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Les origines et les transformations institutionnelles du Royaume de Shu (907-965)

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LES ORIGINES ET LES TRANSFORMATIONS INSTITUTIONNELLES DU ROYAUME DE SHU (907-965)

Par

Sébastien Rivest

Département d‟études est-asiatiques Université McGill, Montréal

Mémoire présenté à l‟Université McGill en vue de l‟obtention du grade de

Maîtrise ès arts (M.A.)

Septembre 2010

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TABLE DES MATIÈRES : Abstract/Résumé ii Remerciements iii Conventions iv Abréviations v Introduction 0.1 La transition Tang-Song 1

0.2 Les rapports État-société 4

0.3 Les enjeux historiographiques 9

I Le contexte historique 16

1.1 L‟érosion de l‟aristocratie (763-875) 16

1.2 Le temps des rébellions et la destruction de l‟aristocratie (860-907) 29 1.3 Les Cinq dynasties et le nouvel ordre politique (907-960) 36

II Le Royaume de Shu antérieur (907-925) 49

2.1 Les loyalistes en exil à Chengdu 56

2.2 Le loyalisme de l‟armée Zhongwu 65

2.3 La morphologie d‟un État loyaliste 79

a) Les Trois départements 81

b) Le Secrétariat impérial 83

c) La Chancellerie impériale 92

d) Le Département des affaires d‟État 98

e) La dichotomie entre lettrés de cour et militaires 102

III Le Royaume de Shu postérieur (934-965) 108

3.1 Les associés de Meng Zhixiang et les régents de son successeur 113

3.2 Le développement des préfectures 129

3.3 Une bureaucratie renouvelée, un État transformé 136

Conclusion 143

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ABSTRACT :

This thesis is a regional case study on the metamorphosis of state institutions at a time when China went through an important period of political division. This period was known as the Five Dynasties and Ten Kingdoms (907-979), which followed the downfall of the Tang Empire (618-907). At this time, the Kingdom of Shu, which was located approximately in the present-day province of Sichuan in Southwest China, was in the process of forming an independent political entity successively governed by two different regimes. In search of a better understanding of the evolution of this kingdom, I am analyzing the process by which a change of regime ushered in new elites to state control, which affected not only the state structure, but also the nature of the interactions between society and various levels of political power.

RÉSUMÉ :

Ce mémoire ce veut être une étude de cas régional sur la métamorphose des institutions étatiques à une époque où la Chine traverse une importante période de division politique. Il s‟agit de la période qui suit la chute de l‟empire Tang (618-907), laquelle est connue sous le nom de Cinq dynasties et Dix royaumes (907-979). À cette époque, le Royaume de Shu, lequel correspondait à l‟actuelle province du Sichuan dans le Sud-ouest de la Chine, formait alors une entité politique indépendante successivement gouvernée par deux régimes différents. En quête d‟une meilleure compréhension de l‟évolution de ce royaume, j‟y analyse le processus par lequel un changement de régime amène de nouvelles élites au contrôle de l‟État, ce qui non seulement affecte la structure de l‟État, mais également la nature des interactions entre la société et les divers échelons du pouvoir politique.

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REMERCIEMENTS :

Pour la plupart des étudiants à la maîtrise, la rédaction d‟un mémoire est un défi considérable. Pour cause, rares sont ceux qui eurent au préalable le loisir d‟écrire des essais excédant la trentaine de pages. Bien que largement compensées par les délices de l‟engagement intellectuel, ce serait mentir que de dire que cette aventure ne fit à aucun moment l‟objet d‟angoisses liées au désir de bien faire. Ainsi, si aujourd‟hui je peux me féliciter d‟avoir accompli une tâche significative, en revanche je ne peux taire les tapes sur l‟épaule qui m‟ont prémuni contre la tentation de baisser les bras.

Naturellement, je dois rendre une fière chandelle à ceux sans qui moi et mon mémoire ne vaudraient même pas la défaite des Plaines. Notamment, j‟ai la chance d‟avoir une perle rare pour épouse, Xing Qin 邢琴, laquelle est admirable en tous points, elle qui me couvre inlassablement d‟amour et qui me réitère constamment sa confiance en mes capacités. La nature a également voulu que j‟aie de bons parents, André Rivest et Odette Moreau, eux qui ont fait en sorte que je ne manque de rien et qui m‟ont inculqué de bonnes valeurs, sans lesquelles je ne serais pas où j‟en suis. Une pensée serait également suggérée pour ma marraine Francine Moreau et mon parrain Pierre Moreau, lequel m‟a le premier encouragé à étudier l‟histoire. À leur façon, mes amis m‟ont eux aussi apporté un soutient dont je n‟aurais pu me dispenser.

Je tiens tout particulièrement à exprimer ma reconnaissance envers le professeur Robin D. S. Yates. D‟une part, je tiens à le remercier pour ses bons conseils et tout ce qu‟il fit et continu de faire pour moi. Il est incontestablement un chic professeur, un

gentleman, qui fait constamment preuve d‟ouverture et d‟un incroyable respect

d‟autrui. D‟autre part, j‟aimerais rendre hommage à ses efforts soutenus pour

constamment enrichir notre collection de sources chinoises, lui qui ne cesse d‟offrir à ses frais des ouvrages de qualité à la bibliothèque. J‟aimerais également témoigner ma gratitude à l‟endroit des professeurs Kenneth Dean et Griet Vankeerberghen, lesquels ont eux aussi contribué à ma formation à McGill, ainsi qu‟au professeur Christian Lamouroux de l‟École des Hautes Études en Sciences Sociales, lequel me fit

l‟honneur d‟accepter de lire et commenter le présent mémoire. Enfin, mille fois merci au C. R. S. H. pour la précieuse bourse qui me fut octroyée au cours de l‟année scolaire 2008-2009.

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CONVENTIONS :

Le système de romanisation communément appelé pinyin a été employé pour l‟orthographe des noms propres d‟origine chinoise. Pour ce qui est des termes techniques chinois que nous avons traduit en français, le lecteur pourra les trouver entre parenthèse à la suite des traductions. Dans de tels cas, nous avons inséré aussi bien les caractères originaux que leur transcription phonétique. Par contre, lorsque nous avons traduit des passages plus longs tirés des sources primaires, faute d‟espace, la traduction n‟est généralement suivie que des caractères chinois. Enfin, la plupart des sources primaires mentionnées en notes sont sous forme abrégée. Le lecteur trouvera une liste des abréviations utilisées à la page suivante et devra se reporter à la bibliographie des ouvrages cités en fin de mémoire pour consulter les références bibliographiques complètes.

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ABRÉVIATIONS :

CFYG : Cefu yuangui 冊府元龜 DDSL : Dongdu shilue 東都事略 JGZ : Jiuguo zhi 九國志

JJL : Jianjie lu 鋻誡錄 JTS : Jiu Tang shu 舊唐書 JWDS : Jiu Wudai shi 舊五代史 SGCQ : Shiguo chunqiu 十國春秋 SS : Song shi 宋史

STW : Shu taowu 蜀檮杌 THY : Tang huiyao 唐會要 WDHY : Wudai huiyao 五代會要 WDSB : Wudai shibu 五代史補 WGGS : Wuguo gushi 五國故事 XTS : Xin Tang shu 新唐書 XWDS : Xin Wudai shi 新五代史 ZZTJ : Zizhi tongjian 資治通鑑

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INTRODUCTION

0. 1 La transition Tang-Song

En 1922, le sinologue japonais Naitō Konan 内藤湖南 (1866-1934) publia un article influent dans lequel il exposa son théorème de la « transition Tang-Song »1. En l‟occurrence, il y avançait l‟hypothèse que durant les dynasties Tang 唐 (618-907) et Song 宋 (960-1279), la Chine vécut de profondes transformations marquant une rupture entre les périodes « médiévale » et « moderne ». Bien qu‟ardemment insufflée par l‟expérience européenne2

, une telle périodisation historique avait néanmoins la légitimité de reposer sur deux prémisses largement corroborées. D‟une part, la dissolution d‟une élite de type aristocratique comme groupe organisé dominant le théâtre politique3 et sa substitution par des bureaucrates en théorie sélectionnés grâce à un système d‟examens4. D‟autre part, l‟abandon d‟une vision physiocratique de l‟économie et de la société, une vive intensification des échanges commerciaux, une forte hausse démographique ainsi qu‟un formidable essor de l‟urbanisation5

.

1

Naitō Konan, « Gaikatsuteki Tō-Sō jidai kan 概括的唐宋時代觀 », Rekishi to chiri 歷史と地理 9. 5 (1922), pp. 1-12. L‟article intégral fut traduit en anglais par Joshua A. Fogel sous le titre « A

Comprehensive Look at the T‟ang-Sung Period », Chinese Studies in History 17. 1 (1983), pp. 88-99. Voir également Joshua A. Fogel, Politics and Sinology: The Case of Naitō Konan (1866-1934) (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1984), pp. 163-210; Miyakawa Hisayuki, « An Outline of the Naitō Hypothesis and Its Effects on Japanese Studies of China », Far Eastern Quarterly 14. 4 (1955), pp. 533-553.

2 Luo Yinan, « A Study of the Changes in the Tang-Song Transition Model », Journal of Song-Yuan

Studies 35 (2005), pp. 101-102; Richard von Glahn, « Imagining Pre-modern China », dans Paul Jakov

Smith et Richard von Glahn, éds., The Song-Yuan-Ming Transition in Chinese History (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 2003), pp. 37-39.

3 Le terme « aristocratie » pour désigner les quelques familles dominant les institutions politiques sous

la dynastie Tang tiendrait surtout à leurs conditions de reproduction sociale. Ainsi, ces familles auraient monopolisé les postes à la cour sur plusieurs générations grâce à des privilèges héréditaires et des pratiques endogames clairement circonscrites par des généalogies. Sur ces questions, voir Patricia B. Ebrey, The Aristocratic Families of Early Imperial China : A Case Study of the Po-ling Ts’ui Family (Cambridge : Cambridge University Press, 1978); David G. Johnson, The Medieval Chinese Oligarchy (Boulder : Westview Press, 1977); James L. Watson, « Chinese Kinship Reconsidered : Anthropological Perspectives on Historical Research », China Quarterly 1982. 92, pp. 589-622.

4 John W. Chaffee, The Thorny Gates of Learning in Sung China : A Social History of Examinations

(Cambridge : Cambridge University Press, 1985); Thomas H. C. Lee, Government Education and

Examinations in Sung China (New York : St Martin‟s Press; Hong Kong : The Chinese University Press,

1985).

5 Denis C. Twitchett, « The T‟ang Market System », Asia Major, new series, 12. 2 (1966), pp. 202-248;

« Merchant, Trade and Government in Late T‟ang », Asia Major, new series, 14. 1 (1968), pp. 63-95; Shiba Yoshinobu, Commerce and Society in Sung China, trad. Mark Elvin (Ann Arbor : The University of Michigan Press, 1970); Heng Chye Kiang, Cities of Aristocrats and Bureaucrats : The Development

of Medieval Chinese Cityscapes (Honolulu : University of Hawai‟i Press, 1999); Christian Lamouroux,

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Inspirés des travaux de Naitō, de nombreux sinologues cherchèrent à approfondir la nature des transformations socioéconomiques de cette période pour mieux en saisir les conséquences globales sur les périodes subséquentes. Notamment, s‟appuyant sur lesdites prémisses de la « transition », Robert M. Hartwell entreprit d‟en documenter les axiomes afin de mieux comprendre comment les changements socioéconomiques affectèrent les institutions politiques de l‟empire et vice-versa6

. Ainsi fit-il remonter les origines du processus de transformation aux crises politiques de la dynastie Tang, notamment la rébellion d‟An Lushan 安祿山 (755-763)7

, dont le contrecoup décisif aurait été d‟avoir durablement secoué le traditionnel cœur économique et politique de l‟empire, la plaine septentrionale, et entraîné une modification de l‟ordre géopolitique en faveur des régions méridionales. Du coup, les exodes migratoires, la mise en valeur du Sud, et l‟explosion démographique qui l‟accompagna, ainsi que le déclin de

l‟autorité impériale entre les VIIIe

et Xe siècles auraient conduit à l‟émergence de nouvelles élites dites « professionnelles », lesquelles dominèrent l‟État sous la dynastie Song.

Selon Hartwell, en dépit de leur ampleur, les bouleversements socioéconomiques eurent, semble-t-il, une incidence politique plutôt restreinte, se limitant pour ainsi dire à une restructuration spatiale du pouvoir politique. C‟est-à-dire, le développement d‟entités administratives régionales et locales répondant aux nouvelles structures démographiques et une progressive relocalisation des centres d‟autorité politique vers le Sud. Toutefois, en ce qui a trait à la signification historique de la venue de nouvelles élites, Hartwell se posa en termes résolument révisionnistes. Ainsi, auteur d‟une critique polémiste des thèses d‟Edward A. Kracke, lequel inférait que le système des examens de la dynastie Song fut un grand vecteur de mobilité sociale8, il argumenta en

pp. 183-213; Valerie Hansen, Changing Gods in Medieval China, 1127-1276 (Princeton : Princeton University Press, 1989).

6 Robert M. Hartwell, « Demographic, Political, and Social Transformations of China, 750-1550 »,

Harvard Journal of Asiatic Studies 42.2 (1982), pp. 365-442. Pour une analyse récente de la

contribution d‟Hartwell, voir Luo Yinan (2005 : 101-113).

7 Sur la rébellion d‟An Lushan, voir Robert des Rotours, trad., Histoire de Ngan Lou-chan (Paris :

Presses Universitaires de France, 1962); Edwin G. Pulleyblank, The Background of the Rebellion of An

Lu-shan (London : Oxford University Press, 1955); Jonathan Karam Skaff, « Barbarians at the Gates?

The Tang Frontier Military and the An Lushan Rebellion », War & Society 18. 2 (2000), pp. 23-35.

8 Edward A. Kracke, « Family vs. Merit in Chinese Civil Service Examinations under the Empire »,

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faveur du fait que les élites se maintenaient au sommet de la hiérarchie sociopolitique grâce à un accès quasi héréditaire aux fonctions bureaucratiques9.

D‟après le raisonnement d‟Hartwell, les bureaucrates de la dynastie Song ne se distinguaient fondamentalement pas de l‟ancienne clientèle impériale de la dynastie Tang. En ce sens qu‟eux et leurs progénitures se seraient également perpétués au pouvoir grâce au népotisme et à l‟endogamie, tandis que les examens n‟auraient été qu‟un « non-facteur virtuel de mobilité sociale »10. En fait, selon lui, l‟avènement de nouvelles élites n‟apparaît que comme le reflet d‟un changement de fortune, d‟un basculement spatial de la suprématie économique et sociopolitique. Autrement dit, ailleurs émerge un nouveau groupe de familles maintenant une même attitude face au pouvoir que leurs prédécesseurs ayant perdu la prééminence en raison d‟un simple déclin régional. Il ne s‟agirait donc que d‟une substitution traditionaliste ne faisant l‟objet d‟aucune remise en question de l‟ordre ancien.

Rétrospectivement, il nous semble clair que la transformation des élites entre les VIIIe et Xe siècles ne saurait s‟expliquer uniquement du fait de causes économiques, ou de changements géopolitiques, sans tenir compte de facteurs culturels. Car, après tout, les différences entre les valeurs défendues par les membres de la clientèle

impériale de la dynastie Tang et lesdites élites « professionnelles » de la dynastie Song sont plutôt significatives. Ainsi, s‟appuyant sur une comparaison des épitaphes dédiées aux hommes d‟État influents des dynasties Tang et Song, Beverly J. Bossler confirme l‟idée voulant qu‟une transformation des normes culturelles régissant le prestige des élites ait survenu entre les deux dynasties11. Selon son analyse, les épitaphes Tang

960-1067 (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1953).

9 Durant les années 1980-1990, le recrutement bureaucratique attira particulièrement l‟attention. Alors,

le principal débat consistait à savoir dans quelle mesure les examens furent une voie de mobilité sociale sous la dynastie Song. Il fut entre autres établi que la seule réussite aux examens ne garantissait en rien l‟obtention d‟un poste bureaucratique et que les affinités politiques demeuraient cruciales. Cependant, il semble que les prestigieux réseaux sociaux n‟étaient pas aussi clos qu‟on aurait pu le croire, la réussite aux examens pouvant parfois y donner accès. Pour une synthèse du débat et ses enjeux, voir entre autres Patricia B. Ebrey, « The Dynamics of Elite Domination in Sung China », Harvard Journal of

Asiatic Studies 48. 2 (1988), pp. 493-519; Beverly J. Bossler, Powerful Relations : Kinship, Status, and the State in Sung China (960-1279) (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1998).

10 L‟expression vient de John W. Chaffee (1985 : 11). Voir également Peter K. Bol, « The Sung

Examination System and the Shih », Asia Major, 3rd series, 3. 2 (1990), pp. 149-171.

11

Beverly J. Bossler (1998 : 12-24). Pour un autre argument allant dans le même sens, voir Peter K. Bol, “This Culture of Ours” : Intellectual Transitions in T’ang and Sung China (Stanford : Stanford University Press, 1992), pp. 32-75.

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insisteraient sur l‟appartenance à un illustre lignage conférant un irréprochable

pedigree prédéterminant les relations sociales et agissant telle une garantie de moralité. À l‟opposé, les épitaphes Song cesseraient quant à elles d‟insister sur les ancêtres lointains pour se focaliser sur les descendants dont le statut social ne garantit plus la moralité. À l‟inverse, le degré de moralité conditionne désormais le statut social, faisant ainsi en sorte que les prestigieux réseaux sociaux s‟ouvrent dans une certaine mesure aux plus doués.

0. 2 Les rapports État-société

À l‟avènement de la dynastie Song en 960, la culture aristocratique serait donc devenue obsolète. Ce qui ne veut en rien dire que le système de recrutement étatique devint totalement objectif, impersonnel et méritocratique. Après tout, les luttes de pouvoir sont inhérentes à toute forme organisationnelle et il est fatal que les acteurs engagés développent constamment de nouvelles stratégies adaptées aux conditions du temps pour se maintenir dans une position dominante. Seulement, pour être à même d‟exercer une autorité, celle-ci doit avant tout être légitime, donc être reconnue et fondée sur un ensemble de valeurs diffusées dans la société. Or, depuis la fin du VIIIe siècle, comme nous le verrons plus en détail au premier chapitre, les changements socioéconomiques et politiques qui affectèrent l‟empire furent accompagnés de nouvelles valeurs et attitudes remettant en cause la légitimité de l‟aristocratie.

Pierre Bourdieu a certainement raison de soutenir que le pouvoir politique ne représente toujours qu‟un « champ » parmi d‟autres et que ses discours ne sauraient émaner d‟eux-mêmes12

. En fait, ceux-ci devraient plutôt être compris dans leurs relations avec les autres « champs », ainsi qu‟avec l‟univers social qui les motive. Autrement dit, il y aurait une homologie entre l‟espace politique et l‟espace social, de sorte que toute action étatique doit être accompagnée « d‟une disposition à la

reconnaissance » permettant d‟obtenir la collaboration des gouvernés « grâce à l‟assistance des mécanismes sociaux capables de produire [une] complicité »13

. Or,

12 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique (Paris : Éditions du Seuil, 2001), pp. 155-279. 13 Pierre Bourdieu (2001: 167).

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cette complicité, affirme Bourdieu, ne saurait être obtenue durablement moyennant la force physique. Ainsi développe-t-il la notion de « pouvoir symbolique » pour

expliquer qu‟à l‟intérieur de hiérarchies établies, dans lesquelles existent certaines valeurs communes, le pouvoir s‟exerce généralement à l‟intérieur même de la vie sociale par des gestes symboliques rendant le pouvoir non seulement invisible et méconnu, mais surtout reconnu donc légitime. Du coup, pour pouvoir transformer la société, il faut d‟abord être en mesure d‟y transformer la compréhension du monde social, ce de manière à inverser le rapport des forces menant à la domination et à l‟imposition du pouvoir symbolique, une entreprise qui ne va pas de soi.

Depuis fort longtemps, nous sommes accoutumés à une littérature nous disposant à percevoir l‟État et ses institutions comme des superstructures d‟autorité imposant de constantes contraintes aux individus, lesquels revêtent des allures de fantoches

désemparés sous la main du pouvoir politique tirant les ficelles. Pensons par exemple à Max Weber, pour qui la bureaucratie incarnait une machine indestructible de contrôle, la quintessence du pouvoir politique, le fer de lance du despotisme, la marque distinctive de l‟État moderne rationnel14

. Ou encore, Étienne Balazs qui semblait tellement croire en la sociologie wébérienne, approchée tel un ensemble de lois historiques, qu‟il chercha les leçons à tirer de la bureaucratie en Chine impériale pour mieux anticiper le futur totalitaire de l‟Occident15. En fait, l‟empreinte de la cybernétique est telle que nous cherchons rarement à savoir en quoi les individus contraignent eux aussi les institutions.

Michel Crozier et Erhard Friedberg, notamment, nous avisaient du danger de concevoir les organisations telles des objets autarciques investis d‟une rationalité intrinsèque leur permettant invariablement de réaliser leurs finalités, lesquelles s‟imposeraient à des acteurs déjà conditionnés par la rationalité organisationnelle16

. Car, selon eux, les organisations ne seraient guère plus que des construits sociaux à l‟intérieur desquels s‟organisent les actions collectives. Ainsi, ce serait avant tout les

14 Max Weber, « Bureaucracy », dans H. H. Gerth et C. Wright Mills, trad.-éd., From Max Weber :

Essays in Sociology (New York : Oxford University Press, 1974), pp. 196-239.

15

Étienne Balazs, La bureaucratie céleste. Recherches sur l’économie et la société de la Chine

traditionnelle (Paris : Éditions Gallimard, 1968), pp. 41-43.

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acteurs qui donnent corps aux organisations. Et comme ceux-ci poursuivent en tout temps leurs propres objectifs, lesquels sont tantôt conciliables tantôt contradictoires, il ne peut jamais y avoir une parfaite homogénéité des vues. Pour cette raison, au sein des organisations se déroule un perpétuel jeu stratégique dont les enjeux sont toujours redéfinis. C‟est-à-dire que tous les acteurs entendent constamment voir triompher leurs intérêts, ce qu‟ils ne parviennent jamais à réaliser pleinement, aussi puissants soient-ils, car sans cesse forcés de négocier avec une part d‟incertitude quant aux choix des autres, lesquels vont inévitablement chercher à adapter leurs propres stratégies. Ainsi, chaque organisation est astreinte à une contingence structurelle liée aux complexes relations de pouvoir inhérentes à toutes formes organisationnelles.

Il serait donc inapproprié de chercher à présenter un idéal-type de la bureaucratie ou de ne pas chercher à comprendre comment la société pouvait transformer l‟État. En ce sens, Marie-Ève Ouellet nous fit prendre conscience de l‟urgence de concilier deux approches pour parvenir à une meilleure intelligence de l‟histoire étatique17. D‟une part, l‟approche « institutionnelle », laquelle tend à privilégier les structures

gouvernementales. D‟autre part, l‟approche « sociale » qui préfère étudier l‟État à travers ses relations avec la société plutôt que par le biais de ses institutions. Ainsi, en analysant l‟évolution des institutions étatiques en parallèle avec le contexte social, autrement dit en joignant des perspectives structurelles et pratiques, il sera possible de gagner une nouvelle vision corrélative, donc productive, des rapports État-société. Du coup, nous pourrons également nous sensibiliser aux limites du pouvoir politique et à l‟importance des réseaux sociaux dans l‟exercice du pouvoir.

En nous inspirant de ces quelques fondements théoriques, notre objectif sera donc de parvenir à une meilleure compréhension de la transformation des élites et des institutions étatiques durant ladite « transition Tang-Song ». D‟emblée, disons que, par transformation des élites, nous n‟entendons pas un simple processus par lequel un groupe donné dominant le pouvoir politique se transforme spontanément de par sa propre nature en assurant sa perpétuité. En fait, nous l‟entendons plutôt comme l‟issue

17 Marie-Ève Ouellet, « Structures et pratiques dans l‟historiographie de l‟État en Nouvelle-France »,

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de luttes nées d‟une contestation de la légitimité d‟un groupe dominant par d‟autres groupes sociaux aptes à se substituer au précédent ou à le forcer à se conformer à de nouvelles normes. Ainsi, de « élites » pouvons-nous donner la définition suivante : « Un syntagme permettant d‟embrasser […] les divers types de groupes dirigeants ou dominants qui se sont succédé […] et dont les appellations datées ont changé au fil des régimes. [Surtout, il rappelle] la forme plurielle des groupes en lutte dans le champ du pouvoir et leur légitimité en permanence contestée »18.

Selon nous, un principe fondamental est donc celui de la pluralité des élites que compte une société, lesquelles peuvent se distinguer de plusieurs manières, à débuter par la nature de leurs activités, la source et l‟étendue de leur autorité. Naturellement, les élites auxquelles il nous est le plus facile de faire allusion en contexte impérial sont celles qui se rattachent à l‟État, c‟est-à-dire aux multiples institutions qui incarnent la puissance politique de l‟empereur et sa cour. Toutefois, ne considérant que de telles élites et faisant abstraction de la pluralité, il devient trop aisé d‟associer les sujets de l‟empire à un vaste « groupement [dont] le maintien de l‟ordre est garanti par le comportement de personnes déterminées, instituées spécialement pour en assurer l‟exécution » et de définir l‟État comme « une entreprise politique de caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l‟application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime »19

. Certes, nous ne répudions pas l‟intégralité de ce postulat wébérien, à savoir que l‟État correspond à une forme d‟organisation politique supérieure qui se situe au-dessus de la société grâce à un appareil administratif et juridique sophistiqué. Seulement, nous nous opposons à l‟idée voulant que les sphères étatiques soient autonomes vis-à-vis de la société et détentrices d‟un monopole politique20. Car, en effet, admettre que l‟État

18

Christophe Charle, « Légitimité en péril. Éléments pour une histoire comparée des élites et de l‟État en France et en Europe occidentale (XIXe-XXe siècles) », Actes de la recherche en sciences sociales 116-117 (1997), p. 39.

19 Max Weber, Économie et société. Tome 1 : Les catégories de la sociologie (Paris : Pocket, 1995), pp.

88, 97.

20 John Gledhill, « Introduction : The Comparative Analysis of Social and Political Transitions », dans

John Gledhill, Barbara Bender et Mogens Trolle Larsen, éds., State and Society : The Emergence and

Development of Social Hierarchy and Political Centralization (London : Unwin Hyman, 1988), pp.

4-11; Theda Skocpol, « Bringing the State Back In : Strategies of Analysis in Current Research », dans Peter B. Evans, Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol, éds., Bringing the State Back In (Cambridge : Cambridge University Press, 1985), pp. 7-8.

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exerce la violence légitime et l‟autorité légale revient à sous-entendre que coexistent simultanément une violence illégitime et une autorité illégale. Or, nous devons bien reconnaître que la légitimité et la légalité ne répondent que très rarement à des critères objectifs. En fait, il s‟agirait davantage d‟attributs relatifs variant selon un rapport de forces.

Du vivant même de Max Weber, en 1884, Friedrich Engels écrivit : « ce pouvoir issu de la société, mais qui se place au-dessus d‟elle et lui devient de plus en plus étranger, c‟est l‟État »21

. Malgré la subtilité de cet énoncé, s‟y révèle tout de même une évocation du célèbre précepte marxiste servant à l‟explication de la succession des régimes politiques : la lutte des classes. Certes, chez Weber comme chez Engels et Karl Marx, l‟État est perçu comme une forme de pouvoir répressive. Toutefois, contrairement à Weber qui semble faire des individus dominés par l‟État des êtres passifs conditionnés à la soumission, Engels et Marx insistent davantage sur la dynamique conflictuelle des rapports État-société en introduisant des notions telles que résistance et prise de conscience. Voici donc comment nous pourrions interpréter le sens de la phrase citée ci-dessus. D‟une part, l‟opposition entre l‟État et la société s‟inscrit dans le cadre d‟une lutte de classes. C‟est-à-dire que l‟État est l‟outil par lequel la classe dirigeante assoit sa domination économique sur les classes dominées, lesquelles dans leurs luttes pour l‟inversion dudit rapport de domination prennent conscience de leur statut, ce qui les conduit à renverser l‟État ennemi pour en instaurer un nouveau répondant à leurs intérêts. D‟autre part, à l‟instar de la lutte des classes à laquelle ils sont associés, les affrontements entre l‟État et la société ne prennent jamais durablement fin. En ce sens que si chaque État se met en place à la suite d‟une

révolution, donc avec le soutien de la société, la volonté de la nouvelle classe dirigeante de consolider sa domination économique fera en sorte de la distancer toujours plus de la société et d‟éveiller une nouvelle prise de conscience économique chez les classes dominées et aliénées.

Il est clair qu‟en abordant la conception marxiste de l‟État, notre objectif n‟est pas

21 Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (Paris : Éditions Sociales,

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de nous faire les avocats de la théorie de la lutte des classes. Le fait étant que celle-ci tend à faire de la domination économique l‟enjeu de toutes les luttes politiques et le fondement à l‟origine des groupements sociaux. Non pas que l‟économie n‟est pas un facteur important, bien au contraire, seulement d‟autres éléments sont à prendre en considération, notamment la culture. Il est ainsi tout à fait probable que les réseaux sociaux et les alliances politiques transcendent les statuts économiques. D‟autant plus que le pouvoir peut non seulement s‟exercer autrement que par la seule domination économique, mais peut également présenter des formes rétributives autres

qu‟économiques. Toutefois, outre le dogme économique face auquel nous devons être circonspects, le modèle marxiste a au moins le mérite d‟opérer une distinction entre l‟État, au sens de gouvernement, et la société, sans pour autant considérer le premier comme une entité autonome à l‟égard de la seconde.

0. 3 Les enjeux historiographiques

Ayant choisi de privilégier la genèse de ladite transformation des élites et de l‟État, nous n‟entendons pas analyser l‟évolution des nouvelles élites et institutions après la fondation de la dynastie Song. Un tel choix s‟explique par le fait que si de nombreux prédécesseurs démontrèrent qu‟une telle transformation eut effectivement lieu, en revanche à peu près personne ne démontra éloquemment comment elle se produisit. D‟une part, nous chercherons à retracer les conditions d‟émergence de ces nouvelles élites alors que l‟aristocratie dominait toujours l‟État, ce tout en étant sensibles aux enjeux et aux luttes qui opposaient les divers groupes. Ainsi, une première portion de notre analyse portera sur les années allant de 763 à 907, date après laquelle

l‟aristocratie cesse d‟être un groupe dominant dans la plaine septentrionale, le traditionnel cœur politique de l‟empire. Par la suite, nous serons ainsi amenés à voir dans quelle mesure l‟éviction de l‟aristocratie du paysage politique du Nord et sa substitution par de nouvelles élites transformèrent la nature de l‟État sous les Cinq dynasties (907-960).

Néanmoins, pour bien nous mettre dans le contexte des VIIIe, IXe et Xe siècles tel que nous proposons de le faire au premier chapitre, il est fondamental de remédier à

(17)

certaines idées trompeuses pourtant prédominantes dans l‟historiographie. Ainsi, comme nous le constaterons, l‟empire Tang vécut une importante phase de décentralisation du pouvoir avant de s‟effondrer pour faire place à une période de division politique qui dura jusqu‟à la réunification impériale de la dynastie Song. Pour cette raison, cette période tend à être exclusivement associée à une militarisation de la société ainsi qu‟à une dramatisation des autonomies régionales. D‟An Lushan aux Song, on tend ainsi à nous brosser le portrait chaotique de l‟éboulement d‟un ordre social dont les seuls éléments positifs sont en gestation et doivent patienter plus de deux cent ans pour s‟épanouir grâce à la nouvelle bureaucratie centralisée de la dynastie Song. Autrement dit, il s‟agit d‟une vision antagonique où la centralisation impériale s‟associe à la stabilisation de la société civile, tandis que l‟indépendance de régimes régionaux s‟associe à l‟annihilation civique22

.

Pourtant, très tôt au début des années 1960, Wang Gungwu nous invitait à concevoir différemment la période des Cinq dynasties23. Non pas comme un paroxysme du morcellement de l‟autorité politique, mais bien comme le point de départ d‟un nouveau processus de centralisation et d‟innovations institutionnelles jetant les fondations de la future dynastie Song. Certes, le Nord de la Chine vécut sous les Cinq dynasties une période d‟instabilité politique. Ce qui ne veut pas dire que les luttes de pouvoir se traduisaient toujours par un climat de guerre totale. Ainsi, comme le démontre Naomi Standen, la grande caractéristique de cette instabilité n‟était pas tant la violence que la fréquence des changements d‟allégeances, lesquels peuvent survenir sans coup férir24. D‟un autre côté, nous trouvons également les divers royaumes indépendants du Sud, lesquels semblaient jouir d‟une plus grande stabilité politique, économique et sociale que le Nord.

22

Par exemple, voir Edwin G. Pulleyblank, « The An Lu-shan Rebellion and the Origins of Chronic Militarism in Late T‟ang China », dans John Curtis Perry et Bardwell L. Smith, éds., Essays on Tang

Society (Leiden : Brill, 1976), pp. 59-60. Pour mesurer la persistance de ce genre d‟idées, voir Hugh R.

Clark, « The Southern Kingdoms between the T‟ang and the Sung, 907-979 », dans Denis C. Twitchett et Paul J. Smith, éds., The Cambridge History of China. Volume 5, part 1 : The Sung Dynasty and Its

Precursors, 907-1279 (Cambridge : Cambridge University Press, 2009), pp. 133-205.

23 Wang Gungwu, Divided China : Preparing for Reunification 883-947 – édition révisée de The

Structure of Power in North China during the Five Dynasties (1963) – (Singapore : World Scientific

Publishing, 2007).

24 Naomi Standen, Unbounded Loyalty : Frontier Crossings in Liao China (Honolulu : University of

(18)

En fait, en étudiant l‟histoire de cette période, il faut se garder de se méprendre sur la rhétorique impériale qui se déploie avec force sous la dynastie Song. Il en va ainsi des jugements de certains historiens comme Ouyang Xiu 歐陽修 (1007-1072), auteur de la Nouvelle histoire des Cinq dynasties (Xin Wudai shi 新五代史), lequel percevait les Cinq dynasties et Dix royaumes telle une sombre période dominée par des potentats immoraux et des renégats dépravés25. Toutefois, les dernières études comparant les diverses perceptions qu‟avaient Ouyang Xiu et Xue Juzheng 薛居正 (912-981), auteur de l‟Ancienne histoire des Cinq dynasties (Jiu Wudai shi 舊五代史), tendent à indiquer que les points de vue exprimés par certains historiens Song sont partiaux. Ainsi, Xue Juzheng, lequel vécu aussi bien sous les Cinq dynasties qu‟au début des Song, ne perçoit pas en termes tout à fait négatifs son époque, laquelle n‟apparaît guère comme une ère de déchéance26

.

Un des objectifs de ce mémoire est donc de remédier à cette vision obscurantiste pour parvenir à une meilleure compréhension des institutions politiques sous les Cinq dynasties et Dix royaumes. Néanmoins, comme il s‟agit d‟une complexe période où cohabitent de nombreux États, plutôt que d‟en proposer une histoire globale, il nous apparaît plus réaliste d‟analyser en détail une seule région pour laquelle nous disposons d‟une documentation plus ou moins abondante. Ainsi, après un premier chapitre où nous étudierons de manière générale l‟évolution des rapports État-société entre les VIIIe et Xe siècles, nous consacrerons deux chapitres à l‟évolution des institutions étatiques du royaume de Shu 蜀國, c‟est-à-dire l‟actuelle province du

25 Richard L. Davis, « Images of the South in Ouyang Xiu‟s Historical Records of the Five Dynasties »,

dans Dongwu daxue lishixue xi 東吳大學歷史學系, éd., Shixue yu wenxian 史學與文獻 (Taipei : Xuesheng shuju yinhang, 1998), pp. 97-162; « Martial Men and Military Might in the Historical Writings of Ouyang Xiu », dans Kim Hua Paksa Cengnyen Kinyem Sahak Nonchong 金燁博士停年紀 念 (Chungbuk : Chungbuk Historical Society, 1998), pp. 753-784. Voir également Wang Gungwu, « Feng Tao : An Essay on Confucian Loyalty », dans Arthur F. Wright et Denis C. Twitchett, éds.,

Confucian Personalities (Stanford : Stanford University Press, 1962), pp. 123-145; Naomi Standen

(2007 : 59-63).

26

Billy K. L. So, « Negotiating Chinese Identity in Five Dynasties Narratives : From the Old History to the New History », dans Billy K. L. So et al., éds., Power and Identity in the Chinese World Order :

Festschrift in Honour of Professor Wang Gungwu (Hong Kong : Hong Kong University Press, 2003),

pp. 223-238; Hon Tze-ki, « Military Governance versus Civil Governance : A Comparison of the Old

History and the New History of the Five Dynasties », dans Chow Kai-wing, Ng On-cho, John B.

Henderson, éds., Imagining Boundaries : Changing Confucian Doctrines, Texts, and Hermeneutics (Albany : State University of New York Press, 1999), pp. 85-105.

(19)

Sichuan, entre 907 et 96527.

Une des raisons à l‟origine d‟un tel choix est qu‟une étude vouée au royaume de Shu permet d‟observer un peu plus aisément comment la composition et la nature des élites affectaient la nature même des institutions étatiques. Ainsi, dans un premier temps, sous les Shu antérieurs 前蜀 (908-925), le gouvernement central du royaume fut dominé par des réfugiés loyalistes pro-Tang issus de grands clans aristocratiques. Fuyant les purges antiaristocratiques frappant alors le Nord, ceux-ci s‟exilèrent à Shu avec l‟idée d‟y prolonger l‟existence des institutions Tang en attendant une éventuelle restauration. Or, après que la dynastie restaurationiste des Tang postérieurs 後唐 (923-937) eut temporairement réintégré Shu à l‟empire, la plupart des réfugiés loyalistes retournèrent vers la plaine centrale pour y servir la nouvelle dynastie Tang, tandis que d‟autres agents formés dans les diverses commanderies du Nord furent envoyés à Shu pour remplacer les précédents. Autour de ceux-ci allait ainsi se constituer l‟État d‟un second royaume de Shu indépendant, celui des Shu postérieurs 後蜀 (934-965). Comme nous en ferons la démonstration, ces derniers provenaient en général de cette nouvelle classe de bureaucrates professionnels qui se substituèrent aux descendants de grands clans aristocratiques dans la plaine septentrionale. Ainsi chercherons-nous à savoir en quoi les institutions étatiques des Shu postérieurs se distinguaient de celles des Shu antérieurs.

En nous appuyant sur les renseignements biographiques que contiennent les diverses sources incunables ainsi que les quelques épitaphes à notre disposition, nous procéderons donc à l‟analyse prosopographique d‟un échantillon de ministres et lieutenants ayant été à l‟emploi de l‟un des deux États de Shu. Pour chacun des individus sélectionnés, nous chercherons d‟une part à comprendre leurs origines et orientations socioculturelles, de même que leurs expériences et allégeances passées. D‟autre part, nous analyserons les titres octroyés à ceux-ci, les responsabilités dont ils étaient investis, les lieux où ils étaient affectés ainsi que les critères de leur embauche.

27

Pour une étude similaire à celle que nous proposons, mais portant sur une autre région à la même époque, voir Ng Pak-sheung, « The Continuity of Chinese Cultural Heritage in the T‟ang-Sung Era : The Socio-political Significance and Cultural Impact of the Civil Administration of the Southern T‟ang (937-975) », thèse doctorale, University of Arizona, 1997.

(20)

De la sorte, nous croyons ainsi être en mesure de mieux saisir comment évoluèrent les pratiques bureaucratiques, les structures du pouvoir politique à travers le royaume, les rapports État-société ainsi que les critères de légitimité des fonctionnaires et officiers militaires délégués par la cour.

Ce mémoire sera ainsi l‟occasion de revenir sur les thèses proposées par quelques auteurs ayant étudié le Sichuan durant la « transition Tang-Song ». Au premier chef, mentionnons Winston W. Lo, lequel concevait le Sichuan durant l‟intérim comme un monde sans structures étatiques développées et constamment aux prises avec des guerres et des rébellions. Ainsi, cherchait-il à démontrer à quel point fut bénéfique pour le Sichuan l‟unification impériale de la dynastie Song, laquelle vint rétablir la paix et la prospérité par la mise en place d‟un État bureaucratique sophistiqué28

. En second lieu, Richard von Glahn formula un argument pour nous convaincre qu‟en l‟absence de structures étatiques élaborées, l‟ordre social du Sichuan fut dominé par des « magnats locaux » réfractaires à tout processus de bureaucratisation, lesquels auraient assis leur domination grâce à un contrôle total des ressources économiques et des organisations de défense villageoise29. Selon lui, un tel ordre social aurait ainsi trouvé sa raison d‟être dans la récurrence des guerres et l‟éloignement géographique du Sichuan empêchant l‟État d‟y maintenir l‟ordre, une conjoncture qui n‟aurait pris fin qu‟avec l‟intégration de la région à l‟empire Song. Ainsi, la dynastie Song aurait favorisé la destruction de la « société de magnats » en modernisant la société

sichuanaise grâce à l‟imposition d‟un appareil bureaucratique jusqu‟alors inexistant dans la région.

À notre avis, les jugements que posent ces historiens sur le royaume de Shu sont tout au plus hypothétiques, car exclusivement fondés sur la rhétorique apologétique de la dynastie Song. Nous démontrerons d‟une part qu‟un processus de bureaucratisation et de pénétration institutionnelle avait été amorcé de plein fouet bien avant que la

28

Winston W. Lo, Szechwan in Sung China : A Case in the Political Integration of the Chinese Empire (Taipei : The University of Chinese Culture Press, 1982).

29 Richard von Glahn, The Country of Streams and Grottoes : Expansion, Settlement, and the Civilizing

of the Sichuan Frontier in Song Times (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1987), pp. 39-67.

Voir également Paul J. Smith, Taxing Heaven’s Storehouse : Horses, Bureaucrats, and the Destruction

of the Sichuan Tea Industry, 1074-1224 (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1991), pp.

(21)

dynastie Song s‟impose sur le Sichuan. D‟autre part, nous verrons que l‟État fut suffisamment fort et organisé pour ne pas laisser le contrôle de ses armées et de

l‟ensemble des ressources économiques à des magnats agissant tels des seigneurs de la guerre.

Récemment, Wang Hongjie produisit une dissertation doctorale entièrement consacrée aux Shu antérieurs30. Dans celle-ci, Wang cherchait notamment à analyser l‟histoire de ce régime régional en le situant dans le système pluri étatique de l‟époque. Ainsi invoquait-il la thèse du pragmatisme politique selon laquelle les actions des divers régimes étaient avant tout décidées en fonction de la préservation de leur souveraineté et du maintien de l‟équilibre des puissances. Pour en venir à cette réflexion, Wang prenait donc pour acquis que chacun des régimes se valaient, en ce sens que leurs souverains partageaient tous une même conception de l‟ordre politique et qu‟ils se percevaient mutuellement comme des rivaux plus ou moins égaux. Ce qui le conduit, à juste titre, à accorder une place aussi significative aux échanges

diplomatiques qu‟aux confrontations armées.

Néanmoins, bien que la thèse soit séduisante dans sa forme, sur le fond du récit nous sommes en désaccord avec de nombreux points de vue exprimés par l‟auteur. D‟abord, Wang semble interpréter de façon beaucoup trop rationaliste et fataliste les décisions et les actions des souverains de cette époque, lesquels apparaissent tous comme des sécessionnistes qui anticipaient de très longue date de devenir empereur. Ainsi, les sujets de ceux-ci figurent tous de manière purement instrumentale, les militaires ne servant qu‟à asseoir leur autorité par la force tandis que les bureaucrates ne tiennent qu‟un rôle ostentatoire permettant d‟exhiber leur légitimité. Ensuite, en cataloguant les Cinq dynasties et Dix royaumes sous la seule rubrique du militarisme, il ne parvient pas à rendre compte de ce qui distinguait les Shu antérieurs des autres régimes contemporains, que ce soit sur le plan institutionnel, socioculturel voire même idéologique. Car, en effet, nous ne croyons pas que le militarisme corresponde à une idéologie en soi, pas plus que nous pensons que les militaires puissent être considérés

30 Wang Hongjie, « Sharing the Mandate : The Former Shu Regime of Wang Jian in the Late Tang and

(22)

comme une catégorie sociologique homogène investie d‟un seul système de valeurs. Ainsi souhaitons-nous procéder à une nouvelle analyse qui responsabiliserait davantage les clients des divers souverains de cette époque. C‟est-à-dire que ces clients n‟étaient pas des sujets passifs, mais bien des individus ayant des aspirations et des valeurs en vertu desquelles ils faisaient un choix en s‟alliant à un parti plutôt qu‟à un autre. Dans cette optique, ce n‟était pas tant le souverain qui faisait les ministres que les ministres qui faisaient le souverain, lequel n‟était légitime à leurs yeux que parce qu‟il épousait leur cause. En ce sens, les luttes politiques interétatiques du début du Xe siècle ne sauraient être pleinement comprises en étant dissociées des conflits sociaux qui leur donnèrent naissance en plongeant l‟empire dans une ère de rébellion. D‟où l‟importance de ne pas négliger la contrepartie des ex-rebelles, c‟est-à-dire les loyalistes pro-Tang, et de s‟interroger sur les origines profondes de leurs différends.

(23)

I. Le contexte historique

Les Cinq dynasties et Dix royaumes furent une époque empreinte de profondes transformations. En vertu de l‟influence inextinguible de ses mutations, nous pouvons donc la révérer comme un temps fort à la charnière de la plus longue transition

Tang-Song. Le fait étant qu‟elle entérina la fin de la dynastie Tang et les valeurs « médiévales » dont elle portait encore les vestiges, ce de manière à orienter la société vers de nouveaux horizons qui trouveront une consécration sous la dynastie Song.

Dans ce chapitre, nous verrons qu‟en dépit des changements socioéconomiques qui affectèrent la société dès la fin du VIIIe siècle, la communauté politique fut alors peu réceptive à ces changements dont elle cherchait résolument à se prémunir. Ainsi, pendant que fleurissaient de nouvelles élites provinciales sans antécédent

bureaucratique, les membres de l‟ancienne clientèle impériale furent souvent motivés par un désir de préserver leur primauté politique et s‟efforcèrent de leur fermer l‟accès aux charges étatiques. Toutefois, nous constaterons comment au début du Xe siècle, après une période troublée de révoltes populaires, de nouvelles valeurs déjà largement diffusées dans la société gagneront rapidement le monde politique, tandis que

l‟aristocratie se fera simultanément évincer du pouvoir.

1. 1 L‟érosion de l‟aristocratie (763-875)

L‟un des développements les plus éloquents des IXe

et Xe siècles fut le retrait progressif et irréversible de l‟aristocratie comme groupe organisé dominant la vie politique au profit d‟individus aux origines plus hétérogènes31. Bien que déjà au début de la dynastie Tang, nous aurions tort de croire que l‟ensemble de la société fut

exclusivement gouvernée par une aristocratie monolithique32, n‟en demeure pas moins qu‟une aristocratie dominait l‟État et assoyait son autorité sur de nombreux

31

Sur l‟éviction de l‟aristocratie, voir notamment David G. Johnson, « The Last Years of a Great Clan : The Li Family of Chao-chün in Late T‟ang and Early Sung », Harvard Journal of Asiatic Studies 37.1 (1977), pp. 40-75. Sur les groupes qui vont prendre leur place à l‟avant-scène de la vie politique dans la plaine septentrionale, voir Wang Gungwu (2007 : 83-176).

32 Denis C. Twitchett, « The Composition of the T‟ang Ruling Class : New Evidence from Tunhuang »,

dans Arthur F. Wright et Denis C. Twitchett, éds., Perspectives on the T’ang (New Haven – London : Yale University Press, 1973), pp. 47-85.

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privilèges33. Toutefois, suivant la rébellion d‟An Lushan qui sapa les fondements de l‟État en manquant de détrôner la dynastie, la société se mit à évoluer très rapidement. Au point où l‟aristocratie perdit beaucoup de son influence dans la société, à défaut de conserver une place privilégiée au sein de l‟État.Ainsi, tandis que l‟aristocratie était déjà sujette à un important processus de bureaucratisation34, sa prééminence au sommet de la hiérarchie sociale dépendait désormais davantage du maintien du pouvoir impérial en place que de son aptitude à orienter la société.

Suite à la défaite d‟An Lushan, un monde foncièrement différent commença donc à se dessiner, tandis que de nouvelles élites provinciales émergèrent parallèlement en marge de la bureaucratie impériale. Notamment, nous trouvions des propriétaires terriens, des marchands et des artisans ayant bénéficié de l‟affaiblissement du contrôle impérial. Ainsi, pendant que la dynastie se remettait lentement d‟une dure épreuve, que les fondements de son autorité devaient être reconstruits et que les provinces passèrent temporairement aux mains de gouverneurs militaires dont la dynastie dépendait pour assurer sa survie, il semble que la cour n‟était plus à même d‟imposer une gestion étroite des activités économiques menant à un système universel de taxation directe. Dans ce contexte, elle dut souvent se contenter de négocier des quotas fiscaux avec des gouverneurs plus ou moins autonomes tout en instaurant un système de taxation indirecte sur le commerce par l‟entremise de commissions

mercantiles, dont la célèbre Commission d‟exploitation du sel et de l‟acier (jue yantie 榷鹽鐵)35. Sans entrer dans les détails du système fiscal de l‟époque, contentons-nous d‟insister sur le fait que l‟administration des finances subit alors une importante régionalisation, que l‟économie connut une intense monétarisation et surtout que le nouveau système marqua l‟abandon d‟une vision physiocratique en confirmant le rôle

33 Patricia Buckley Ebrey (1978); David G. Johnson (1977 a).

34 Voir notamment Josephine Chiu-Duke, « The Wu chün Lu Clan as an Example of Bureaucratization

in the T‟ang », B. C. Asian Review 3-4 (1990), pp. 106-152.

35

Sur l‟histoire économique de la dynastie Tang, la référence anglaise de prédilection demeure Denis C. Twitchett, lequel s‟appuie énormément sur les sinologues japonais de l‟Après-guerre qui donnèrent une profonde impulsion aux études socioéconomiques dans l‟historiographie de la Chine médiévale. Voir

Financial Administration under the T’ang Dynasty (Cambridge : Cambridge University Press, 2ème

edition, 1970). Du même auteur, voir également « The Salt Commissioners after An Lushan‟s Rebellion », Asia Major, new series, 4.1 (1959), pp. 60-89; « Provincial Autonomy and Central Finance in Late T‟ang », Asia Major, new series, 11.2 (1965), pp. 211-232.

(25)

central du commerce dans l‟assainissement des finances impériales36 .

À maints égards, s‟annonçait donc une période d‟ouverture et de mobilité durant laquelle plusieurs marchands profitèrent de la conjoncture pour s‟enrichir, tandis que des agriculteurs laissèrent leurs champs pour se tourner vers le commerce37. En fait, on trouve même des fils de fonctionnaires qui firent leur entrée dans le monde du négoce38. À cette époque, non seulement les lois somptuaires cessèrent souvent d‟êtres respectées39, mais aussi la conception voulant que la réussite sociale soit l‟apanage exclusif d‟une carrière bureaucratique n‟était plus aussi ancrée dans les mœurs40

. Pourtant, en dépit de toutes les avancées socioéconomiques du temps et de la relative mobilité qui en découla, de manière générale il semble que le pedigree aristocratique demeura le principal critère d‟adhésion à la bureaucratie impériale.Un net clivage semblait donc s‟installer entre un monde en pleine évolution et un État continuant de s‟attacher à des principes qui ne correspondaient plus tout à fait aux valeurs objectives de la société. Du moins, à ce stade, il ne semble pas y avoir eu une moins grande disparité entre les origines socioprofessionnelles des élites de la capitale et celles des

36 Denis C. Twitchett (1966; 1968).

37 À notre connaissance, aucune étude sérieuse en Occident n‟a été vouée au devenir des agriculteurs

suivant la fin, à tout le moins théorique, du partage égalitaire des terres (juntian 均田). Si certains devinrent des tenanciers dans des domaines agricoles, d‟autres devinrent plausiblement de petits propriétaires terriens, tandis que d‟autres cessèrent d‟être rivés à la glèbe. L‟une des questions qui obséda constamment l‟État fut celle des paysans en fuite. Serait-il possible qu‟ils changèrent tous de vocation, car surexploités, pour devenir des rebelles? Certainement pas dans tous les cas. En revanche, nous savons qu‟à cette époque les économies rurales se commercialisaient. Ce qui est attesté par le développement considérable des marchés ruraux et la transformation d‟anciennes garnisons de province en bourgades commerciales. De plus, nous avons à l‟époque un phénomène d‟accroissement des villes gonflées par des populations marchandes de plus en plus nombreuses. Dès lors, il est peu probable que l‟expansion des villes n‟ait tenu qu‟à une hausse du taux de natalité urbain, il y eu certainement un phénomène d‟exode rural en cause. Denis C. Twitchett (1966 : 233-243); (1970 : 9-23); Heng Chye Kiang (1999 : 73-90).

38

Denis C. Twitchett (1968 : 93-95). Nicolas Tackett mentionne quant à lui une épitaphe appartenant à Lu Gongbi 盧公弼 (788-866) dont les proches occupèrent d‟importantes charges étatiques. Celui-ci, plutôt que de tenter sa chance dans la bureaucratie, quitta la capitale pour s‟établir dans la région de Yangzhou où il se mit à la tête d‟un commerce lucratif. Quelques épitaphes mentionnent également des fils de fonctionnaires quittant la capitale pour acquérir des domaines agricoles. Voir l‟article de Tackett intitulé « Great Clansmen, Bureaucrats, and Local Magnates : The Structure and Circulation of the Elite in Late-Tang China », Asia Major, 3rd series, 21. 2 (2008), pp. 130-133.

39 Twitchett (1968, pp. 85-86) traduit un intéressant poème de Bo Juyi 白居易 (772-846) faisant état

de l‟ostentation de richesses chez les marchands de son temps. Une telle ostentation tranche avec l‟attitude des marchands plus tôt dans l‟histoire de la dynastie, alors qu‟ils étaient soumis à de rigides règles somptuaires. Tackett (2008 : 109) fait également état d‟un changement au niveau des pratiques mortuaires des marchands, lesquelles étaient également sujettes à des règles somptuaires leur empêchant d‟avoir une épitaphe, ce qui n‟était manifestement plus le cas au début du IXe siècle.

(26)

élites provinciales. Grâce à un considérable corpus d‟épitaphes, Nicolas Tackett démontre cette contradiction en analysant la nature et la distribution géographique des élites vers la fin de la dynastie Tang41. Il en ressort qu‟à peu près toutes les épitaphes provenant de Chang‟an et Luoyang étaient celles d‟individus issus de lignages ayant une longue tradition bureaucratique. Inversement, la plupart des épitaphes exhumées en province étaient celles d‟élites marchandes et de propriétaires terriens dépourvus de liens significatifs avec la bureaucratie impériale et ses agents. D‟après Tackett, s‟il arrive de découvrir en province quelques épitaphes d‟élites originaires de la capitale, cela ne ferait qu‟attester de la mobilité géographique de ces élites désignées pour occuper des fonctions partout à travers l‟empire. Mais de telles épitaphes sont plutôt rares car les élites de la capitale affectées à des postes provinciaux avaient pour

habitude à leur mort de se faire rapatrier à la capitale pour y être inhumées. À l‟opposé cependant, sans doute privées de liens familiaux ou socioprofessionnels à la capitale ou dans des provinces autres que celles où elles vivaient, les élites

non-bureaucratiques semblent avoir été de nature strictement locale ou provinciale. L‟étude de Tackett suggère ainsi qu‟il était difficile d‟appartenir aux élites de la capitale sans au préalable jouir de relations politiques permettant d‟entrer dans la bureaucratie. Mais il démontre également que les réalités provinciales différaient largement de celles qui prévalaient à la capitale. Ainsi, en province se trouvaient des familles sans aucun antécédent bureaucratique dont les fortunes permettaient parfois d‟y rivaliser les bureaucrates. Sous la dynastie Tang, il serait donc inapproprié d‟affirmer que lesdites nouvelles élites formaient une quelconque gentry qui prit son envol grâce au recrutement bureaucratique provincial. Du moins, le phénomène ne fut pas aussi généralisé qu‟on pourrait le croire.

Il ne faudrait d‟ailleurs pas exagérer l‟attitude belliqueuse des gouverneurs et interpréter le système provincial comme anti-Tang ou antiaristocratique, du moins pas

41

La légitimité de sa démarche réside dans le fait que les épitaphes sont la marque d‟obsèques plus élaborées dont les coûts ne peuvent être défrayés que par des gens relativement fortunés. Alors que les règles somptuaires s‟estompent, les épitaphes renvoient à un niveau de richesse sans être le propre d‟une occupation déterminée. Ainsi, les épitaphes se rapportent à des élites variées, lesquelles peuvent aussi bien être bureaucratiques que marchandes. Nicolas Tackett (2008 : 101-152). De Nicolas Tackett, voir également « The Transformation of Medieval Chinese Elites (850-1000 C.E.) », thèse doctorale, Columbia University, 2006.

(27)

avant la rébellion de Wang Xianzhi 王仙芝 et Huang Chao 黃巢 (875-884). Car, bien qu‟au prix d‟une décentralisation, la dynastie parvint tout de même à restaurer son autorité en province suite aux quelques troubles qui suivirent la rébellion d‟An Lushan. Ainsi, à quelques exceptions près, la plupart des gouverneurs militaires furent remplacés par des gouverneurs civils nommés par la cour, laquelle regagna également la prérogative de nommer les préfets qui allaient jouer un rôle crucial dans le

processus de restauration42. Récemment, Watanabe Takashi démontra comment le système de recrutement provincial était dans l‟ensemble aligné sur la politique de la cour, tandis que les postes bureaucratiques provinciaux d‟importance continuaient d‟être monopolisés par des individus issus de lignages jouissant de relations familiales et politiques au plus haut niveau. En fait, il se pourrait qu‟alors les affectations

provinciales furent une première étape incontournable pour les jeunes fils de

bureaucrates désireux eux-mêmes de poursuivre une carrière bureaucratique à la cour. D‟autre part, semble-t-il, le mieux que des natifs provinciaux sans relation politique à la capitale pouvaient espérer n‟étaient que de menus postes sans avantage réel, aussi bien du point de vue du prestige, du salaire que des chances de promotion43.

Certes, la restauration impériale s‟explique en parti par une confiscation des pouvoirs accaparés par les gouverneurs militaires durant la rébellion au profit de bureaucrates civils ayant repris la direction des affaires provinciales. Toutefois, paradoxalement, il est également vrai que la restauration se fit au détriment de ces mêmes bureaucrates dont la cour cherchait dans une certaine mesure à limiter l‟autorité. Par exemple, nul ne saurait sous-estimer le rôle des eunuques dans le processus de restauration et l‟influence croissante que ceux-ci exercèrent sur les affaires politiques et militaires de l‟empire durant la seconde moitié de la dynastie Tang. Ainsi, à titre de serviteurs personnels de l‟empereur, ceux-ci furent fréquemment désignés pour superviser les affaires provinciales et assurer la transmission des

42 Wang Gungwu (2007 : 7-19); Charles A. Peterson, « The Restoration Completed : Emperor

Hsien-tsung and the Provinces », dans Arthur F. Wright et Denis C. Twitchett, éds., Perspectives on the

T’ang (New Haven – London : Yale University Press, 1973), pp. 151-191.

43

Watanabe Takashi, « A Re-examination of the Recruiting System in “Military Provinces” in the Late Tang – Focusing on the Composition of the Ancillary Personnel in Huainan and Zhexi », trad. Jessey J.C. Choo, The Tōyōshi-Kenkyū 64.1 (2005), pp. 1-73.

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directives impériales aux gouverneurs et préfets. Rappelons notamment que ceux-ci étaient désormais à la tête du Bureau des affaires militaires (shumi yuan 樞密院), vraisemblablement la plus puissante agence impériale du moment, en ce sens qu‟il s‟ingérait intensément dans de nombreuses sphères d‟activité, y compris celles relevant traditionnellement de la bureaucratie44.

Dans la tradition historiographique de la dynastie Tang, outre les militaires, les eunuques sont certainement ceux qui furent l‟objet des attaques les plus virulentes. Entre autres, c‟est sur eux et les militaires que la plupart des historiens confucianistes fit reposer la responsabilité des déboires de la dynastie Tang et de sa chute en 907. Notamment, ceux-ci sont accusés d‟avoir usurpé l‟autorité de la bureaucratie et d‟avoir sacrifié le bien de l‟État pour satisfaire leur soif de pouvoir et leurs intérêts personnels. Toutefois, il n‟est pas sans intérêt d‟insister sur le fait que ces discours qui cherchent constamment à dissocier les bureaucrates et les eunuques sont tous

postérieurs à la dynastie Tang. Ainsi, nous apparaît-il prudent de ne pas formuler de conclusions hâtives en nous appuyant sur ce type d‟argument. Car, en fait, les bureaucrates aristocratiques de la fin de la dynastie Tang ne nous apparaissent pas toujours comme les victimes des eunuques. Bien au contraire, il nous semble plutôt qu‟eunuques et bureaucrates partageaient certains intérêts et qu‟ils étaient amenés à collaborer plus souvent que nous pourrions le croire.

En tous les cas cependant, il est clair que les eunuques ne se substituèrent jamais pleinement aux bureaucrates aristocratiques, lesquels continuèrent malgré tout à se perpétuer au sommet de la hiérarchie politique grâce à leur mainmise sur les offices. Par conséquent, l‟élévation socioéconomique de nouvelles élites provinciales dans la deuxième moitié de la dynastie Tang tiendrait à des causes plus profondes qu‟une quelconque volonté des gouverneurs de s‟appuyer sur une toute nouvelle classe de

44 Sur le rôle des eunuques sous la dynastie Tang, voir notamment J. K. Rideout, « The Rise of the

Eunuchs during the T‟ang Dynasty », Asia Major, new series, 1. 1 (1949), pp. 53-72; 3. 1 (1953), pp. 42-58; Michael T. Dalby, « Court Politics in Late T‟ang Times », dans Denis C. Twitchett, éd., The

Cambridge History of China. Volume 3, part 1 : Sui and T’ang China, 589-906 (Cambridge :

Cambridge University Press, 1979), pp. 633-636; Dai Xianqun 戴顯群, Tang Wudai zhengzhi zhongshu

yanjiu 唐五代政治中樞研究 (Xiamen : Xiamen daxue chuban she, 2001), pp. 123-139. Sur le Bureau

des affaires militaires plus précisément, Wang Gungwu (2007) en discute de part en part dans son ouvrage sur les structures du pouvoir.

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bureaucrates locaux pour consolider leur pouvoir. Certes, il y eu les grands

changements économiques stimulés par la nouvelle politique fiscale déployée pour soutenir financièrement la cour dans son effort de restauration. Mais, pourquoi cette politique fiscale ne fut pas seulement temporaire et que l‟État ne fut pas en mesure de réinstaurer la structure économique qui prévalait avant 755? Ce n‟était certainement pas parce que là n‟était pas son intérêt ou qu‟il ne pouvait espérer avoir la

collaboration de ses bureaucrates et eunuques délégués en province, lesquels étaient dans l‟ensemble les grands bénéficiaires et défendeurs de l‟ancien système. À notre avis, la réponse résiderait davantage dans un certain nombre de changements socioculturels.

Notamment, il faut se rendre compte que la génération née après les années 750 et 760 vécut dans un monde qui n‟avait sans doute rien à voir avec celui de leurs aïeux. Entre le début de la rébellion d‟An Lushan et l‟achèvement de la restauration, alors qu‟un relâchement de l‟autorité se fit sentir, il semble ainsi qu‟une partie de la population fit l‟expérience d‟une période de fréquentes transgressions des normes établies par les codes, surtout en ce qui a trait aux déplacements, aux rassemblements et aux activités économiques. D‟abord, il semble que l‟État perdit le contrôle sur les mouvements d‟une portion de la population dont on perd la trace dans les registres45 . Ensuite, tandis que l‟État reconnut tacitement le bien-fondé du commerce en

cherchant à le taxer, plusieurs durent y voir la possibilité de s‟enrichir tout en apprenant à respecter les marchands pouvant contribuer autant que les lettrés au développement de la société. Du coup, il y eu possiblement une prise de conscience portant à concevoir une alternative au monde physiocratique idéalisé par plusieurs confucianistes46.

Si auparavant l‟État parvenait tant bien que mal à faire respecter ses lois, par la suite il fut aux prises avec un intempestif problème de dissidence auquel les décrets

45

Denis C. Twitchett (1970 : 17).

46

Sur l‟idéal physiocratique dont les confucianistes de la cour se faisaient les avocats, voir Denis C. Twitchett, « A Confucian‟s View of the Taxation of Commerce : Ts‟ui Jung‟s Memorial of 703 »,

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réitérés ne changeaient rien47. Un excellent moyen de constater ce fait est en analysant comment évolua la gestion étatique des villes et des activités commerciales. Ainsi, durant la première moitié de la dynastie Tang, les villes étaient à peu près toutes aménagées selon le même modèle que la capitale, c‟est-à-dire des villes intra-muros compartimentées de manière très symétrique en de multiples cloisonnements muraux abritant les habitations, les marchés, les temples et les bureaux administratifs.

L‟intérieur des villes était alors sous constante surveillance policière, les allées et venues contrôlées, des couvre-feux strictement imposés et des marchés tenus sous la supervision vigilante de fonctionnaires spécialement affectés. Ainsi, dans les marchés, le prix des marchandises était déterminé par l‟État, nous avions un regroupement forcé des marchands en guildes et individuellement identifiés dans des registres, il y avait une interdiction d‟étaler ses marchandises sur la voie publique et les marchés devaient fermer à la tombée du soir48.

À l‟opposé, après la rébellion d‟An Lushan, l‟État ne parvenait plus à imposer sa gestion territoriale des villes et à y faire régner l‟ordre désiré. Par exemple, des

citadins se mirent à percer les murs de leurs habitations, s‟improvisant ainsi des portes donnant un accès direct à la rue, et cessèrent de respecter les couvre-feux. Quant à eux, les marchands commencèrent à opérer de nuit, à empiéter sur les voies publiques tandis qu‟on vit proliférer des tavernes et des bordels aux abords des marchés49

. Bien

47 Denis C. Twitchett (1966 : 230-233).

48 Denis C. Twitchett (1966 : 207-230); Heng Chye Kiang (1999 : 1-66); Charles Benn, Daily Life in

Traditional China : The Tang Dynasty (Westport – London : Greenwood Press, 2002), pp. 45-58; Victor

Cunrui Xiong, Sui-Tang Chang’an : A Study in the Urban History of Medieval China (Ann Arbor: The University of Michigan, 2000), pp. 165-194; Katō Shigeshi, « On the Hang or the Associations of Merchants in China, with Especial Reference to the Institution in the T‟ang and Sung Periods »,

Memoirs of the Research Department of the Tōyō Bunko 9 (1936), pp. 45-83.

49

Sur les nombreuses dérogations aux lois et à l‟impuissance des forces de l‟ordre, voir les mémoires et décrets cités dans THY 86. 1576. Voir également Denis C. Twitchett (1966 : 231-232); Heng Chye Kiang (1999 : 69-73). Pour ce qui est des tavernes et bordels achalandés la nuit, ils étaient aussi bien adressés à la classe mondaine, c‟est-à-dire les lettrés, qu‟aux marchands et voyageurs. Ce qui tend à démontrer que tous participaient à la transformation de la culture et du paysage urbain. Bien qu‟étant semble-t-il propre au monde des lettrés et des aristocrates, la courtisanerie était une autre pratique culturelle liée aux bordels, laquelle doit être dissociée de la prostitution contemporaine. Une excellente source traitant de ce phénomène à Chang‟an est le Beili zhi 北里志 rédigé par Sun Ji 孫棨 vers la fin du IXe siècle. Voir la traduction de Robert des Rotours sous le titre de Courtisanes chinoises à la fin des

T’ang, entre circa 789 et le 8 janvier 881 (Paris : Presses Universitaires de France, 1968). Le

phénomène est également relativement bien décrit par Yao Ping, « The Status of Pleasure : Courtesan and Literati Connections in T‟ang China (618-907) », Journal of Women’s History 14. 2 (2002), pp. 26-53. Toutefois, nous sommes en désaccord avec l‟une des thèses de l‟auteure, à savoir que la courtisanerie fut une pratique développée par une nouvelle élite, soi-disant entrée dans la bureaucratie

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