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L'écriture et le silence chez Elie Wiesel

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Academic year: 2021

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(1)

L'écriture et le silence chez Elie Wiesel

par

Dorith Toledano

Mémoire de maîtrise soumis à la

r ...

:;ulté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise èl:J Lettres

Département de larigue et littérature françaises Uf'iiversité McGill

Montréal, Québec

Mars 1993

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 CHAPITRE Il LA i-iÉPONSE DES ÉCRIVAINS JUIFS DE 1850-1945 FACE A LA CATASTROPHE LEUR INFLUENCE SUIF! ELIE \/VIESEL .. ... 6

L'IMPUISSANCE DES MOTS ET L'IMPOSSIBILITÉ DU SILENCE ... " ... 36

CONC.LUSION ... , ... 95

NOTES ... , ... 102

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L'écriture et le sllencb chaL Elle Wiesel

.Résumé

Elle Wiesel, rescapé de l'holocauste fait face au dilemme tragique du survivant: Il faut témOigner pour combattre l'oubli, pour éViter, peut-être, que l'histoire se répète. Mais avec quels mots témOIgner"} Comment exprimer toute l'horreur 7 Le silence, en fait, ne s'Impose HI pas comme lô seule forme de respect à la mémOire des victimes 7

Ce dilemme, Elle Wiesel :"est pas le premier à le connaître L'histOire JUIve est Jalonnée de catastrophes et les éCrivams JUifs sont Ilombreux qUI ont eu à le vivre et à en débattre Elle Wiesel. baigné de tradition JUive, a prodUit une oeuvre qUI peut être analysée à la lumlèl ~ de ces écoles IIttéralreô, qUI l'ont précédé d::.ns la quête du témOignage face élU malheur Dans la période IIttéréllre

"moderne" (1850-1945), de nombreux courants, des plus cOllservateurs aux plus révolutionnaires, ont proposé des formes de réponses variées aux traÇJedlos de l'histOire JUive

Mais l'holocauste n'est pas une autre tragédie, pas même ulle autre catastrophe. L'événement est unique, il représente le paroxysme du mal. Alors, Elle Wiesel dOit trouver sa propre forme de témOignage Il dOit hnser le cercle mfernal de l'ImpUissance des JTIots et de l'ImpOSSibilité du silence Au delà du langage, il fera entendre le silence. Au delà du réCit des événements. Il fera appel à la suggestion Wiesel maintient une distance rJar rapport à ''l'É .,rénement" qUI marque le beSOin de conserver ent!!:!1 le non-dit de l'horreur Les surVivants, qu: savent, s'expriment par un code. non transmiSSible Car le langage a été dénaturé par les NaZIS durant l'Holocauste, et dévalué ensuite par les faux témOignages MaiS garder le Silence risque par ailleurs d'être une trahison.

Alors, à pal tir de La NUIt Wiesel s'attelle à témOigner sans porter atteinte au respect des VICtll~~S Il rPj8tte le silence qUI serait synonyme de passIvité et d'acceptation. Il S'Identifie à Job et demande compte à Dieu de Son absence et de Son Silence face à l'inJustice. Wiesel s'év9rtue à tradUire au mieux l'UniCité de L'Holocauste, tout en se méfiant du langage Il trouve son inspiration dans les contes, réCits et fables de la littérature biblique. talmudique, hassidique pour évoquer, suggérer. dire, tout en respectant les blancs entre le~

mots. En paroles et en silences, Wiesel a développé un certain art ae tradUire l'IntraduiSible.

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W[!l!Daand Silence ln Elle Wiesel

Abstract

Elle Wiesel, a Holocausts surVlvor, confronts a traglc d"emma: hG must bear wltness ln order to pay respect to the memory of vletlms and perhaps help prevent a repetltlon of hlstory. But are there words that can express the horror of the Holocaust ') Would silence not be more ôppropnate ln respect to the vlctlms ')

Elle Wiesel IS not the flrst to confronT such a dllem na. Throughout Jewish hlstory, tr3gedlec:; and catastrophes have forced Jewish wnters to face the Issue. Many Iiterary schools have emerged, partlcularly ln the "modern penod" (1850-1945). whlch have dealt wlth the question of hO'J\1 to best respond to the tragedy It IS therefore flttlng to try and conslder Elle Wlesel's works ln Iight of these vanous hterary currents

However, the Holocaust IS not Just another tragedy, not even another

catastrophy. The event has no precedent. It IS unique; It represents the ultlmate evll How to come ta terms wlth It ') What IS the way between the powerlessness of language and the Imposslbllity of silence') Elle Wiesel must fmd the dellcate art of makmg silence be heard beyond the nOise of words. He will suggest rather than tell the event. He Will mamtam a distance tn proteet the secret of the vlctlms m front of the horror. Survlvors who share the secret, express themselves wlth a code, whlch IS not transmissible. Language has been devalued and words have lost thelr meanlng. But to remaln sile nt mlght also be a form of treason.

From Night, hls flrst book, and throughout ail hls works, Wiesel asslduously develops !lIS way of beanng wltness ln the name of the victlms.

He reJects the Silence whlch would be synonymous wlth passive acceptance. He Identifies wlth Job and demands account from God for HIS absence and His Silence, whlle ev" was commltted. He dlstrusts language but must find the way to translate the unlqueness of the Holocaust. He fmds hls inSpIration m the tales and legends of the IIterature of the Bible, the Talmud and the Hassldlsm. He evokes, suggests and tells whlle trylng to respect the blanks between the words ln language and 111 SIlence, WIesel developed a certain art

of suggestlng for what cannot be told otherwlse.

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INTRODUCTION

Écrire ou se taire: ce dilemme est au coeur de l'oeuvre d'Elie Wiesel. Cet éCrivain juif onginaire d'Europe de l'Est est un rescapé de l'Holocauste 1. "témoigne de son expérience à Ausr.hwltz et autres

"camps de la mort", en yiddish d'abord dans La NlIIe (1958), puis en français dans tous ses écrits ultérieurs.

Toute son oeuvre est un long monologue où il se fait le porte-parole des six millions de Juifs mis à morts entre 1938 et 1945. Il prend la responsabilité de les représenter, sur la scène publique, et, par son oeuvre, il leur érige une sorte de pierre tomhale sans nom.

La tâche n'est pas facile: au dilemme "écnre ou se taire" se mêle invariablement la question centrale du mode d'écriture QUI serait le plus

apte à ne pas dénaturer "1'Événeml1t". D'autres témOinS - les intentionnalistes - rejettent le type de discours "universitaire", QUI risque

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d'ôter à "l'Événement" son unicité historique en le banalisant. Pour certains, tel Yehuda Bauer, une attitude distante et quasi-scientifique est aussi inhumaine que celle des individus qui ont commis ces crrmes ou qUI en furent les témoins détachés. D'autres, telle Lucy Davldovicz, affirment qU'II ne faut pas confier une telle tâche aux historiens, qUI, inéVitablement, trivialisent la catastrophe.

D'un côté, donc, la peur de cet événement "unique" retient encore bon nombre d'historiens et de sociologues et empêche la "normalisation" de l'étude de l'Holocauste. SI "l'Événement" est unique, Il semble que toute analyse d'un témoignage écrit, tel celUI d'Elie Wiesel, équivaudrait

à une exploitation de "L'Événement"3, et la démarche d'étudier E. Wiesel devrait alors être rejetée. Par ailleurs, il eXiste un besoin d'étudier l'Holocauste comme on étudie n'importe quel autre sujet, afin de transmettre et de communiquer ce que nous savons, dit Marrus4

Mais le témoignage est une forme de littérature, et malgré l'unicité de "l'Événement", le témoin-écrivarn ne peut réinventer à neuf. Il bâtit nécessairement son oeuvre sur un art pré-existant et, curieusement, la perception du survivant-écrivain juif des ghettos était celle du "déjà-vu" .

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3

Car une tradition eXistait déjà: la tradition l'-lIVe" él en effet étl~

confrontée aux catastrophes depuIs les origmes mêmes de SOIl I1lstom~,

race à cette tradition, le témoin réagissait nécessairement, en s'engageant ou en répudiant le double héritage héritage de la destruction et héritage traditionnel jUif - qUI lUI était légué, TOlite réponse littéraire juive à la catastrophe est bâtie sur cette dialectique. Elle 101ie les générations, puisqu'elle véhicule en elle la 101 orélle et éCrite telle que reçue par MO'Ise sur le Mont Sinai. Elle est faite de lOIS, de légendes, de contes, de coutumes, et de valeurs morales, éthiques et culturelles du peuple juif. En se soumettant à l'IIlterprétatloll des rabbins, des prophètes et des scribes, elle encourage l'adepte à partager la saga d'expériences passées, à condition que ce dernier veUille recevoir cet héritage, et s'engager. Et Elie Wiesel est avant tout cet éCflvdlll

"engagé" .

Le lien unissant les générations unit les catastrophes - ou vice versa - , l'un::! s'empilant sur l'autre. Il s'exprime par une continuité d'approche qUI se reflète dans la littérature des auteurs JUifs, réagissant aux pogroms et aux persécutions .

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4

Une étude de ces réactions face au désastre, dOit établir SI Elle Wiesel se situe dans ce continuum. Le choIx de Gette pénode d'histoire littéraire - 1850 à 1945 - correspond à la révolte des Intellectuels juifs d'Europe dE: l'Est. Nous pouvons distinguer, avec D. Roskles, six groupes d'écrtvalns. appartennant à troiS écoles de pensée - l'école néo-classique, l'école romantique, et le modernisme - dont les éGnts permettent de COUVrir le champ entier des réactions face à la catastrophe. Cette première partie doit déterminer s'JI ya un mode plus apte qu'un autre à exprimer la destruction, SI Elle Wiesel 3dopte ce mode et SI ses éCrits appartiennent à l'une ou l'autre de ces écoles (ou courants de pensée).

Mais, seule une comparaison entre les éCrivains qui ont marqué ces courants et Elie Wiesel devrait permettre de déterminer, dans une deuxIème partie, s'il est possible de parler d'un héritage et d'une tradition JUive face à la destruction. Quelles sont les attitudes d'Abramovitch, de Blallk, de Sholem Aleichem, de Peretz, d'Ansky, de Lelvlck, de Sutzkever, face aux problèmes du langage, du témoignage et du silence? En quoi la tradition jUive et les oeuvres rédigées par les écnvallls d'Europe de L'Est influencent-elles directement l'oeuvre d'Elle

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5 Wiesel? EXiste-HI un lien qUI perrnette au lecteur d'aborder dVt'C p!lI~

de familiarité l'oeuvre du "poète de l'holoCéillste"h., Enfin, Il S'él~JIr.t

d'établir SI "l'Événement" en SOI se situe dans la Ilgn8 des CélWstroprws précédentes, ou bien s'II marque une cassure déllls l' hlstcme JlIlve nt celle

de l'humanité.

Dans un deUXième chapitre, nous verrons si cette connalSSélnce cie l'histoire et de la tradition mèneront E. Wiesel à résoudre son dilemme dl:

témoin, face à des mots qUI lui semblent ImpUissants à rélconter "lél Catastrophe", et face à un Silence impossible à garder pour un exllé-survivant juif .

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CHAPITRE 1

LA RÉPONSE DES ÉCRIVAINS JUIFS DE 1850-1945 FACE A LA CATASTROPHE: LEUR INFLUENCE SUR ELIE WIESEL

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La littérature traditionnelle juive est essentiellement de source rabbinique. Après les périodes talmudique et géonique7, elle continua de se développer avec les Rishonim8 et les Aharonim9• Au sens strict du terme, la littérature rabbinique est basée exclusivement sur la transmission et l'interprétation de la loi, la Halakhah.

Dans un sens plus large, la littérature juive traditionnelle comprend les oeuvres poétiques devenues chants liturgiques ou Piyyutim, les écrits cabalistiques et les exégèses philosophiques de la Bible. Le Hassidisme

-mouvement populaire créé au XVIIIe siècle, par opposition au mouvement littéraire traditionnel - introduisit les fables et les contes, le

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7 folklore et les héms, mais il maintint la cO!1ceptlon selon laquelle l'Histoire constituait une expression hiéroglyphique du sacré.

Cependant, le mouvement rabbinique s'imposa de nouveau au XIXe siècle. Pendant cette période pré-moderne, la mémoire collective était transmise par les rituels, les prières et les archétypes littéraires reliés au pacte sacré du Mont Sinaï, à l'exode, et à l'akedahlll

. La

réponse des rabbinS, face à la catastrophe, met l'accent sur la réalité '3ubjective des faits. Elle ordonne, en des configurations Intemporelles, les détails tirés du temps historique, et confère un sens sacré à la destruction en référence aux textes anciens. Cette "première génération d'écrivains"" a toujours une explication toute raite pour chaque catastrophe, car elle associe tout acte de destruction à un sacrilège passé, inscrit dans le calendrier juif; et elle l'interprète à l'aide des mêmes archétypes et des mêmes textes anciens (telle répertoire du livre des lamentations) sur un même mode liturgique, Les Plyyutlm et .(lnot ou chants liturgiques et chansons historiques.

En 1856, à la fin de l'ère cantoniste'2, IdS idéologies séculières se

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8 qualitative. Les intellectuels juifs d'Europe de l'Est se rebellent progressivement contre le credo de la tradition. Ils rejettent notamment les réponses qu'ils considèrent "passivistes", face à la catastrophe.

Cette deuxième génération d'écrivains est caractérisée par l'optimisme et la foi en l'émancipation ou Haskalah. Sous la double influence des valeurs propagées par la Révolution française et du mouvement socialiste naissant, ces éCrivains sont imprégnés de rationalisme et d'une croyance profonde en la possibilité et ja nécessité de changer la société. Selon eux, la recherche et la reconnaissance des causes du mal dOivent permettre à la société juive de surmonter, voire d'éviter les catastrophes, au sein d'un établissement non juif. Avec ce mouvement apparaissent les personnages littéraires au sens moderne du terme, le premier journal juif, et le premier roman sur les pogroms par Berman.

Deux nouvelles tendances littéraires apparaissent en cette fin de siècle: la première consiste à appliquer des méthodes modernes et les romans produits seront caractérisés par l'utilisation d'une même structure schématique. Ils donnent une importance démesurée à une

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histoire d'amour entre une femme juive et un homme chrétien. A force de mettre l'accent sur les héros de l'intrigue romanesque, Ils ne réussissent f.ias mieux que les lamentations et les sermons traditionnels

à éclairer la crise qui surgit en RUSSie.

La deuxième approche révolutionne le modèle liturgique. Elle ne 3e réfère pa~ directement au pogrom, mais l'exprime à travers l'allégOrie métaphysique. L'allégOrie apparaissait alors comme une bien meilleure méthode pour décme les torts inhérents à la SOCiété, les Inégalités sociales et la dualité des forces du bien et du mal, face à la destructlor:. Cette méthode est d'abord utilisée par S. Y. Abramovltch dans ses romans Di Klyatsche ou The Mare 13 et Pit y the Poor Anlmal14• cet auteur

est le premier à établir l'agenda intellectuel et le répertoire artistique de la réponse moderne du XIXème siècle face à la catastrophe.

Ce mouvement littéraire néoclassique était toujours rejeté par le mouvement litt4raire traditionr.el rabbinique. Celui-ci continue à

s'organiser autour de la poésie et de la chanson, des symboles publics et des formules thématiques applicables partout et en tout temps. D'un pogrom

à

l'autre, il perpétue les mêmes archétypes, les mêrpes

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méthodes, les mêmes rythmes.

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ToutefoIs, des changements surviennent. D'une part, certains, tels Judah Leib Gordon, commencent

à explorer le thème de la catastrophe nationale - la catastrophe étant devenue une partie Intrinsèque de la vie jUive de cette deuxième moitié du XIXème Siècle. D'autre part, la démarche de ces traditionalistes ne se fonde plus seulement sur le livre de prières, mais aussI sur l'étude du "passé", de l'histoire des Juifs.

Les intellectuels anti-traditionalistes, dont Peretz, Abramovitch et Spektor, se penchent également sur le passé historique, pour y trouver des exemples de grandeur; mais ils les cherchent dans le mouvement Hassidique, chez les cantonistes, ou dans la littérature mystique. Cependant, leur croyance en l'émancipation et leurs liens avec les positivistes russes se brisent à la sUite des vagues de pogroms Qui ravagèrent la Russie en 1881 et 1882. Ces catastrophes détruisirent toute fGI en la notion de progrès pour les trois générations d'écrivains à

venir. Un mouvement "d'auto-défense" remplace celui de l'Haskqlah. La troisième génération 15 d'écrivains ,~st à la recherche d'une

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11 oppose à une société fragmentée. Elle réagit à la violence At au désespoir existentiel des shtetlekh 16. Sholem Aleichem, Bialik, Shapiro.

Weissemberg ou Brug essaient, par la parodie et le burlesque, de faire face aux destructions. Ce mode d'écriture devient le lien Vital e/ltre la réponse littéraire traditionnelle et la réponse moderne, face à la catastrophe: la paiodle sacrée a cédé la pl~ce à la parodie "sacrilège".

Weissenberg écrit le premier récit flctionnel en hébreu 8t en yiddish, The Shtetl. Il souligne que les grandes catastrophes surviennent d'abord dans les petites villes. Il y attaque les notions de communauté et de responsabilité censées caractériser la SOCiété juive.

Cette nouvelle génération d'écrivains se bâtit précisément sur les ruines du shtetl. Dans The Dead Town 18, Shapiro transforme un "talush"

ou héros d'inaction, en homme d'action libre de toutes contraliltes. Cc que Shapiro cherche à montrer par l'intermédiaire de Vasll, c'est la déshumanisation de l'homme moyen, qUI, dans La NUI\, verra le corps vaincre l'esprit dans les camps d'extermillation nazIs. Pour mieux agir, ces écrivains anti-tradltionnallstes s'organisent et forment le groupe d'Odessa. Ils créent des bureaux pour rassembler une documentation

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12 historique sur les destruc:tlons. Les poèmes de Bialik sont anti-religieux, politisés et essentiellement axés sur les faits. Ils illustrent la colère et la frustration d'une génération prise au piège entre le monde perdu des traditions et leur existence en voie de désintégration, car la catastrophe, tlBil le pogrom de Kishimw en 1903, constitue leur vécu.

Jusqlle-Ià, les écrits littéraires de ces anti-traditionalistes reflétaient encore certaines valeurs traditionnelles; jusque-là, les traditionalistes continuaient à coder les catastrophes en archétypes. Mais les conséquences des massacres, des pogroms successifs, de la première guerre mondiale et de la guerre civile d'Ukraine, où périrent soixante mille Juifs, furent traumatisantes: avec la perte de leur home19, du shtetl, les Juifs d'Europe de l'Est voient leur environnement éclater. L'ordre ancien qUI régissait les liens au sein de la communauté était défait, les relations entre Juifs et non-Juifs étaient dissoutes. Les écrivains d'après-guerre réagissent avec brutalité: un mouvement pour la lutte révolutionnaire universelle ou nationale jUive succède au mouvement d'auto-défense qui avait caractérisé la troisième génération.

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13 forment une "quatrième génération" d'auteurs (1900-1920) qui se détournent du néo-romantisme et se dirigent vers un nouveau réalisme critique. Ils s'éloignent totalement des traditionalistes et de toutes notions de contrainte et de solidarité. Les anciennes valeurs (de rédemption et de rétribution) sont déflllltivement rejetées. A la place, Ils subvertiront les tradll'ions; cette subverSion est codée à travers l'Image du shtetl. Dans The Smugglers20

, Warshawsky exprime, de manière

brutale et très physique, le grand thème de la destruction. Il inSiste autant sur la destruction physique du shtetl que sur le déclin du sens de communauté entre JUifs. L'accent est mis surtout sur la sensation, plutôt que sur la réflexion. Alors qu'auparavant les JUIfs se refusaient

à exprimer la violence sur l'homme, dans l'oeuvre d'Isaac Babel, l'agression et le mal sont omniprésents. Babel ne montre pas tant la dislocation communautaire, que celle de l'indiVidu. Selon lUi, la personne doit renier son héritage de symboles, d'archétypes, renier son passé, afin d'exprimer sa volonté dans l'histoire et à travers l'Histoire. Parallèlement, Ansky dans Khurbm Galitsye21 transmet son témOignage sous forme de mémoire: Il révèle la tension entre la dimension universelle de la violence et ses effets destructeurs sur l'individu .

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14 Bialik accusait déjà la re:ligion et cherchait à détruire le genre traditionnel, en désacralisant l'Histoire. Les anti-romantiques, tel Halpern, iront plus loin: face aux destructions, la transcendance et la fui1e ne semblent plus possibles: restent l'anonymat et l'oubli de sa propre Identité. Il s,emble qu'en littérature, l'effet des destructions au début du XXe siècle, s'exprim,~ par l'isolement de l'individu: celui-ci est devenu une communauté en miniature, il est le seul témoin des catastrophes.

De 1920 à 1940, une "cinquième génération d'écrivains", dont L€!ivick, A. Leyeles, Israel Rabon et Markish, oppose au sacré l'exaltation esthét~~ue. Ils vont revivre l'épopée et choisissent les paradigmes les plus sacrés de la destruction, soit le martyre collectif. Selon eux, le suicide collectif est la réponse inévitable des victimes des pogroms. Leyeles succède à Leivick pour introduire des parallèles bibliques et révéler la nature archétypale' du pogrom, en opposant au rationnel un déchiffrement métaphysique.

Au XIXe siècle, il n'y avait qu'un seul paradigme d'interprétation face à la catastrophe. Au XXe siècle, il apparait que,

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conclut D. Roskies.

Numerous alternatives were now put forward: the pogrom as prophetic indlctment (Biallk); as personal nightmare (Halpern); as pornography (Marklsh); as pastoral (Leivlck); and as phllosophlcal postulate (Leyeles).27

15

La rébellion progressive, amorcée par les anti-traditionalistes en

1880, ne réussit pas à établir de nouvel archétype convenant à la destruction. Malgré eux, ils ont même renforcé la notion de catastrophe collective, chère aux stratégies rabbiniques. Le shtetl regagne son statut archétypal et n'a plus besoin d'un protagoniste ou d'un endroit précis pour exister. En littérature, l'attitude apocalyptique face à la catastrophe s'impose de nouveau. Entre 1850 et 1945, une boucle s'est refermée. Le mode de référence préféré par les écrivains JUifs du début du XXe siècle confrontés à la catastrophe, demeure celui qUI caractérisait la littérature traditionnelle juive et les néoclassiques.

Le travail des anti-traditionalistes n'aura pas été vain. Il permet, entre autres, à un exilé-survivant, tel Elie Wiesel, d'avoir le choix: celui

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16 de témoigner en s'Inspirant des Anciens ou des Modernes. Chacun de ces courants littéraires assume une fonction différente et importante.

L'Influence de la tradition naturaliste, chez les modernes, entraîne le témoin à se concentrer sur l'expérience vécue per se. Ses écrits ressemblent alors à un document: peu de rhétorique, d'émotions, de sentiments et de fiction caractérisent ces chroniques, appelées "reportages" en yiddish. L'histoire racontée, vibre et vit grâce à l'abondance des détails. Dans sa première oeuvre et seul récit autobiographique, La Nuit, Elie Wiesel côtoie ce mode naturaliste. Il y accentue la réalité de l'expérience vécue, car il se refuse à l'analyse abstraite de "l'Événement".

Le deuxième courant littéraire en ce domaine est celui des Anciens. Il appartient à la plus vieille tradition juive et :')era repris par Abramovitch et les écrivains de la deuxième génération (1860-1880). Le mode d'écriture néo-classique est éloquent, rhétorique et il fait référence constamment aux anciens archétypes. Il devient populaire au lendemam de la Deuxième Guerre mondiale .

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17 Elie Wiesel utilise ce mode. dans une grande partie de son oellvre. A travers la fable :lassidique, Il pourra ainsi transformer le compte-rendu en anecdote. Au lieu d'expliquer "l'Événement', Il choIsit de rapporter des faits dont le récit éclairerait le dessous des choses. Il substitue la suggestion à l'analyse. L'anecdote acquiert ainsi ulle portée universelle car elle se prête à olfférents niveaux de compréhension et d'interprétation. Ailleurs, l'emploI de méthodes mythiques et de références bibliques lui permet de recréer le lien entre l'Antiquité et le monde contemporain.

D'Abramovich à Leyeles. les écrivains d'Europe de l'Est semblent s'appuyer sur l'héritage de leur tradition juive, afin d'exprimer les catastrophes et les souffrances de leur peuple.

Dans la même veine, Elie Wiesel dira: "the Bible was for me 1 ... 1 what literature is today for many others"23. En effet, dès son enfance

à Sighet24, Wiesel est initié au Talmud, à la Bible, et au Hassidisme

auprès de son grand-père Doddye-Grey. Il pratique l'ascétisme du langage, ou tentative de perfectionnement, fondé sur la lutte non pas contre le corps, mais contre lé. parole. Ainsi, Il entre en contact pour la

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18 première fOIs avec le monde du silence et les vOies du mysticisme. Cette formation influencera, entre autres, ses modes d'écriture, la conception qu'II a du rôle du témoin-écrivain, et l'importance qu'il attribue à la parole, à l'écriture et au thème du souvenir. Ainsi Wiesel dira, que:

As a Jew, with my Jewlsh background, whatever 1 discover, 1 must derive

trom

wlthin my own tradition.25

Après la guerre, vivant à P~ris, l'auteur se frotte au roman français moderne; il s'imprègne de l'existentialisme de Sartre, et de l'humani'5me de Camus. Ces nouvelles influences, qUi s'ajoutent à sa formation traditionnelle, sans la remplacer, expliquent en partie le caractère éclectique de son oeuvre.

Wiesel adopte an effet des modes d'écritures aussi variées que ceux propres au mémoire, à l'autobiographie, à la fiction, au dialogue, aux essais et à la légende. Au cours des dix dernières années, Wipsel semble pencher plus parti<;ullèrement vers la fable26

: l'écrivain s'essaie

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19 En rédigeant son propre commentaire des fables tirées de la littérature des Lamentation~ l~t des enseignements des prvphètes ct rabbins, Wiesel compose son propre mldrash71l

, liant all1S1 nos

expériences à celles du passé, et sa propre histoire à celle de l'HlstolW juive.

De la tradition juive, Wiesel hérite aussi une conception humaine du rôle du témoin: le prix d'un humain est égal, vOire supérieur, tl ses yeux, à celui de l'humanité. Dans Le Serment de Kolviliag2H

, Azriellmse

le pacte de silence maintenu pendant cinquante ans, au sujet du massacre de son peuple (à Kolvillag), un silence susceptible de hâter ln venue du Messie et d'assurer par là l'avenir des hommes sur terr~, mais un silence impuissant à sauver la vie d'un homme.

L'importance que l'écrivain attache à la parole, au thème du souvenir et au témoignage, est directement liée à l'héritage de sa tradition, qui privilégie la valeur de la parole. Le Talmud et la Bible attribuent la pUissance du verbp. à l'acte premier, car Dieu même plaça la parole avant la création en s'adressant à MOise. La valeur suprême de l'écriture fut également consolidée par la remise, au Mont Sma'" des

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20 Tables de la loi. Dans Le Serment de Kolvil/ag, Wiesel attribue le rôle principal au pinkhas, oeuvre collective racontant les événements survenus aux générations juives. la raison d'exister du Qinkhas est le sujet du récit: écrire et maintenir la tradition consiste à inscme tout événement dans le livre. Parce que Kolvillag signifie "tout le monde", il est possible de déduire que l'histoire de l'humanité est mise en péril Quand Moshe le mystique cherche à imposer la loi du silence au peuple juif de KQlvlliag. Wiesel doit donc choisir entre le langage et le silence; à la fin du récit, le pinkhas retrouve son statut:

Eh oui, l'infini existe, et il se trouve dans les mots Que tGt ou tard il fera éclater [".] peu de civilisations vivantes sont aussi imprégnées de passion pour la parole.30

le double héritage de lél destruction et de la tradition influence le cheminement humain et littéraire des écrivains d'Europe de l'Est et d'Elie Wiesel. leur réaction face à "la Catastrophe" est basée sur des mêmes valeurs, sur des sources de références semblables et le partage d'une mp-moire incluant l'expérience collective de leur peuple depuis ses

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21

origines. La connaissance de cet héritage et l'utilisation vanée de ses symboles, permettent au lecteur de mieux saisir certaines des dimensions de l'oeuvre d'Elie Wiesel; grâce à elles, l'écrivain peut se raccrocher à lin

message sacré, le message de la Bible, un message de survie collective.

Il importe maintenant d'aborder les différents modes d'approche qu'illustrent Abramovitch, Blalik, Peretz, Sholem Aleichem. Ansky. Leivick et Sutskever, face aux thèmes du langage, du témOignage et du silence, thèmes qui charpentent l'oeuvre d'Elie Wiesel. Peut-on toujours parler de continuum entre ces générations et Elie Wiesel, ou y a-t-il une cassure face à l'Holocauste?

En

1945,

Elie Wiesel décida de garder le silence pendant dix ans. Après, il dira:

After the war, observed,

unwittingly, perhaps

unconsciously, the obsession to tell the tale, to bear witness. 1 knew that anyone who remained alive had to become a story-tel 1er , a messenger, had to speak

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De la même façon, après la vague de pogroms en Russie (1881-82), Abramovitch décida d'arrêter d'écrire. "This period of tribulations for Jews set upon my IIps the seal of silence"32, dit Abramovitch. Après les pogroms, Il reprend la plume pour mattre en scène un de ses anciens héros: Mendele. Le choix de ce personnage contradictoire reflète les circonstances tragi-comiques de ('8tte période: Il n'est pas assez intelligent pour se pencher sur les grandes questions du cosmos et du chaos, mais il sait se débrouiller dans la dynamique interne de la vie juive. Il s'exprime en hébreu, en yiddish, et combine tous lE;s registres du langage dans un style prosaïque. Ce mélange de langues est en soi révolutionnaire, car l'hébreu était alors un véhicule mythique à caractère rédempteur, à ne pas confondre avec le yiddish, plus populaire. Le choix de ce personnage, ainsi que d'un langage mêlé de sacré et de profane, traduit la position d'Abramovitch face à l'absurdité des catastrophAs. A travers ce protagoniste, il cite des paragraphes bibliques, rabbiniques et liturgiques, parodiant ainSI les textes sacrés. Ces écrits mêlés de burlesque, ne pourront jamais retrouver leur sens original. Bafoués, ils garderont toujours en eux l'expérience de l'atrocité présente. Face à la destruction, Abramovitch témoigne, d'abord en se taisant puis en se rebellant co.ltre l'horreur, à travers I\.~endele et son !anÇJage de dérision .

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Finalement, il se réfugiera dans les écrits hassidiques. Pour sa part, Wiesel témoigne par le silence d'abord, puis en écrivant sa première oeuvre en yiddish, le langage populaire. Lé! première version de ce qui est devenu La Nuit, s'Intitulait Et le monde se taisait. Le message de ces 864 pages n'est pas exactement le même que celuI de La_~!.!lj, car l'auteur y appelle les Juifs à la vengeance, et à la rébellion. Comme SOIl prédécesseur, E. Wiesel cherchera à travers les récits hassidiques lin

langage et un mode d'écriture capables d'exprimer "l'Événement". Peretz appartient à la même génération qu' Abramovltch (deuxième génération). Dans Impressions of a Journey through the Toman-Shav Region33, il raconte la dégradation, pUIS la destruction du shtetl. "écrit

ce livre à la première personne, dans un style naturaliste., presque journalistique, et empreint du niggun. Le niggun ou mélodie religieuse et thème traditionaliste courant à cette époque, est présent dans l'oeuvre de Wiesel non par son GOI:tenu objectif, mais par la sonorité, le rythme et la répétition des mêmes mots qui se retrouvellt en fins de phrases ou de paragraphes. La première oeuvre d'E. Wiesel est éCrite dans cette même veine et cherche à adapter le nlggun du passé au présent. Plus tard, Peretz témoigne de l'absurdité de la destruction en intériorisant

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24 l'expérience puis en changeant radicalement de mode d'écriture: il devient ainsI le conteur hassidique le plus important du XIXe siècle. Et pourtant, ses premiers écrits montrêlit::i1t à quel pOint l'héritage juif lui

était étranger. C'est difficilement que ce JI..!lf non religieux reconquit cette matière. "semble qu'Elie Wiesel ait suivi le même cheminement, car il avait perdu momentanément la foi et souffert, après l'Holocauste, d'une coupure avec son passé. Pou: Peretz et Elie Wiesel, la fable est l'instrument de création et le médium d'expression susceptible de transmettre leur me,:;sage à un public qui, au XIXe comme au XXe siècle, ne croyait plus en Dieu et avait renié son passé. Elie Wiesel témoigne presque exclusivement à travers ce mode depuis 1971 avec Célébration hassidique: portraits et légendes34• Peretz et Wiesel semblent dire que:

"When facts or tests [or silence] are unacceptable [ ... ], legend is nobler"35.

Face à "la Catastrophe", Elie Wiesel adoptera une attitude similaire à celle de Bialik, leivick et Sutzkever. Bialik réagit en s'identifiant à l'expérience collective. Il devient le poète national juif, leprésentant et accusant sur la scène publique la cruauté des pogroms. Son message est pOlitisé: ln the City of Siaughter36

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25 valeurs émergera à condition seulement de détrUire l'ancien système. Il montre que rien de transcendant ne peut jaillir du meurLre des Juifs. Avec lui, le pogrom est poétisé. Mais à l'encontre des éCrivains de la deuxième génération, Blalik appelle à l'action: ses poèmes portent en eux un message de colère et de rage, un message qUI sera universalisé, car le poète des pogroms sera lu et ses poèmes seront scandés Jusque dans les ghettos. Au message de colère de Biallk, Elie Wiesel substitue un message de peur pour l'avenir de l'Humanité. Paradoxalement, le "poète de l'Holocauste" affirme Que la poésie, encore possible durant l'ère des pogroms, ne "est plus avec Auschwitz: les camps de concentration nient toute littérature. La solution réside dans la politisation du message chez

Bialik, et dans l'éveil, voire le bouleversement des conSCiences, chez Wiesel: tous deux appellent à l'action.

Leivick est, plus que les autres, le précurseur direct d'Elie Wiesel. Après s'être échappé des prisons du tsar, il traverse la Sibérie à pied. Ce survivant écrira alors des poèmes autobiographiques, où, à l'encon(re de Bialik, il cultive le sublime. Il montre le lien vital de la beauté et de l'atrocité. Il devient le symbole du mouvement soclélliste juif et il représente, à titre de survivant, le peuple juif sur la scène publique .

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Sutzveker est un des poètes les plus Importants de l'Holocauste. A l'encontre d'Elle Wiesel, il ne s'inspire pas, dans son oeuvre, de son héritage traditionnel jUif. Mais Sutzveker, comme Biailk, Lelvick ou Elie Wiesel, partagent une tradition propre aux éCrivains engagés qui n'ont pas hésité à témoigner publiquement des traumatismes causés par les catastrophes.

Ansky se situe entre Peretz et Leivick. Sa volonté de témoigner était exacerbée par la peur de voir l'Histoire occultée et de laisser le silence s'instaurer, entraînant l'oubli. Aussi, après la Première Guerre mondiale, guerre où les Juifs souffrirent à la fois de la violence des tranchées et de celle des pogroms, un nouveau genre apparaît avec Khurbm Galitsye37: le mémoire classique jUif. Ce livre rempli

d'anecrjotes, est une sorte d'encyclopédie des réponses populaires à la catastrophe. Ce mode d'écriture "documentaire" sera repris dans les ghettos. Pour témoigner, Ansky intériorise son expérience personnelle pour y retrouver le panorama de la souffrance juive. A l'inverse, Elie Wiesel illustrera la souffrance du peuple à travers son vécu. Tous deux se font le porte-parole de la douleur collective, afin de prévenir le silence qui risque de s'étendre en proportion de l'énormité de "la Catastrophe" 1

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27 et d'instaurer l'oubli.

Ces écrivains témoignent pour informer, pour que l'humanité se souvienne, ou encore pour corriger les injustices:

dit Elie Wiesel.

Today, IIterature has a moral dimension [ ... ] a moral imperative. We must change humanity. We must save it. And the tale of what humanity has done to itself can save It fram future catastrophe.3R

Jusqu'en 1920, le choix de témoigner en yiddish, en hébreu ou en russe, n'était pas un choix neutre. Une valeur symbolique était attachée à chaque languü: le yiddish était populaire, l'hébreu demeurait sacré, et le russe prouvait une assimilation ou encore une prise de position politique. Après la Première Guerre mondiale, l'acculturation, la dispersion des Juifs d'Europe de l'Est et le cosmopolitisme naissant, effacent ces considérations. Témoigner en hébreu ou en Yiddish n'avait plus de connotation symbolique. Pour Elle Wiesel, chOisir d'écrire en français, donc une langue étrangère au YiddiSh, sa langue maternelle,

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"meant a new home ... The language became a haven, a new possibility, Id [ J"39

a new wor ... .

Dans son oeuvre, Sholem Aleichem montre l'évolution du langage, son importance, puis son avilissement, annonçant par là "la Catastrophe". Il souligne la force du langage dans The Town of Little people40• A travers le langage, il transforme en victoire la défaite d'une collectivité en exil; il crée une tension grandissante, en révélant la différence entre l'Histoire et la manière dont elle est racontée. Le changement des événements apparaît seulement à travers la texture même du langage. Ainsi, ses trois narrateurs, Yankl Yunever, Moet Tevye et Menakhem-Mendl utilisent les mêmes mots pour exprimer les mêmes peurs face à la catastrophe, mais dans un langage synthétiquement différent. Il révèle le danger potentiel inhérent au mot: puisque son sens peut être altéré, voire dénaturé, le langage peut être manipulé.

Dans le Conte des mille et une nuits41, toutes les anciennes structures de la société s'écroulent une à une. Le langage qui avait une fonction rédemptrice au début de l'oeuvre, est devenu synonyme de

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29 terreur: il n'est plus capable d'empêcher les meurtres et il devient en soi un moyen de destruction. Dans les écrits de Sholem Aleichem, le train, véhicule de transport, devient avec les pogroms un symbole et une source de dislocation; avec l'Holocauste, il sera le véhicule de la mort. Le langage est rationnel, et précisément parce QU'II est rationnel, Il ne peut raconter des événements qUI ne le sont pas. Pour la première fois, un écrivain juif propose, face à la catastrophe, une alternative aux mots: le silence. Yankl Yunever, le narrateur de l'histoire dira: "If It IS ta be a disaster, you lose your tongue"42. Or, le langage jUif est basé, au Sinaï, sur l'acte primordial de la parole. Se taire, pour les JUifs, n'est pas une solution: cela équivaut à une répudiation de la judéité. Dans le contexte profondément juif de l'époque, la réponse à la catastrophe proposée par Sholem Aleichem est inacceptable. Mais il ne se taira pas. La crise du silence, dans son oeuvre, transpirera à travers le langage. Pareillement, Elie Wiesel ne cesse pas d'écrire et de décrire son besoin de silence.

Alors que l'auteur de La NlIil est toujours à la recherche d'une solution au dilemme, "écrire ou se taire", Sholem Aleichem résout le sien en affirmant que le langage de la foi est seul capable de protéger les Juifs .

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30 Pour Sutzkever, le poète de la nature d'avant et d'après la dernière Guerre mondiale, la tension entre la mémoire du passé, des pogroms et la terreur du présent devient insoutenable. Comment maintenir le dialogue face à "la Catastrophe"? Parce qu'il tient à préserver la mémoire des morts, ce JLlf non religieux changera radicalement d'approche et de mode d'écriture. Au début, il rejetait la dialectique habituelle de la réponse juive à "la Catastrophe" avec ses archétypes. Mais son public est mort et il réalise qu'il s'adresse à un nouvel auditoire. En effet, "la Catastrophe" est devenu d'intérêt public car tous, Juifs et non-JUifs, se penchent sur ce thème. Il abandonne le ton lyrique de ses écrits, et il commence à utiliser le paradoxe pour maintenir la tension et la mémoire fraîche. Finalement, il censure dans ses écrits tout ce qui pouvait offenser le souvenir des victimes. Pour réécrire certains poèmes connus, il se réfère à l'Holocauste - devenu archétype en soi - à la lumière des anciens archétypes. La censure, le changement de style d'écriture et de référence, la sensation d'être porteur de la mémoire collective, chez un écrivain qUI a vécu les pogroms et l'Holocauste, semblent indiquer que le chaînon des catastrophes s'est brisé avec "l'Événement" .

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31 Mais s'il y a véritablement rupture, il semble paradoxal Que Chagall en art, ou Katznelson et lekh-lekho (sixième génération d'écrivains JUifs d'Europe de l'Est), cherchent à réinterpréter les anciens archétypes.

Ce paradoxe n'en est pas un. le retour à la dialectique félmillère de la destruction ne fait que confirmer l'Importance de la cassure' comme toute catastrophe majeure, et plus peut-être, "l'Événement" a poussé les artistes et les écrivains à repenser le passé. Ce faisant, Il a renforcé, en littérature, les liens avec les anciens, avec les HaSSidiques et les Néo-cIFlssiques.

The great Imitation Dei of the modern period has been [ ... ] the Jew's [ ... ] ability to know the apocalypse, express It, mourn It and transcend It; for, if catastrophe is the presumptlon of man acting as destroyer, then the fashioning of catastrophe into a new set of habits, is the primai act of creation carried out in the na me of god.43

Et ce n'est qu'après avoir essayé les anciens archétypes que les écrivains juifs - les survivants - réalisent que, pour survivre, il leur fallait

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un nouvel archétype, et que cet archétype était l'Holocauste ~~ (telle est l'attitude de Sutzkever).

L'Holocauste est devenu un archétype en soi, assujetissant, voire rejetant les autres modèles: l'approche des particularistes, tels Wiesel, Langer et Weiss, consiste à mettre en éVidence cet aspect afin d'accentuer l'unicité de "l'Événement". Ils isolent "la Catastrophe" et ainsi, soulignent l'importance de la cassure qu'elle opère avec les souffrances passées.

L'approche comparative, qui est celle de Roskies et de Mintz, tend

à montrer, pour sa part, que la forme de "la Catastrophe" et de la persécution était connue et reconnue par les JUifs d'Europe de l'Est. Elle leur rappelait la Destruction du Temple, l'Inquisition espagnole, la persécution des Marranes et l'Expulsion d'Espagne. Ces tragédies passées semble.lt avoir en commun le même niggun (ou mélodie), la même essence. A travers L'Holocauste dans l'histOire, Marrus souligne la différence entre "l'Événement" et les autres massacres; toutefois, par la reprise de thèmes que l'on retrouve ailleurs, l'Holocauste se relie aux tragédies passées. ces chaînes de catastrophes culminent et aboutissent

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avec ''l'univers concentrationnaire"44, le rendant plus dramatique et douloureux, en partie à cause de l'héritage des persécutions passées.

La transmission de la souffrance jUive d'une génération à l'autre, semble avoir provoqué le développement d'un même vocabulaire et d'un langage empli de symboles et de références sirTlilalres: pour ne prendre qu'un exemple, il apparaît que le train était un symbole de dislocation et de mort lente dans l'oeuvre de Sholem Aleichem. Il continuera à être un véhicule de mort chez Elie Wiesel et pour tous les survivants de l'Holocauste. Tous semblent s'inspirer d'une même tradition littéraire et d'un même système de croyances codifiées, provoquant des réponses individuelles et spéclfique~\ à la catastrophe collective. La connaissance de cet héritage de mots, de thèmes, de valeurs et d'attitudes communes, est accessible à travers la lecture des autres textes hébraiques et yiddish, d'avant et d'après l'Holocauste. Lire Elle Welsel dans son contexte, un contexte de tradition juive, de persécution JUive et de littérature juive, telle que la IIttérdture des Lamentations et celle des écrivains d'Europe de l'Est pré-holocaustien, permet, outre une meilleure compréhension, de mieux sltller l'oeuvre de Wei sel au sein de la

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34 Même s'il n'existe aucune analogie possible entre les événements du passé et "la Catastrophe", une mise en contexte pourrait actuellement fournir au lecteur une base de référence.

A ce propos, Adolf Rudnick dira:

Everybody knows that what the Germans dij during the Second World War, has no equivalent in history. [ ... ] Vet it was ail within the Jews' [ ... ] ancient vocabulary.45

Quel que soit le point de départ dans l'histoire juive, il semble que le lecteur rencontrera en poésie ou en fiction les mêmes vérités de base, les mêmes codes et symboles littéraires.

Bien qu'indirect, le lien entre un Peretz, un Sholem Aleichem et Elie Wiesel apparaît évident car ils se nourrissent du même héritage commun et appartiennent à la même mémoire collective.

Toutefois, si Elie Wiesel n'a pu échapper à leur influence, son message diffère. Alors que celui des écrivains d'Europe de l'Est est un

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message universel adressé à un groupe particulier, le message de Wiesel est particulier et il s'adresse à un auditoire universel - car le groupe particulier n'est plus - c'est la fin du dialogue entre les éCrivains d'Europe de l'Est et de leur public juif (yiddish). Leur communauté, leur langage, leur culture sont disloqués ou disparus: la rupture est irréparable et unique, car cette fois-ci,

If it is true that not ail victims were Jews [ ... ] ail Jews were victims.46

Avec la cassure, "la Catastrophe" devient la préoccupation principale des témoins, le coeur de toutes les oeuvres: auparavant, elle n'en représentait qu'une dimension. Le survivant d'après la cassure est un exilé car l'imagination humaine semble inapte à capter son expérience et, par ailleurs, il ne sait pas comment la transmettre. Il s'agira de vair, dans la deuxième partie de ce mémoire, comment Elie Wiesel fera face

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CHAPITRE Il

L'IMPUISSANCE DES MOTS ET L'IMPOSSIBILITÉ DU SILENCE

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"Le livre, dit mon père, le Herem47 dit Moshe, la mémoire, insista mon père, tout est dans la mémoire; le silence, le corrigea Moshe, tout est dans le silence. "48

Écrire, dit le père d'Azriel; se taire, dit Moshe. Après "la Catastrophe", ce dilemme prend de nouvelles proportions, car les exilés-survivants semblent appartenir à deux mondes à la fois: l'un prêche le silence, car "to be a Jew IS to have ail the reasons in the world not to

have faith in language ... "49, l'autre prône le langage, car il faut que le monde sache; après Auschwitz" ... the human condition is no longer the same [ ... ] the unthinkable has become real"50. Il ne faut pas que le

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monde oublie.

Mais le survivant est confronté à une double problématique, car s'il décide de témoigner, il devra trouver un mode d'expression susceptible de transmettre son expénence de "l'univers

cG~1~entrationnaire"51. "Je sais qU'II nous faut parler [ ... ] je ne sais pas comment"52, dira E. Wiesel.

Les différents modes d'écriture adoptés par l'auteur attestent de son désarroi et de ses difficultés à témoigner. Wiesel s'est exprimé de diverses manières - par l'autobiographie, le roman, les essaiS, les nouvelles, le théâtre et les contes. Il y a fait passer toutes ses obsessions: du rire à la folie, de Dieu à l'injustice, du langage au silence. Mais toutes ces formes et tous ces thèmes n'ont été qu'un long monologue sur le témoin et pour la mémoire.

Car dans sa mémoire, il trouve la nécessité de transmettre un message, une vision du monde et le besoin impérieux de témoigner. Et ce témoignage comporte lui-même une tragédie .

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38 L'impuissance des mots à exprimer le passé, les difficultés du témoignage face à la banalisation de "l'Événement", à la perversion du langage et à la singularité irréductible de l'Holocauste, feront l'objet d'une analyse où l'auteur pourrait devenir le messager des morts, le messager du monde du silence.

En contrepartie, l'Impossibilité du silence et les formes variées qu'il peut adopter - telles les silences stratégiques, apathiques, évocateurs et obsessionnels - établira le dilemme de l'auteur face au témoignage. E. Wiesel deviendra-t-il un messager pour les vivants? Enfin, y a-t-il un mode permettant de transmettre l' "Expérience" sans la trahir? Dans l'affirmative, en quoi la connaissance de l'héritage et de la tradition, telle que nous l'avons abordée au premier chapitre, offre-t-elle une éventuelle solution au dilemme du témoin ?

Rabbi Nahman de Bratzlav raconte:

Il était une fois un roi qui avait lu dans les étoiles que la récolte serait maudite; quiconque en mangerait serait frappé de folie. [ ... ] " fit construire un grenier où il fit mettre en dépôt la dernière moisson. Il en confia la clé à son meilleur ami et dit: "Quéind [ ... ] nous serons atteints de folie, toi seul aura le droit d'entrer [ ... ] et de te nourrir. Mais, en échange, tu auras pour mission de parcourir le

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monde [ ... ] et tu raconteras des histoires, les nôtres, et tu crieras [ ...

J:

Bonne gens, n'oubliez pas que vous êtes fous, n'oubliez pas, il y va de votre vie et la nôtre" .51

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Cette fable, non commentée par Elie Wiesel dans Un Juif aujourd'hui, sert d'introduction au chapitre sur "Le plaidoyer pour les survivants"54.

Il semblerait que le roi y représente le monde des morts et qu'en leur nom il confie aux survivants (son ami) le rôle de représenter les morts dans le monde des vivants, établissant ainsI une continuité entre l'univers du passé et celui du présent. Sa "mIssion" correspond au message de Wiesel et consiste en la nécessIté de raconter "l'Événement", afin de l'empêcher de sombrer dans l'oublI, afin que le monde sache. La situation du survivant est tragique: le témorn devenu maggid 55 est chargé de perpétuer l'Histoire et les hIstoires, pour alerter le monde - et le monde dans sa folie refuse d'entendre ou peut-être refuse d'essayer de comprendre.

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40 pessimiste: les hommes sont négatifs, leur refus de s'assumer, d'assumer toute responsabilité, crée un milieu vide de sens, dominé par l'indifférence, car "une conscience muette est une conscience bafouée"5B.

L'existence de l'''univers concentrationnaire", surtout en un siècle qUI se voulait "civilisé", relève de l'absurde. L'indifférence persistante des hommes est surprenante et dangereuse, car Auschwitz fut - entre autres choses - un avertlssemem morbide. Face aux camps de la mort, les hommes auraient dû réagir plutôt qLJ.: de choisir de se souvenir de

certains éléments de l'Histoire passée et d'oublier les autres. Aussi Wiesel cherchera-t-il à corriger les injustices et surtout à prévenir l'humanité de la possibilité d'un futur Holocauste nucléaire. "Who says l, says 1 for ail men "57, et quand E. Wiesel s'exprime, il le fait aussi au nom des survivants de l'Holocauste, et en notre nom. Selon sa définition, "nous sommes responsables aussi des survivants"58.

Quand il se sent responsable d'empêcher l'auto-destruction du monde actuel, il s'adresse directement à nous, lecteurs, à nous, survivants. Le rôle qu'il s'est assigné est partagé par de nombreux

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41 témoins de "l'Événement", qui pensent avoir été épargnés afm d'accomplir une mission: "ta tell the tale"59, empêcher l'oubli de s'installer, éveiller les consciences. Ce devoir, plus particulier à E. Wiesel, devient sa seule raison de vivre.

Cette attitude provient, semble-t-il, d'une double influence: celle du Hassidisme qui cherche à transformer la tristesse en joie et à donner un sens à ce qui n'en a peut-être pas, et celle de l'existentialisme sartrien, au nom duquel l'homme forge sa propre liberté en se choisissant, sans oublier que ses choix affecteront les autres. Pour Wiesel, les hommes sont responsables les uns des autres et doivent assumer ensemble la condition du monde actuel, en combattant l'ennemi: l'indifférence.

1:

ne faut pas fuir le monde d'hier, et il faut faire face à celui d'aujourd'huI, semble dire Wiesel. Sa viSion se traduit par la "littérature du témoignage,,6o. Seule cette forme d'éCriture est possible face à "l'Événement", selon Wiesel. Affirmer qU'II eXiste "une littérature de l'Holocauste" est un contresens, car Auschwitz nie tous les systèmes et toutes les doctrines61 .

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42

déranger pour surprendre et à s'inscrire dans la mémoire du lecteur. Ainsi, dans La Nuit, au milieu du chaos, le son pur d'un violon brise le silence de la mort et nous fait tressaillir.

L'oeuvre de Wiesel appelle à la vie; elle appelle l'homme moderne à faire un choix et à s'engager dans la vie: Le serment de Kolvillag62 raconte la destruction physique d'un village, symbole de tous les villages, et montre sa renaissance symbolique à travers la sauvegarde d'une vie humaine. Ainsi, le récit se termine sur un message d'espoir et de foi en l'humanité, en sa capacité de reconstruire sur les cendres de l'Holocauste et malgré elle. Pour Elie Wiesel, la littérature a une fonction et l'écriture est plus qu'une profession: ''l'art pour l'art" cède la place à l'art "for man's sake,,63. Témoigner par le biais de l'art, est aussi une forme de plotestation:

We must remember, not only because of the dead; it is too late for them [".] Not only because of the survivors; it may even be late for them. Our remembering is an act of generosity aimed at saving men and women fram apathy to evil, if not from evil itself.64

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43 d'ordre moral: celui de changer l'humanité, de la sauver et de lui donner une raison d'être, en lui montrant, sa capacité d'auto-annihilation, à travers l'Holocauste.

Tout en prévenant les générations futures des périls qu'incarnent la discrimination, l'oppression et l'injustice, l'auteur réussit, Incidemment, à transformer sa propre souffrance en un acte de créativité. ToutefOIS, Elie Wiesel ne se considère pas écrivain: il clst d'abord et avant tout un "messager" dont le devoir est de remplir une mission: celle de témoigner.

Avant de pouvoir articuler clairement ce qUi constituera les pIliers de son oeuvre, l'enfant de Sighet, devenu "un vieil homme" à dix-sept ans, se recueillera dans un long silence (de 1945 à 1955).

Wiesel émerge de sa retraite impuissant face au cnme absolu, face à l'Holocauste: doit-il se taire, hurler ou murmurer ?65 Son premier point de référence est la tradition juive, dont il hérite le sens uu partage et de la communication: le témOin, martyr dans la religion chrétienne, y occupe la fonction essentielle de "messager" .

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Si vous me servez de témoin, je suis votre Dieu; si vous récusez le rôle, je refuse le mien. 66

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Dieu semble avoir besoin des hommes pour se manifester: Wiesel implique qu'ils forment le lien, l'intermédiaire, avec les sphères célestes.

Par ailleurs, l'appel des "morts-vivants" de "l'univers concentrationnaire", persiste, le hante et accuse le besoin de perpétuer la mémoire; le "N'oubliez pas"67 de Shimon Dubnov est un cri, un appel, six millions da fOIS répétés; il manifeste l'idée fixe des victimes d'être

raconté~ ou de raconter, "and that became an obsession, the single most powerful ob~esslon that permeated ail the lives ( ... ) of these people"68. Chaque ghetto avait son historien, et Chaque camp, son chroniqueur. Ringelblum et Kaplan, Marshall Roinick et Anne Frank, Rabbi Simon Ruberland et Leo Welles69

, tenaient un journal, prenaient des notes pour témOigner des horreurs, des enfants jetés dans les flammes 70, de l'existence "des cheminées"71, pour rester fidèles à eux-mêmes et aux autres.

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614ème commandement, au nom duquel chaque Juif aurait l'obligation de suivre sa traditior (témoigner), en maintenant le lien avec son passé vieux de quatre mille ans, et d'assurer par là le souvenir des martyrs dans le monde post-holocélustlen. AUSSI, Wiesel témoigne à la fOIS de la sainteté du Sinaï et de l'Inhumanité d'Auschwitz, solidifiant par là ses liens avec le passé juif, sans toutefoIs y replonger. POLIr Fackenhelm, comme pour Wiesel, il est Impératif de déposer et d'assumer le poids de l'Histoire afin que la mémoire des camps entre <.Jans l'actualité.

Son propre silence et celui de l'humanité révèlent à l'auteur "Ia mission" et la responsabilité, du survivant; mais ce qU'II a vécu se situe "au-delà du langage"73, au-delà des mots semble-t-il: quel mode d'expression utiliser pour traduire "l'Événement" ? Mauriac, le premier, l'incitera à écrire et à éditer son premier ouvrage: "11 f3Ut parler ... Il faut parler aussi"74, lui répète-t-il. L'obsession qUI tenaille Wiesel à titre de Juif et de survivant, s'exprimera dans son autobiographie, La NUIt, par un style sans complaisance, ni envers autrUI, ni envers lUI-même. L'auteur raconte l'Holocauste au moyen de phrases brèves, dénuées de sentimentalisme, de grandiloquence, de rhétorique ou d'Idées abstraites. Cette technique d'écriture sous-dit ce qui est dit et condense mille mots

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en un: "Jamais je n'oublierai cette nuit. Jamais je n'oublierai cette fumée. "75, dit Eliézer.

La Nuit marque le début du cauchemar de Wiesel, le début 11e son oeuvre et de son leitmotiv. Elle suggérera les tnèmes qUI jonchent ses écrits posténeurs, ceux de la mémoire, du silence et de l'impuissance des mots, thèmes qUI eXistent pour "la nuit" et è cause d'elle. Pareil à un témoin à la barre, le survivant combat l'oubli de cette "nuit", car l'oubli entraînerait sa propre destruction: il signifierait une deuXième mort pour les victimes san~ sépultures, car seuls les mots peuvent ranimer des milliers de communautés détruites. Oublier Impartirait également une autre victoire à l'ennemi qUI répétait "même si tu survis, même si tu

racontes, nul ne te croiralt"76. En exterminant le peuple juif, les nazis essayaient d'éteindre et de réduire au silence sa mémoire. Le processus déjà engaoé réduIsit les villes en quartiers, les quartiers en maisons, les maisons en cendres et les êtres survivants dans les camps de conct::ntratlon, en numéros: "Je deviens A-7713. Je n'eus plus désormais d'autre nom,,77, raconte Wiesel.

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47 mais surtout un acte de victoire de l'esprit sur le corps: la fin de

NUll

implique l'inverse, car le no A-7713 ne tenait plus à sa mère, à son père et à son passé; seul un morceau de pain pouvait l'exalter: "Notre premier geste d'hommes libres fut de nous Jeter sur le ravitaJllement"lH, raconte l'auteur. ToutefoIs, l'acte d'écrire est une victoire, 1111 acte de réslstancn

et de restitution du moi, prouvant que l'homme et sa mémOire n'ont pas succombé à l'univers déshumanisant des "camps de la mort". Raconter permettra également à Wiesel d'exorCiser sa propre envie de tuer, de sombrer dans la folie ou le suicide, car Il expérimente ces solutions par l'écriture. Témoigner est donc avant tout une affirmation de la vie et surtout de la survie: déposer permet a la victime d'opposer à son moi-passé (à son mOI mort) son moi de survivane9, et de confronter l'un à

l'autre, en liant le passé et le présent par le témoignage.

Dans La Nuit, alors que tout en Ehézer est mort, sa famille, sa fOI en Dieu, l'enfant en lUI, le reflet de son visage dans le mirOir "où un cadavre me contemplait"aO marque la fin de la nuit et le début de la sur-vie. Elie Wiesel doit survivre, car Il a tout vu changer autour de lUI, jusqu'à son propre visage; car Il cherche à comprendre ce changement et à nous rappeler l'existence de ce cadavre symbolique, prodUit du

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48 monde chaotIque (comparable au cataclysme cosmique) où il vécu. Le survivant se sent obligé de raconter ce qui autrement, resterait enfoui sous les cendres. Son rôle est double pUisqu'II doit assumer la continuité avec le passé et préserver ce passé pour sauvegarder les générations futures.

De La Nuit, où Wiesel montre la désintégration de l'être humain, sa pensée s'achemine vers la réintégration (dans L' Aube81, Le Jour82) et vers l'expansion: J,..e Serment de Kolvillag est un appel à la vie. Avec ce roman, Wiesel modifie la conception qu'il avait du rôle du témoin. Il n'exige plus que son témoignage prenne des dimensions historiques et cosmiques, mais avant tout personnelles: le but d'Azriel, témoin du massacre de Kolvillag, n'est pas de sauver le monde ou d'annoncer le Messie mais d'aider un homme en lui apprenant à ne pas désespérer et à concevoir la vie, même après Auschwitz.

L'humanisme, dont font preuve Azriel et Wiesel, vient de leur tradition juive: tous deux choisiront de raconter l'Histoire pour sauver un homme. Cette nouvelle conception du témoignage sanctifie le survivant au risque d'éclipser la victime. S'il est vrai que le témoin ne peut

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49 qu'exprimer sa propre vérité et sa propre expérience, incidemment, il devient le messager de l'expérience collective juive à laquelle il assigne une place dans l'HistOire. "1 have received the words and ln combllllllg

them, 1 am simply fulfilling the function of a messenger"B " dit Wiesel. L'homme juif a reçu de Dieu sur le Mont Sinaï des mots porteurs de foi et de vie: il doit réutiliser ces mêmes mots pour expnmer l'épreuve du néant. Dès lors, il assume un rôle qui se confond avec celUI d'éCrivain ou d'artiste.

Ce messager est un "exilé-survivant", car le langage et les hommes qui l'ont entouré sont disparus. Rabbi Zousia de Koloney dira à Azriel: "Tu seras Navenadnik, en exil perpétuel, étranger parmi des étrangers [ ... ]"84. Dans le monde amnésique d'aujourd'huI l'exilé-survivant est déchiré entre son monde ancien, ses traditions, son passé et son moi de survivant.

Wiesel traduit cette double appartenance par un style d'écriture et des références issus tant du HasSidisme que du roman français. I)ans La Nuit, le double du témoin, à la fois mortel et immortel, est le père d'Eliezer, dans la mesure où il reflète les tourments de son fils .

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