• Aucun résultat trouvé

L’invraisemblable dans la représentation réaliste contemporaine : étude de Dernier amour de Christian Gailly, de Gabrielle au bois dormant de Denyse Delcourt, de La maison des temps rompus de Pascale Quiviger et de Tarmac de Nicolas Dickner

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L’invraisemblable dans la représentation réaliste contemporaine : étude de Dernier amour de Christian Gailly, de Gabrielle au bois dormant de Denyse Delcourt, de La maison des temps rompus de Pascale Quiviger et de Tarmac de Nicolas Dickner"

Copied!
280
0
0

Texte intégral

(1)

L’invraisemblable dans la représentation réaliste

contemporaine

Étude de Dernier amour de Christian Gailly, de Gabrielle au bois

dormant de Denyse Delcourt, de La maison des temps rompus de

Pascale Quiviger et de Tarmac de Nicolas Dickner

Thèse

Suzette Ali

Doctorat en études littéraires

Philosophiæ Doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

(2)
(3)

iii RÉSUMÉ

Dans cette thèse intitulée « L’invraisemblable dans la représentation réaliste. Étude de Dernier amour de Christian Gailly, de Gabrielle au bois dormant de Denyse Delcourt, de La maison des temps rompus de Pascale Quiviger et de Tarmac de Nicolas Dickner », nous proposons une analyse des problèmes de vraisemblance pragmatique et empirique que nous rencontrons dans certains romans réalistes contemporains. Le premier chapitre est consacré à un retour historique sur le courant réaliste depuis son apparition au XIXᵉ siècle jusqu'à notre époque actuelle. Il contient aussi une synthèse des principes théoriques des concepts de réalisme et de vraisemblance qui sont des concepts très anciens. Dans le deuxième chapitre, nous proposons une analyse des problèmes de vraisemblance liés aux deux types de narration homodiégétique et hétérodiégétique omnisciente qui existent dans les romans retenus pour notre recherche. La première partie de ce chapitre est réservée à l’étude des problèmes identitaires du « je » qui parle dans les récits alors que les deux autres parties sont consacrées à l’étude des points de vue interne et omniscient qui se trouvent déstabilisés dans les romans choisis. Quant au troisième chapitre, ce dernier est réservé à l’analyse des invraisemblances empiriques qui envahissent nos romans. Ces invraisemblances sont liées à la présence débordante de certains procédés et stratégies narratifs qui sont répertoriés et étudiés dans la première partie, puis à l’apparition de certains phénomènes ou personnages incroyables dans les histoires racontées. Ces phénomènes et personnages invraisemblables constituent l’objet des analyses de la deuxième partie de ce chapitre. Grâce à l’analyse des ces invraisemblances empiriques, nous pourrons entamer la réflexion sur le rapport du « je » au réel qui l’entoure. Ce rapport qui est différent dans chacun des romans étudiés révèle les nouvelles conceptions du réel contemporain que cherchent à transmettre nos écrivains.

(4)
(5)

v TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...iii

TABLE DES MATIÈRES ... v

INTRODUCTION ... 1

PREMIER CHAPITRE ... 17

Histoire et principes du réalisme et de la vraisemblance ... 17

L’évolution de la représentation du réel aux XIXᵉ, XXᵉ et XXIᵉ siècles ... 20

Le réalisme au XIXᵉ siècle : la représentation de la société ... 21

Le courant réaliste en France (1850-1890) ... 21

Le réalisme au Québec (1945-1960) ... 25

Rupture avec le réalisme au XXᵉ siècle : tension entre réel et langage ... 28

Le Nouveau Roman en France (1950-1980) ... 28

L’invention de la littérature québécoise et les expériences formalistes (1960-1980) 31 Le retour au réalisme à la fin du XXᵉ siècle : rapport entre le réel et le « je » du narrateur ... 34

La postmodernité en France ... 34

La postmodernité au Québec : une période de décentrement ... 37

Les caractéristiques cognitives, pragmatiques et stylistiques du texte réaliste ... 41

Le processus de la mimésis... 42

Le pacte de lecture ... 45

Les procédés et les stratégies de représentation ... 46

La vraisemblance : histoire, fonctions et types ... 50

Évolution historique de la vraisemblance depuis l’Antiquité jusqu’au XXIᵉ siècle ... 51

Les différentes acceptions de la vraisemblance depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIᵉ siècle... 51

La vraisemblance à partir du XIXᵉ siècle : relation entre réalisme et vraisemblance 53 Fonctions de la vraisemblance ... 55

Le Pacte d’adhésion à la fiction ... 55

Enjeu de véridiction ... 56

(6)

vi

DEUXIÈME CHAPITRE... 63

Problèmes de narration ... 63

Narrateur homodiégétique ... 67

Définition du narrateur homodiégétique ... 67

Problèmes de l’identité du narrateur ... 80

- Le « je » double dans La maison des temps rompus ... 80

- L’effacement du « je » dans Tarmac ... 85

- Le « je » multiple dans Gabrielle au bois dormant ... 91

- Fusion et confusion des « je » dans Dernier amour ... 97

Point de vue du narrateur homodiégétique ... 104

Définition du point de vue interne ... 104

Narrateur homodiégétique omniscient dans les romans étudiés ... 118

Point de vue omniscient ... 134

Définition du point de vue omniscient ... 134

Les altérations du point de vue omniscient dans les romans étudiés ... 144

Observation critique de la notion d’omniscience ... 153

TROISIÈME CHAPITRE ... 163

Les problèmes de vraisemblance empirique ... 163

Les procédés narratifs ... 166

Les stratégies visuelles ... 168

Les descriptions... 168

Les supports visuels ... 174

Les stratégies cognitives ... 179

La nomination dans Tarmac ... 179

Les détails ... 180

Les énumérations dans La maison des temps rompus et Tarmac ... 186

Les digressions dans La maison des temps rompus, Tarmac et Dernier amour ... 188

Autres stratégies ... 192

Les invraisemblances empiriques ... 197

Le personnage ... 198

(7)

vii

Les faits invraisemblables ... 222

Le rapport du « je » au réel... 231

- Le réel incroyable dans Gabrielle au bois dormant ... 232

- La perte des repères et l’avenir flou dans La maison des temps rompus ... 235

- Les transformations inquiétantes du monde dans Tarmac ... 238

- Le monde éclaté et vertigineux dans Dernier amour ... 244

CONCLUSION... 249

(8)
(9)

1 INTRODUCTION

Tout au long du XXᵉ siècle de nombreux courants littéraires - jusqu'à l’actuel postmodernisme - ont soulevé plusieurs réflexions sur les conventions de l’esthétique réaliste considérées depuis leur élaboration comme invariables puisqu’elles sont nécessaires à la production d’un effet de vraisemblance sur les événements narrés dans le roman. En effet, cette esthétique littéraire qui visait la description la plus fidèle possible de la réalité a fondé de nouvelles stratégies d’écriture afin de rendre son projet réalisable. S’appuyant sur les connaissances scientifiques et sur le progrès technologique qui ne cessaient de se développer depuis le XVIIIᵉ siècle, elle simulait la transmission d’une représentation et d’un savoir sérieux sur le monde. D’où le caractère apparemment inébranlable de ses stratégies, ces dernières ayant comme base les méthodes scientifiques. La dépendance de la littérature, en particulier du roman, aux différents domaines de la science (médecine expérimentale, psychanalyse, philosophie, etc.) se maintient pendant le XXᵉ siècle. Durant ce siècle, plusieurs mouvements littéraires voient le jour et participent à la réflexion sur les conventions esthétiques qu’a établies le courant réaliste, souvent en les contestant ou en les détruisant. La littérature postmoderne offre toutefois une exploration singulière des conventions réalistes. En réconciliant le roman avec les principes du réalisme, elle permet leur approfondissement. Un certain retour à des normes traditionnelles de la narration du réel y est perceptible. Mais ce retour implique une mise à distance. Les codes réalistes en usage au XIXᵉ ne le sont plus nécessairement aujourd’hui à cause de leur continuelle contestation. La littérature contemporaine se trouve donc dans l’obligation de redéfinir certaines de ces caractéristiques devenues inopérantes : « Face aux idéologies de la modernité, écrit Anne Cousseau, qui reposaient sur la logique du progrès et de l’innovation (l’expression même de "nouveau roman" est éloquente), la postmodernité ignore l’avenir et s’inscrit dans un temps déstructuré, privé de continuité et de sens »1. Cette période d’indétermination que constitue la postmodernité ne peut reposer sur des procédés qui, dans le roman réaliste, avaient pour but de donner un savoir absolu du monde. Cela a pour

1 Anne Cousseau, « Postmodernité : du retour au récit à la tentation romanesque », dans Bruno Blanckeman,

Aline Mura-Brunel et Marc Dambre [dir.], Le roman français au tournant du XXIᵉ siècle, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 360.

(10)

2

conséquence l’élaboration de nouveaux procédés qui passent souvent par l’ébranlement des moyens plus classiques de représentation du réel. Des situations narratives troublantes et une organisation déroutante des événements de l’histoire s’emparent des récits postmodernes. En effet, le désir d’écrire le monde s’accompagne d’un sentiment d’incapacité du roman contemporain à décrire le réel : « […] le réel se confond de moins en moins avec le tangible, cela pose un problème quant à la conscience de réalité qu’il est possible de développer dans l’expérience du monde »2. En l’absence de repères que pouvaient constituer les grands discours idéologiques ou les connaissances scientifiques, raconter le monde devient une tâche difficile, entraînant la présence de multiples transgressions à la vraisemblance réaliste dans la littérature contemporaine. Le roman contemporain cherche donc à réemployer les principes réalistes du XIXᵉ siècle. Cependant, faire remonter à la surface une tradition littéraire plusieurs fois contestée donne naissance à de nouveaux problèmes romanesques. Ces derniers seront l’objet principal de cette thèse.

Parmi les romans contemporains qui puisent aux principes de l’esthétique réaliste, nous avons choisi les romans suivants pour former le corpus de notre thèse : Dernier amour de Christian Gailly, La maison des temps rompus de Pascale Quiviger, Gabrielle au bois

dormant de Denyse Delcourt et Tarmac de Nicolas Dickner. La réappropriation de certaines

conventions romanesques traditionnelles par ces romans implique, comme nous l’avons déjà signalé, diverses transgressions à la théorie réaliste du XIXᵉ siècle. Ces transgressions se rapportent premièrement à la situation narrative, et plus particulièrement, au concept de l’omniscience. L’histoire du roman montre que jusqu’au XIXᵉ siècle, donc jusqu’à l’apparition de l’esthétique réaliste, « la possibilité de relater des faits qui n’ont pu être attestés par des témoins »3 n’était pas acceptable. À partir du réalisme, l’omniscience devient une convention romanesque estimée vraisemblable. Elle permet au narrateur hétérodiégétique de posséder un savoir illimité et, le plus souvent, elle lui accorde un pouvoir absolu sur le déroulement des actions. Bien que fictif, son discours constitue une assertion incontestable. Ces pouvoirs rhétoriques de la narration hétérodiégétique fondent ainsi une autorité fictionnelle capable d’assurer la vraisemblance pragmatique du récit. Ces

2 Jean-Marc Besse, « Le postmodernisme et la géographie. Éléments pour un débat », L'Espace géographique,

tome 33, 2004, p. 4.

(11)

3

pouvoirs sont déstabilisés de diverses façons dans le roman contemporain. Les romans qui constituent notre corpus ont, par exemple, la particularité d’introduire un narrateur homodiégétique omniscient. Le fait d’attribuer à ce type de narrateur des connaissances illimitées engage une réflexion sur la narration homodiégétique. En principe, le narrateur à la première personne est un personnage identifié, donc non anonyme, et dépourvu d’omniscience. Son point de vue et son savoir sont conventionnellement limités, comme le souligne Michal Glowinski : « […] lorsqu’une histoire est racontée à la première personne le narrateur se trouve sur le même plan que tous les autres personnages, simple mortel comme eux et donc, comme eux, faillible »4. L’acquisition d’un savoir illimité par les narrateurs-personnages des quatre romans paraît dès lors problématique. Leurs connaissances dépassent la perception soumise aux contraintes reconnues de la narration homodiégétique ce qui constitue une altération des conventions de ce type de narration. Par ailleurs, cette transgression des critères romanesques traditionnels, en d’autres termes cette omniscience irrégulière du narrateur homodiégétique, ne conduit pas pour autant à accorder une plus grande autorité aux narrateurs des quatre romans et à leur savoir. Au contraire, elle transforme les informations présentées par les personnages-narrateurs en des données incertaines. Des fantasmes, des mensonges et d’autres inventions irréelles et fantastiques s’introduisent dans leurs histoires et déstabilisent le monde où se déroulent les actions. La transgression des normes de la narration omnisciente prend donc plusieurs formes dans ces romans. D’où l’intérêt d’étudier ces problèmes de la narration contemporaine.

Ces transgressions de la vraisemblance narrative réaliste amènent, à leur tour, des transgressions d’ordre empirique : « Choisir de faire un récit à la première personne, écrit Wayne Booth, est parfois exagérément limitatif ; quand le je acquiert maladroitement des informations qui lui sont indispensables, l’auteur est parfois amené à créer des situations invraisemblables »5. La vraisemblance empirique se rapporte aux événements relatés dans l’histoire. Selon Cécile Cavillac, cette dernière ne repose pas principalement sur une expérience concrète ou un savoir scientifique attesté, mais se voit plutôt soumise à l’opinion publique et aux valeurs. C’est en regard de ce qui est considéré acceptable à l’aune de

4 Michal Glowinski, « Sur le roman à la première personne », Poétique, n° 72, 1987, p. 498.

5 Wayne C. Booth, « Distance et point de vue », dans Roland Barthes [et al.], Poétique du récit, Paris, Seuil,

(12)

4

l’opinion et des valeurs que des « faits » seront jugés irraisonnables ou non admissibles par les lecteurs. Les événements que racontent les narrateurs des quatre romans choisis, étant installés dans un cadre réaliste, devraient s’accorder aux principes de la vraisemblance empirique réaliste afin de satisfaire aux attentes des lecteurs. Ils ne devraient pas inclure des faits susceptibles de détruire cette illusion réaliste. Or, les invraisemblances empiriques envahissent les récits des narrateurs homodiégétiques et aboutissent, ce faisant, à une suspension momentanée du pacte de croyance réaliste. Les romans du corpus manifestent donc deux types de problèmes de vraisemblance qui seront étudiés dans le cours de cette thèse. Mais afin de rendre plus explicites ces problèmes, une description des œuvres retenues pour notre étude devient indispensable.

Dernier amour de Christian Gailly a été publié en 2004 aux éditions de Minuit. Ce

roman retrace le retour d’un compositeur de musique nommé Paul Cédrat vers sa villa au bord de la mer en France après l’échec de son concert donné lors d’un festival de musique à Zurich. Cet événement douloureux pour le personnage est doublé par l’angoisse de celui-ci devant sa mort prochaine annoncée par les médecins. Le roman tourne autour de cette attente de la mort qui pousse le compositeur à s’isoler dans sa villa pour subir son réel amer. Bien que cette histoire racontée ne présente pas de complexités empiriques, les événements étant assez peu nombreux et assez banals, la situation narrative à partir de laquelle elle se raconte pose problème. Le texte commence, en effet, avec un point de vue objectif et omniscient, le narrateur étant au début du roman à l’extérieur des événements qu’il rapporte. Mais cette position du narrateur change au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture de l’histoire. Celui-ci s’insère progressivement au sein du récit qu’il produit, provoquant de la sorte plusieurs transgressions des conventions de la narration. L’intrusion du narrateur s’effectue tout d’abord par l’intervention répétitive de ses opinions sur le cours des événements, jusqu'à ce que, à l’aide du pronom personnel « je », ce dernier s’introduise à l’intérieur de l’histoire de Paul Cédrat. Ce « je » du narrateur fusionne petit à petit avec le « je » du personnage puis avec le « je » des autres personnages et acquiert, par conséquent, une identité multiple. À ces extravagants statuts et identités du narrateur s’ajoute l’originalité de l’omniscience de celui-ci. Étant au début du roman extradiégétique et hétérodiégétique, le narrateur omniscient est capable de lire dans les pensées des différents

(13)

5

personnages présents dans le roman, chose qui le distingue de Paul Cédrat dont le savoir est limité. Mais cette habileté du narrateur extradiégétique à tout savoir ne disparaît pas lorsque ce même narrateur devient homodiégétique et adopte un statut identique à celui des autres personnages. Au contraire, son omniscience prétend même deviner les pensées des lecteurs. De plus, l’irrégularité de l’omniscience dans ce roman s’accentue lorsque la fusion de Paul Cédrat avec le narrateur entraîne une confusion et une fusion entre la perspective restreinte du personnage et la perspective omnisciente du narrateur et engendre une fluctuation du point de vue omniscient. Cela a pour conséquence de rendre incertain le savoir du narrateur. C’est dire que malgré son omniscience, le « je » n’arrive pas à tout savoir. La vraisemblance pragmatique du roman se trouve ainsi dissoute ou tout au moins largement problématisée. Cependant l’absence d’invraisemblances empiriques indique un impact limité de la situation narrative sur le cours des événements. Ceux-ci relèvent du quotidien assez ordinaire de Paul Cédrat et se déroulent dans un cadre spatio-temporel restreint bien que l’omniscience du narrateur puisse faciliter l’insertion d’événements qui dépasse ce cadre. Le minimalisme est, en effet, une des caractéristiques principales de Dernier amour. L’on se trouve ainsi dans une histoire où l’auteur ne fait que minimiser l’influence des actions qui se déroulent sur la vie du personnage.

Tout comme dans Dernier amour, la question de l’existence constitue un élément essentiel dans La maison des temps rompus de Pascale Quiviger. Paru chez Boréal en 2008, ce roman met en scène une narratrice anonyme qui raconte son histoire depuis sa naissance jusqu'à l’avènement de l’incident qui l’a poussée à écrire et qui est la mort d’une petite fille prénommée Odyssée. Alors que Paul Cédrat angoisse en raison de sa mort prochaine, la narratrice dans ce deuxième roman souffre de la mort accidentelle de cette petite enfant. La narration de l’histoire constitue donc pour elle un moyen d’expurger sa peine. Les thèmes de la mort et du traumatisme de la perte hantent à son tour ce roman québécois. Ils hantent surtout l’esprit de la narratrice qui reste non identifiée jusqu'à la fin de l’histoire. L’emploi du pronom personnel « je » ne permet pas de repérer l’identité de la personne qui parle. Malgré la présence de certains indices dans le texte nous indiquant qu’elle peut être soit Claire soit Lucie, l’une des deux protagonistes de l’histoire qui sera racontée, il est toujours difficile de déterminer laquelle des deux femmes prend en charge le récit à cause de la

(14)

6

fusion entre ces deux personnes. En effet, Claire et Lucie se substituent très souvent l’une à l’autre depuis leur prime enfance et cela se poursuit au plan de la narration. Non seulement l’identité de la narratrice fait problème, mais aussi, son omniscience. Le fait de relater en profondeur diverses histoires de femmes qu’elle a à peine connues ou rencontrées met en évidence la supériorité de son savoir. Son histoire contient également beaucoup d’anticipations et de digressions qui constituent, à leur tour, une preuve de son omniscience. Être omnisciente sert à cette narratrice à comprendre une histoire traumatisante et, par certains aspects, incroyable, de même que cela lui permet de contrôler le déroulement des actions de l’histoire. De fait, il y a une volonté de la part du « je » de tout savoir en même temps que de tout contrôler. Mais malgré la domination de la narratrice sur l’histoire, elle restera toujours incapable de sauver Odyssée de la mort. Son omniscience apparaît donc inefficace. Plus encore, cette volonté de contrôler le réel rend invraisemblable l’histoire. Plusieurs entorses à la vraisemblance empirique traversent La maison des temps rompus. Au début de ce roman, certaines invraisemblances empiriques mineures se présentent auxquelles il est possible de trouver des explications logiques. Mais les événements rapportés deviennent de plus en plus étranges. La disparition de la maison de la narratrice, ou mieux encore son inexistence, et les rencontres avec une vieille dame qui semble imaginaire ont pour effet de dénaturer le réel dans lequel évolue l’histoire. Le fantastique s’empare aussi de quelques événements. Cette manifestation du surnaturel contribue à brouiller le réalisme de l’histoire, sans toutefois arriver à le dissoudre complètement car le fantastique ne va pas en s’intensifiant dans ce roman. En effet, la narratrice n’est pas entraînée à participer à des aventures extraordinaires mais ne fait que témoigner de certains faits irréels. Ces derniers semblent traduire la difficulté de cette femme à faire face au réel tel qu’il s’est produit et de son désir de se réfugier dans l’imagination afin d’y trouver un réconfort perdu.

L’imagination constitue aussi le refuge contre le réel douloureux des narrateurs de

Gabrielle au bois dormant. Dans ce roman que Denyse Delcourt publie en 2001 chez les

éditions Trois, c’est la mort d’une amie, Gabrielle, que ces derniers se remémorent dans le but de l’oublier. Les images de la mort de leur amie les hantent. Pour cette raison, ils cherchent à refouler ce souvenir pénible. Chacun d’entre eux intervient à un moment précis

(15)

7

de l’histoire pour raconter, de son propre point de vue, la fin malheureuse de cette fille encore adolescente. Ces narrateurs sont tous homodiégétiques mais ils sont aussi tous omniscients, en particulier Jacqueline qui rapporte la majeure partie de l’histoire. Les « je » dans cette histoire renvoient donc à plusieurs personnes : Léo, Marguerite, Paul et Jacqueline, qui sont les amis de Gabrielle, et Cécile qui est la mère de Thérèse, une amie de la défunte. Tout comme dans les romans présentés précédemment, cette situation de narrateur homodiégétique omniscient constitue une transgression à la vraisemblance pragmatique. Mais ce qui est particulier dans ce roman, c’est la présence de plusieurs narrateurs dans le texte qui présuppose l’existence d’une instance supérieure qui organise et regroupe les discours de ces derniers, surtout que Gabrielle, la défunte, prend aussi la parole dans deux chapitres du roman. Ajoutons à ces problèmes de vraisemblance narrative ceux qui touchent à la vraisemblance de l’histoire elle-même. L’abondance des scènes irréelles la rendent, en réalité, presque incroyable, bien que le fait raconté soit douloureux. La reconstitution du passé ne va donc pas sans quelques difficultés. Non seulement la perte d’un être cher a traumatisé les narrateurs, mais les faits irrationnels qu’ils ont dû expérimenter les ont conduits à douter du réel qu’ils perçoivent. Ces faits invraisemblables sont d’ordre fantastique. Ils vont s’amplifier au cours de l’histoire jusqu'à susciter chez les narrateurs le sentiment d’avoir perdu la raison. La vraisemblance empirique de l’histoire est donc ébranlée, d’autant plus que la narratrice transforme une histoire de mort tragique d’une jeune fille en une histoire merveilleuse. En effet, l’histoire de Gabrielle rappelle à plusieurs moments les contes de Perrault La belle au bois dormant et Le petit chaperon

rouge. Le refuge dans l’imaginaire constitue ainsi un thème essentiel dans ce roman où le

merveilleux et l’étrange semblent vrais alors que le réel est rejeté puisque invraisemblable et insuffisant.

Dans Tarmac de Nicolas Dickner publié en 2009 aux éditions Alto, c’est l’apocalypse qui occupe la totalité de la fiction. Amenée par Ann Randall qui est en proie à une obsession de la fin du monde, cette idée d’apocalypse hante Hope Randall la fille de cette dernière et l’amie du narrateur qui consacre la grande majorité de l’histoire à raconter la vie peu commune de ces deux femmes. Dans ce roman, l’identité du « je » qui assume le récit est moins problématique que celle des autres narrateurs cités plus haut. Malgré le fait

(16)

8

que celle-ci n’est révélée que progressivement et que tous les autres personnages sont identifiés dès leur première apparition à l’exception du narrateur, le « je » assure la crédibilité de ses paroles. Les transgressions de la vraisemblance narrative ne commencent que lorsque ce narrateur homodiégétique acquiert un savoir supérieur sur des événements auxquels il n’a jamais participé. À partir du chapitre 49, on remarque un changement imprévu de la perspective narrative. Le point de vue interne du narrateur devient omniscient, ce qui lui permet de raconter les aventures de Hope à New York puis au Japon sans y avoir assisté. Plus encore, le narrateur avoue n’avoir jamais parlé à Hope depuis son départ vers le Japon, et cela après plusieurs chapitres de descriptions minutieuses de New York, de Tokyo et des périples de Hope dans ces différents endroits. Le savoir du narrateur dans ce roman pose donc problème. Tout d’abord, rien ne vient justifier dans le récit d’où le narrateur tient toutes ces informations sur le voyage de son amie. Ensuite, certaines scènes semblent inventées par lui, dans la mesure où l’imagination paraît la seule explication possible à ces connaissances profondes. Grâce à elle, le narrateur pourrait combler son manque d’informations sur l’histoire racontée. Ces problèmes de la narration sont accompagnés, tout comme dans les romans précédents, de plusieurs invraisemblances qui touchent au contenu de l’histoire racontée. Les infractions au cadre réaliste de l’histoire commencent avec le départ de Hope au Japon. Le changement incessant de l’emplacement de la compagnie Mekiddo à Tokyo où travaille Hayao Kamajii, la personne qui a révélé la date de la fin du monde et que la jeune fille recherche désespérément constitue, par exemple, un événement peu crédible. Si de tels événements déstabilisent le cours de l’histoire, la fascination pour l’apocalypse et les scènes de destruction contribuent elles aussi à former un monde quelque peu extravagant. Pays victime de deux bombes atomiques ayant frappé Nagasaki et Hiroshima, le Japon, et notamment Tokyo, est présenté comme s’il était soumis à des destructions et des reconstructions incessantes, une piscine ou un stade pouvant surgir aussi vite qu’ils peuvent disparaître.

Plusieurs points communs rapprochent donc les différents romans du corpus. Les narrateurs racontent tous, sous forme de récit homodiégétique, un événement douloureux qu’ils ont vécu pendant leur enfance ou qu’ils sont en train de vivre au présent. Raconter cet événement constitue pour eux un soulagement. Il leur permet de comprendre ce qui s’est

(17)

9

passé et surtout de surmonter leur traumatisme. Par ailleurs, ces narrateurs ne maîtrisent pas complètement leur histoire, ils n’en connaissent pas tous les détails et avouent parfois ignorer certains faits. Leur recours à l’omniscience ne leur sert toutefois pas vraiment à approfondir leurs connaissances en la matière. Leur savoir reste donc problématique. Enfin, des faits irrationnels envahissent leurs récits. Les narrateurs qui expérimentent ces derniers commencent à douter de leur réel. Leur incertitude face au réel les poussera à vouloir le contrôler. Les « je » des romans veulent tout savoir, mais aussi, ils voudraient tout maîtriser. Contrôler le cours de l’histoire devient dans les romans une volonté de contrôler le cours de la réalité. Cette envie de changer le réel, en particulier le passé, n’est possible dans les romans que grâce à l’imagination. Or, la présence de celle-ci dans les romans multiplie les invraisemblances au sein des histoires. Ces points communs peuvent être regroupés en deux catégories d’invraisemblances. La première est reliée à la narration alors que la seconde est reliée à la diégèse. Ces deux types de problèmes justifient notre choix pour les romans qui, en même temps qu’ils affichent des similitudes, se trouvent complémentaires. En effet, bien que très similaires, les problèmes présents dans les quatre romans du corpus manifestent certaines différences narratives et esthétiques Ŕ rapidement évoquées ici Ŕ qui permettent d’élargir et surtout d’enrichir notre réflexion sur le réalisme et la narration contemporains et sur le genre romanesque en général. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus longuement dans le développement de la thèse.

Précisons que l’appartenance des romans choisis à deux cultures francophones différentes, québécoise et française, n’influencera pas notre analyse qui aura toujours comme but l’étude des irrégularités de la représentation actuelle du réel et non un examen comparatif des caractéristiques du roman contemporain québécois et du roman contemporain français. Bien que la réception critique des romans étudiés et plus largement les études de la production contemporaine aient noté ces irrégularités de la narration réaliste actuelle, cela n’a pas conduit à une analyse systématique et approfondie de ces cas singuliers. Les critiques récentes sur quelques-uns des romanciers du corpus ont, par exemple, décrit sans les analyser les invraisemblances qui existent dans les romans de ces derniers. Les articles qu’Elisa Bricco et Christine Jérusalem ont rassemblés et publiés dans

(18)

10

leur ouvrage Christian Gailly, « l’écriture qui sauve » en 20076 traitent de l’écriture particulière de Gailly tout en excluant l’analyse des problèmes de narration qui caractérisent les romans de cet écrivain. Elin Beate Tobiassen décrit, à son tour, dans son article « Notes entre les mots : L’œuvre première de Christian Gailly » paru dans La Relation

écriture-lecture : Cheminements contemporains : Éric Chevillard, Pierre Michon, Christian Gailly, Helene Lenoir, en 2009, la quête de ce romancier d’un style qui lui est particulier. En

prenant comme appui à son analyse le roman Dit-il, elle cherche à mettre en relief l’originalité de l’écriture de Gailly sans approfondir, toutefois, ses constatations sur les problèmes de narration qui existent dans ce roman. D’autres recherches ont examiné les romans de Nicolas Dickner tel le mémoire de Kellie-Anne Samuel intitulé « Témoins d’une génération : Les effets de réel dans trois romans québécois contemporains », déposé à l’Université du Québec à Rimouski en 2008. Dans ce mémoire, Samuel analyse les problèmes de la représentation géographique dans le roman Nikolski. Malgré l’intérêt de ses observations, celles-ci ne touchent qu’à un seul aspect des invraisemblances que l’on rencontre dans les romans retenus pour notre étude et qui est le cadre fictif dans lequel se déroulent les histoires. Des études générales consacrées à la littérature contemporaine et ayant une approche historique et thématique se sont intéressées également à ce nouveau phénomène de la littérature actuelle. Citons l’ouvrage de Bruno Blanckeman, d’Aline Mura-Brunel et de Marc Dambre, Le Roman français au tournant du XXIᵉ siècle (2004), dans lequel Francis Berthelot a consacré un article aux fictions transgressives. Ce critique répartit les transgressions à la diégèse en 5 catégories permettant de mieux saisir la nature des violations qu’elles apportent au genre romanesque. Mais, tout comme les recherches et critiques citées tantôt, cet article étant très court ne constitue pas une étude élaborée des problèmes de vraisemblance que l’on retrouve dans les romans. Aron Kibédi Varga a publié, lui aussi, l’article « Le récit postmoderne » dans la revue Littérature (1990) dans lequel il cherche à expliquer les changements dont témoigne la littérature contemporaine. L’importance de cet article est qu’il permet de comprendre les raisons qui ont amené les romanciers d’aujourd’hui à renouveler l’écriture réaliste. Toutefois, soucieux d’une analyse historique du roman, Kibédi Varga n’élargit pas sa réflexion sur les problèmes narratologiques et thématiques du roman contemporain. Enfin, puisque la liste des critiques

6 La référence complète des ouvrages critiques cités dans le passage qui suit est présente dans la bibliographie

(19)

11

qui ont mentionné les entorses aux principes du réalisme et de la narration sans les approfondir est longue, nous ne retiendrons que quelques critiques-narratologues qui ont, quant à eux, signalé dans leurs théories des phénomènes de transgressions aux principes de la narration mais en les classifiant plutôt comme étant des exceptions à la règle. Gérard Genette qui est l’un des premiers à réfléchir sur les principes de la narration a noté, par exemple, dans son essai « Discours du récit » paru dans Figure III en 1972, les infractions au concept de focalisation qu’il a nommées par les termes « paralipse » et « paralepse » ou les infractions entre les niveaux narratifs qu’il a appelées « métalepse ». Selon lui, ces infractions constituent des cas rares et souvent momentanés dans les romans, d’où le peu d’analyse qu’il leur a réservé. Alain Rabatel a, à son tour, mis en relief quelques confusions narratives, en particulier les caractéristiques du point de vue omniscient auxquelles il a consacré tout un article intitulé « De l’influence de la fréquence itérative sur l’accroissement de la profondeur de la perspective : un retour critique sur l’omniscience narratoriale et sur la restriction de champ du personnage » paru dans Protée en 2000. Cependant, Rabatel considère que le concept de point de vue omniscient est problématique en lui-même. Les infractions à cette technique narrative ne font donc à son avis que compliquer la situation et non constituer des cas irréguliers liés à des enjeux esthétiques. On voit ainsi que les narratologues se soucient surtout d’établir les principes constants de la narration que d’approfondir les transgressions qui peuvent la toucher, d’où l’absence d’études consacrées spécifiquement à ce sujet. Or, la récurrence des situations transgressives dans de nombreux romans contemporains rend nécessaire son examen afin de l’interpréter et d’en dégager les enjeux. Ces situations ne constituent plus des cas rares, de sorte qu’il importe de se demander dans quel but le narrateur omniscient déploie-t-il son savoir absolu des événements de l’histoire qu’il raconte, pour le contredire après, allant jusqu'à rendre incohérent et invraisemblable son propre discours. Ces contradictions de la narration omnisciente, qui rendent le narrateur peu fiable, révèlent-elles l’impossibilité de reproduire, dans un roman, le monde réel toujours fuyant et incertain ? Ce paradoxe dans la représentation du réel que montrent les quatre romans exige une réflexion sur la perception contemporaine de la réalité et tel sera le sujet de notre thèse.

(20)

12

Puisque, comme nous venons de le voir, les problèmes rencontrés dans les romans retenus sont directement reliés aux concepts de réalisme et de vraisemblance, ces derniers feront l’objet, dans la thèse, d’une définition autant historique que théorique. L’intérêt d’une telle définition tient à l’écart qu’elle permet de mettre en relief entre les conventions esthétiques, les principes théoriques et les particularités des romans choisis et du roman contemporain en général. Le roman réaliste a donné naissance à une variété d’études traitant de ses caractéristiques. Le concept de vraisemblance a été lui aussi le sujet de nombreux ouvrages en raison de son origine ancienne. Le premier chapitre de la thèse sera donc consacré à une présentation historique et théorique de ces deux notions et des esthétiques littéraires qui y sont reliées. La première partie de ce chapitre présentera le courant réaliste. Cette présentation comprendra, en plus, un aperçu des différents courants qui ont succédé à ce courant littéraire tout au long du XXᵉ siècle jusqu'à aujourd’hui et qui ont contribué à redéfinir ses principes. Les Nouveaux romanciers ont, par exemple, dénoncé le réalisme fondés sur la conviction que le langage ne peut avoir une prise directe sur le réel et le reproduire. Le réalisme comme esthétique a donc acquis différentes nuances d’une période à une autre. Cela exige, par conséquent, une analyse des critères conceptuels qui le caractérisent indépendamment des variations historiques. À ces traits distinctifs constants, nous consacrerons la deuxième partie de ce chapitre. Enfin, afin de parachever ce premier chapitre, une définition de la vraisemblance et de ses caractéristiques, de même qu’un sommaire de son évolution au cours des siècles suivront l’examen des caractéristiques du réalisme.

Cette définition des concepts de réalisme et de vraisemblance montrera que le narrateur joue un rôle important dans l’adhésion du lecteur au monde construit dans les fictions. En effet, il constitue le garant de la vérité de l’histoire qu’il raconte. Le narrateur qui se charge de raconter les événements, dans un roman, doit donc être convaincant et doit fournir les justifications et les compétences nécessaires pour que l’histoire soit admise par les lecteurs même si elle est imaginaire. Ces conditions pour assurer la vraisemblance de la narration sont compromises dans les romans de notre corpus. Tout d’abord, l’identité de la personne qui relate les événements est souvent incertaine. S’ajoute à cela l’acquisition par cette personne d’un savoir supérieur, dépassant les facultés normalement reconnues à un

(21)

13

individu. Enfin, ce savoir exhaustif est lui-même douteux et illogique. La voix du personnage-narrateur dans les quatre romans, supposée maintenir la cohérence et la crédibilité du récit, se révèle donc problématique. Cette situation narrative déroutante sera considérée dans le deuxième chapitre de la thèse. Vu que l’identité du narrateur, plus précisément l’identité du « je » qui énonce, pose problème, la première partie de ce chapitre sera consacrée à l’examen de cette fluctuation identitaire et du statut du narrateur par rapport à l’histoire racontée. Quant à la deuxième partie, elle aura pour objet la transgression du point de vue interne. Il s’agira de décrire en même temps que d’analyser les interférences entre le point de vue restreint des « je » et l’omniscience irrégulière dont ils sont pourvus. Enfin, la difficulté d’adhérer aux discours des narrateurs nécessite que l’on analyse les caractéristiques du point de vue omniscient et de la notion d’omniscience elle-même. Les narrateurs, dans nos romans, sont omniscients mais non de manière traditionnelle. Alors que le narrateur omniscient classique garantit un savoir complet des faits rapportés, même si cette compétence constitue un artifice de la narration, les narrateurs des romans étudiés sèment le doute quant à leur compétence mais aussi quant à la pertinence de cette convention narrative. La cohérence du discours narratif se trouve affaiblie, d’où l’importance de revoir les spécificités de la narration omnisciente afin de mieux les éclaircir et d’expliquer les problèmes de son emploi dans le roman contemporain. Tout comme dans le premier chapitre, nous aurons à définir certains concepts liés cette fois au narrateur et au point de vue (interne et omniscient). La narratologie a produit de nombreux travaux sur le narrateur et la situation narrative. Nous y recourrons afin de répertorier les propriétés distinctives que certains théoriciens accordent au narrateur homodiégétique et de les comparer aux différents narrateurs homodiégétiques présents dans les romans de notre corpus. Il s’agira de relever les écarts qu’ils affichent par rapport aux modèles reconnus par les théoriciens. Cette première étape descriptive nous ramènera ensuite aux problèmes repérés en matière de point de vue, en particulier le point de vue omniscient. Grâce à l’ensemble des concepts et des critères d’analyse dont dispose la narratologie, la réflexion sur les changements apportés par nos romans à ce type de vision pourra être menée.

(22)

14

Non seulement la situation narrative pose problème dans les romans retenus mais aussi le cadre dans lequel se déroulent les événements. Les entorses au réalisme des histoires racontées renforcent l’invraisemblable du monde représenté. Cette non-conformité à la vraisemblance empirique sera étudiée dans le troisième chapitre de la thèse. L’esthétique réaliste élaborée au XIXᵉ siècle repose sur certaines techniques auxquelles les romans recouraient afin de rendre leurs fictions vraisemblables. Ces techniques consistaient entre autres à présenter des preuves, des justifications et des données référentielles, pour permettre l’adhésion spontanée du lecteur à l’histoire racontée. Contrairement aux romans du XIXᵉ siècle, les romans de notre corpus ébranlent la vraisemblance empirique de leurs fictions par l’abondance des stratégies et des procédés mobilisés pour la description du réel. La première partie de ce chapitre s’intéressera donc à la manière de raconter l’histoire. Celle-ci est importante car elle permet de rendre la fiction convaincante ou, à l’opposé, irrationnelle. Les stratégies littéraires supposées rendre vraisemblable le réel représenté conduisent plutôt, dans nos quatre romans, à le rendre extravagant. Elles contribuent à déstabiliser le réel au lieu de le révéler dans sa familiarité. Afin de mieux saisir l’originalité de ce réel, la deuxième partie de ce chapitre s’attachera à décrire la réalité déployée dans les romans. La description des personnages, des lieux, des événements et de leur enchaînement causal reposera sur une étude de la diégèse et de la structure narrative des textes qui aidera à mettre en lumière les enjeux des invraisemblances empiriques dont témoignent les romans. Enfin, le réel précaire et insécurisant est exploré différemment dans chacun des romans. Ses variations sont tributaires des différentes opinions que les narrateurs se forment de la réalité. La représentation du réel dépend d’un point de vue personnel et les récits mettent en scène différentes conceptions de la réalité. Dans La maison des temps rompus, la relation du « je » au monde naît d’un besoin de s’exprimer, de libérer certaines pensées et certains sentiments. La narratrice qui se cherche des repères (par exemple, au début du roman, la narratrice n’arrive pas à retrouver sa maison) essaie de se construire par son discours. La problématisation de l’existence dans ce roman est donc en rapport avec l’identité insaisissable du « je ». La seule chose qui fait exister cette narratrice est sa plume, c’est grâce à cette dernière qu’elle essaie de se trouver une identité stable et des réponses aux interrogations existentielles qui la tourmentent. Dans le roman Dernier amour, la disparition prochaine du protagoniste déclenche toute une réflexion sur le réel et sur

(23)

15

l’existence. La mort conduit Paul Cédrat à s’étonner devant le réel, à voir le monde sous un nouvel aspect. Elle pousse, en plus, ce personnage à développer une sensibilité accrue à la matière. On remarque que celle-ci l’envahit, le fatigue et le consume progressivement. Toutefois, Paul Cédrat désire être envahi par la matière à partir de laquelle il fut créé et à quoi il sera réduit après sa mort. Le protagoniste se voit dépossédé de lui-même, dispersé dans la multitude d’objets dont se compose le monde et avec lesquels il essaie d’entrer en relation. La même obsession d’une fin prochaine gagne le roman Tarmac. L’apocalypse qui est le sujet principal du roman soulève toutes sortes de questionnement sur la vérité du monde. Les sciences et la religion sont soumises à l’ironie dans le roman car selon le narrateur ces deux champs de savoir ont échoué à donner des vérités incontournables sur le monde. Cette insuffisance des savoirs devant le monde crée un doute quant à son existence. Toute certitude devient inconstante dans le roman. Reste le roman Gabrielle au bois

dormant dans lequel les faits invraisemblables sont considérés comme réels.

L’invraisemblable devient une histoire vraie et le merveilleux devient réel. La confrontation entre réel et irréel dans ce roman suscite une réflexion sur ce que l’on peut croire du réel. Le monde est un ensemble de mystères tel que le souligne la narratrice. En effet, celui-ci se renouvelle sans arrêt, est en continuelle expansion. Par conséquent il demeure toujours inconnu pour ceux qui veulent le dominer. Ces différents rapports au réel qui sont développés dans les romans seront soumis à une analyse thématique dans la troisième partie de ce chapitre. Le réel insécurisant est perçu différemment dans les romans choisis et il sera intéressant d’approfondir ces différences.

Avançons pour terminer une hypothèse. La relation avec le monde est dominée dans les quatre romans par l’obsession de la mort ou de la fin du monde. Ces situations éprouvantes pour le « je » narrateur reflètent la difficulté de la littérature contemporaine plus précisément, du roman postmoderne, à dire le monde à l’aide des conventions réalistes. Nous croyons que la désuétude de ces dernières serait mise en relief dans nos romans à travers les perturbations de la narration et de la représentation du réel. L’invasion de l’invraisemblable serait aussi le signe de la résistance de ce genre littéraire à acquérir une

(24)

16

forme bien définie. Comme le note Isabelle Daunais dans son ouvrage Frontière du roman.

Le personnage réaliste et ses fictions7 :

Qu’il s’agisse de ses descriptions détaillées ou de ses typologies du réel, de l’omniscience du narrateur, de sa structure narrative fortement linéaire, de son recours à la causalité, le roman réaliste est perçu comme le parangon de l’œuvre "fermée", en opposition à l’œuvre ouverte du XXᵉ siècle, comme la manifestation d’une volonté de savoir et de maîtrise du monde qui élude toute part de jeu, d’ambiguïté et d’irrésolution. Pourtant, l’idée même d’un modèle du roman est une contradiction dans les termes. Délié des poétiques, sans critère pour déterminer sa forme sinon, et sans plus de précision, une certaine longueur, le roman échappe à tout modèle.8

Les paradoxes qui constituent le roman réaliste depuis son affirmation dans la littérature moderne ne cessent d’augmenter et l’on témoigne de notre temps d’une transgression de plusieurs de ses caractéristiques. En effet, le roman contemporain qui cherche à reproduire un réel vague et vertigineux en raison des changements incessants qui le touchent, en raison aussi des pertes des repères après la chute des grandes idéologies et du manque de confiance en l’idée du progrès, se trouve contraint de renouveler une fois de plus les techniques de représentation du roman. Ainsi, l’invasion de l’invraisemblable montrerait l’aspiration du roman contemporain à élargir ses stratégies narratives afin d’embrasser des expériences inédites.

Pour commencer notre étude, ne ferons d’abord un retour à la période où le roman a connu sa plus grande expansion en Europe grâce à l’esthétique réaliste. Celle-ci lui a permis d’établir et d’imposer de nouvelles conventions. Cependant, elle a été à l’origine des problèmes auxquels le roman n’a cessé de faire face par la suite. Le premier chapitre nous permettra d’éclaircir ce parcours du genre romanesque.

7 Isabelle Daunais, Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions, Montréal/Saint-Denis,

P.U.M./Presses Universitaires de Vincennes, 2002.

(25)

17 PREMIER CHAPITRE

Histoire et principes du réalisme et de la vraisemblance

Il semble qu’une nouvelle conception de la réalité et du monde domine les romans de la fin du XXᵉ siècle. Cette conception qui naît d’un rapport de tension et de fusion entre sujet parlant et réel contemporain est très présente dans les romans de notre corpus. Afin de pouvoir l’explorer dans notre thèse, nous consacrerons ce chapitre à la définition des notions de base sur lesquelles s’appuiera l’analyse de cette nouvelle relation au monde. Premièrement, et comme la représentation du réel constitue une dimension importante des romans choisis, la première partie de ce chapitre sera consacrée à l’histoire du réalisme comme mouvement littéraire apparu en France vers les années 50 du XIXᵉ siècle et au Québec vers les années 45 du XXᵉ siècle. Repérer les motivations, variables selon les époques et les milieux sociaux, qui poussent les écrivains de ces deux territoires à s’appliquer à la description du monde qui les entoure est d’une grande importance. Non seulement cela nous permettra de mieux connaître les causes qui entraînent la naissance puis une certaine régression de cette esthétique littéraire, mais aussi de mieux saisir les raisons pour lesquelles toute réflexion sur le réel ne peut plus, aujourd’hui, se détacher d’une investigation sur le sujet parlant dans le texte. En effet, l’histoire du réalisme en tant que courant littéraire se ramène en France comme au Québec à une période définie de l’histoire littéraire locale. Toutefois, même après son déclin, le réalisme continuera à exercer une grande influence sur les productions littéraires qui sont publiées tout au long du XXᵉ siècle et jusqu'au début du XXIᵉ siècle, d’où l’intérêt de parcourir les étapes de son évolution à travers les décennies qui ont suivi son apparition. L’aperçu historique présenté dans cette partie ne sera donc pas limité à la seule période qui témoigne du succès du réalisme. Son déclin graduel à partir du début du XXᵉ siècle en France, sa contestation avec l’apparition du Nouveau Roman et sa réapparition avec le postmodernisme seront au centre de cette partie.

Décrire le développement du courant réaliste au cours des deux derniers siècles ne suffit pas à lui seul à appréhender le concept de réalisme dont il est question dans notre

(26)

18

thèse. En effet, au-delà d’une esthétique circonscrite à une période précise de l’histoire littéraire, le réalisme désigne plus largement tout texte ayant comme but la représentation authentique du réel. Pour ce faire, il nous faudra établir, dans la deuxième partie de ce chapitre, les caractéristiques constantes du texte réaliste indépendamment de son appartenance à un courant littéraire attaché à une période précise. Il est fréquent de considérer le texte réaliste à partir du modèle élaboré au XIXᵉ siècle où le courant réaliste dominait sur la scène littéraire. Cela a pour effet d’enfouir ses spécificités et de réduire ses caractéristiques aux règles et contraintes que les romanciers de ce siècle lui ont attribuées. Or, comme l’ont bien remarqué les critiques et les théoriciens de la littérature, le texte réaliste existait depuis des siècles, bien avant l’avènement du mouvement réaliste. Les productions littéraires de l’Antiquité grecque, plus précisément les productions théâtrales qui devaient se conformer aux exigences de la mimésis, constituent le point essentiel de l’argument utilisé pour démontrer l’aspiration depuis toujours présente chez les écrivains de représenter la réalité. Cette quête continuelle du réel reste évidente dans les œuvres littéraires des siècles passés bien que moins dominante qu’au XIXᵉ siècle. C’est en fait l’avènement du courant réaliste vers 1850 qui permettra de promouvoir le concept de réalisme et de l’adhésion au réel. À la notion de mimésis réadaptée à de nouvelles conditions de représentation de la vie sociale de cette époque, s’ajouteront d’autres règles et contraintes formulées par les romanciers réalistes. Ces règles contribuent à consolider la forme du texte réaliste sans toutefois arriver à lui donner une forme définitive et bien délimitée. Ce dernier ne cesse donc de se transformer, d’où l’importance de bien distinguer dans la deuxième partie de ce chapitre les invariants de ce genre de texte.

En outre, le réel décrit dans les romans de notre corpus est associé au « je » qui parle. Ce réel se distingue par son abondance en événements singuliers auxquels participe le narrateur homodiégétique. En d’autres termes, le « je » remarque l’existence de certains phénomènes extravagants sans être capable de leur trouver une explication ou une justification logique. Ces phénomènes appartiennent soit au fantastique soit à l’irréel. Leur insertion dans le monde réaliste de l’histoire entraîne une incohérence dans la représentation de la réalité. De là, vient la nécessité d’aborder, dans la troisième partie de ce chapitre, le concept de vraisemblance qui, tout comme la mimésis, est une notion ancienne.

(27)

19

Le rôle de la vraisemblance est de persuader le lecteur de la justesse du monde décrit dans un texte littéraire. Elle est donc une condition inévitable du texte réaliste qui dépend de l’adhésion du lecteur au monde représenté. Les événements invraisemblables qui s’emparent du réel décrit dans les romans de notre corpus impliquent un retour théorique sur cette notion. Puisque cette dernière a surgi pendant l’Antiquité grecque, il est intéressant de l’examiner dans une perspective historique. Les philosophes de l’Antiquité ont été les premiers à développer sa signification. Mais la vraisemblance a évolué avec les siècles, elle a gagné de nouvelles acceptions et en a perdu d’autres, en fonction des cultures et des convenances sociales auxquelles elle devait se conformer. Il est dès lors important de considérer les renouvellements dans la définition de cette notion tout en comparant ces nouvelles significations aux acceptions contemporaines qui lui ont été attribuées. Grâce à cette récapitulation historique des différentes valeurs acquises par ce concept littéraire, il nous sera possible de présenter les différents types et fonctions de la vraisemblance. La variété des valeurs et des sens accordés à la vraisemblance au cours des siècles a permis, en effet, d’établir une classification typologique et fonctionnelle du concept. Cette classification permettra de distinguer les différents problèmes de vraisemblance présents dans nos romans, et par la suite de mieux les analyser en les confrontant aux pratiques de la représentation et de la narration des périodes précédentes de l’histoire littéraire.

(28)

20

L’évolution de la représentation du réel aux XIXᵉ, XXᵉ et XXIᵉ siècles9

Le réalisme en tant que courant littéraire apparaît en Europe vers le milieu du XIXᵉ siècle. Sa vocation était de peindre le réel, en particulier la vie quotidienne et les mœurs des sociétés, avec un souci de vérité. Suite au succès énorme qu’il connaît notamment en France et en Angleterre, le réalisme s’introduit au Québec au milieu du XXᵉ siècle où il permet aux écrivains d’évoquer leur réel. L’influence de certains de ses principes sur la production romanesque des XXᵉ et XXIᵉ siècles reste considérable, même après sa régression. Le Nouveau Roman se développe, par exemple, en partie en opposition à certaines des conventions qu’il a imposées, de même que le roman contemporain s’en réapproprie d’autres après des décennies de rupture avec cette esthétique littéraire. Dans cette section qui recouvre toute la période marquée par le réalisme et qui s’étend du XIXᵉ siècle jusqu’au XXIᵉ siècle, nous examinerons ces théories et conventions en nous limitant à celles qui sont restées au centre de la réflexion sur la littérature et sur le roman durant ces trois siècles. De plus, étant donné que le corpus de notre thèse rassemble un roman français et trois romans québécois, l’analyse historique présentera l’évolution distincte du réalisme en France et au Québec.

9 Les principales études consultées pour la rédaction de cette partie sont : Michel Biron, François Dumont et

Elisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007. Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre [dir.], Le Roman français au tournant du XXIᵉ siècle, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2004. Marc Chénetier, Au-delà du soupçon. La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos

jours, Paris, Seuil, 1989. Henri Coulet et Rose Fortassié [dir.], Idées sur le roman : textes critiques sur le roman français XIIᵉ-XXᵉ siècle, Paris, Larousse, 1992. Jacques Dubois, Les Romanciers du réel. De Balzac à Simenon, Paris, Seuil, 2000. Philippe Dufour, Le réalisme de Balzac à Proust, Paris, P.U.F., 1998. Gérard

Gengembre, Le réalisme et le naturalisme en France et en Europe, Paris, Pocket, 2004. René Girard,

Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961. Jean-Louis Joubert [et al.], « Québec et

Canada français », Les littératures francophones depuis 1945, Paris, Bordas, 1986, p. 323-372. Monique Lafortune, Réalisme et réalité dans la littérature québécoise, Laval, Mondia, 1994. Brigitte Langlois, « L’esthétique néo-réaliste dans le roman québécois des années 1980 », mémoire de maîtrise ès Arts (Lettres), Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2001, 187 f. Laurent Mailhot, La littérature québécoise depuis ses

origines, Montréal, Typo, 2003. Gilles Marcotte, Le roman à l’imparfait, Montréal, La Presse, 1976. Louise

Milot et Jaap Lintvelt, Le roman québécois depuis 1960 : méthodes et analyses, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1992. Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, Paris José Corti, 1991. Antoine Raybaud, Le Besoin littéraire, Monaco, Éditions du Rocher, 2000. Jean Ricardou, Le Nouveau

roman, Paris, Seuil, 1990. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, 1969. Dominique

Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, Paris, Bordas, 2005. Dominique Viart, Le Roman

(29)

21 Le réalisme au XIXᵉ siècle : la représentation de la société

Le courant réaliste en France (1850-1890)

Le mouvement réaliste émerge en France vers 1850. C’est grâce au recueil d’articles, Le Réalisme, de Champfleury (écrivain et critique français) publié en 1857 que cette nouvelle esthétique s’impose. L’attrait des écrivains du XIXᵉ siècle pour le réalisme relève de plusieurs facteurs. Au début vient leur volonté de rompre avec le Romantisme10 qui régnait sur la littérature de la première moitié de ce siècle. Ensuite, les transformations sociales telles la révolution industrielle, l’émergence d’une nouvelle classe sociale constituée en majorité d’ouvriers et l’affermissement de la bourgeoisie face à la noblesse, ont joué un rôle primordial dans l’avènement du courant réaliste ; sans oublier l’instabilité politique et l’effervescence de la pensée démocratique et libérale qui, elles aussi, ont favorisé la recherche d’une nouvelle esthétique littéraire plus en accord avec ces changements des mentalités. Mais le plus important facteur qui a principalement contribué à la naissance du courant réaliste, selon les spécialistes, est l’apparition du Positivisme vers 1830. Cette doctrine privilégie les expérimentations méthodiques et scientifiques comme moyen efficace de connaissance et s’oppose aux spéculations métaphysiques et aux croyances théologiques dont le savoir échappe à la démonstration. Elle a, par la suite, influencé la majorité des productions littéraires appartenant au courant réaliste qui exige l’exactitude dans la représentation du réel.

La représentation du réel, en particulier les changements culturels et sociaux qui troublent la France du XIXᵉ siècle, constitue l’objectif des romanciers de ce siècle : « […] tous nos romanciers font montre à un moment ou l’autre d’une attention vive à la vie comme elle va, aux mœurs comme elles changent, aux modes comme elles modifient le paysage social », écrit Jacques Dubois11. Ces changements paraissent alarmants : les valeurs collectives de la société se dégradent, la corruption, les débauches et les conspirations dominent les diverses classes sociales et cela nécessite une analyse sérieuse de la part des

10 Rappelons que le Romantisme, né en Europe au XVIIIᵉ siècle, prônait l’expression du moi mélancolique

des écrivains. La volonté des romanciers du XIXᵉ siècle de représenter la société les a poussés à rompre avec cette thématique.

(30)

22

romanciers. Par ailleurs, le roman réaliste vient observer les mœurs de la société française du XIXᵉ siècle :

En dressant l’inventaire des vices et des vertus, écrit Balzac, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs.12

Le naturalisme hérite de cette problématique et accentue la critique des mœurs sociales. Plus encore, les romanciers naturalistes, s’affranchissant de toutes convenances sociales, n’hésitent pas à inclure dans leurs œuvres des scènes obscènes ou à exhiber des corps nus, et cela dans l’intention de montrer le réel dans toute son authenticité. Cette représentation qui convoque les valeurs morales régissant la société française de ce siècle ne suffit pas à elle seule à rendre compte de la réalité vécue. Les répercussions de l’Histoire sur la vie sociale sont nombreuses. En effet, le XIXᵉ siècle est parcouru tout entier par des troubles politiques. La grande Révolution qui l’introduit le marquera jusqu'à la fin et provoquera l’institution et l’abolition de plusieurs régimes (deux empires, deux monarchies, deux républiques). Les romanciers réalistes trouvent donc important d’intégrer ces événements historiques à leurs histoires : « L’inscription dans le temps, note Henri Mitterrand, est de fait une condition essentielle pour que le lecteur admette que le personnage et son destin pourraient être authentiques. Car seul le temps crée le lien de causalité ou de finalité qui unit les situations les unes aux autres de manière cohérente, et donne à chacune d’elles une suite, qui satisfera l’attente du lecteur »13. Les insurrections du peuple, les coups d’état, les guerres et les défaites forment l’arrière-plan des histoires racontées et viennent appuyer les faits fictifs en créant un effet de réel.

En outre, les romanciers réalistes ne s’occupent pas seulement de la représentation des mœurs et des caractéristiques de leur époque. Ils se soucient aussi de réformer la société à laquelle ils appartiennent en fournissant leurs observations et leurs analyses dans les

12 Honoré de Balzac, « Avant-propos », La Comédie humaine, Dijon, Gallimard, 1969, p. 7.

13 Henri Mitterand, « La question du réalisme », Le Grand Atlas des littératures, Paris, Encyclopaedia

(31)

23

romans produits. En interprétant, en même temps que décrivant le réel social qu’ils donnent à voir, ils transforment leurs œuvres en une critique de l’époque contemporaine. Les débauches s’emparent de la société, il importe donc de les montrer afin d’attirer l’attention du lecteur et de le pousser à les corriger. Puisque le projet des romanciers réalistes est de provoquer chez le lecteur une réflexion sur le réel, ces derniers veilleront à représenter le réel sans aucune idéalisation. L’univers créé dans leurs œuvres doit être fidèle à la réalité perçue afin d’en permettre une meilleure connaissance. Les réalistes veilleront donc à dire la dureté et la platitude du réel et à ne pas cacher la laideur du monde dans lequel ils vivent. Mais ce qui rend plus intéressant encore le roman réaliste est que les romanciers qui visent à informer le lecteur sur son réel, l’informent simultanément sur tout ce qui touche à l’évolution industrielle et scientifique. Le roman renferme autant des descriptions du monde que des connaissances sur ce dernier : « Le XIXᵉ s. réaliste se veut pédagogue. Balzac explique ce que c’est qu’une faillite ou une imprimerie. Zola expliquera ce que c’est qu’une locomotive. Stendhal fait le relevé analytique des forces qui composent Verrière, afin de faire comprendre M. de Rênal et la situation de Julien Sorel »14. Plus qu’un savoir sur la société, le texte réaliste se veut un savoir sur la modernité technique et scientifique qui s’installe au pays.

Grâce à cette intégration des connaissances scientifiques en son sein, le roman, considéré depuis toujours comme un sous-genre, va triompher sur les autres genres jusqu’alors dominants. En adoptant les méthodes des nouvelles disciplines, les romanciers réalistes, en particulier les romanciers naturalistes, prétendent donner dans leurs œuvres un savoir incontournable sur le réel : « Zola partage ce goût et surtout cette confiance du XIXᵉ siècle pour la lecture scientifique du réel : par leur cohérence, les savoirs autorisent la compréhension globale du monde et des êtres »15 écrit Gérard Gengembre. Influencé par le Positivisme, le roman naturaliste ne se limite plus à la représentation du réel mais tente de fusionner méthodes scientifiques et littérature. Ces dernières aident à mieux comprendre la société et l’homme. Elles permettent une saisie plus exacte du réel. Seulement, malgré ce recours aux sciences, l’œuvre réaliste relève avant tout de l’imaginaire et ne peut prétendre

14 Jacques Demougin, Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures, Paris, Librairie

Larousse, 1985, p. 1340.

Références

Documents relatifs

Le programme «Habiter mieux» cible depuis son démarrage un public de propriétaires occupants disposant de ressources modestes, et éprouvant des diicultés, pour cette raison, à

relative à la mise en oeuvre de l’ordonnance n°2014-1090 du 26 septembre 2014 relative à la mise en accessibilité des établis- sements recevant du public, des transports

111-50 du code de l’urbanisme Arrêté du 19 décembre 2014 modiiant les modalités de valida- tion d’une démarche qualité pour le contrôle de l’étanchéité à l’air par

Décret n°2014-1302 du 30 oc- tobre 2014 modiiant le code de la construction et de l’habitation et le décret n° 2011-873 du 25 juillet 2011 relatif aux installa- tions dédiées à

Le club QAI (Qualité de l’air intérieur), qui se tient dans le cadre du Plan ré- gional santé Environnement n°2, s’est tenu pour la sixième fois le mardi 24 juin 2014 à la

Le comité des professionnels de la construction s’est réuni pour la seconde fois mercredi 14 mai 2014 après-midi à la DREAL Nord - Pas-de-Calais en présence de Michel

Nos appareils de chaufage au bois peu performants, foyers ouverts (cheminées) et poêles vétustes sont responsables d’un tiers des émissions de particules de la région Nord

Appel à manifestations d’inté- rêt : « Permis d’expérimenter » Depuis mars 2019, les maîtres d’ouvrage sont autorisés à pro- poser des solutions innovantes en matière