «( ... ) comme au milieu du pont ( ... ) sans entendre dessous (lui prophète !) ou sans dénoncer du moins la voix des grandes eaux»4. Mais, autant est-il critiqué par ce dernier pour son manque de perspicacité, autant sera+il loué par Lanson pour avoir su rester «comme au plein centre de l'orthodoxie»5.

Bossuet. même s'il a été freiné dans sa carrière, parce qu'il lui manquait la

IPascal,

Les Provinciales,

Paris, Le livre de poche, Éditions Gallimard. 1966, p.96. 2pascal,

Pensées,

Paris, Editions Garnier-Flammarion, 1976, p. 327 (souligné par l'auteur).

'Adam, Antoine,

Du Mysticisme

il

la révolte,

Paris, Fayard, 1968, p. 98.

·Sainte-Beuve,

Port-Royal Il,

Paris, Editions Gallimard, Collection La Pléiade,

1954.

p.283.

'Lanson, Gustave,

Bossuet,

Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, 1890, p.446.

(29)

.

23

naissance, est néanmoins chef reconnu de l'Église de France et il brandira le spectre de la mort chrétienne autant qu'on lui en laissera le loisir. Avec leur parti pris évident d'encenser la monarchie de droit divin et tout ce qui en découle, ses oraisons funèbres demeurent un excellent témoignage de la façon de concevoir la mort au XVIICI

siècle. L'orthodoxie s'efforce de la présenter comme un bien, comme une délivrance vers une meilleure vie et Bossuet est très habile dans cette façon d'habiller la mort. Il le fait d'ailleurs de manière si convaincante que son auditoire finissait sans doute par se réjouir de la bonne fortune de celui qui venait de mourir. Il veut aussi amener le chrétien à reconnaître la sagesse divine derrière chaque événement, même le plus malheureux en apparence, car, selon Bossuet, tout est orchestré par Dieu pour la gloire de son Église. Il se croit en droit de défendre «l'honneur» de celle-ci envers et contre tous. Sa foi a l'intransigeance de l'orthodoxie et c'est pourquoi il applaudira à la révocation de l'Édit de Nantes. Il s'acharne contre Fénelon et les quiétistes même s'il se laisse aller à expliquer les volontés divines avec une facilité qui porte à croire que Dieu lui-même lui aurait révélé Ses plans. C'est pourtant cette prétention à une communication directe avec Dieu qu'il reproche tant à ses adversaires. Bossuet raisonne ainsi: Dieu peut parler directement au roi, car Il en a fait le chef du royaume temporel de France, alors sans doute le peut-il aussi avec moi, puisqu'il m'a fait le chef du royaume spirituel; mais il est hors de question qu'Il puisse s'abaisser à communiquer avec tous comme le prétend cette misérable Mme de Guyon et son exécrable disciple. En tout et pour tout, Bossuet, en homme de son siècle, est plus intéressé à maintenir son prestige et celui de l'Église qu'à s'aventurer dans une véritable recherche spirituelle. L'esprit d'orthodoxie qui est le sien ne peut: « ... se maintenir qu'en restant immobile, car la moindre fissure pourrait entraîner l'écroulement de tout l'édifice: si on laisse critiquer un point, pourquoi pas un

(30)

24

autre point et ainsi de suite 1»1 C'est pourquoi «une orthodoxie est donc avant tout une doctrine d'exclusion»2.

Enfin, il se croit au courant des volontés de Dieu, et c'est cette certitude presque arrogante qui donne le ton à l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, le grand éloge de la mort chrétienne «classique» :

Voilà, dit le grand saint Ambroise. la merveille de la mort dans les chrétiens. Elle ne finit pas leur vie, elle ne finit que leurs péchés et les périls où ils sont exposés. Nous nous sommes plaints que la mort, ennemie des fruits que nous promettait la princesse, les a ravagés dans la fleur ( ... ) Changeons maintenant de langage; ne disons plus que la mort a tout d'un coup arrêté le cours de la plus belle vie du monde ( ... ) disons qu'elle a mis fin aux plus grands périls dont une âme chrétienne peut être assaillie3•

Elle déborde aussi d'exhortations

à

se convertir:

Mais, en priant pour son âme, Chrétiens, songeons à nous~mêmes. Qu'attendons-nous pour Qu'attendons-nous convertir? ( ... ) Attendons~nous que Dieu ressuscite des morts pour nous instruire 1 ( ... ) ce qui entre aujourd'hui dans le tombeau doit suffIre pour nous convertir4

Et de mises en garde :

Les adorateurs des grandeurs humaines seront-ils satisfaits de leur fortune, quand ils verront que dans un moment leur gloire passera à leur nom, leurs titres

à

leurs 'Grenier, Jean,

Essai sur /' esprit d'orthodoxie,

Paris, Éditions Gallimard, 1938, p. 17.

2Ibid.,

p.

15.

'Bossuet,

Oraisons funèbres,

Paris, Édition de J. Trochet, Garnier Frères, 1961, p. 184.

4/bid., p. 187-188.

(31)

,

...,.

25 tombeaux, leurs biens à des ingrats, et leurs dignités peut-être à leurs envieux 11

Finalement, il rejoint Pascal, en tenninant par une sortie contre ceux plus intéressés à mourir saintement qu'à vivre saintement:

( ... ) et quel est notre aveuglement si, toujours avançants vers notre fin et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie 12

Qu'une oraison funèbre destinée

à

être déclamée devant toute la cour se tennine ainsi indique l'étendue de cette attitude. Bossuet, si désireux de convertir tout le monde, ne perdrait pas son temps et ses paroles pour quelques cas isolés. C'est d'ailleurs pourquoi il ne s'est guère intéressé au jansénisme qui ne constituait pas, selon lui, une menace sérieuse pour l'orthodoxie. Lanson nous le rappelle en ces tennes : «( ... ) il n'a point jugé leur erreur dangereuse»3. Si l'on considère par ailleurs que Bossuet était bien un rouage de la société monarchique dans laquelle il vivait, il est certain que l'amour-propre et le désir de «se distinguer» aux yeux du roi devaient nuancer ses oraisons et sermons. La Bruyère nous décrit le «culte» voué au roi dans la cinglante satire qui suit:

IBossuet,

Oraisons funèbres,

Paris, Édition de 1. Truchet, Garnier Frères,

1961,

p.

188.

lIbid., p. 188-189.

(32)

(

26 ( ... ) il Y a au fond de Ct:' temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre

célèbre des mystères qu'Hs appellent saints, sacrés et redoutables; les grands fonnent un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers le roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le coeur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieul•

Satire d'autant plus sévère que La Bruyère fait référence aux Hurons et aux Iroquois considérés alors comme des sauvages idolâtres.

Donc, plaire au roi est le but unique de tous ceux qui gravitent de près ou de loin autour de son auguste personne et Bossuet n'échappe pas à cette tendance.

TI

est engagé avec les autres hommes et femmes de la cour dans l'engrenage du prestige: «Car la motivation par le prestige, qui de nos jours se présente comme une motivation parmi d'autres et jamais comme la motivation principale, prévaut de manière évidente dans la société de COUP)2. S'il avait transcendé sa culture, il aurait pu discerner cette motivation

et parvenir du même coup à y échapper. Mais ce n'est pas le cas, Bossuet est bien un homme de la cour à l'opposé d'un La Bruyère, par exemple, qui a suffisamment progressé au-delà de sa culture pour pouvoir la regarder d'un oeil critique. Pascal aussi par le «paradoxe du refus intramondain du monde»3. En voulant se situer «hors du monde dans le monde», il perçoit plus lucidement certaines motivations de la nature humaine. De là à dire que Bossuet ne s'intéressait à la conversion des autres 'tu'à des fins de gloire personnelle ou de prestige serait injuste, il n'était pas dépourvu de zèle évangélique;

lLa Bruyère, Les Caractères, Paris, Bordas,

1985,

p.

116-117.

2Elias, Norbert, La

société de cour,

Paris, Flammarion, 1985,

p.

97.

(33)

.-

27

mais, inconsciemment, dans un système entièrement axé sur cela, comme l'était la société de cour, tout finit par s'y rapporter. La mort telle que décrite par Bossuet est une mort glorieuse :

o

mort, nous te rendons grâces des lumières que tu répands sur notre ignorance ( ... ) tu lui apprends [à l'homme] ces deux vérités, qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître: qu'il est mé~risable en tant qu'il passe, et infiniment estimable en tant qu'il aboutit à l'éternité.

Tout est dit dans les deux dernières phrases: méprisable vivant et estimable mon. En effet, dans la perspective chrétienne du XVIIe: siècle, vivre heureux ici-bas a peu d'importance, la vie n'étant que l'antichambre de l'au-delà. Elle compte seulement dans la mesure où elle pennet de se préparer à la grande rel ;ontre qui aura lieu après la mon: celle de la créature avec son créateur. Moment crucial où tout sera décidé pour l'éternité.

Cela est également la position de Pascal. Dans ses Pensées, il condamne «( ..• ) ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie (. .. ) et comme s'ils pouvaient anéantir l'éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement»2. En intense défenseur de l'eschatologie chrétienne dans son sens augustinien le plus pur, il ne peut comprendre les idées d'un Montaigne sur la mort. Elles sont, à ses yeux, pur sacrilège :

lBossuet,

Sermon sur la mort, et autres sermons,

Chronologie, préf. et bibliographie par Jacques Trochet, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 133.

(34)

(

..

28

On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de sa vie; mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort; car il faut renoncer

à

toute piété, si on ne veut au moins mourir chrétiennement; or, il ne pense qu'à mourir lâchement et mollement par tout son livre1•

En fait, ce que Pascal reproche à Montaigne rejoint ce qu'il reproche aux Jésuites dans

Les Provinciales.

Deux visions très opposées du monde s'affrontent ici: le «paganisme» de Montaigne tend la main au «modernisme» des Jésuites et s'oppose au christianisme augustinien de Pascal. Tout cela était au départ inconciliable. Une transfonnation profonde et, désastreuse aux yeux d'un Pascal, était en train de se produire avec l'avènement du «modernisme». La rigidité du vieux christianisme était non seulement remise en question, mais la «nouvelle» morale avait souvent peu à voir avec la morale chrétienne sinon la morale tout court. Comme le dit Antoine Adam, la société moderne, aristocratique et guerrière, ne reconnaissait guère que la «morale» de l'honneur. Par conséquent, cela donnait lieu à des interprétations aussi souples que diverses de la notion du bien et du mal de la part de ceux qui voulaient la faveur des Grands. Dans la citation suivante, Antoine Adam explicite clairement que pour un homme comme Pascal, cette situation était inacceptable et, sans doute, insupportable:

Si, comme Pascal l'a relevé avec indignation, la morale ne s'imposait plus de la même manière à tous, et s'ils donnaient à leur clientèle les moyens de tourner toutes les règles, c'est qu'un gentilhomme pouvait toujours s'adresser à un directeur de conscience, et que celui-ci savait bien lui apprendre le moyen de satisfaire ses passions sans tomber dans le péché. Les hommes droits et simples, et les hommes trop pauvres pour consulter un théologien, étaient les seuls dont les fautes restaient sans excuse2

IPascal,

Pensées.

Paris, Éditions Garnier-Flammarion, p. 64. zAdam, Antoine, op. cit., p. 68.

(35)

29

Pascal devait certainement reprocher à quelqu'un comme Montaigne d'avoir ouvert une boîte de Pandore avec sa vision «païenne» des choses. L'attitude «légère», si on peut dire, de Montaigne devant la mort ne pouvait que le scandaliser au plus haut point

En effet, pOUf Pascal, la mort est une tragédie qui se joue à la fin de chaque existence à cause du caractère irrémédiable de ce qui menace de la suivre. Montaigne, au contraire, cherche à sortir du tragique et peut-être a-t-il adhéré, pour ce faire, à la tradition orphique comme le passage suivant semble l'indiquer: «La mon est origine d'une autre vie. Ainsi pleurâmes-nous; ainsi nous coûta-t-il d'entrer en celle-ci; ainsi nous dépouillâmes-nous de notre ancien voile en

y

entrant»'. Montaigne est le produit de ce qui s'est passé depuis les débuts de la Renaissance. La propagation de la philosophie antique a eu pour effet que:

Des hommes qui lisaient Cicéron et Sénèque ne pouvaient plus adhérer sans réserve au pessimisme augustinien. Le Dieu des philosophes se substituait peu à peu au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob2•

Les théologiens augustiniens au XVlf siècle réagiront fortement contre cet envahissement du paganisme. L'histoire nous apprend que leur résistance s'est avérée vaine et que le christianisme moderne a supplanté l'augustinisme si cher aux Jansénistes et à Pascal. Mais l'essence de ce dernier n'a pas disparu pour autant et se retrouve encore aujourd'hui dans de nombreux mouvements fondamentalistes. Par ailleurs, Montaigne a été acclamé et l'est toujours aujourd'hui pour sa «modernité» tandis que

'Montaigne, op.

cit.,

I-XX, p. 155. 2Adam, Antoine, op.

cit.,

p. 58.

(36)

30 l'on reproche au

XVIr

siècle sa piété exacerbée par la crainte de l'enfer. D'autre part, soulignons que si la peur est causée par le manque de foi, comme le rappelle, panni d'autres, ce passage de l'Évangile: «Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi? (Mt 8 26»), on peut se demander pourquoi tout ce siècle, dit de la «piété», a mis un tel accent sur la peur: «( ... ) qu'il s'agisse de la vision apocalyptique d'un prédicateur populaire ou de l'austérité glacée d'un prélat janséniste, c'est la crainte qui domine ( ••• )>>1. Était-ce donc, après tout, un siècle de peu de foi?

Il est à noter aussi que la vertu elle-même se conjugue au futur dans l'optique chrétienne du

xvue

siècle. Elle n'est plus une façon d'accéder au bonheur sur terre comme Montaigne, en accord avec les stoïciens, le professe, mais un moyen d'assurer son salut. Tout, dans cette optique, est centré sur l'au-delà de la mort. Pascal affmne en termes non équivoques: «i, ••• ) qu'il n'y a de bien en cette vie qu'en l'espérance d'une

Si on compare cette phrase de Pascal avec la suivante de Montaigne: «C'est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être.»3, on a une bonne idée de la différence radicale entre leurs visions respectives du monde. Montaigne aime la vie et ne tient pas à s'en détourner. La mort, dit-il: «( ... ) ne vous concerne ni mort ni vif: vif, parce que vous êtes; mort, parce que vous n'êtes plus.»4 et, à la toute fin des Essais, il proclamera ouvertement son amour de la vie: «Pour moi lVovelle, Michel, op. cir., p. 120.

2pascal,

Pensées,

Paris, Éditions Garnier-Flammarion, 1976. p. 104. 'Montaigne,

op. cit.,

nI - XIII, p. 415

(37)

31

donc, j'aime la vie et la cultive telle qu'il a plu à Dieu nous l'octroyer»'. On peut affmner sans risque, croyons-nous, que malgré le discours constant que Montaigne tient sur la mon tout au long des

Essais,

sa préoccupation première est la vie. Son discours sur la mon n'est là qu'en fonction de son désir de vivre heureux.

Même si les deux visions du monde, celle de Bossuet et de Pascal, centrée sur l'au-delà de la mon, et celle de Montaigne sur l'en-deçà de la mort, s'opposent, elles traitent néanmoins toutes deux de la peur de la mort. Sauf que l'une veut s'en défaire parce qu'elle interfère avec le projet de vivre heureux, et l'autre l'entretient pour détourner des choses qui peuvent entraîner la damnation. Le molinisme a d'ailleurs tenté de réconcilier les deux attitudes. Un petit extrait d'un sennon de Bourdaloue montre comment la peur de la mort était utilisée à des fins d'édification: «Pensée de la mort, remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions (. .. ) motif le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions»2.

Il est à noter que le succès de ce prédicateur à la cour a été immense. Il a totalement éclipsé Bossuet qui semble d'ailleurs avoir été redécouvert par la bourgeoisie du XIXC

siècle. C'est elle qui l'a porté aux nues et non l'aristocratie devant qui il prêchait. Écoutons ce que Hurel, critique bourgeois du dernier tiers du XIX'=, dit à ce sujet:

Bossuet est aussi austère, plus austère même que Bourdaloue, mais il se tient davantage dans l'abstraction. Ses théories morales sont plus impersonnelles. Elles lMontaigne, op.

cit.,

llI-XIll, p. 412.

(38)

32

semblent s'occuper moins de chacun de nous. Elles restent dans une sphère générale où il faut aller les chercher. Celles de Bourdaloue au contraire viennent à nous, se font en quelques sortes domestiques. Chacun de ses auditeurs peut croire qu'il prêche pour lui seuIl.

Hurel favorise nettement Bossuet au cours de son étude. Il attribue le succès de Bourdaloue

au

fait qu'il atteignait la «moyenne», pour ne pas dire la médiocrité, tandis que Bossuet ne pouvait que satisfaire l'élite. Les grandes envolées de ce dernier plaisent à l'esprit pompeux qui se développe dans la deuxième moitié du

XlX

e siècle. Une

nOllvelle élite s'est formée, celle des savants, des intellectuels, et la volonté de dépassement qui annonce le surhomme de Nietzsche rendra exécrable l'idée d'appartenir à la moyeMe. Ils devront créer un langage de plus en plus complexe et contraignant afin de maintenir la distance entre eux et la foule des médiocres, car ce que dit Elias au sujet de la société de cour du XVIIe siècle s'applique ici

à

la nouvelle société bourgeoise: «Le maintien des distances est donc le mobile décisif de leur comportement et le moule où il se forme. ( ... ) Dès qu'on assiste

à

la formation d'élites, même isolées, on observe le même phénomène »2. Que Bourdaloue ait su rejoindre les coeurs de tous est considéré par Hurel comme un défaut au lieu d'une qualité et cela parce qu'il fait partie de la nouvelle élite qui doit se maintenir «au-dessus» de la masse. Il le dit lui-même: «Le niveau intellectuel dans 1 'humanité est médiocre, et cette médiocrité se retrouve au sein des groupes libres, si d'ailleurs ils ne se composent d'une élite»3. La bourgeoisie, après avoir renversé sa rivale, en l'occurrence l'aristocratie, a vite entrepris de lui démontrer aussi sa supériorité intellectuelle, car si elle n'avait pas la «naissance», elle avait 'Hurel, Augustin-Jean,

Les Orateurs sacrés

à

la cour

de

Louis XIV,

Genève, Slatkine reprints, 1971, Livre III, p. 10.

ZElias, op. cit., p. 96. 'Hurel, op. cit., p. 11.

(39)

33 l'éducation. Elle a voulu rendre justice à Bossuet qui n'avait pas été apprécié à sa juste valeur par les ignares du XVIIe siècle. Ils lui préféraient tous un Bourdaloue qui ne savait, lui, que toucher les coeurs. On sait que l'aristocratie était souvent très mal instruite et que la bourgeoisie avait fait de l'éducation un de ses chevaux de bataille. Le temps d'Hurel, c'était le temps où : «( ... ) on pouvait s'imaginer avec simplicité que la véritable mère du malheur s' appelait l'ignorance» 1.

Si la majorité au XVW siècle semble avoir vécu dans la peur de la mort, J'attitude de Pascal diffère de la norme à partir de la nuit du Mémorial. En effet, à ce moment. l'homme de peur est devenu l'homme de foi. Il a connu une «expérience spirituelle» qui l'a profondément marqué et, comme la plupart de ceux qui vivent une telle expérience, il a cherché à convertir. Il est, en effet, normal qu'une personne veuille alors faire connaître à d'autres le soulagement, parfois très profond, que ce genre d'expérience apporte. Dans le cas de Pascal cela donnera les Pensées. S'il avait vécu plus longtemps, il serait peut-être arrivé au stade mystique et la pensée qu'il nous aurait alors laissée aurait sans doute plus à voir avec celle de Maître Eckha. _ ljlo 'avec celle actuellement

contenue dans les

Pensées.

Les religions sont la couche de nuages que le mysticisme doit percer pour contempler l'azur indivisé et Pascal n'a pas dépassé le stade religieux. Comme l'a souligné Marguerite Yourcenar: «Pour un écrivain, c'est très grave de mourir à quarante ans»2. Prenons, par exemple, Montaigne. S'il était mort à trente-neuf ans comme Pascal, nous n'aurions de lui que le Montaigne du Livre 1. Celui qui n'avait pas encore intériorisé toutes les belles théories qu'il lisait si avidement. Plus tard, un

IMuray, Philippe, Le

1

if

siècle

à

travers les dg es,

Paris, Éditions Denoël, 1984, p. 62. zYourcenar, Marguerite,

Les Yeux ouverts,

Paris, Éditions du Centurion, 1980, p. 148.

(40)

(

-.

34

autre Montaigne, celui qui se sera mieux défini par ses écrits et sa réflexion, parlera un langage apaisé et dépourvu d'arrogance. Mais, au moment du Livre l, il ne fait encore qu'imiter les philosophes qui ont nourri sa pensée.

La mort classique est terrifiante parce que liée à l'idée de jugement et Pascal, malgré tout, ne transcende pas cette mentalité. La mort et le jugement sont tous deux irrémédiables, et là naît le tragique. Pour apaiser la crainte suscitée par une telle vision du monde, il suffit de vivre selon les lois de Dieu et de l'Église afin de s'assurer la félicité éternelle. C'est la réponse du

XVlr

siècle à la peur de la mort. Est-il étonnant que le siècle des «règles» ait également eu recours à celles-ci pour résoudre la peur ue la mort ?

(41)

35

Conclusion

On ne peut conclure un texte sur la mort sans aborder la question de l'immortalité qui a donné naissance à tant de croyances depuis l'aube des temps. L'immortalité semble être depuis toujours la grande quête de l'être humain. En effet, selon de récents travaux dans ce domaine, les hommes de Néanderthal déposaient déjà, il y a cent mille ans, des objets, des fleurs, de la nourriture dans les tombes de leurs morts dans le but de leur assurer une vie future. Et, comme le dit très pertinemment l'encyclopédie Universalis, dans le chapitre sur la mort: «( ... ) tous les hommes adoptent, avec un style de vie, un style de survie»l.

Par contre, le rejet de toute transcendance n'élimine pas pour autant le désir d'immortalité. Si l'on refuse l'idée que l'on peut être immortel dans la «mémoire de Dieu»2, comme, par exemple, le suggère un UnamunC', on peut toujours essayer de s'immortaliser dans la mémoire des hommes. Cela n'est pas facile, car seule une infime minorité accède à une renommée qui traverse les âges inaJtérée. On n'a effectivement aucun contrôle sur ce que la postérité considérera comme digne d'immortalité. S'immortaliser par la gloire est une entreprise risquée, et Montaigne le savait bien, car

lEncyclopaedia Universalis,

volume XI, Paris, 1976, p. 350.

ZUnamuno, Miguel de, Le

Sentiment tragique de

la

vie,

Paris, Editions Gallimard, 1937, p. 180: «S'il y a une Conscience Universelle et Suprême, je suis une de ses idées: or, est-ce qu'une idée quelconque peut en elle s'éteindre tout à fait? Après que je serai mort, Dieu continuera à se souvenir de moi ; et être ainsi dans la mémoire de Dieu, avoir ma conscience maintenue dans la Conscience Suprême, ne serait-ce pas être 7»

(42)

36

la mémoire des hommes est chose capricieuse. Comme le dit Jankélévitch : «Cette immortalité du nom ne répond pas à notre douloureux problème»'.

Ce «douloureux problème», c'est la mort et la peur qu'elle nous inspire. Avec l'évacuation progressive de la transcendance, le désir de s'assurer une immortalité dans la mémoire des hommes est avivé, d'où l'importance du thème humaniste de la «gloire» littéraire. Le livre devient l'équivalent spirituel de l'enfant. La renommée assure une noble descendance. Le thème est particulièrement net chez Montaigne affinnant dès l'avis «Au lecteun> : «Ainsi lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre». En effet, si notre mémoire ne nous survit pas, l'annihilation est totale, et la mort est une tragédie. Le désir de sortir de l'anonymat provoque alors «l'entassement des concurrences», «les identités en lutte au coeur de l'indifférenciation de la masse»2.

Dans

Mensonge romantique et vérité romanesque,

René Girard explique cette prolificité du sentiment de compétition par le désir métaphysique né de la «transcendance déviée». Avec la transcendance verticale, les hommes regardent vers Dieu tandis que la transcendance déviée les amène à se comparer les uns les autres. De là résulte le désir d'être au-dessus des autres, de les dominer. C'est ce que Girard appelle le désir d'être Dieu ou désir métaphysique, le mal :

l]ankélévitch, Vladimir,

op. cit.,

p. 441. 2Muray, Philippe,

op. cit., p.126.

(43)

,

1

--- -- - - ---- - -

---_._---37

Le Mal existe et c'est le désir métaphysique lui-même, c'est la transcendance

déviée qui tisse les hommes

à

contre-fil, séparant ce qu'elle prétend unir, unissant

ce qu'elle prétend séparer. Le Mal, c'est le pacte négatif de la haine auquel tant

d 'hommes adhèrent strictement pour leur mutuelle destruction!.

On n'élimine pas la transcendance, on la ttansfonne. De la transcendance verticale

où les hommes ont les yeux fixés sur Dieu, on passe à la transcendance déviée où les

hommes ont les yeux fixés sur leurs semblables et s'efforcent de les surpasser. Dans un

tel contexte, les distinctions sociales prennent énonnément d'importance. Se distinguer

est l'illusion toujours renouvelée de la transcendance déviée. Illusion qui veut même se

perpétuer au-delà de la mort.

Donc, en simplifiant à l'extrême, on se retrouve devant deux attitudes possibles

devant la vie et la mort. On refuse la Providence et on s'essaie à être un «surhomme»,

ou on croit qu'il n'y a pas de hasard et on accepte d'être un «pauvre d'esprit» dans le

sens de «celui qui connaît son besoin de Dieu». Les deux concepts s'opposent, mais la

réalité demeure: le surhomme comme le pauvre d'esprit mourra.

Enfin, il

faut reconnaître qu'il existe un lien profond entre le religieux et la mort.

Comme nous l'avons vu,les attitudes devant la mort sont étroitement liées aux conceptions

religieuses. L'évacuation progressive du sentiment re: gieux serait-elle

à la source de la

poussée d'occultation de la mort

à

laquelle on assiste aujourd'hui? Ariès a appelé ce

phénomène «la mort ensauvagée» des temps modernes, aboutissement d'une lente

mutation

à

travers les âges de la façon de concevoir la mort. La peur de la mort est

lGirard, René,

Mensonge romantique et vérité romanesque,

Paris, Editions Bernard

Grasset, 1961, p.220.

(44)

(

38

devenue souterraine et se manifeste dans ce qui est devenu la nonne, c'est-à-dire le cantonnement de la mort derrière les portes des hôpitaux et des hospices. Une attitude qui nous pennet de vivre comme si la mort ou la vieillesse n'existait pas. «La mort est une triste certitude tandis que Dieu est un beau pari»l.

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