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Plotin et le problème de la méthode : traduction et commentaire du Traité 20 (I, 3) "Au sujet de la dialectique"

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ERIC LAPOINTE

PLOTIN ET LE PROBLEME DE LA METHODE

Traduction et commentaire du traité 20 (I, 3), « Au sujet de la Dialectique »

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour

l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2007

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RESUME

Le traité 20 (I, 3) de Plotin, intitulé « au sujet de la dialectique », porte sur la méthode qui permet à l'homme d'atteindre le bien suprême ou le premier des principes. Selon Plotin, le chemin qui mène vers le bien se divise en deux. Il faudrait, tout d'abord, se rendre du monde sensible jusqu'au monde intelligible, puis du monde intelligible jusqu'au sommet de celui-ci. Le premier trajet serait parcouru grâce aux techniques des musiciens et des amants. Le second parcours, par les techniques des philosophes. Celles-ci regroupent un apprentissage des mathématiques, une application des vertus et une connaissance des arguments de la dialectique. Cette dialectique de Plotin serait très particulière. Elle serait une critique des dialectiques aristotélicienne et stoïcienne, mais elle appuierait la dialectique platonicienne, cela, dans le but refaire de la dialectique une science, elle qui avait été réduite à un savoir fondé sur des opinions.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ p. i TABLE DES MATIÈRES p. ii INTRODUCTION p. 1 REMARQUES PRÉLIMINAIRES

1. Situation du traité dans l'ordre systématique et chronologique p. 3 2. Au sujet du titre p. 5 3. Structure du traité p. 6 TRADUCTION p. 8 Chapitre 1 p. 9 Chapitre 2 p. 11 Chapitre 3 : p. 12 Chapitre 4 p.13 Chapitre 5 p.14 Chapitre 6 p. 16 Chapitre 7 p. 18 COMMENTAIRE

Chapitre 1 -Laremontée vers le Bien p. 20 a. Quelle technique nous permet de remonter vers le Bien ?.... p. 20 b. Le musicien, l'amant et le philosophe p. 27 c. Les deux étapes de la remontée vers le Bien p. 32 Chapitre 2 - La méthode du musicien p. 34 Chapitre 3 - La méthode de l'amant p. 38 Chapitre 4 - La méthode du philosophe p. 43 Chapitre 5 - Les tâches de la dialectique, partie 1

a. La méthode dialectique : définitions et opérations p. 49 b. La dialectique et la logique p. 60 Chapitre 6 - Les tâches de la dialectique, partie 2

a. Les principes de la dialectique p. 67 b. La dialectique comme réflexion et comme intellect p. 68 c. Le lien entre la dialectique et la philosophie p. 71 d. La dialectique n'est pas un instrument de la philosophie.... p. 72 e. La dialectique ne s'occupe pas de l'étude des propositions. p. 75

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Chapitre 7 - La dialectique et les parties de la philosophie

a. La physique et la morale p. 77 b. Le problème des vertus inférieures p. 80

LES PROBLÈMES DU TRAITÉ 20 (I, 3)

1. Le sixième chapitre a-t-il été écrit par Porphyre ? p. 82 2. Quelle position occupe la logique par rapport à la dialectique ? p. 86 CONCLUSION p. 88 BIBLIOGRAPHIE p. 90

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INTRODUCTION

Comme son titre l'indique, cette recherche est une traduction et un commentaire du traité 20 (I, 3) de Plotin, intitulé Au sujet de la dialectique. Pourquoi étudier ce traité ? Parce que la dialectique est l'un des thèmes les plus importants de la philosophie antique. Elle est aussi l'un des thèmes les plus confus. On connaît mal l'évolution de ce concept au fil des âges, encore moins ce qui en a autorisé la modification. De Platon à Aristote, la dialectique voit déjà sa définition transformée. Elle était l'art de s'élever des connaissances sensibles aux idées (considéré comme une science). Elle devint un type de logique (basée sur les opinions). Chez les stoïciens, elle désigne la partie logique de la philosophie qui concerne le signe et le signifié. Au Moyen-Âge, elle compose l'une des branches du trivium, avec la rhétorique et la grammaire. Chez Kant, elle se conçoit comme une logique de l'apparence et chez Hegel, comme une progression de la pensée qui, allant de contradiction en contradiction, découvre finalement le principe d'union qui les dépasse. Marx parle, quant à lui, d'un mouvement de la réalité qui, comme chez Hegel, finit par dépasser les contradictions parmi les choses (matérialisme dialectique). Aujourd'hui, le mot signifie quelque chose de très général, soit la manière dont on discute. Par exemple, si l'exposition d'une argumentation est convaincante ou non, on dit de celui qui la prononce que sa dialectique est bonne ou mauvaise. Bref, Platon lui-même n'étant pas certain du

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sens qu'il fallait donner à ce mot1, il n'est donc pas étonnant d'en découvrir, tout au long de l'histoire de la philosophie, des conceptions différentes. Dans ce cas, pourquoi étudier la dialectique de Plotin plutôt qu'une autre ? Contrairement aux conceptions de la dialectique imaginées depuis la confusion platonicienne2 à ce sujet, Plotin est l'un des premiers à tenter une radicalisation de ce concept, en écrivant un traité strictement réservé à ce sujet. Il accomplit alors une critique de la dialectique aristotélicienne et stoïcienne en se basant sur ce qu'il considère comme étant la source première de la philosophie, les dialogues de Platon. Il importe de mettre à jour ce passage de l'histoire de la philosophie où ce concept fut radicalisé de façon critique, afin de mieux en comprendre l'évolution. Cela permettra, par la suite, d'évaluer la réception de cette critique et de juger les nouvelles conceptions de ce concept par rapport à elle.

1 Platon, Phèdre, 266c. 2 Idem.

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REMARQUES PRELIMINAIRES

1. Situation du traité dans l'ordre systématique et chronologique

D'après l'ordre systématique des traités de Plotin, élaboré par Porphyre, le traité « Au sujet de la dialectique » est le troisième de la première Ennéade, consacrée au thème de la morale3. Ce traité porte, en effet, sur l'un des aspects de la morale, à savoir la méthode à employer pour se rapprocher du Bien4.

Au sujet de l'ordre chronologique, ce traité est le 20e des 21 rédigés par Plotin avant sa rencontre avec Porphyre. On peut situer la date de sa rédaction entre les années 254 et 265 ap. J.-C, car Plotin naquit en 205, il écrivit son premier traité à l'âge de 49 ans (soit en 254) et il avait 60 ans (en 265) lorsqu'il rencontra Porphyre pour la première fois. Ce traité fut donc écrit entre 254 et 265 et il se situe dans ce que plusieurs considèrent comme étant la première période de l'activité littéraire de Plotin, la seconde étant celle où Porphyre était en sa compagnie et la dernière, celle où Porphyre le quitta pour vivre en Sicile.

Le traité intitulé Au sujet des Vertus^, qui précède notre traité à la fois au niveau systématique et chronologique, semble logiquement lié à celui-ci. Comme

3 Porphyre, Vie de Plotin, 24. 20, Paris, Vrin, 1982, p. 177. 4 Plotin, Au sujet de la dialectique, 20 (I, 3), ch. 1, 2-3. 5 Plotin, I, 2 [19].

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le remarque Jean-Michel Charrue, dans la notice de sa traduction du traité 20, le traité 19, Au sujet des vertus « [...] s'achève avec la nécessité de s'élever vers le divin »6 alors que le traité 20 débute avec la question : « comment fait-on pour s'élever vers le Bien ? ». Devrait-on aller jusqu'à faire de ces deux traités les deux parties d'un même écrit ?

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2. Au sujet du titre

Contrairement au titre que Porphyre a donné au traité 20 (I, 3), Au sujet de la dialectique, le principal problème de celui-ci n'est pas la dialectique. Ce traité n'a pas spécifiquement été écrit pour définir ce concept. D'ailleurs, sur les sept chapitres qu'il comporte7, le mot « dialectique » n'apparaît pas avant la toute dernière phrase du troisième. Un problème plus profond justifie l'introduction, dans ce traité, du concept de dialectique et c'est la raison pour laquelle celui-ci n'est pas le principal problème du traité. En réalité, son titre n'aurait pas du être : « péri dialektikè - au sujet de la dialectique », mais bien : «péri tèn tèknèn huper anabainein eis tagathon - au sujet de la méthode pour remonter vers le Bien », car c'est là le thème central du traité, sur lequel s'ouvre le premier chapitre et à partir duquel s'interprètent tous les autres, incluant ceux qui parlent de dialectique.

7 Le traité comporte, normalement, 6 chapitres. Mais l'analyse structurelle qui suit, dans la section suivante, montre qu'il serait plus logique de le diviser en 7.

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3. La structure du traité

On reconnaît, habituellement, au traité 20 (I, 3) une division en 6 chapitres. Toutefois, il serait plus logique de le diviser en 7. En effet, les descriptions des ascensions de l'amant et du philosophe ont chacune leur chapitre respectif, alors que l'ascension du musicien est fusionné, dans le chapitre 1, à d'autres remarques qui ne le concernent pas spécifiquement. Afin d'améliorer la cohérence de la division en chapitre de ce traité, il convient de faire deux chapitres avec le premier, de manière à isoler dans un chapitre l'ascension du musicien. Par ailleurs, les sous-titres de ces chapitres, proposés ci-bas, se basent sur une division en problème de ceux-ci. Et l'ancienne numérotation des chapitres (celle de la division en 6) est conservée. Elle est indiquée entre parenthèses.

Chapitre 1 - La remontée vers le bien

1-5 : Quelle technique nous permet de remonter vers le Bien ?

5-10 : Le musicien, l'amant et le philosophe sont les types d'homme qui ont le plus de facilité à atteindre cet objectif.

11-21 : Les deux étapes de la remontée : du sensible à l'intelligible et de l'intelligible au sommet de celui-ci.

Chapitre 2 (1) - 21-35 : La méthode du musicien pour remonter du sensible à l'intelligible.

Chapitre 3 (2) - 1-14 : La méthode de l'amant pour remonter du sensible à l'intelligible.

Chapitre 4 (3) - 1-10 : La méthode du philosophe pour remonter de l'intelligible à son sommet.

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1-16 : La dialectique comme méthode pour la seconde remontée : définitions et opérations.

16-23 : La dialectique ne s'occupe pas de la logique des propositions et des syllogismes.

Chapitre 6 (5) - Les tâches de la dialectique, partie 2.

1 -4 : Les principes de la dialectique.

4-8 : La dialectique comme réflexion et la dialectique comme intellect. 8-9 : Le lien entre la dialectique et la philosophie.

10-17 : La dialectique n'est pas un instrument de la philosophie. 17-23 : La dialectique ne s'occupe pas de l'étude des propositions.

Chapitre 7 (6) - : La dialectique et les parties de la philosophie.

1-14 : La dialectique s'occupe de physique et de morale.

14-15 : Les vertus inférieures sont imparfaites, car ni la dialectique, ni la sagesse ne s'occupent d'elles.

16-17 : On ne peut être un ou sage ou un dialecticien sans maîtriser les vertus inférieures.

18-20 : La vraie sagesse se développe à partir des vertus supérieures. 20-24 : La sagesse et les vertus inférieures se développent mutuellement ou indépendamment.

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TRADUCTION

La traduction suivante fut originellement faite à partir de l'édition d'Emile Bréhier. Celle-ci ne faisant plus autorité, elle fut comparée à celle qui, aujourd'hui, est l'édition dominante, soit celle de P. Henry et H. R. Schwyzer, rééditée et révisée, Oxford, 1964-1982. Cette comparaison a démontré qu'il n'existait aucune différence notable entre ces deux éditions. La traduction qui suit est donc fondée sur un texte grec qui est bien admis. Par ailleurs, les chiffres entre crochets [] représentent les délimitations des phrases telles qu'elles figurent dans le texte grec des éditions de Bréhier et de Schwyzer. Les mots entre crochets [] sont des ajouts sans lesquels le texte serait incompréhensible en français.

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AU SUJET DE LA DIALECTIQUE

Chapitre 1 (1)

[1] Quelle technique ou quelle méthode ou quelle pratique nous fait monter où il faut aller ? [2] Là où, à l'évidence, il faut aller, comme par exemple vers le bien suprême ou le premier principe, on l'a établi, et ce, par de nombreuses démonstrations. Il est certain, par ailleurs, qu'au travers les arguments qui indiquent vers où il faut aller, on a déjà une remontée. [5] Mais que doit être celui qui est conduit vers cet objectif ? [6] Est-ce, comme le dit Platon, celui qui a vu [avant de naître] toutes les réalités ou la plupart d'entre elles et qui, à sa première naissance, devient un philosophe, un amoureux ou un musicien ? [9] Certes. Et, plus précisément, le philosophe s'attarde naturellement à ces réalités [que l'on voit avant de naître], tandis que l'amoureux et le musicien doivent s'élever [jusqu'à elles]. [10] De quelle manière nos trois personnages s'élèvent-ils ? [11] Y il une seule et même [manière] pour tous de s'élever, ou bien chacun en a-t-il une différente ? [12] En vérité, le trajet est double pour tous ceux qui montent ou qui ont déjà [le naturel] pour monter ; il est, d'ailleurs, évident que le premier [trajet] part du monde sensible et que le second est pour ceux qui commencent déjà dans le monde intelligible, qui font une trace à cet endroit et qui marchent d'un pas certain jusqu'à ce qu'ils parviennent à la limite extrême de ce lieu

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-lorsque quelqu'un est à l'extrême limite de l'intelligible, il se trouve à la « fin du voyage ». [17-18] Cependant, attends, car il faut essayer de parler, en premier, de l'action de s'engager dans cette direction, [19] c'est-à-dire qu'il faut, d'abord, que nous déterminions la nature des hommes qui commencent l'ascension [du début] , les musiciens. [21]

On verra, plus tard, que les philosophes commencent l'ascension à partir du milieu, le monde intelligible.

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Chapitre 2 (1)

[21] II est admis que le musicien est transporté au contact du beau, mais qu'il est incapable de s'émouvoir lui-même. En fait, il entend bien tout ce qui vient du dehors, comme des bruits. Tel des gens possédant une extrême sensibilité aux sons en général, le musicien est agile pour reconnaître le beau dans ce qu'il entend. Et tels ceux qui fuient toujours le discordant et le manque d'unité dans les chansons et les rythmes, il se met à la poursuite de ce qui est bien rythmé et bien tenu. [28] C'est seulement après avoir été conduit vers les choses sensibles -comme les bruits, les rythmes ou les formes sonores - qu'il peut s'éloigner de ces choses pour être conduit vers des proportions mathématiques et des rapports, car il apprendra que c'est en eux que réside la beauté et que ce sont eux qui la transporte. Plus précisément, c'est l'ordre intelligible, ce qu'il y a de beau en lui et le beau tout entier qui la transporte et pas seulement quelques beautés particulières. Par ailleurs, des arguments philosophiques doivent s'implanter dans le musicien pour qu'il développe une confiance en ces réalités [intelligibles] qu'il avait en lui sans le savoir. [34] Nous verrons, plus tard, ces arguments. [35]

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Chapitre 3 (2)

[1] Mais en ce qui concerne l'amant - en lequel pourrait se transformer le musicien et, dans sa transformation, rester [lui-même] ou évoluer - il a une bonne mémoire des beautés [intelligibles]. Sans ces beautés, il est incapable d'apprendre. Sans elles, étant frappé par ce qu'il voit dans les belles choses, il serait [seulement] transporté de passion. [4-5] II faut donc lui enseigner à ne pas tomber, au contact d'un corps, dans un transport de passion. Il faut le conduire, par la raison, vers la totalité des corps pour lui montrer que même si le beau est présent en tout corps, il ne se réduit pas à ceux-ci. Il faut dire que la beauté se trouve aussi d'un autre côté, qu'elle consiste dans d'autres réalités, comme des habitudes de vie, des belles pratiques ou des belles lois. Ainsi, on accoutume l'amoureux à être charmé par des beautés qui n'ont pas de corps, comme des techniques, des sciences et des vertus. [11] Finalement, l'amoureux doit faire l'unité [de toutes ces beautés] et doit apprendre comment elle se produit. En partant des vertus, il doit monter vers l'intellect, vers ce qui est et, de là, il doit marcher jusqu'à la limite. [13]

(17)

Chapitre 4 (3)

[1] Le philosophe, au contraire, n'a pas besoin de se séparer, comme les autres, [du monde sensible], car il a une nature agile pour avoir l'âme élevée comme par des ailes. Il est mû vers le haut, mais il lui manque quelque chose. Il a besoin qu'on lui montre [le chemin]. [4] Donc, il faut, d'abord, le lui montrer et le lui expliquer, quand il le demande, lui qui, par nature, est délivré depuis déjà longtemps. [5] Ensuite, il faut lui fournir des connaissances mathématiques pour qu'il s'accoutume à l'intellect et qu'il ait confiance en l'incorporel ; il les recevra facilement car il aime apprendre. Après les mathématiques, il doit être conduit jusqu'au sommet des vertus, car il est vertueux par nature. Pour finir, il faut lui enseigner les arguments de la dialectique et en faire un dialecticien accompli. [10]

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Chapitre 5 (4)

[1] Mais qu'est-ce que cette dialectique qu'il faut transmettre à ceux qui précèdent ? [2] Elle est, bien évidemment, une manière d'être qui rend capable de dire, par une parole au sujet de chaque chose, ce qui est propre à chacune, ce qu'est une chose qui diffère et ce qu'est une chose commune ; dans quoi est une chose, où est chaque chose, si une chose est ce qu'elle est, combien de choses sont et combien ne sont pas mais diffèrent de celles qui sont. [6] La dialectique discourt au sujet de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas, au sujet du nombre de choses qui sont sous le bien et du nombre de choses qui ne le sont pas, au sujet de ce qui est éternel et de ce qui ne l'est pas, au moyen d'une science qui porte sur tout ce qui est, mais certainement pas au moyen d'une opinion. [9] Elle fait cesser l'égarement dans le sensible et se situe dans l'esprit où, à l'étude, elle éloigne le mensonge par l'analyse et nourrit l'âme dans la plaine de la vérité, en se servant de la technique de la division de Platon. Elle utilise cette technique, tout d'abord, en vue d'une séparation des idées, ensuite, en vue d'identifier ce qu'est chacune d'elles, finalement, en vue d'enlacer, grâce à l'intelligence, les premiers types de genre avec les choses qui sont en dehors d'eux, et ce, jusqu'à ce qu'elle ait parcouru en détail tout l'intelligible et qu'elle ait, en sens contraire, défait tout ce qu'elle a fait pour retourner vers le principe. [16] À ce stade, elle reste tranquille, du moins, tant qu'elle est là dans sa tranquillité, qu'elle ne s'occupe plus et qu'elle voit l'unité qu'elle est devenue. Pour ce qui est de l'étude que l'on nomme logique des propositions et des syllogismes, elle la donne à une autre technique,

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comme on abandonne l'apprentissage de l'écriture [lorsqu'on le maîtrise]. Elle sait qu'il y a des éléments nécessaires qui précèdent la technique et elle les différencie les uns (qui sont nécessaires) des autres (qui ne sont pas nécessaires) selon ceux qui sont utiles de ceux dont il serait absurde qu'une méthode veuille les gérer. [23]

(20)

Chapitre 6 (5)

[1] Mais d'où la dialectique tient-elle ses principes ? [1] C'est l'esprit qui donne des principes clairs, pourvu que l'âme puisse les recevoir ; à la suite de quoi, l'âme rassemble, unifie et divise jusqu'à ce qu'elle arrive à la finalité de l'intelligence. [4] En effet, « elle est », dit Platon, « le plus pur de l'intelligence et de la réflexion ». Il est nécessaire, donc, qu'elle soit la plus précieuse de toutes les manières d'êtres qui sont en nous ; elle concerne l'étant et l'être le plus précieux. Comme réflexion, elle porte sur ce qui est, mais comme intelligence, elle porte sur l'au-delà de ce qui est. [8] Qu'est donc la philosophie ? [8] Elle est le plus précieux. [8] Est-ce que sont identiques philosophie et dialectique ? [9] Cette dernière est la partie la plus précieuse de la philosophie. [10] II ne faut surtout pas croire qu'elle est un organe de la philosophie - elle ne consiste pas en des théorèmes abstraits et en des règles - elle s'intéresse aux choses qui sont, car elle a comme matière ces choses ; naturellement, elle avance méthodiquement vers celles-ci et possède, en même temps, leurs théorèmes ; elle sait que le mensonge et le sophisme proviennent d'une autre façon de faire qui ne la concerne pas. Elle juge le mensonge par les vérités qu'il y a en elle ; elle parvient à connaître lorsqu'elle amène quelque chose auprès de la règle de la vérité. [17] Au sujet des propositions, elle ne sait rien car elles ne sont que des collections de mots -mais c'est en connaissant la règle de la vérité qu'elle connaît le vrai dans ce qu'on appelle une proposition. Elle connaît, de façon générale, les opérations de l'âme, celles qui sont posées et celles qui sont refusées, si celles qui sont refusées sont

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autres que celles qui sont posées ou si les unes sont identiques aux autres ; elle connaît aussi celles qui nous transportent, comme par exemple la sensation qui s'impose à elle, mais elle donne à une autre technique le soin de s'occuper avec précision de ces dernières. [23]

(22)

Chapitre 7 (6)

[1] La dialectique est donc la partie précieuse de la philosophie, mais celle-ci en a d'autres ; elle contemple la nature en s'aidant de la dialectique, de la même manière que d'autres techniques emploient l'arithmétique pour accomplir cette même tâche. Pourtant, la philosophie qui contemple la nature se trouve plus près de la dialectique que l'arithmétique et les autres techniques. La philosophie contemple également les dispositions. Toujours à partir de la dialectique, elle ajoute les manières d'être et les pratiques d'où procèdent ces manières. [7] Aussi, les manières d'être des raisonnements logiques proviennent de la dialectique, comme si elle les possédait déjà en propre, mais la majorité des autres manières d'êtres viennent avec la matière [sensible]. Ces autres vertus viennent avec les raisonnements qui sont liés aux passions particulières et aux pratiques, mais la réflexion est une recherche qui est plus générale et qui concerne le fait de savoir s'il y a un ordre précis pour examiner, s'il faut examiner maintenant ou plus tard ou à tout autre moment qui serait meilleur. Mais encore, la dialectique et la sagesse apportent à la réflexion toutes les choses dont elle a besoin pour fonctionner dans l'universel et indépendamment de la matière. [14] Est-ce que les vertus inférieures peuvent tout de même exister, quoique ni la dialectique, ni la sagesse ne s'occupent d'elles ? [15] Certes, mais de façon imparfaite et défectueuse. [16] Peut-on être un sage ou un dialecticien sans celles-ci ? [17] Ce ne serait pas possible, car ces vertus grandissent avant ces savoirs ou en même temps qu'eux. [18] Et si quelqu'un possédait les vertus naturelles, il devrait

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savoir, tout de même, que la vraie sagesse se développe avec les vertus qui sont parfaites. [19] Donc la sagesse vient après les vertus naturelles et ensuite viennent les parfaites habitudes. [20] En fait, il y a deux possibilités : ou bien la sagesse et les vertus naturelles [c'est-à-dire inférieures] s'accroissent et se perfectionnent mutuellement, ou bien elles sont prises et sont achevés individuellement. Mais dans tous les cas, la vertu naturelle propose un regard et une habitude imparfaite, en raison des nombreux principes à partir desquels nous les tenons. [24]

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COMMENTAIRE

Chapitre 1 - Une technique pour remonter vers le bien

a. Quelle technique nous permet de remonter vers le Bien ?

Les premières phrases du traité vont comme suit :

« Quelle technique ou quelle méthode ou quelle pratique nous fait monter où il faut aller ? Là où, à l'évidence, il faut aller, comme par exemple vers le bien suprême ou le premier principe, on l'a établi, et ce, par de nombreuses démonstrations. Il est certain, par ailleurs, qu'au travers les arguments qui indiquent vers où il faut aller, on a déjà une remontée »9.

Dans ces phrases, il est question d'aller vers le haut, vers un endroit où tous doivent se rendre. De quel type de cheminement s'agit-il ? Est-ce un cheminement physique (se déplacer d'un lieu à un autre) ou un cheminement intellectuel ? Le premier traité écrit par Plotin, Au sujet du beau, contient la phrase suivante, en réponse à ces questions :

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« Ce n'est pas à pied qu'il te faut cheminer, parce que les pieds transportent toujours d'une région à une autre. Ne va pas non plus préparer un attelage ou un quelconque navire, mais laisse tout cela et une fois que tu auras fermé les yeux, échange cette manière de voir pour une autre et réveille cette vision que tout le monde possède, mais dont peu font usage »10.

Ainsi, lorsque Plotin, dans son œuvre, parle de cheminement, il ne s'agit pas d'un chemin que l'on parcourt avec le corps (s'en aller à pied, préparer son attelage), mais d'un chemin qui se parcourt avec l'âme, sans l'aide des sens (les yeux fermés). Par ailleurs, on constate qu'avancer avec son âme signifie développer une vision, arriver à voir des choses sans les sens. Bref, la question : « où doit se rendre l'âme ? » signifie, en d'autres termes, « qu'est-ce que l'âme doit contempler ? ». Mais dans quel sens dit-on que l'âme voit ? Peut-on voir des choses sans se servir des sens ? Prenons par exemple une loi civile. On voit tous ce qu'elle est : une règle qui autorise, ou non, une action. Les lois ont, dans cette optique, une existence, mais pourtant, ce n'est avec aucun de nos sens que l'on voit en quoi elles consistent, car elles sont abstraites, elles sont des idées. En fait, la reconnaissance de cette dernière ne dépend que des opérations de l'âme. On n'est donc pas étonné que l'âme arrive à voir par elle-même. Elle voit, entre autres choses, des attitudes, des connaissances mathématiques, des sciences, des vertus, des techniques, bref, des idées. Mais selon Plotin, ce qui mérite le plus

10 Plotin, Au sujet du beau, 1 (I, 6), 8, 22-27, trad. de Jérôme Laurent, dans Plotin, traités 1-6, sous la dir. de Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 78.

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d'être contemplé par l'âme, c'est le bien ultime ou le principe premier. Pourquoi l'âme devrait contempler ce bien ? Il existe plusieurs réponses à cette question et Plotin dit qu'elles ont déjà été expliquées - « Là où, à l'évidence, il faut aller, comme vers le bien ou le premier principe, on l'a établi, et ce, par de nombreuses démonstrations »u. Quelles sont ces démonstrations ? On peut dire qu'il y a, de façon générale, en philosophie grecque, trois conceptions différentes du bien ultime de l'homme : celle des épicuriens, où la recherche du plaisir et de la satisfaction corporelle constitue la finalité humaine12, celle des stoïciens, pour qui le bien ultime réside dans la vie pratique13 et celle des platoniciens, voulant que ce bien réside dans la contemplation de ce qui est au-delà du monde intelligible14. Plotin connaît ces trois conceptions du bien, les ayant décrites au premier chapitre d'un traité plus ancien, intitulé Au sujet de l'intellect, des idées et de ce qui est15 et

il opte, en conviant son lecteur à contempler le bien qui est en haut du monde intelligible, pour la troisième option, celle des platoniciens. Qu'est-ce qui peut faire penser que la troisième option est la meilleure ? On remarque que les deux premières options situent le bien suprême dans le monde sensible, c'est-à-dire dans le plaisir physique et dans l'éthique civile. Mais pour les platoniciens, le monde sensible est jugé inférieur au monde intelligible parce que la vraie réalité est permanente et non changeante. Or, le monde sensible est en devenir, tandis que le monde intelligible est stable. Il suffit de se poser le problème suivant pour

"Plotin, 20(1, 3) ch. 1,2-5.

12 Épicure, Lettre à Ménécée, 128-30.

13 Plutarque, Contradictions des stoïciens, 15, 1040c (= S VF III, 23), Alexandre d'Aphrodisie, De

l'âme, 160, 3 sq., de Stobée II, 7, 7, p. 79, 1 sq. (= SVFIII, 64 ; 118), Sextus Empiricus, Contre les savants, XI, 133.

14 Platon, République 509b-d, Phèdre, 249e-250c, Timée, 90a-c. Parménide 137c-155e. 15 Plotin, 5 (V, 9).

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comprendre le sens de cette philosophie : il y a des fleurs plus petites que d'autres, qui ont des couleurs et des odeurs différentes et qui, malgré toutes leurs différences, possèdent un élément commun qu'on appelle « fleur ». On sait bien qu'aucune fleur ne possède en même temps toute la richesse de tout ce que peut produire l'élément commun à toutes les fleurs - aucune fleur ne dégage toutes les odeurs au même moment. L'idée, quant à elle, recueille et synthétise les informations que fournissent nos sens au sujet des fleurs. L'idée peut, au bout du compte, présenter la réalité de la fleur d'une façon plus complète que son existence sensible. On constate alors que les réalités du monde sensible sont imparfaites par rapport à celles du monde intelligible. C'est là une façon de comprendre comment on peut penser que le bien ou la réalité véritable est le monde intelligible. Doit-on aller jusqu'à dire que les êtres ou les idées du monde intelligible sont le bien « ultime » ? Sont-ils le plus parfait, le plus juste et le plus vrai ? Plotin dirait sans doute : plus parfaits que les choses sensibles, certes, mais moins parfaits que la perfection elle-même, le Bien ultime, l'Un. Plotin présente son argument dans le traité qu'il a consacré à l'étude du bien, Au sujet du Bien ou de l'Un. Selon Plotin, le plus parfait ne saurait coïncider avec la réalité intelligible, car cette réalité est multiple, alors que le plus parfait est simple16. Il faut donc sous-entendre un au-delà des êtres, dont ceux-ci seraient les effets. Mais l'âme peut-elle contempler l'au-delà de l'être ? L'âme est divine, dit Plotin. Elle est une image du premier principe, de cet au-delà de l'être. Elle peut donc, en

16 Plotin, 9 (VI, 9), ch. 2, 25-47. 5,20-38.

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toute légitimité, partir d'elle-même à la recherche de son modèle, en identifiant ce qu'elle a d'identique à lui17.

Dans un autre ordre d'idée, comment faut-il comprendre ce passage : « [...] grâce aux démonstrations qui montrent vers où il faut aller, on avance déjà vers cet endroit. »18 ? En quoi ce genre de démonstration provoque-t-il une remontée ? Et si une démonstration de ce genre peut déjà faire monter, peut-elle, aussi, faire monter complètement ?

De plus, y a-t-il une technique, une méthode ou une pratique qui puisse faire monter un homme jusqu'au bien ultime ? Pourquoi Plotin nomme-t-il, en énumération, la technique, la méthode et la pratique ? Que signifie cette énumération ? Est-elle le renforcement d'une même notion ? Ou bien nomme-t-elle trois choses distinctes ? Pour le vérifier, il suffit d'examiner les autres emplois de ces termes dans le traité, afin de voir si Plotin les utilise en suivant, ou non, une logique précise. On trouve cinq fois le mot « technique » dans ce traité et, même si les contextes dans lequel il s'introduit diffèrent à de nombreuses reprises, l'expression semble toujours désigner la même chose, soit un art. En effet, lors de son second usage, le mot « technique » fait partie d'une énumération qui contient la science et la vertu et qui doit désigner des entités immatérielles : « Ce beau se montre, par exemple, dans des habitudes de vie, de belles pratiques et des belles lois. Ainsi, on accoutume l'amoureux à être charmé par des choses

17 Ibid, ch. 11,43-46.

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qui n'ont pas de corps, comme des techniques, des sciences et des vertus »19. Les techniques de cette citation ne signifient rien de spécial. Il s'agit simplement du savoir-faire général que Plotin cite en exemple de chose immatérielle. La troisième citation est la suivante : « Pour ce qui est de l'étude que l'on nomme logique des propositions et des syllogismes, elle (la dialectique) la donne à une autre technique [...] »20. La technique désigne alors, la capacité de se servir correctement de quelque chose, à savoir de la logique des propositions et des syllogismes. Au quatrième usage, le mot signifie la même chose. Il est question de la dialectique qui connaît les éléments qui précèdent la technique et qui sait déterminer lesquels peuvent être l'objet d'une méthode et lesquels ne le peuvent pas : « Elle sait qu'il y a des éléments nécessaires qui précèdent la technique et elle les différencie les uns (qui sont nécessaires) des autres (qui ne sont pas nécessaires) selon ceux qui sont utiles de ceux dont il serait absurde qu'une méthode veuille les gérer»21. À première vue, la technique semble signifier quelque chose de spécial. Il y aurait des éléments spécifiques à la technique et d'autres non. Néanmoins, cette spécificité n'est pas comprise à la suite d'une différenciation avec la méthode, puisqu'elle est employée comme synonyme de la technique dans la ligne suivante. C'est là une preuve que ces mots sont confondus par Plotin. La dernière citation est la suivante: «[...] elle (la philosophie) contemple la nature en s'aidant de la dialectique, de la même manière que d'autres techniques emploient l'arithmétique pour accomplir cette même

19 Ibid, ch. 3 (2), 8-11. ; note : concernant la numérotation des chapitres, le chiffre entre parenthèse () désigne l'ancienne division et le chiffre qui ne l'est pas désigne la nouvelle.

20 Ibid, ch. 5 (4), 18-20. 21 Ibid, ch. 5(4), 20-21.

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tâche »22. Dans ce contexte aussi, la technique désigne simplement un savoir-faire.

Pour ce qui est du mot « méthode », on trouve le mot trois fois dans le traité. Outre la première fois, où il est en énumération avec la technique et la pratique, les deux autres fois sont les suivantes :

[...] elle (la dialectique) différencie les éléments nécessaires des éléments non nécessaires selon ceux qui sont utiles de ceux dont il serait absurde qu'une

méthode veuille les gérer.23

[...] elle (la dialectique) avance méthodiquement (hodô) vers celles-ci (les choses qui sont) [. ..]2 4

La première citation de ce tableau est la même que celle dans laquelle on avait remarqué que la méthode était synonyme de technique. La seconde citation emploi le mot « méthodiquement » pour désigner une technique qui opère, soit, dans ce cas précis, la dialectique qui agit rationnellement. Le mot est synonyme de « technique ». Pour ce qui est du mot « pratique », on ne le retrouve qu'à deux reprises. La première citation est déjà connue. La seconde est la suivante : « Ce beau se montre, par exemple, dans des belles pratiques et des belles lois »25. Dans ce contexte, la pratique sert aussi à exprimer des choses qui sont

22 Ibid., ch. 7 (6), 2-4. 23 Ibid, ch. 5 (4), 22-23. 24 Ibid, ch.6(5), 12-13. 25 Ibid, ch. 3(2), 8-10.

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immatérielles. Étant donné qu'au moins trois citations d'un même mot sont nécessaires pour vérifier si un auteur emploie ce mot en suivant une certaine logique et que le mot « pratique » n'est mentionné que deux fois dans le traité, on ne peut espérer découvrir une logique qui déterminerait l'usage de ce mot. Finalement, il est presque certain que les mots « technique », « méthode » et « pratique » sont employés au hasard par Plotin dans ce traité et désignent une même chose, soit l'art en général, car aucune règle solide ne structure l'usage que Plotin fait de ces mots. La technique ne sert qu'à désigner un savoir-faire rationnel. Pour ce qui est de la méthode, elle désigne vaguement un travail accompli selon un plan (la dialectique qui travaille avec méthode) et pour ce qui est de la pratique, on ne peut rien dire de précis à son sujet. L'énumération de ces trois concepts était donc un renforcement d'une même notion. Ainsi, quel art, au sens large, nous fait-il monter ? Quels actes faut-il commettre ? La suite du traité décrit ce que l'âme doit faire pour parvenir à contempler le sommet du monde intelligible.

b. Le musicien, l'amant et le philosophe

Plotin avance alors une hypothèse au sujet du type d'homme qui arrive le mieux à s'élever du monde sensible :

« Est-ce celui qui a vu [avant de naître], comme le dit Platon, toutes les réalités ou la plupart d'entre elles et qui, à sa

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première naissance, devient un philosophe, un amoureux ou un musicien ? Certes. Et plus précisément, le philosophe s'attarde naturellement à ces réalités [que l'on voit avant de naître], tandis que l'amoureux et le musicien doivent s'élever [jusqu'à elles] »26.

Il s'agit d'une hypothèse issue du mythe de l'envol de l'âme raconté dans le Phèdre21. Cette hypothèse suppose que l'âme est immortelle et qu'avant de

s'incarner dans un corps, elle a vu les idées du monde intelligible. Qu'est-ce qui prouve que l'âme est immortelle ? Selon Plotin, parce que l'âme n'est pas un corps, il est évident qu'elle s'apparente à la vie éternelle , les incorporels étant immortels du fait qu'ils soient insoumis au pouvoir négatif de la matière. Mais qu'est-ce qui prouve que l'âme n'est pas un corps ? Dans le deuxième traité écrit par Plotin, « Au sujet de l'immortalité de l'âme », on trouve une réponse spécifique à cette question. L'argument est le suivant : si l'âme était un corps, il n'y aurait ni sensation, ni intellection, ni connaissance, ni vertu, ni rien de convenable. Mais puisque que tout cela existe, l'âme n'est pas un corps29. Le sens de cet argument est que les sens n'ont pas de mémoire. Or, le souvenir de ce qui est perçu est conservé. C'est, pour Plotin, la preuve que quelque chose en nous fonctionne indépendamment du corporel. En fait, la sensation elle-même serait impossible sans l'existence d'une âme, car, pour exister, la sensation d'un objet a besoin d'être composée par l'ensemble des perceptions sensibles. Mais comme

26 Ibid, ch. 1,6-10.

27 Platon, Phèdre, 246a-257c.

28 Plotin, Au sujet de l'immortalité de l'âme, 2 (IV, 7), ch. 10,1-3. 29 Ibid, ch. 7.

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aucun des sens n'est doué de la faculté d'association, c'est quelque chose de non-sensible qui procède à cette opération, à savoir l'âme. Cela démontre que le corps diffère de l'âme. Et comme l'âme est indépendante du corps, elle ne souffre pas de l'imperfection qui caractérise les choses sensibles. Elle est donc divine et éternelle. Si l'âme est divine, que fait-elle dans un corps ? Pourquoi n'est-t-elle pas restée dans la contemplation des idées et du premier principe ? Selon le traité Au sujet de l'Un, la raison évoquée par Plotin pour expliquer la descente des âmes dans la matière sensible est la fatigue30. L'âme se fatigue de contempler. Qu'y a-t-il de si fatiguant à cette activité ? On ne dit pas de l'Un qu'a-t-il est la forme de toutes les formes, ni l'idée de toutes les idées, car l'Un n'est pas ce qu'il donne (le principe diffère de ce qu'il génère). En contemplant l'Un, l'âme contemple donc l'au-delà de la forme. Or, l'âme est elle-même une forme générée par l'Un. La forme étant « plus petite » que l'au-delà de la forme qui la génère, l'âme est incapable de contenir en elle la totalité de l'au-delà. Épuisée de ne pas pouvoir tenir son regard sur l'Un, c'est avec soulagement qu'elle se tourne ailleurs et qu'elle entre en relation avec le sensible, comme si, enfin, elle avait quelque chose d'évident (de solide, de saisissable ou de compréhensible) à se mettre sous l'œil31. Est-ce que sa situation dans un corps affecte sa capacité à contempler le bien ultime ? Plotin pense que oui, sans quoi, il ne serait pas question de s'éloigner du monde sensible pour se rapprocher du bien. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Comme on l'a déjà expliqué32, le monde sensible est moins bon que le monde intelligible, d'où il résulte que c'est en s'éloignant de lui qu'on atteint plus

30 Plotin, Au sujet de l'Un, 9 (VI, 9), ch. 3.

3lIbid.,3, 1-10. .

32 Voir p. 22.

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de bien. On est alors confronté au problème suivant : étant donné que l'âme descend dans le monde sensible parce qu'elle est fatiguée de contempler le bien ultime, à quoi bon remonter au sommet du monde intelligible pour voir ce bien si c'est pour, à nouveau, être accablée de fatigue ? D'ailleurs, si le bien ultime est fatiguant pour l'âme, cela ne suggère-t-il pas que ce bien ultime n'est pas tout à fait bon pour elle et que, à la limite, il serait quelque chose de mal ? Dans ce cas, à quoi bon remonter là-haut ? Les raisons pour remonter sont, d'après Plotin, que l'âme souffre aussi en bas, sûrement plus qu'en haut, car en bas, incarnée dans un corps, elle souffre du manque d'unité de la matière sensible (celle-ci étant impassible, c'est-à-dire qu'elle n'est pas totalement affectée par ce qui advient en elle du monde intelligible)33. En se mêlant au corps, l'âme se mêle à ce qui résiste à la forme. La connaissance de sa propre unité s'obscurcit, détournée est-elle par les choses sensibles (sans unité) qui la stimulent34. Si on résume : d'un côté, l'âme souffre d'être débordée par l'Un qui est trop grand pour elle, d'un autre côté, elle souffre du manque d'unité au contact de la matière sensible. Dans ce système, l'âme ne trouve-t-elle donc jamais son repos ?

L'hypothèse étudiée par Plotin sous-entend autre chose : le type d'homme que l'on devient (musicien, amant ou philosophe) est-il directement lié aux idées vues par l'âme avant l'incarnation ? Plotin ne répond nulle part à cette question, mais Platon y répond dans le « Phèdre » dont s'inspire Plotin. Selon lui, il existe une loi stipulant que ce sont les âmes ayant eu la vision la plus riche du bien

33 Jean-Marc Narbonne, La métaphysique de Plotin, Paris, Vrin, 2001, p. 41 ; voir aussi Plotin, 26 (III, 6), ch. 7.

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ultime et des idées qui incarnent, sur terre, des savants, des hommes qui aspirent à la beauté et qui peuvent être inspirés par les Muses et par Éros (248d). Il est logique, en effet, que les âmes ayant eu une vision très riche du bien et des idées aient une vie, sur terre, plus près de ces choses, consacrée à des métiers moins manuels et plus spirituels, plus intellectuels, comme l'enseignement, la science, la politique, la musique, la poésie ou la philosophie. Ces types d'homme étant mieux accoutumés aux idées, il est plus facile pour eux de s'élever. Plotin retient trois types d'homme : le musicien, l'amant et le philosophe. Pourquoi ceux-ci ? Selon le « Phèdre », il y a plusieurs niveaux de génération des hommes. Ces niveaux sont structurés par la richesse de la vision que l'âme a du bien ultime et des idées avant de s'incarner. Le premier niveau de génération, dit Platon, celui des âmes qui ont la vision la plus riche de l'au-delà, produit des musiciens, des amants et des philosophes. Le second niveau produit un roi, la troisième, un politicien, ainsi de suite, jusqu'au tyran (248d-e). Plotin, dans le traité étudié, parle donc de l'ascension des âmes les plus riches, celles du premier niveau de génération. Pourquoi la vision du bien et des idées qu'ont les philosophes, les amants et les musiciens est-elle plus riche que celle des rois, des politiciens, des athlètes, des devins, des poètes, des agriculteurs, des sophistes et des tyrans ? Qu'est-ce qui a pu convaincre Platon que ce sont ces trois types d'homme qui ont la vision la plus riche ?

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c. Les deux étapes de la remontée

Immédiatement après avoir interrogé l'hypothèse du mythe de l'envol, Plotin l'approuve, sans même l'expliquer, comme si elle faisait figure de dogme, et commence à formuler des propositions qui découlent de l'acceptation de cette hypothèse. Plotin écrit que, des trois types d'homme du premier niveau de génération, c'est le philosophe qui a le naturel le plus vif pour s'élever : « [...] le philosophe s'attarde naturellement à ces réalités [que l'on voit avant de naître], tandis que l'amoureux et le musicien doivent s'élever (jusqu'à elles] »35. Pourquoi le naturel du philosophe est-il plus apte à s'élever que celui du musicien ou de l'amant ? Plotin considère, deux phrases plus loin36, qu'il y a deux ascensions. La première s'élève du monde sensible au monde intelligible, la seconde part du monde intelligible jusqu'au sommet de celui-ci. Plotin classe nos trois types d'homme dans ces deux ascensions : le musicien et l'amant débutent l'ascension au bas de l'échelle et le philosophe l'amorce depuis le monde intelligible. Donc, pour les uns (le musicien et l'amant), l'ascension consiste en deux étapes, pour l'autre (le philosophe), en une seule. Puisque les philosophes ont déjà réalisé une partie de l'ascension, il est normal que l'on dise d'eux qu'ils sont plus habiles à s'élever que les deux autres. Mais comment expliquer qu'ils aient déjà réalisé la première partie de l'ascension ? Suivant la logique du texte, serait-ce en raison du fait qu'ils ont eu une vision plus riche de l'au-delà avant de s'incarner ? Serait-il possible de sauter une étape uniquement en ayant eu une vision plus riche des réalités d'en haut ? Quelle vision faudrait-il avoir pour prendre cette longueur

35 Plotin, Au sujet de la dialectique, op. cit., ch. 1,9-10. 36Ibid,ch. 1, 12-17.

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d'avance sur les autres ? Quelle vision du monde d'en haut a eu celui qui incarne, sur terre, un philosophe ? On pourrait poser la même question pour le musicien et l'amant : quelle vision d'en haut leur vaut le mérite de faire partie, avec le philosophe, de la première génération ?

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Chapitre 2 - La méthode du musicien

La suite du traité décrit ce que nos trois types d'homme doivent accomplir pour s'élever, les uns (le musicien et l'amant) du sensible à l'intelligible, l'autre (le philosophe) de l'intelligible au sommet de celui-ci. Comme il a été expliqué, ce cheminement est un processus de contemplation37. Dans chacune des ascensions, le but est d'arriver à prendre conscience du monde spirituel et de son principe. Comment le musicien prend-il conscience de l'existence de l'au-delà ? Plus précisément, comment la nature du musicien le prédispose-t-il à l'ascension ? Le premier élément de l'explication de Plotin est le suivant : « le musicien est transporté au contact du beau »38. Ce n'est pas tout le monde qui, à ce contact, éprouve un transport. La plupart des gens, par exemple, devant un beau poème ou une belle peinture, n'éprouvent rien de particulier. D'autres sont plus sensibles à la beauté. Éprouver un transport à la vue de celle-ci est une qualité qui, depuis les plus anciens philosophes, fut exploitée pour servir la cause de l'ascension spirituelle. Plotin se fait, dans sa philosophie, l'héritier de cette sagesse de l'ascension par le beau. Pour comprendre de quelle manière le beau rend possible l'ascension spirituelle, il suffit de s'interroger au sujet de sa nature. Plotin a consacré son premier traité, Au sujet du beau, à l'étude de ce thème. Qu'est-ce que le beau ? Plotin explique que les choses sensibles sont belles parce qu'elles participent, dans la mesure du possible, à des formes spirituelles qui leur donne une certaine unité, une cohérence, une mesure inspirée de la raison divine. Donc

37 Se rapporter aux pages 21 et 22.

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les beautés sensibles (des sons, des choses visibles) tiennent leur beauté par participation aux beautés intelligibles. Qu'en est-il de la beauté des idées (des actions, des dispositions, des sciences, des vertus) ? D'où tiennent-elles leur beauté ? Puisque les idées sont la réalité véritable, qu'elles existent en vertu de leur propre substrat, elles sont belles par elles-mêmes39. Quant à ce qui génère la matière des beautés intelligibles et leurs donne une réalité véritable, il s'agit du bien ultime40. Étant donné que le bien suprême est ce qui génère le beau, il devient possible d'envisager une ascension vers le bien en se laissant guider par l'attrait du beau. C'est d'ailleurs ce que Plotin suggère dans notre traité. Le musicien et l'amant contemplent d'abord des beautés sensibles, puis finissent par comprendre que la cause de ces beautés-ci réside dans le monde intelligible, qui est lui-même le beau. Les philosophes, quant à eux, comprennent, avec plus de précision, que la cause du beau réside dans le bien ultime. Les premiers exercices de Plotin qui se servent de la musique et de l'amour pour élever l'âme au contact de la beauté constituent conscience qui permettent de s'accoutumer à l'intelligible ou de reconnaître, en quelque sorte, sa réalité. Il s'agit du premier échelon à franchir.

Le musicien, donc, est ému par les beautés sensibles (les agencements de sons harmonieux) et cette émotion le pousse à explorer plus à fond l'origine de la beauté. Il découvre, au travers de cette exploration, que la rationalité des idées est

39 Plotin, Sur le beau, op. cit., ch. 1.

40 Ibid., ch. 9. « [...] mais, si l ' o n veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu d e s idées, d u Bien qui est au-delà d u Beau et qui en est la source et le principe », trad. Emile Bréhier, Plotin, Première Énnéade, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p . 147.

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ce qui donne au monde sensible une certaine beauté. Après avoir écrit que le musicien était ému par le beau, Plotin décrit le naturel du musicien : c'est un homme incapable de s'émouvoir par lui-même, au sens où il cherche à l'extérieur de lui (entendre des bruits avec ses oreilles), plutôt qu'à l'intérieur (par la pensée seulement), les choses qui le transportent. Plotin ajoute qu'il est extrêmement sensible aux moindres bruits, qu'il est agile dans le fait de percevoir les sons qui sont beaux et ceux qui sont laids. Il fuit le manque de rythme, d'harmonie et d'unité dans les chansons, mais accourt vers ce qui contient en abondance ces qualités41. À partir de cette condition, est-il possible de réaliser que le monde intelligible existe vraiment ? Si la source de ce que le musicien trouve beau dans le monde sensible est le monde intelligible ce dernier sera forcé d'admettre que ce monde intelligible existe vraiment, qu'il a une réalité. Or, en admettant rechercher le rythme, l'harmonie et l'unité parmi les créations sensibles de type sonore, le musicien ne recherche-t-il pas des choses intelligibles ? Il faut admettre que si « la musique est une création qui se situe dans le monde sensible », elle est, avant tout, « faite à partir du monde intelligible »42. La musique est d'abord pensée, les rapports et les harmonies, imaginés, puis ils sont joués. Il est donc évident, pour le musicien, que l'origine de la beauté musicale réside dans le monde intelligible. Ce sont des proportions mathématiques et des rapports qui organisent la production sensible qu'est la musique. Le musicien comprend, au fond, que c'est la beauté du monde intelligible qui le transportait, non pas quelques beautés particulières -« [...] c'est l'ordre intelligible, ce qu'il y a de beau en lui qui la transporte et pas

41/è/(/.,ch. 2(1), 21-28.

42 Jean-Michel Charrue, Illusion de la dialectique et dialectique de l'illusion, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 304.

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seulement quelques beautés particulières » 43. Les dernières lignes de ce chapitre disent : « Par ailleurs, des arguments philosophiques doivent s'implanter dans le musicien pour qu'il développe une confiance en ces réalités [intelligibles] qu'il avait en lui sans le savoir. On verra, plus tard, ces arguments »44. De quoi Plotin parle-t-il ? La confiance du musicien en l'intelligible n'est-elle pas déjà développée en vertu des explications précédentes sur la beauté musicale ? Plotin l'a déjà dit, le naturel du musicien et de l'amant peut uniquement rendre possible une ascension du sensible vers l'intelligible. Et c'est le naturel du philosophe qui rend possible une ascension de l'intelligible vers le sommet de celui-ci. C'est pourquoi, lorsqu'il est question, pour le musicien, d'aller plus loin que l'endroit où son naturel le prédispose à aller, ce dernier a besoin de l'aide de la philosophie. On constatera, au chapitre quatre (trois) qui est consacré à la philosophie, le service que peut rendre celle-ci au musicien et à l'amant dans la suite de leur ascension.

43 Plotin, Au sujet de la dialectique, op. cit., ch. 2 (1), 32-33. 44 Ibid, ch. 2 (1), 33-35.

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Chapitre 3 - La méthode de l'amant

Le chapitre 3 (2) porte sur l'ascension de l'amant. Plotin dit alors que le musicien pourrait se transformer en amant et que, dans sa transformation, il pourrait demeurer lui-même ou dépasser son état45. Pourquoi le musicien se transformerait-il en amant ? Après tout, le naturel des deux ne permet-il pas de se rendre au même niveau ? D'ailleurs, il s'en faut de peu que le musicien soit semblable à l'amant, puisque les deux font l'ascension par le beau. L'un aime les belles sonorités, l'autre les belles choses (dont les sonorités). Et comme pour le musicien, l'amant réalise que ce qui est à l'origine des beautés sensibles n'est pas leur éclat, mais leur participation aux idées du monde spirituel qui, elles, sont vraiment belles. On voit mal ce que l'amant pourrait apporter de plus au musicien, si ce n'est un enrichissement de nouvelles beautés. Cela explique sûrement pourquoi Plotin précise que même s'il s'est changé en amant, le musicien pourrait demeurer lui-même malgré tout. Plotin ajoute que l'amant se souvient des beautés intelligibles et que sans celles-ci, il serait incapable d'apprendre : « Et l'amant [...] se souvient des beautés [intelligibles], sans ces beautés, il est incapable d'apprendre »46. Il est clair que la beauté dont on se souvient est la beauté de l'idée à laquelle participe la beauté sensible, car c'est la seule que l'on puisse oublier, l'oubli étant le problème de l'âme qui ne se souvient plus du monde intelligible, trop occupée par le monde sensible. Mais quel raisonnement faut-il faire pour se rendre compte que si l'amant ne se souvenait pas des beautés

45 Ibid, ch. 3 (2), 1-3. 46 Idem.

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intelligibles, il serait incapable d'apprendre ? Apprendre quoi ? On a dit qu'il devait apprendre qu'il existait des beautés de type intelligible. D'après Plotin, sans le souvenir des beautés intelligibles, l'amant éprouverait seulement des transports au contact des belles choses. Les souvenirs des beautés intelligibles lui permettent donc de ne pas réduire son expérience du contact avec les beautés sensibles à des passions. Plotin exhorte l'amant à ne pas seulement se laisser émouvoir par des beautés sensibles, mais aussi par des beautés que la raison seule peut rendre visibles et qui se distinguent des beautés sensibles47. Pour comprendre comment cela est possible, prenons l'exemple suivant : l'arbre est une chose sensible. Tous les arbres ne sont pas beaux. Certains le sont, d'autres non. Imaginons maintenant des lois. Ce sont des choses intelligibles, que l'on saisit par la raison. Or, contrairement aux arbres, toutes les lois sont belles. La nuance est la suivante : on sait que, dans cette philosophie, la beauté d'une chose est liée à la force avec laquelle elle participe à une idée. On sait aussi que ce qui empêche les choses sensibles de participer pleinement à leurs idées est que la matière sensible est insoumise à l'idée d'ordre. Mais une loi est une chose intelligible, tandis qu'un arbre est une chose sensible. La loi étant insoumise à la matière sensible, elle participe, sans entrave, à son idée, ce qui n'est pas le cas de l'arbre. Cela explique pourquoi toutes les lois sont belles, tandis que tous les arbres ne sont pas beaux. Les unes participent pleinement à leurs idées, les autres, plus ou moins. Il en va ainsi de toutes les beautés sensibles et intelligibles. Et si, vraiment, l'amant cherche les beautés les plus pures, il ne se contentera pas d'un transport au contact

"Ibid.ch. 3(2), 5-11.

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d'une beauté sensible, il utilisera sa raison pour découvrir d'autres beautés, celles qui sont intelligibles :

« II faut donc lui enseigner à ne pas tomber, au contact d'un corps, dans un transport de passion. Il faut le conduire, par la raison, vers la totalité des corps pour lui montrer que même si le beau est présent en tout corps, il ne se réduit pas à ceux-ci. Il faut dire que la beauté se trouve aussi d'un autre côté, qu'elle consiste dans d'autres réalités, comme des habitudes de vie, des belles pratiques ou des belles lois. Ainsi, on accoutume l'amoureux à être charmé par des beautés qui n'ont pas de corps, comme des techniques, des sciences et des vertus. [11] »48

Plotin écrit, en fin de chapitre : « Finalement, l'amoureux doit faire l'unité et apprendre comment elle se produit »49. De quelle unité Plotin parle-t-il ? Étant donné que le mot « unité », dans le texte grec, est au neutre, il s'agit de l'unité du beau, beau étant le neutre qui précède, le plus près, le mot « unité ». Mais qu'est-ce que faire l'unité du beau ? Dans qu'est-ce chapitre, Plotin incite l'amant à se servir de sa raison pour s'émerveiller devant le beau qui se montre, par exemple, dans des habitudes, des lois, des sciences, des techniques, bref, devant le beau qui se montre, dans toute sa splendeur, dans les idées même. En évoquant l'idée de faire l'unité du beau, Plotin pousse l'amant à envisager la seconde partie du chemin,

48 Idem.

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qui est l'ascension du monde intelligible. En effet, en cherchant l'unité du beau qui se montre dans toutes les idées, on demande : « pourquoi toutes les idées sont belles ? » et on recueille, dans cette interrogation, d'un seul trait - celui de la beauté - la totalité du monde intelligible, car toutes les idées sont belles. Donc, selon Plotin, identifier le beau commun à toutes les belles idées est ce qui permet à un homme de se rapprocher du sommet du monde intelligible, car le bien suprême est aussi le beau suprême.

Alors qu'est-ce que le beau commun à toutes les beautés intelligibles ? Plotin invite le lecteur à résoudre cette énigme. L'amant, dit-il, doit apprendre comment cette beauté se produit. De quelle façon apprend-on une telle chose ? Quelle est la technique ? Plotin écrit : « En partant des vertus, il doit monter vers l'intellect, vers ce qui est, et de là, il doit marcher jusqu'à la limite »50. Il faut donc se servir des vertus. Mais qu'est-ce que la vertu ? Jean-Marie Flamand, dans l'introduction de sa traduction du traité 19, Au sujet des Vertus, dit quelque chose de très éclairant à ce sujet : « la démarche éthique, avec Plotin, consiste non plus dans une maîtrise conquise par l'âme sur ce qui lui est inférieur, par une domination du haut vers le bas, mais en une résorption de l'inférieur dans le supérieur [...] »51. En effet, le chapitre 7 du traité Au sujet des Vertus dit :

« Pour lui (le sage), se maîtriser, par exemple, consistera non pas à s'imposer une mesure, mais fondamentalement à se

50 Idem.

51 Jean-Marie Flamand, Plotin, Traités 7-21, op. cit., p.425

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séparer autant que possible du corporel et à ne pas se contenter de vivre de la vie de l'homme de bien, de celle que tient en estime la vertu civique, mais à abandonner cette vie pour choisir une vie différente, celle des dieux »52.

Étant donné que la réalité divine est celle du monde intelligible, il faut entendre par : « vivre la vie des dieux » une vie orientée vers ce monde. C'est donc cela que Plotin considère comme étant une vie vertueuse et l'évocation de celle-ci cadre parfaitement avec le sens du texte, où l'amant tente de se rapprocher du monde intelligible. Plus tard dans le traité, Plotin précisera le rôle de la vertu.

Plotin disait que l'amant, par la vertu, devait monter vers l'intellect, et il ajoute : « [c'est-à-dire] vers ce qui est ». L'intellect est, pour Plotin, la réalité même. Marcher vers lui, c'est marcher vers le réel53.

En somme, pour réussir son ascension, pour dépasser son propre état, l'amant doit partir des vertus, c'est-à-dire vivre comme un dieu, puis, atteindre la limite de cette vie, en questionnant la beauté commune à toutes les beautés intelligibles (le monde intelligible étant le monde divin).

52 Plotin, Au sujet de la Vertu, 19 (I, 2), trad. Jean-Marie Flamand, Plotin, Traités 7-21, ch. 7, op.

cit., p. 443

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Chapitre 4 - La méthode du philosophe

Le philosophe est le spécialiste de la seconde ascension. Il « n'a pas besoin de se séparer, comme les autres, [du monde sensible], car il a une nature agile pour avoir l'âme élevée comme par des ailes »54. En principe, le philosophe saurait déjà que les beautés sensibles sont la cause d'une participation aux idées et qu'il y a non seulement des beautés sensibles, mais aussi des beautés intelligibles, des belles idées, et que l'Un en est la cause. Donc le philosophe n'a plus rien à faire avec le monde sensible. Il est consacré entièrement au monde intelligible et veut connaître son principe, le bien suprême. Mais comment doit procéder le philosophe pour atteindre ce but ? Quel exercice peut-il accomplir ? Le philosophe, a-t-on dit, est tourné vers les idées. C'est là son naturel. Mais il est sans ressources, dit Plotin55. Sans ressources pour faire quoi ? Plotin écrit que le philosophe aurait besoin qu'on lui montre et qu'on lui explique le chemin vers ce monde, et ce, quand il le demande56. Il est sans ressources, donc, pour s'orienter dans ce monde. Pourquoi est-il sans ressources pour cette tâche ? Et quelles ressources lui permettraient de s'orienter ? De plus, pourquoi Plotin ajoute-t-il : « [...] et ce, quand il le demande »57 ? Pourquoi est-il important de souligner que l'apprentissage des ressources pour s'orienter doit se faire avec le consentement du philosophe ? Aurait-on déjà enseigner à un philosophe comment s'orienter

54 Plotin, 20 (I, 3), ch. 4 (3), 1-4. 55 Idem. 56 57 Idem. Idem. 43

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sans son accord ? Y a-t-il des philosophes à qui l'on enseigne sans qu'ils le veuillent ?

« Et il faut aussi, dit Plotin, lui donner des connaissances mathématiques pour qu'il s'accoutume à l'intellect et qu'il ait confiance en l'incorporel » . Qu'entend Plotin par « connaissance mathématique » ? En quoi pourrait-elle lui permettre de s'accoutumer à l'intellect ? Plotin emploie l'expression « mathématique » avec tant d'imprécision que l'explication la plus générale de la mathématique suffit pour faire voir où il veut en venir. La mathématique est une opération de l'âme qui s'accomplie sans l'aide de sens, car elle fait abstraction, dans l'intellection qui la caractérise, du monde sensible, de sorte qu'il ne reste plus que l'âme elle-même avec son idée pure du « combien ». Et l'âme investigue, au travers cette idée, le monde sensible. Par exemple, le chiffre 2 n'est, en lui-même, rien de sensible. C'est une pure idée. Ce genre d'idée, néanmoins, permet de qualifier avec justesse une très grande quantité de phénomènes : 2 pommes, 2 oranges, 2 ordinateurs, e t c . . La mathématique est une science dans laquelle est donnée à l'avance (en faisant abstraction du sensible) l'idée qui permet d'expliquer une région de la réalité : la région du nombre. En ce sens, il est vrai qu'une éducation aux mathématiques accoutume l'étudiant au monde des idées. Elle lui fait comprendre la fiabilité de celles-ci et peut le pousser à voir plus loin : y a-t-il d'autres idées, comme les mathématiques, qui permettent d'accomplir de telles investigations ?

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Plotin écrit que le philosophe recevra facilement l'enseignement mathématique, car il aime apprendre. Et de fait, d'après l'étymologie du mot philosophie, ils sont les amoureux de la sagesse.

Plotin écrit aussi que les philosophes sont vertueux par nature et qu'ils doivent atteindre le sommet de la vertu59. On a vu au chapitre précédent que la vertu consistait à vivre la vie divine. Dans quel sens peut-on dire qu'il y a des hommes, les philosophes, qui sont vertueux par nature et qu'il existe un sommet de la vertu que ces derniers peuvent atteindre ? On suppose, d'après la logique de cette philosophie, que les hommes vertueux par nature sont ceux qui ont contemplé l'idée de la vertu avant de s'incarner. Il en irait ainsi pour tout ceux qui possèdent certains dons « par nature ». Pour ce qui est du sommet de la vertu, s'il s'agit simplement d'une expression pour qualifier la perfection de la vertu, la vie pleinement divine, qui participe pleinement à son idée.

Plotin ajoute qu'après avoir enseigné les mathématiques aux « apprentis philosophes », il faut leur apprendre les arguments de la dialectique et en faire des dialecticiens accomplis60. Qu'est-ce que cette dialectique ? Qu'elle soit enseignée aux philosophes signifie, d'emblée, qu'elle est une discipline issue des opérations de l'âme telle que celle-ci est tournée vers le monde intelligible, car c'est là ce qui caractérise l'âme du philosophe. La phrase suivante, qui ouvre le chapitre 5 (4), dit pourtant : « Mais qu'est-ce que cette dialectique qu'il faut transmettre à ceux

59Ibid, ch. 4(3), 5-10.

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qui précèdent (les musiciens, les amants) ? »61 Dans ce cas, est-il juste d'employer le mot « dialectique » pour qualifier l'ascension des musiciens et des amants ? Plusieurs commentateurs répondent à cette question par l'affirmative (Jankélévitch, Charrue). D'une part, Jankélévitch structure son commentaire62 de ce traité de manière à ce qu'il y ait deux dialectiques, l'une inférieure, réservée à l'amant et au musicien, l'autre supérieure, réservée au philosophe. D'autre part, Charrue, dans Illusion de la dialectique et dialectique de l'illusion6*, rédige un

commentaire de ce traité qui dépend d'une semblable division de la dialectique et soutient aussi cette division dans les notes de sa traduction ainsi que dans sa présentation du plan détaillé de ce traité : « Chapitre 1 : La dialectique comme méthode de remontée : le musicien, l'amant et le philosophe »64. Ce qui leur permet de soutenir cette thèse est la première phrase du chapitre 4 : « Mais qu'est-ce que qu'est-cette dialectique qu'il faut transmettre aux précédents (musiciens, amants et philosophes) ? »65

II certain, donc, que nos trois personnages font usage de la dialectique. Pourtant, au moment où il décrit l'ascension des musiciens et des amants, Plotin ne mentionne nullement la notion de dialectique. De plus, à la fin du sixième (cinquième) chapitre, Plotin écrit que la dialectique, quoiqu'elle connaisse toutes les opérations de l'âme, laisse de côté celles qui sont relatives aux sensations et

61 Ibid., ch. 5 (4), 1-2.

62 Vladimir Jankélévitch, « Ennéades » I, 3, Sur la dialectique, Paris, Cerf, 1998.

63 Jean-Michel Charrue, Illusion de la dialectique et dialectique de l'illusion, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 298.

64 Jean-Michel Charrue, Plotin, traités 7-21, op. cit., p. 473 et note 30, p. 484. 65 Plotin, Au sujet de la dialectique, op. cit., ch. 5 (4), 1.

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aux transports. Bref, comment Plotin peut-il écrire, d'un côté, que le musicien et l'amant doivent se servir de la dialectique et, d'un autre côté, que la dialectique délaisse tout ce qui est relatif au monde sensible ? La réponse semble être la suivante. La dialectique ne serait pas, comme le croyait Charrue, « la » méthode de remontée. Elle serait plutôt la méthode d'une partie de la remontée, soit la seconde, de l'intelligible à son sommet. En effet, Plotin introduit seulement ce concept au moment où il décrit l'ascension du philosophe, qui correspond à cette seconde partie. Et, pour expliquer la raison pour laquelle est aussi enseignée aux musiciens et aux amants, celle-ci leur est communiquée seulement lorsqu'ils ont complété la première étape de l'ascension. De fait, l'ascension des musiciens et des amants ne se termine pas à l'entrée du monde intelligible. Au sujet du musicien, Plotin écrit : « des arguments philosophiques doivent s'implanter dans le musicien pour qu'il développe une confiance en ces réalités (intelligibles) [...] Nous verrons, plus tard, ces arguments »66. Il dit encore : « Et l'amant (le musicien pourrait se transformer en lui et, par cette transformation, en rester là ou aller plus loin) »67. Au sujet de l'amant, il dit : « il doit monter vers l'intellect [...] et de là, il doit marcher jusqu'à la limite »68. En résumé, le musicien et l'amant, lorsqu'ils remontent du sensible à l'intelligible, ne peuvent utiliser la dialectique, car celle-ci ne s'occupe point des affaires du monde sensible. Mais lorsque ceux-ci parviennent au terme de leur ascension, qu'ils sont maintenant prêts à aller plus loin (de l'intelligible à son sommet), à ce moment ils reçoivent les arguments de la dialectique puisque c'est pour cette ascension que la dialectique est conçue.

Ibid, ch. 2(1), 28-35.

M,

67 Ibid, ch. 3 (2), 1-2. 68 Ibid, ch. 3 (2), 13-14.

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Néanmoins, d'autres problèmes viennent ébranler cette interprétation. Plotin disait que la dialectique ne s'occupait pas du monde sensible . Au chapitre cinq (quatre), il écrit que la dialectique est une manière qui rend capable de dire, par une parole, où est chaque chose70. Il ajoute : « la dialectique discourt au sujet du bien et de ce qui ne l'est pas [...] »71. Comment Plotin peut-il affirmer que la dialectique ne s'occupe pas du monde sensible (là où les choses ont un lieu et sont associées au mal dans le système plotinien), mais qu'elle discourt au sujet du lieu des choses et de ce qui n'est pas bien ? Ce problème reste irrésolu.

69Ibid.,ch. 5(4), 9-16. 1QIbid, ch. 5 (4), 2-6. 71 Ibid, ch. 5 (4), 6-9.

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Chapitre 5 (4) - Les tâches de la dialectique, partie 1

a. La méthode dialectique : dé/initions et opérations

En ce début de chapitre, Plotin donne sa définition de la dialectique :

« Elle est, bien évidemment, une manière qui rend capable de dire, par une parole au sujet de chaque chose, ce qui est propre à chacune, ce qu'est une chose qui diffère et ce qu'est une chose commune ; dans quoi est une chose, où est chaque chose, si une chose est ce qu'elle est, combien de choses sont et combien ne sont pas mais diffèrent de celles qui sont. La dialectique discourt au sujet de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas, au sujet du nombre de choses qui sont sous le bien et du nombre de choses qui ne le sont pas, au sujet de ce qui est éternel et de ce qui ne l'est pas, au moyen d'une science qui portent sur tout ce qui est, mais certainement pas au moyen d'une opinion »72.

Tout d'abord, quelles sont les choses dont parle Plotin ? Sont-elles des objets sensibles, ou encore des idées ? Si la dialectique est réservée au monde intelligible, il ne peut s'agir que des idées. Mais si elle s'applique aussi au monde sensible, il peut alors s'agir aussi d'objets physiques. Ensuite, Plotin affirme que la dialectique est une manière d'être (hexis) qui rend capable de révéler, au sujet des choses, différentes caractéristiques. Celles-ci sont, très précisément :

72 Ibid, ch. 5 (4), 2-6.

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