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Pyrrhos et Pyrrha : recherches sur les valeurs du feu dans les légendes helléniques

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Relieur Awan-AywaUIo

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BW &

Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres

de TUniversité de Liège — Fascicule CLXXIV

MARIE DELCOURT

PYRRHOS ET PYRRHA

Recherches sur les valeurs du feu

dans les légendes helléniques

1 965

Société d’Édition « Les Belles Lettres »

Boulevard Raspail, 95

Paris (vie)

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Bibliothèque

de la Faculté de Philosophie et Lettres

de l’Université de Liège

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Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres

de rUniversité de Liège — Fascicule CLXXIV

MARIE DELCOURT

PYRRHOS ET PYRRHA

Recherches sur les valeurs du feu

dans les légendes helléniques

1965

Société d’Édition « Les Belles Lettres »

Boulevard Raspail, 95

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sophie et lettres, cet ouvrage a été soumis à l’approbation d’une commission technique composée de MM. J.-P. Vernant, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études de Paris, Marcel De Corte, François Duyckaerts, Jules Labarbe et Albert Severyns, professeur à l’Université de Liège. M. La- barbe a été chargé de surveiller la correction des épreuves.

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A la mémoire de

Charles MICHEL

(1853-1929),

professeur à l’Université de Liège de 1890 à 1923,

qui devina et sut faire comprendre à ses élèves le rôle promis à la psychologie des profondeurs dans les recherches d’histoire religieuse.

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INTRODUCTION

Les quatre chapitres que voici cherchent une réponse à la question suivante : que pouvait bien être le mythe perdu où Pyrrhos et Pyrrha composaient un couple ?

Ce mythe, faute de pouvoir l’atteindre, ne pourrait-on l’approcher par des lignes où se dessineraient au moins des convergences ? Une étude en profondeur permettrait-elle de saisir, entre le Roux et la Rousse, des parentés qui se dérobent à une première lecture ?

C’est pourquoi il a paru utile d’étudier avec quelque attention cette rousseur qui, en Grèce comme chez tant d’autres peuples, est frappée d’un fort affectus religieux. Ceux qui ont sommairement étudié celui-ci en ont surtout marqué le caractère défavorable, à quoi j’ai cru nécessaire d’opposer les traditions qui révèlent son ambivalence foncière (Ch. I).

Pyrrhos et Pyrrha doivent a priori avoir avec le feu un rapport qui toutefois n’apparaît que fugitivement. La naissance d’Achille est marquée par une magie du feu. Celle-ci a beau se solder par un échec, elle a frappé les imaginations plus que les textes conservés ne le donneraient à croire, puisque Pyrrhos lui doit son nom. Il meurt sur Yhestia de Delphes (Ch. II). Quant à Pyrrha, personnage sans légende, elle existe uniquement comme survivante, avec Deucalion, de la Grande Inondation. Mais, parallèlement à la Grande Inondation, les Grecs avaient gardé le souvenir d’un Grand Incendie, à propos duquel un seul nom est conservé, celui de Phaéthon. La foudre, dans les légendes, châtie Phaéthon coupable de démesure. Mais la croyance populaire continue de voir en lui ce qu’il était primitivement : un immortalisé par le feu (Ch. III).

Ces réflexions nous ramènent toutes vers une région précise : celle du Parnasse, où Deucalion aborde avec Pyrrha quand les eaux diluviales se retirent ; et, singulièrement, vers Delphes, où Pyrrhos d’une part a un culte, le seul, semble-t-il, qui lui fut jamais rendu en Grèce, où les descendants de Deucalion et de Pyrrha, d’autre part, jouissent de privilèges particuliers ; Delphes où brûle un Feu

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pur, d’origine probablement céleste, conservé sur la même hestia où Pyrrhos fut frappé à mort.

Ces contiguïtés ont été exposées dans le chapitre IV avec la pru­ dence qui est de rigueur pour décrire un mythe tombé en désuétude, dont les thèmes dissociés sont entrés dans des orbites différentes, sans perdre cependant tout point de contact. Un regard attentif croit les y distinguer encore avec leur valeur primitive. Peut-être cependant les rapprochements sont-ils trop fugaces pour avoir grande force persuasive.

Il a fallu s’interroger en cours de route sur les raisons qui ont pu vider les deux figures, celle de Pyrrhos et celle de Pyrrha, d’une si grande partie de leur substance primitive que leur parenté apparût presque effacée. On a donc groupé les légendes helléniques où le feu fait figure d’instrument. Elles révèlent toutes une curieuse déva­ lorisation. Le caractère bénéfique des magies du feu apparaît dans d’autres pays, à d’autres moments, par exemple dans le monde orientalisé de l’Empire romain à son déclin, créant des opinions qui ont alors réagi sur la Grèce. Mais ce ne sont là qu’influences tardives. Les légendes anciennes traitent les liturgies du feu avec une con­ stante malveillance, qu’au surplus le sentiment populaire ne ratifie pas. Les foudroyés furent toujours des élus au regard de la foule, même si les fables ont toujours converti leur élection en châtiment.

Et, cependant, l’eschatologie hellénique n’a reconnu au Pyriphlé- géthon aucun rôle pénal et purificateur, ce qui ne laisse pas d’être étonnant pour des lecteurs de formation chrétienne. On a tenté ci-dessous de dessiner le rôle de ce fleuve et celui du feu en général, fort modestes l’un et l’autre, dans un au-delà où l’idée de sanction a peu à peu superposé ses finalités propres aux images primitives, qui sont celles d’un univers onirique, caractérisé par l’errance dans l’obscurité, l’effort inutile, les monstres menaçants. L’étude d’un thème religieux comme celui du Baptême de Feu montre que même à l’époque tardive la pensée hellénique a refusé l’homologie profonde de l’Eau et du Feu comme éléments purificateurs.

Peut-être ces rapprochements intéresseront-ils les lecteurs mêmes que les hypothèses du dernier chapitre laisseraient sceptiques. C’est pourquoi on les a données ici dans leur entier, même si le lien paraît assez lâche entre eux et le sujet défini par le titre.

*

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Écrivant, il y a dix ans, un ouvrage d’ensemble sur l'Oracle de

Delphes, une solidarité m’apparut probable entre le Feu Immortel et

ce Pyrrhos, cette Pyrrha qui aboutirent l’un et l’autre sur le Par­ nasse. J’ai essayé de préciser ici ce qui ne put là qu’être esquissé.

*

* *

Je tiens d’abord à dire ma gratitude à M. Roland Crahay, qui a lu ces chapitres alors qu’ils n’étaient qu’à l’état de projet. Ils ont infiniment profité de son attentive revision et de sa profonde connaissance de tout ce qui concerne l’histoire des religions.

MM. Jean-Pierre Vernant, Albert Severyns, Marcel De Corte, François Duyckaerts et Jules Labarbe, désignés par la Faculté de philosophie et lettres pour examiner le manuscrit, ont bien voulu me faire des suggestions qui m’ont été des plus utiles. MM. Se­ veryns et Labarbe notamment m’ont épargné plus d’une omission qui aurait été regrettable. M. Labarbe a revu les épreuves avec un soin extrême. Je ne saurais assez les en remercier.

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AMBIVALENCE DE LA ROUSSEUR

« I.es cheveux roux caractérisent, dit-on, un homme souverainement bon ou souverainement méchant. Collin de Plancy, Dictionnaire in­

fernal, IV, p. 264.

Presque tous les peuples, presque toutes les époques connaissent un préjugé défavorable à l’égard des rousseaux. Il n’a jamais été plus marqué qu’à la fin du moyen-âge où l’on disait en France :

Entre rous -poil et félonie s'entreportent grand compagnie

et, en Allemagne :

Rote Haare, Gott bewahre, Roter Bart, untreue Art (1).

Un adage romain disait : Raro breves humiles vidi rufosque fideles, rapprochement curieux d’une observation psychologique exacte (car les hommes petits sont souvent tentés de compenser leur petite taille par une forte affirmation d’eux-mêmes) et d’une des données les plus constantes de la mythologie physiognomonique.

(1) De quoi l'on trouvera vingt variantes à l’article Rot de l’admirable Wär­ terbuch der deutschen Sprache des frères Grimm, un de ceux où ces grands philo­ logues ont le mieux réalisé leur désir de faire de leur dictionnaire quelque chose que l’on puisse lire en famille, le soir, à la veillée. Wackernagel, Kleinere Schriften, trouve la première mention de la fourberie des rousseaux dans le Ruodlieb latin, vers 1000 (non sit tibi rufus unquani specialis amicus). Les témoignages sont plus nombreux à partir du XIIe siècle. Voir aussi les chapitres que E. L. Rochholz,

Deutscher Glaube und Brauch, 1867, consacre aux couleurs, notamment II, pp. 194 et suiv. ainsi que le Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, s. v. Rot et Haar.

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14 —

A la fin du XIIe siècle, Guillaume de Tyr écrit à propos du comte Foulques d’Anjou : « Erat vir rufus, fidelis manifestus et contra

leges illius colons affabilis, béni gnus et misericors » (Belli sacri histo- ria, XIV, I).

Gui Patin en plein XVIIe siècle ne pense pas autrement, même s’il colore le mythe de raisons médicales. Le 25 octobre 1655, il mentionne le décès d’une femme, « la plus chagrine, la plus colère du monde, et de plus fort rousse. Or il est constant que l’inflammation du poumon est toujours mortelle aux rousseaux. La raison en est qu’ils abondent en sérosité âcre et maligne » (1) (Lettre 101 de l’édition de Cologne, 1691). Son correspondant dut porter la question sur le plan moral, car Patin lui répond (lettre 106) : « Je suis de votre avis à l’égard des rousseaux, et je n’en ai jamais connu dont je n’aie eu envie de me défier. On dit que Judas l’était ».

Judas l’était (par exemple sur les fresques de Ramersdorf, peintes vers 1300) ainsi qu’Hérode et l’Antéchrist, en vertu du préjugé qui associait la rousseur avec le manque de fidélité, de générosité, de bonté. Cette « loi » s’affirme en Grèce et à Rome par des témoignages qu’il convient de grouper par genres plutôt que de tenter un classement chronologique.

Voici les médecins et les physiognomonistes (2) :

« Les roux au nez pointu, aux yeux petits, sont méchants. Mais ceux qui ont le nez camus et qui sont grands, sont bons » (Hippo­ crate, Épidémies, II, 5, 1).

« Les blonds sont magnanimes, car ils tiennent du lion ; les roux sont très méchants, car ils tiennent du renard » (Pseudo-Aristote,

Physiogn. 67, voir aussi 17, 23, 38).

« La couleur rouge, sans mélange, semblable à la fleur du coqueli­ cot, fait des hommes d’un comportement sauvage, impudique et avide» (Adamantius, Physiogn., I, p. 394).

« L’homme impudent a nécessairement la peau rouge et la voix aiguë » (Adamantius, Physiogn., I, p. 419).

Ces opinions sont confirmées par les conventions du théâtre, qui relèvent des mêmes a priori. Les masques de tragédie étaient couronnés de cheveux noirs ou blonds. Dans la comédie, aucun

(1) Cette opinion vient peut-être d'Hippocrate, Épidémies, III, 14.

(2) Textes réunis par L. Radermacher, Philologus, t. LVIII, neU<‘ série, XI,

p. 224, puis dans Das Jenseits im Mythos der Hellenen, p. 53 et utilisés par Eva

Wunderlich, Die Bedeutung der roten Farbe im Kult der Griechen und Römer,

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jeune homme n’était roux. Parmi les hommes libres, le npcoros ttolttttos, père débonnaire du genre de Micion, était blanc ; Ver epos -na-mros, le vieillard quinteux et autoritaire, était roux, ainsi que

tous les valets, notamment le Maison, le cuisinier indigène. Lucien

(Nekyomantie, 15) désigne un cuisinier en général comme un Pyr- rhias, de même qu’Iros est le nom générique du mendiant. Le Tettix toutefois, cuisinier étranger, avait des boucles noires roulées

et de la barbe ; il louchait. Ces détails stéréotypés avertissaient les spectateurs qu’ils avaient devant eux quelqu’un qui allait les faire rire. Plaute, qui voit ses personnages, décrit ainsi le Trompeur par excellence, Pseudolus.

Rufus quidam, ventruosus, crassis suris, subniger, magno capite, acutis oculis, ore rubicundo, admodum magnis pedibus (12x8) (1).

Martial fait roux les gens qu’il méprise : « Pourquoi je refuse de t’embrasser, Philaenis ? calva es, rufa es, lusca es » (I, 33). « Avec tes cheveux roux, ton visage noir, ton pied bot, tes yeux qui louchent, ce serait merveille, Zolle, que tu fusses homme de bien » (XII, 54 ; cf. aussi XII, 32).

Les pays méditerranéens connaissent des roux aux yeux noirs, au visage criblé de taches de son que le hâle noircit : tels sont Pseudolus et Zolle.

Une épigramme anonyme, citée par Plutarque au début de la

Vie de Caton, dit de celui-ci :

« Roux, toujours prêt à mordre, l’œil gris : même mort, Persé- phone refuse d’accueillir Porcius dans l’Hadès » (2).

La rousseur est associée là avec un caractère agressif, dans un portrait assurément malveillant, mais qui devait être assez exact pour que les contemporains y reconnussent l’original.

Martial a réuni dans celui de Zolle tous les traits qui composent

(1) Georges Monval, Fourberies de Scapin, notice, p. IX, se souvient d'avoir vu Régnier jouer le rôle, « le teint bistré sous sa perruque rousse ». — Sauréa est rufulus (Asinaria, 400). Le Philocrate des Prisonniers est subrufus aliquantum ; c'est un personnage libre et sympathique, mais qui se donne pour un esclave, trompant ainsi Hégion. Le détail est donné au moment où Hégion a le plus de raisons de suspecter sa loyauté.

(2) Amyot en a fait un quatrain, sans pouvoir s'empêcher de forcer le sens de

nvppôv : «Ce faux rousseau de Porcius aux yeux pers... » introduisant ce qu’il considérait comme une note inhérente à la rousseur. Fénelon dans son Dialogue 37 a encore grossi le trait. Rhadamanthe accueille Caton aux enfers en lui disant : « Tu as l'air d'un vilain rousseau ».

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un être raté, c’est-à-dire, d’après les idées des Anciens, maléfique. Et de la notion de maléfique à celle de méchant la distance n’est pas grande. C’est ce qui apparaît dès qu’on aborde la comédie.

Dans un passage de Y Age d’Or, que malheureusement nul con­ texte ne vient éclairer, Eupolis énumérait une série de gens disgra­ ciés, qui sont l’aveugle, le marqué au fer rouge, le roux, le tordu (i). Aristophane est plus explicite. Le coryphée des Grenouilles accuse la cité de renverser toutes les valeurs. Elle vilipende ses meilleurs éléments et recourt sans cesse à ce qu’elle a de plus méprisable :

.. .roîç 8e yaÀ/cols Kal Revois /cal Trvppiais Kal rrovrjpoîs KfiK TTOPrjpwv els dnavra ypwp,eda vararois à<j>iyp.évoLaiv, olcnv r/ noXts rrpo tou

ovSè <f>app.a.Koîcnv elafj pqBliuç eypijaar’ ™ (730-733)-« Nous employons à toutes fins pièces de cuivre, étrangers, rousseaux, gueux fils de gueux, derniers venus, tels que la cité jadis y eût regardé à deux fois avant de s’en servir même comme

<f>appaKoi ».

La valeur exacte de nvpplais ne se voit pas du premier coup,

le mot étant employé assez rarement comme nom commun. Un scholiaste du passage y voit une allusion à d’hypothétiques esclaves thraces, explication d’autant moins vraisemblable que l’esclave qui figure dans la pièce s’appelle Xanthias, Blondin, et y fait quelque peu figure de gracioso. Je ne crois pas davantage qu’il faille penser à Cléon : si celui-ci avait été roux, Aristophane n’aurait pas manqué de nous en avertir, et en termes aussi précis que l’auteur de l’épi- gramme contre Caton. Il ne faut pas chercher ici d’allusion person­ nelle (2). Les Pyrrhiai sont des rousseaux qui portent malheur et qui, à cause de cela, étaient souvent choisis comme « émissaires ». C’est du reste ainsi que comprend un autre scholiaste, qui dit : tous

<f>avXovs Kal Trapa -rijs </>voeojs €TnßovXevop,evovs fis àiraXXayrjv ariypov

r) Ai pou eBvov, « on sacrifiait pour mettre fin à une sécheresse ou

à une famine les misérables et ceux qui ont été maltraités par la nature » (3). 1

(1) Fragment 4, Meineke II, p. 537. Le texte est altéré.

(2) Pas plus, je pense, que lorsque Démos dans les Cavaliers (902) parle d’un ■nvppàvhpov p.T)x<ivrip.a que l’on a également voulu imputer à Cléon. Rien n’est moins sûr. « Manigance de rouquin », dit en général, n’aurait étonné ni les auteurs réunis par Grimm, ni Gui Patin.

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Cette note rapprochée du texte nous permet de situer exacte­ ment la rousseur dans l’échelle des défauts physiques : pas assez grave pour qu’à cause d’elle un nouveau-né soit condamné à Yapo-

thésis ; assez fâcheuse cependant pour que les « émissaires » chassés

de la cité après en avoir assumé les fautes soient volontiers choisis parmi les rousseaux.

*

* *

On a cherché à justifier ce préjugé défavorable. Partir de la couleur en soi conduit aussitôt à une impasse. Les Grecs admi­ raient par-dessus tout les cheveux blonds et ils en ont donné à tous leurs héros. Or ijavdôs se distingue malaisément de jrvppôç. Certains emplois les montrent curieusement confondus. Au début

à.’Iphigénie en Tauride (73), Oreste voit au faîte du temple des

traces de sacrifices sanglants : alpaTwv yovv ÇavO' e^ei 9pi.yKwp.aTa.

Un moderne attendrait nappa, et d’autant plus que Çavdôs vient d’être employé pour désigner les cheveux blonds qu’Iphigénie, en rêve, a vus flotter (52). Rien n’est plus délicat que d’apprécier exactement, dans un texte ancien, une indication de couleur. Elle résulte rarement d’un terme unique et précis : l’adjectif, souvent polyvalent, doit se lire globalement avec le substantif qui l’ac­ compagne et qui lui donne sa valeur. Les articles Çavdôv et

Çovdôv, dans les lexiques d’Hésychius et de Photius, traitent

comme homogènes des notions de couleurs et d’autres de rapidité, de légèreté, que nous distinguerions nettement. Savdàs, ci-dessus, doit se comprendre avec alpdrwv et par lui.

Même en faisant sa part à l’imprécision de tout vocabulaire an­ tique en ce qui concerne les couleurs (1), il faut constater que 1

(1) Photius n’a pas d’article {avBôv. Pour lovüov : Xcnrov, iiraXov, iXa<j>pôv, yXœpôv, vypôv, ÇavBov, kclXov, itvkvov, o£v, ra)(v ' oi 8c ttoiklXov, cvctSes, Siavycs. Hésychius : ÇavBôv ' -nvppóv, kolXôv, ev elpyaop-évov, yXwpov. Son article Çovdôv reprend à peu près l’énumération de Photius en y ajoutant nvppóv. — Voir sur cette question les remarques très fines de H.-F. Janssens sur les Couleurs dans la Bible hébraïque, (Annuaire Inst, de phil. et d’hist. Or, et SI. de l’ULB, t. XIV, 1954- 1957, P- I45 sqq)- Si elles ne sont pas toutes applicables au grec, il est bon d’y réfléchir lorsqu’on cherche à serrer de près une notion de couleur dans un texte ancien quelqu’il soit. « Les racines hébraïques auxquelles la notion de couleur s’associe pleinement et directement sont peu nombreuses ; elles désignent le rouge, le vert, le blanc, le jaune et le noir. Il y en a d’autres dont les dérivés évoquent aussi la couleur, mais d’une façon plus limitée et plus indirecte, par le rappel d’une chose qu’elle caractérise. » « L’équivalent du mot couleur manque dans la Bible hébraïque, mais existe en hébreu rabbinique et en hébreu moderne. » — Jacques

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i8 —

blond et roux sont plus souvent confondus qu’ils ne sont distingués.

Un scholiaste de Y Iliade, commentant le passage où Athéna saisit Achille par sa chevelure blonde (1,197), dit ceci : Çavdfjç 8è ko/xt/ç é'Xe IJrjXeuova' KaArjs, 7rvppâs, Kal 8ià tovtov8é <f>acnv alvîrrerai todeppóv Kal SpylXov Tov Tjpajos' ol yàp ÇavOÔKopoi (corrigé de ÇavQôyoAoi) tolovtoi.

« Belle, rousse, et par là, dit-on, le poète signifie l’ardeur et l’irascibilité du héros. Les cheveux blonds comportent ce caractère ».

Peut-on marquer plus clairement combien la limite était impré­ cise entre ce blond si admiré et ce roux censément méprisé ? Ru/us en latin se distingue tout aussi mal de flavus. Burr us vient de nvp-

pôs, peut-être par un intermédiaire étrusque, et les anciens le glosent

par rufus. Et cependant, dans les traductions de textes médiévaux, c’est souvent Çavdôs qui est rendu par rufus alors qu’on attendrait

flavus (1). Dans la vieille légende ionienne dont l’on représentait

une version à la fête des Apaturies, le héros qui s’oppose au déloyal Mélanthios s’appelle tantôt Xanthios, tantôt Pyrrhos ou Pyrrhan- thos, équation significative, quelle que soit du reste la valeur reli­ gieuse que l’on donne aux deux antagonistes (2).

Au surplus, les anciens justifient leur préférence pour les cheveux blonds par un coefficient moral qui, logiquement, aurait dû faire admirer encore davantage les cheveux roux, auxquels doivent se trouver associés des caractères identiques, sinon à un degré plus élevé encore. C’est ce qu’atteste une histoire comme celle-ci. On racontait à Rome que le jour de la bataille du lac Régille où furent vaincus Tarquin et l’armée latine, deux beaux jeunes gens vinrent le soir même en ville annoncer la victoire. Un homme à qui ils par­ laient refusa de les croire ; en souriant ils lui touchèrent la barbe qui de noire devint rousse. C’étaient les Dioscures et le saint Thomas romain fut nommé Ænobarbus (3). * 1 2 3

André, Études sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, thèse, 1949, p. i8, dit très exactement : « On ne doit pas lier déficience de la perception et déficience du vocabulaire qui la rend », M. Jules Labarbe veut bien me signaler (Aulu-Gelle, II, 26) l’entretien de Favorinus et de Fronton, qui illustre à merveille cette dernière formule.

(1) Platon définit le -nvppiv comme un mélange de jaune et de gris (Timée, 68 C). ce qui fait que Rivaud traduit par brun clair le même passage où Bailly entend rouge de feu. Pour rufus-flavus, cf. J. André, Études..., p. 81 sqq.

(2) H. Usener, Göttliche Synonymen, Rh.M. t. LUI (1898), p. 365, = Kleine Schriften, IV, p. 292 sqq.

(3) Plut. Paul Emile, 25, p. 268 C : en /acAcuVtjî rpt^oç eis nvppàv pfraßaXovaa. Amyot, qui ne peut croire qu'une barbe rousse soit un cadeau des dieux, dit que « le poil lui devint blond ». La retouche est significative.

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Il pouvait bien se vanter du miracle, car les Jumeaux divins lui avaient donné une des caractéristiques des dieux. Ceux-ci sont dits ou blonds ou, plutôt encore, xPvcroK°lJLal> xPvaoXa~LTaL- Le Zeus d’Olympie avait une chevelure d’or pur, dont un voleur un jour coupa deux boucles (Lucien, Zeus Tragoedos, 25, p. 670). D’or aussi était la perruque des Dioscures (Lucien, Symposion, 25, p. 440). C’est pour se donner l’apparence d’un dieu que Caligula faisait dorer sa barbe quand il s’exhibait en public, tenant la foudre, le trident ou le caducée (Suétone, Caligula, p. 52). Commode et Gallien, tous deux d’un blond ardent, se faisaient poudrer de limaille d’or, et c’était pour ressembler à des dieux nimbés de lumière : « Sa chevelure, dit Hérodien de Commode, était par nature blonde et crépue à tel point que lorsqu’il s’avançait au soleil il brillait comme du feu ; les uns pensaient qu’il se poudrait de raclures d’or ; les autres le regardaient comme un être divin, disant qu’une radiance céleste environnait sa tête (1) ».

Mais il ne s’agit pas là seulement d’une affectation de despotes qui prétendent se faire prendre pour des dieux. La teinte censément maudite, on se la donne artificiellement. Les femmes grecques se teignent les cheveux en les exposant au soleil (Lucien, Amores, 40, p. 441) ; elles ont des onguents qui les font xPvlroeiSeî? ou

nvppal (Plut., Eroticos, 771 B). La mode existait à Rome au temps de

Caton, d’Afranius, qui se moque de ces coquettes en les appelant

rutilae (Caton, Orig., VII, 9. Festus, 320, 4). Pline (XV, 87 ; XXIII,

67) donne une série de procédés, dont celui-ci est remarquable en ce qu’il associe (comme le fait le scholiaste d’Homère) rousseur et vigueur : la lie de vinaigre et le vin cuit brûlés ensemble accroissent les forces ; si l’on y ajoute de l’huile de lentisque, l’onction en une nuit rend les cheveux roux. Tertullien accuse ses contemporaines de répudier leur qualité de Romaines en se donnant 1 apparence d’être nées dans la Gaule ou la Germanie : elles rendent fauve une chevelure qui était noire ou blanche. Mauvais présage que de prêter à ses cheveux l’éclat des feux de l’enfer ! Cyprien et Jérôme reprennent la même comparaison, laquelle comporte, pour qui sait la comprendre, un sévère avertissement (2). 1 2

(1) Hist. Auguste, I.ampride, Commode, 17 J T.réb., Pollion, Gallien, 16; Hérod., Hist., I, 7, 5. Sur la conception des dieux radiants et sur la couronne radiée des empereurs qui s’assimilent à eux. cf. A. Dieterich, Nekya, p. 41.

(2) Tert., De cultu femin., II, 6, P. L. I, 1322 ; Cyprien, De habitu virginum, § 16 ; De lapsis, § 6 et 30, P. L„ IV, 455 et 469 ; Jérôme, Epist., 107, 5, P. L„ XXII, 872 sqq.

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Plus tard, quelle que soit l’origine de « rufflani, vox italica,

lenones », de « rufiana, meretrix, vox gallica roussecaigne » comme

dit Du Cange, l’étymologie populaire les rattachera à rufus, rufu-

lus (i).

Les Barbares cependant se glorifiaient de cette rousseur qui les caractérisait aux yeux des Romains. Les rutilae comae faisaient partie de la beauté germanique (Tacite, Germ. 4). Pour en accentuer la couleur, les hommes, plus encore que les femmes, utilisaient la

spuma batava, mélange de cendres et de graisse de chèvre. Pline

(XXVIII, 191) mentionne les procédés employés par les Gaulois. Martial (VIII, 33 ; XIV, 26) se moque des femmes qui recourent à ceux dont se servent les Bataves et les Teutons — c’est-à-dire les gens d’une région où, quelques siècles plus tard, apparaîtra tout un folklore malveillant à l’égard de ceux qui sont roux de naissance. Le célèbre « blond vénitien » sera obtenu tout aussi artificiellement.

D'autres ambivalences se révèlent ailleurs. Les valeurs positives de la rousseur apparaissent dans un témoignage provenant de la même ville et de la même époque où Aristophane, reflétant un préjugé populaire, traitait ses représentants avec tant de mépris. Dans Les Troyennes, les captives imaginent les régions de la Grèce vers lesquelles leurs nouveaux maîtres vont les emmener ; elles évoquent pour finir la contrée de Thurii :

« Le Crathis, le plus beau des fleuves, l’arrose,

lui qui fait rousse une chevelure blonde,

lui qui de ses eaux divines nourrit et rend prospère une terre féconde en hommes vigoureux » (2).

La vertu de rougir le poil est attribuée au Xanthe de Troade, mais en vertu d’un simple jeu de mots. Xanthus rufas oves facit, dit Pline (II, 230) en employant rufas là où — une fois de plus — nous aurions attendu flavas. Pour le Crathis, l’association d’idées 1 2

(1) Le Dizionario etimologico italiano de Florence (1957) écarte l'étymologie courante et propose de voir dans ruffiano une élaboration italienne du lombard hruf ; il compare ruffa, « foule de personnes qui veulent s’emparer de quelque chose ». Rufian apparaît en français au XIVe siècle, emprunté à l’italien.

(2) Troy., 226-9. Avec le même préjugé qu’Amyot traduisant l’histoire d’Æno- barbe, et parce qu'il ne peut voir dans la rousseur qu’un indice défavorable, Léon Parmentier évite d’introduire le mot roux dans sa version : « ses merveilleuses eaux colorent les cheveux d’un blond ardent ».

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est plus secrète et plus instructive. Strabon le désigne comme le fleuve où se mélangent (Kepâwvvrai) plusieurs rivières. Les vers d’Euripide suggèrent un fleuve dispensateur de force (Kpâros),

capable de donner la prospérité à une terre nourricière de beaux hommes. Et son pouvoir se marque à ceci, qu’il monte d’un degré la coloration des cheveux blonds. Le passage des Troyennes rapproché de celui des Grenouilles décrit une ambivalence qu’il faut tenter d’approfondir.

*

* *

Comparer les traditions concernant les animaux roux fait décou­ vrir des oppositions analogues. Le Taureau dont Pasiphaé s’éprend pour sa beauté est roux, du moins dans les Cretoises d’Euripide. Rousse aussi la crinière du Lion de Némée, qui encadre d’une auréole de feu la tête blonde d’Héraclès (Eur., Folie d'Hér., 362). Roux le Bélier qui doit assurer à Atrée la prééminence sur son frère ; d’or ou de pourpre la Toison conquise par les Argonautes. Ces trophées portent malheur dans la mesure même, où, étant bénéfiques par nature, ils sont l’objet d’une convoitise excessive. Ils partagent cette ambivalence avec l’Or dont ils ont la couleur.

Il existe aussi des monstres dont le caractère terrifiant est re­ haussé d’un trait de pourpre : le serpent au dos rouge qui annonce aux Grecs une guerre de dix ans, les géants rouges qui attaquent Alexandre le Grand, le loup rouge qui dévore le préteur Publius (1). Ce sont là des surcharges dues à des mythographes tardifs qui voient dans le rouge un caractère effrayant. Les contes populaires authentiques donnent une image toute différente. Dans les légendes concernant l’origine des animaux, la couleur noire est considérée comme un châtiment : un dieu l’inflige comme une punition pour une maladresse ou pour une faute (ainsi le corbeau, primitivement blanc, devient noir pour avoir apporté à Apollon la nouvelle de la trahison de Coronis). En revanche, le plumage ou le pelage ardent 1

(1) Exemples réunis par Eva Wunderlich, Die Bedeutung der roten Farbe im Kult der Griechen u. Römer, RVV. XX, 1926, Giessen. Je crois pouvoir laisser de côté les sacrifices d’animaux roux. P. Stengel, Opferbräuche der Griechen, 1910, consacre un chapitre (p. 187 sqq.) à la couleur des victimes. Dans un certain nombre de cas il y a un rapport entre la rousseur et la chose que l’on désire soit provoquer soit éviter. Ambivalence encore, mais d’une nature toute différente de celle que nous cernons ici.

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est une récompense (i). Schredelseker (2), qui a étudié les croyances relatives aux cheveux en général, admet que l’antipathie pour l’homme roux vient des démons ou des animaux roux. C’est renver­ ser le problème. Si l’on a donné à certains démons, à des animaux fantastiques, la couleur rouge, qui en soi n’est nullement maléfique, c’est que, chez les êtres humains, on la trouvait associée ou on la supposait associée à des traits que l’on jugeait inquiétants.

On a voulu expliquer le préjugé hostile à la rousseur en partant de la couleur en soi, alors que le rouge et l’or impliquent force, vigueur, puissance. Le mot nvppôv désigne très particulièrement

la joue du jeune homme ombragée par le duvet de la première barbe : Aristophane appelle rrvppoTTLTrrjs celui qui reluque les adolescents (Acharniens, 407), de même que Diomède reproche à Pâris de n’être qu’un TTapdevoTrinrjç, un lorgneur de filles (Iliade, XI, 385). Faut-il partir des contiguïtés, indiscutables, entre le rouge et la mort ? Les Anciens en étaient conscients. Artémidore (Oneirocriti- ,? con, I, 71, p. 70) dit qu’il y a une sympathie entre la couleur de la pourpre et la mort. Mais de quelle nature est-elle ? Certains peuples ont teint des squelettes en rouge ; on en a retrouvé dans le monde germanique, en Scandinavie, en Angleterre, qui remontent au paléolithique (3). On a toute raison d’accepter l’explication de Fritz von Duhn : le rouge, couleur du sang, était l’antidote de la mort et en impliquait le refus. On sème des fleurs rouges sur les tombeaux, dit Servius (En., V, 79), ad sanguinis imitationem, ubi

est sedes animae. Elles étaient destinées à revigorer l’ombre anémiée,

à lui rendre la chaude vitalité qui réside dans le sang. Lycurgue prescrit de ne rien inhumer avec les morts, mais d’envelopper le cadavre dans un manteau de pourpre et du feuillage d’olivier. De même les pythagoriciens étaient ensevelis dans un suaire de pourpre, dans des feuilles de myrte, d’olivier et de peuplier noir. 1 2 3

(1) Voir l’Index de Stith Thompson, F. F. C., t. 106, A2223, 2410. Les contes populaires opposent volontiers de même la blonde vertueuse à la brune méchante et présentent blondeur et noirceur comme des sanctions : Grimm, 135, Weisse und schwarze Braut.

(2) De superstitionibus quae ad crines pertinent, Thèse de Heidelberg, 1913. (3) Jan de Vries, Altgermanische Religionsgeschichte, 2me éd. 1956, §§ 203 et 272. M. A. Severyns veut bien m’indiquer, sur ce sujet, pour le paléolithique,

Hawkes, The prehistorie foundation of Europe, Londres, 1940, p. 38 et V. Gordon

Childe, The dawn of European civilization, 6rae éd., I957> PP- 6, 209, 259 ; pour le

néolithique, et les ochre-grave cultures du Caucase, Hawkes, p. 220 sqq et Childe,

p. 103, 168). Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, 1964, p. 149, a vu des osse­ ments peints en rouge chez les Bororo du Paraguay.

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L’olivier et le myrte, qui échappent à la caducité végétale, compor­ taient une promesse d’immortalité ; le linceul rouge la préfigurait en quelque sorte (i). L’archonte de Platées, raconte Plutarque

(Aristide, 21, 4), portait toujours un vêtement blanc, sauf une fois

par an, à la commémoration de la bataille. Il revêtait un chiton rouge pour honorer les soldats morts.

L’emploi du rouge comme symbole, comme affirmation de la vie, nous amène à ses usages apotropaïques. Ils sont nombreux dans les mythes du Proche-Orient. Baal se couvre d’ocre rouge pour descendre aux Enfers, Marduk pour combattre Tiamat. La bande­ lette protectrice qui prémunit contre les pratiques magiques est rouge dans le monde germanique comme dans le monde grec, témoin celle que les initiés de Samothrace se croisaient sur le ventre (2). Quantité d’ordonnances médiévales prescrivent de peindre les maisons en rouge. Rochholtz en a recueilli des exemples en Suisse, en Allemagne, en Russie et jusqu’en Laponie.

Dans d’autres cas, le rouge est une affirmation d’autorité. Il était employé au moyen âge pour les livres d’archives et pour les accessoires du gouvernement, royal ou municipal. Il était la couleur du pouvoir. Le drapeau rouge, à l’origine, fut arboré par l’au­ torité, afin de déclarer l’état de siège contre les émeutiers, dont la couleur était le noir, mais qui prirent ensuite le rouge par bra­ vade (3).

La vedeur du rouge apparaît avec une sombre grandeur dans la scène d’Agamemnon où Clytemnestre décide le roi à entrer dans la maison en marchant sur le tapis de pourpre. Agamemnon hésite, car il sait dangereux tout ce qui fait l’homme ressembler aux dieux. On décèle là une certaine ambivalence de la pourpre dont Glotz donne quelques exemples et qu’Eva Wunderlich con­ dense dans la formule : Le rouge est porteur d’une puissance qui 1 2 3

(1) Fr. von Duhn, Rot und Tod, A.R. Wt. IX (1906), pp. 1-25 ; Plut., Lycurgue, 27, 2 ; Franz Cumont, La stèle du danseur d'Antibes, p. 12 ; Lux perpétua, p. 45.

(2) Schol. Apoll, de Rh., I, 917 ; E.-L. Rochholtz, Deutscher Glaube, II, pp. 194 sqq. 204 sqq. ; K. Goldammer, Die Formenwelt des Religiösen, i960, p. 293.

(3) En 1912, Adolphe Messimy, ministre français de la Guerre, visita le front des Balkans et s’y convainquit de l’avantage des uniformes de couleur terne. Lors­ qu’il proposa d’en donner aux soldats français, il se fit traiter de franc-maçon et de dreyfusard. Bannir la couleur vive, enlever au soldat son aspect éclatant, c’était, dit l’Écho de Paris, aller contre le goût français et la fonction militaire. La réforme fut rejetée au cri de « Le pantalon rouge, c’est la France ». Un archétype eut là une force persuasive qui coûta la vie à des milliers de jeunes gens.

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peut être dirigée positivement ou négativement. Elle pense même que l’usage proprement magique (et non pas seulement prophy­ lactique) du rouge et notamment du sang, plus souvent orienté vers le mal que vers le bien, a pu influencer le préjugé relatif aux rousseaux : choc en retour de la magie sur la croyance populaire (i). C’est cependant, au cours des siècles, le caractère bénéfique qui a prévalu. Le rouge est la couleur de l’apparat, celle dont les grands se revêtent aux jours de fête, indice d’un luxe auquel les courtisanes prétendent volontiers et que, par conséquent, certains législateurs refusent aux femmes honnêtes (2).

*

* *

En somme, dès que l’on examine avec quelque attention les superstitions qui nous occupent, on arrive à cette conclusion paradoxale que, si les rousseaux sont maléfiques, les cheveux roux, en soi, ne le sont pas. Bien plus, la couleur elle-même signifie force, vigueur, ressemblance avec les dieux. « Rotgelb und gelbrot sind Farben von der Plusseite, sie stimmen lebhaft, regsam strebend », dit Goethe dans sa Farbenlehre. On se la donne au besoin lorsqu’on ne la possède pas naturellement. Au surplus, comment distinguer le roux du blond ardent, partout considéré comme hautement bénéfique ? Teinté d’or et de pourpre, le roux devait bénéficier des associations d’idées qui résultent du double voisinage.

Mais n’est-ce pas mal poser la question que de rechercher les valeurs d’une couleur indépendamment de son support, en l’espèce l’ensemble de la personne ? La teinte, si malaisément définissable, jouerait-elle ici un rôle moindre que le type ? Le préjugé défavo­ rable s’explique en partie si l’on se rappelle l’angoisse des anciens devant toute altération du type ancestral. La pigmentation blonde des cheveux, bleue des yeux n’est normale dans l’humanité que chez les Germains, les Slaves, les Celtes et les Finnois. Mais elle apparaît assez fréquemment ailleurs, notamment en Europe méri- 1 2

(1) Glotz, Ordalie, p. 116; Eva Wunderlich, Rote Farbe, pp. 62 et 72. Elle fait remarquer, p. 107, que les anciens ont toujours expliqué 1jioîvis, quelle que soit l'étymologie véritable, par <t>oiv6s rouge-sang, correspondant poétique de (bóvios qu'ils rattachaient à <f>ovy ou <f>ôvos, meurtre. Or, les mots qui désignent la teinture ne viennent pas de cette racine, mais de rrop^vpeos, —- comme si l’on avait voulu éviter le mauvais augure.

(2) Par exemple Phylarque de Syracuse, vers 200 avant notre ère (Athénée, XII, 20, p. 521 B).

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dionale, pour y être considérée comme un privilège, un signe d’élec­ tion. Il en est ainsi chez les peuples où elle est normale, ainsi que le prouvent les contes de Grimm, où une chevelure noire est rare­ ment chargée d’un affectus positif, et davantage encore dans les pays où elle est exceptionnelle. Tel fut le cas dans la Grèce ancienne. Il en va tout autrement de la rousseur, qui apparaît sporadiquement dans toutes les races, mais toujours pour faire figure de déviation. Elle constitue un caractère récessif, si bien qu’un enfant roux dans une chaîne familiale peut sembler un intrus. De plus, la rousseur s’accompagne souvent de traits irréguliers. Elle paraît résulter d’un développement aberrant où le chromatisme n’est pas ethni­ que, mais constitue un phénomène pathologique dont la forme extrême, beaucoup plus rare, serait l’albinisme. Les albinos, chez tous les peuples, sont considérés avec une sorte de terreur religieuse. Ou bien l’on voit en eux soit des monstres, soit l’incarnation de mauvais génies, et on les détruit dès leur naissance ; ou bien on les suppose doués d’aptitudes pour la sorcellerie et on les honore à ce titre, comme c’est le cas en Afrique noire (i). Si ce qui inquiète est un type plutôt qu’une couleur, on s’explique que la rousseur acquise ait pu paraître belle et être recherchée : chargée de toutes les valeurs du blond ardent, elle rappelait le visage lumineux des dieux, sans que l’on pût songer à une déviation du type normal.

Toutefois, lorsqu’on y regarde de près, l’on s’aperçoit que même la rousseur congénitale est ambivalente. Il y a deux rousseaux dans l’Ancien Testament : Ésaü, le premier-né des jumeaux de Rebecca, qui sort du sein de sa mère couvert de poils comme d’une fourrure, et David. Jessé amène à Samuel son jeune fils qui « est roux avec de beaux yeux ». Le Seigneur dit à Samuel : « Lève-toi et oins

(i) Sur le caractère morbide de la rousseur, voir Edmond Bayleet Léon Mac

Auliffe, Revue des sc. pures et appliquées, t. XXXI (1920), p. 519 sqq. — Richard

Andree, Ethnographische Parallelen u. Vergleiche, Neue Folge, 1889, p. 238-273,

a très bien vu qu’il fallait partir de l'albinisme pour expliquer les préjugés relatifs à la rousseur, dont l’ambivalence ne lui a pas échappé. Voir ce qu’il dit des nègres qui se teignent en roux, p. 262 ; des héros roux sur d’anciennes peintures chinoises, p. 266 ; du traitement réservé aux albinos p. 238. — Sur ce dernier point, cf. Ha­

stings, Encycl. of rel. and ethics, t. X, p. 372 ; IX, p. 291 ; VI, p. 784. — M. Jules

Labarbe me signale deux passages où Aristote met en évidence un certain caractère morbide de la rousseur (Génér. des an., 785 a 19 et Couleurs, 798 b 13), qu’il considère comme une faiblesse du système pileux due à une alimentation insuffisante des racines, les cheveux roux blanchissant plus vite que les noirs et les noirs devenant roux avant de blanchir. Cette médecine pseudo-scientifique contredit curieuse­ ment la croyance commune qui associait rousseur et vigueur.

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David, car il est bon ». Plus loin, « Goliath voit David et il le méprise parce qu’il n’est qu’un enfant et qu’il est roux » (i). En somme, la rousseur dans l’histoire de David paraît bien jouer le rôle d’une de ces difficultés surmontées qui habilitent un héros (2), le Seigneur choisissant volontiers ceux que le monde dédaigne. Que le plus grand des rois, l’ancêtre du Messie, soit roux, cela donne à réfléchir, et ceci également que tous les traducteurs anciens et presque tous les modernes aient reculé (comme ailleurs Amyot et Léon Parmen­ tier) devant la rousseur de David et l’aient fait blond ou vermeil, attestant ainsi, pour leur compte personnel, la persistance du vieux préjugé.

L’exemple de David incite à reprendre celui de Frédéric Barbe- rousse, mort en 1190, dont une prodigieuse popularité fit un person­ nage légendaire. Ce fut d’abord à son petit-fils Frédéric II, mort en 1250 à 56 ans, que l’on attribua une survie dans le Kyffhäuser, d’où il devait ressurgir pour porter secours à l’Allemagne lorsqu’elle aurait besoin de lui. Le prestige du premier Frédéric déplaça le thème. Grimm a bien vu que la constellation d’images autour de Frédéric fut influencée par le mythe de Thor-Donar, dont il suffit d’invoquer la barbe rousse — qu’il secoue terriblement lorsqu’il 1 2

(1) Genèse, XXV, 25 ; èÇrjèOe Si 6 npcoróroKos irvppaKTjs ôXws atael 8opà Saavs et I Samuel, XVI, 12 et XVII, 42 emploient le même mot admônï qui ne se trouve que là. Mon ami Roland Crahay, à qui je dois ces rapprochements, me signale que dans le passage relatif à Ésaü figurent deux de ces jeux pseudo-étymologiques qu'affectionnent les écrivains hébreux. Ésaü est l’ancêtre des Édomites (admônï) dont un autre nom est se ’hir qui fait penser à se'har (de poil). Le nom des Édomites signifie rouge et ils sont représentés rouges de visage sur des peintures égyptiennes. Les traducteurs ont bien voulu qu’Ésaü fût roux, mais pour David ils n’y ont pu consentir. Luther le fait bräunlich ; vermeil, dit la Bible du Rabbinat (1899-1906) ; blond, disent Crampon (1905), Segond (1910, réimprimé en 1948) et les moines de Maredsous (1950). Une traduction anglaise dit de même all red pour Ésaü et ruddy pour David. Bonsirven, reviseur de Crampon (1952), Édouard Dhorme (Pléiade, 1956) et l’École biblique de Jérusalem (1956) ont enfin osé imprimer que David était roux.

(2) A la fin du récit de la guerre de Troie par Darès le Phrygien, qui est censé y avoir assisté, figurent de curieux portraits dont certains paraissent ou convention­ nels ou arbitraires ; d’autres ont peut-être une signification qui apparaît mal. Blonds sont les Dioscures, Pâris, Hélène et Polyxène. Achille est châtain, Ajax est noir. Les roux sont Ménélas, Mérion, Énée (avec des yeux noirs), Cassandre (avec des yeux étincelants). Très inattendu est le portrait d’Hector : « Bègue, louche, les cheveux crépus, courageux, bon, digne d’être aimé. * Néoptolème est grand, fort, irascible, bègue, le nez aquilin. Le bégaiement et le strabisme seraient- ils conçus comme des infirmités qui rachètent la valeur ? La rousseur de David aurait-elle une valeur analogue ? Aux spécialistes du légendier hébraïque d’en décider.

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est en colère — pour qu’aussitôt il parte en guerre contre les Géants, lesquels sont roux tout comme lui. Deux siècles avant Frédéric Ier, Conrad duc de Lorraine, l’empereur Otto II son beau-frère — qui lui aussi, disait-on, devait revenir un jour sur la terre — et bien d’autres seigneurs étaient dits le Rouge et se paraient de cette épi­ thète. Comme au temps de Tacite, un bon guerrier germain était fier de sa rutila coma. C’est le christianisme, ici, qui a changé la perspective. Il ne pouvait combattre les anciens dieux qu’en les faisant pencher vers le satanisme. Le puissant Donnergott surtout fut déclaré un être diabolique. Et cependant, le prestige de la che­ velure flamboyante survit encore dans quelques traditions : c’est ainsi que saint Oluf, patron d’Angleterre et de Suède, était roux (i). Mais le discrédit du grand dieu païen ne tarda pas à frapper tout ce qui lui ressemblait, et le pays qui l’avait honoré fit roux Hérode, Judas et l’Antéchrist. On parla en Lorraine d’une famille où tous les enfants naissaient roux, à la suite, disait-on, d’une malédiction lancée far un prêtre. Ce dernier détail est peut-être plus significatif qu’il ne semble à première vue. Pour s’établir en Grèce, le préjugé défavorable peut avoir été soutenu seulement par la frayeur qu’in­ spirait toute anomalie physique ; dans le monde germanique, une propagande religieuse a travaillé contre tout ce qui symbolisait l’ancienne foi ; à quoi a pu s’ajouter la cause signalée par Eva Wunderlich, à savoir la réaction contre une magie où le rouge et le sang jouaient un grand rôle. Quel est le phénomène religieux qui ne soit surdéterminé ?

*

* *

Après avoir lu ce qui concerne Ésaü et David, comment n’être pas frappé de trouver chez Balzac, le plus grand de tous les créa­ teurs de figures humaines, des ambivalences analogues ? Pierre Abraham remarque que dans la société française contemporaine dominent les coloris moyens, tandis que les pigmentations extrêmes dominent chez Balzac. Une statistique portant sur plus de 6.000 observations ne donne que 0,72 % de roux ; Balzac a 16 rousseaux, soit 9 % du peuple de la Comédie humaine. On voit à quel expres­ sionnisme correspond cette prédilection. « Pour Balzac, écrit Pierre 1

(1) Jacob Grimm, Deutsche Mythologie, pp. 162 et 518 ; Wilhelm Grivlm, Altdä­ nische Heldenlieder, p. 69 ; sur les différents aspects de Donar, voir G. Dumézil,

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Abraham, le poil roux, s’il n’est pas signe de tare physiologique proprement dite, est signe très net de bestialité » (i). Ce jugement est beaucoup trop sommaire. Balzac fait roux Marche-à-Terre

(Chouans), paysan brutal et cruel, mais qui n’assassine que pour

gagner le ciel ; le braconnier Butifer (Médecin de campagne), un irrégulier honnête et généreux ; Michu (Ténébreuse affaire) a « une face blanche injectée de sang, à laquelle des cheveux rouges, crépus, donnent une expression sinistre, et une barbe rousse en éventail ». Michu est un « faux Judas » qui sacrifie sa vie pour le salut des maîtres qu’il a semblé trahir. Le groupe des rousseaux balzaciens est dominé par Vautrin, dont « les mains carrées sont marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d’un rouge ardent » et qui porte sur l’estomac — comme Ésaü — ce que Mme Vauquer nomme une « palatine », en ajoutant : « On dit qu’ils sont tout bons ou tout mauvais, les rouges ». Le policier qui l’identifie fait sauter sa perruque noire. « Accompagnées de cheveux rouge brique et courts qui leur donnaient un épouvantable ca­ ractère de force mêlée de ruse, cette tête et cette face furent intel­ ligemment illuminées comme si les feux de l’enfer les eussent éclai­ rées » (2). L’admirable est que Balzac ait su garder au terrible forçat assez de grandeur pour donner à penser qu’en effet les roux vont à l’extrême dans le bien comme dans le mal. Henri Heine prête une ambivalence un peu différente, beaucoup plus consciem­ ment élaborée, à une amie de son enfance que ses Mémoires stylisent en figure de conte. Rotes Sefchen, fille d’une sorcière et d’un bour­ reau, a des cheveux « rouge sang ». Elle est belle comme le jour et enchante le poète adolescent par des lais d’amour et de mort. Il a plu à Heine de se donner une Muse à demi satanique. Nous ne saurons jamais ce qu’était Josépha dans son humble réalité (3).

Un témoin encore de la complexité des valeurs attachées à la rousseur est l’évolution du mot fauve. Fulvus, dans la poésie latine, se dit de l’or, du vin, d’une étoile. Jusque vers 1850 fauve ne désigne que la couleur ; Buffon parle de terres fauves ; Littré ne range parmi 1 2 3

(1) Créatures chez Balzac, p. 195. Les statistiques concernant la rousseur sont extrêmement peu sûres, car elles dépendent de la façon dont l'enquêteur classe les nuances intermédiaires entre le blond et le roux.

(2) Père Goriot, éd. de la Pléiade, pp. 853, 1008, 1013. Voir aussi Splendeur et misère des courtisanes, p. 974.

(3) Le texte court et mutilé des Memoiren manque dans beaucoup d’éditions de Heine. — Utilisation analogue, consciente également, de la rousseur dans le Poil de Carotte de Jules Renard.

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les fauves que les bêtes au poil brun, chamois ou cerfs, par opposi­ tion aux sangliers, gibier noir, et aux renards, gibier roux, dénomi­ nations encore courantes en allemand : Schwarzwild, Rotwild. Des dictionnaires plus récents parlent des « grands fauves », comme le lion et le tigre, « de poil plus ou moins brun ». C’est retarder sur l’usage. En fait, un fauve, dans la langue contemporaine, est une bête féroce, quelle que soit sa couleur. Déjà Balzac en fait presque toujours un synonyme de sauvage. Mais un affectus plus mysté­ rieusement défavorable colore le mot depuis le XIIe siècle. Le

Roman de Fauvel, au XIVe, personnifie la méchanceté du monde

en une ânesse fauve, entourée de toute une symbolique complexe et curieuse.

* * *

La persistance chez les modernes de superstitions archaïques explique donc que les anciens aient pu considérer la rousseur comme une anomalie trop faible pour qu’à cause d’elle on fît mourir un nouveau-né, suffisante toutefois pour qu’on chargeât parfois les rousseaux des fautes de la communauté. J’ai montré ailleurs quelles précautions identiques établissent une parenté entre le traitement des nouveaux-nés anormaux et celui des pharmakoi dans les cités antiques (i). Sans être exactement des maléfiques au sens religieux du mot, les rousseaux éveillaient assez d’inquié­ tude pour qu’on se servît d’eux comme d’« émissaires ». En dehors de ce qu’Aristophane et son scholiaste nous font connaître pour la Grèce antique, Plutarque dit qu’en Égypte, lorsque survient une sécheresse ou quelque autre calamité, on immole des animaux d’abord, après les avoir avertis et menacés, puis des hommes appelés

typhoniens, qu’on brûle vifs et dont on vanne les cendres dans des

cribles pour les répandre au loin. Principe de tout ce qui brûle et dessèche, Typhon était représenté roux et jaune pâle ; les hommes typhoniens devaient avoir des caractères analogues, ainsi que le précise du reste Diodore (III, 88, 4-5). Il ajoute que les hommes de cette couleur sont rares en Égypte, laissant ainsi deviner que l’anomalie compte autant que la couleur. En Grèce également existent des exemples de pharmakoi brûlés dont les cendres sont jetées aux vents (2). Le rite égyptien, qui ne peut être étudié que 1 2

(1) Œdipe, pp. 30 sqq.

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dans son contexte, a ce grand intérêt de considérer dans la rous­ seur bien moins une réalité de nature chromatique qu’un des attri­ buts du feu. Je pense en effet que si les préjugés contre les pyrrhoi s’expliquent essentiellement par l’inquiétude qu’inspire aux hommes toute déviation du type ancestral, ils ont été accentués par les croyances relatives au feu, où se retrouvent les ambivalences qui les caractérisent (i).

(i) Le cheveu de pourpre de Nisos, le cheveu d’or de Ptérélaos ne relèvent pas de la question qui est ici traitée. Ces deux légendes attestent d'une part la croyance à l’âme extérieure et d’autre part l’idée d’une force magique résidant dans la che­ velure. La pourpre et l’or sont de simples ornements, qui manquent dans les récits parallèles concernant Samson ou Cuchullain. Lors du martyre de sainte Martine, on lui rase la tête dans l’espoir de lui enlever sa résistance aux supplices. Les exor­ cistes d’autre part font souvent couper les cheveux pour priver des démons de leurs prises sur le possédé (Acta Sanct., juin I, p. 834). Une version tardive, mais pro­ bablement d’inspiration archaïque, veut que Nisos après la perte de son cheveu soit devenu impuissant, comme Samson perd sa force après avoir été tondu. Mais un cheveu unique duquel dépend toute une existence doit avoir quelque chose qui le distingue. La couleur a cette valeur, et n’en a pas d’autre. Voir le conte du Diable aux trois cheveux d'or, Grimm, 29.

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Chapitre II

PYRRHOS

La Grèce a un héros Pyrrhos et une héroïne Pyrrha. Lorsqu’appa- raissent dans le monde romain des couples de ce genre, ils y restent jumelés. Il n’en est pas de même dans le légendier hellénique, où les deux jumeaux se trouvent régulièrement entraînés loin de l’autre sur des orbites différentes, non cependant si éloignées qu’on ne puisse recomposer l’unité primitive. Rien en revanche, au premier regard, ne semble apparenter le fils d’Achille et l’épouse de Deuca­ lion. Peut-être une recherche attentive permettra-t-elle cependant d’établir un lien entre ce Roux et cette Rousse.

* * *

Achille bouleversé par la mort de Patrocle pense avec angoisse

à ceux qu’il a laissés derrière lui : son vieux père en Phthie, son

fils à Scyros :

...5? Uievpw pot évi Tpé<f>eraL <j>lXoç vtoç

et TTOV en £o6et ye NeoTn6Xep.oç deoeiSr/s (II. XIX, 326-7).

Un scholiaste mentionne une variante pour le second vers :

e t TTOv en £côet ye Flvpfjç èp.6s ov KareXenrov.

Terminé par une subordonnée qui reste en l’air, le vers est assez maladroit. KaréXenrov sans complément de lieu au sens de laisser

derrière soi se trouve bien dans Y Odyssée (XVI, 289 ; XVII, 314 ;

XIX, 8), mais chaque fois avec le sens de laisser ici. Le scholiaste a peut-être abrégé la citation. L’étrangeté du nom garantit en tout cas l’ancienneté de la tradition. Il figure cependant ailleurs. Athénée (XIV, 620 E) connaît un poète Pyrès de Milet que Suidas (s. v.

Sotadès) mentionne sous la forme banalisée Pyrrhos (1). Le fils 1

(1) Un Léobios Pyrétiadès est connu (Wilamowitz, Aristoteles und Athen, II, p. 184, n. 34). L'ancêtre du genos devait s'appeler Pyrès.

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d’Achille n’est pas nommé dans YIliade en dehors de ce passage. Il l’est une fois dans la Nekyia (Od., XI, 506), qui le désigne égale­ ment comme Néoptolème. Le nom de Pyrès disparaît bientôt de sa légende pour être remplacé par celui de Néoptolème et, plus rarement, par celui de Pyrrhos.

Le prince troyen Alexandros est appelé Paris par les bergers qui le recueillent sur l’Ida. Les poètes se servent de l’un et l’autre nom sans y mettre, semble-t-il, d’intention particulière. Dans les nombreux chœurs tragiques qui évoquent le jugement des déesses, la forme semble presque toujours choisie d’après le mètre. Tout au contraire, Néoptolème et Pyrrhos ont chacun leur aire bien délimitée.

Le résumé de Proclus, où le nom de Pyrrhos ne figure pas, donne à penser que Ylliou P er sis, la Petit elliade et les Retours attribuaient au héros celui de Néoptolème.

Les tragiques ne le désignent jamais autrement. Le mot entrait bien dans un hexamètre dactylique, mal dans un trimètre ïambique, où Eschyle n’emploie l’anapeste qu’à l’initiale. Sophocle cependant, et Euripide davantage, acceptent l’anapeste même aux pieds pairs, quand c’est pour faire place à un nom propre. Malgré ces tolérances, ils n’ont prononcé celui du jeune héros que lorsqu’il était impossible de faire autrement. Néoptolème n’est nommé — la première syllabe comptant pour une diphthongue — que deux fois dans Philoctète, afin d’être présenté aux spectateurs (4) et à Philoctète (241), une fois dans Les Troyennes (1127), une fois dans Oreste (1657), et> ce est plus surprenant, une seule fois aussi au début d’Andromaque, drame qui tourne tout entier autour de sa personne absente. Il y est toujours désigné par une péri­ phrase.

Pas une seule fois les tragiques ne se servent du nom Pyrrhos, qui métriquement aurait été si commode et qui figurait dans les

Chants Cypriens (Paus., X, 26, 4). Et cependant, ils connaissaient

ce doublet, sur lequel ils jouent. Euripide dans Andromaque (1135) mentionne la pyrrhique d’une façon qui donne à penser qu’il en connaît l’étymologie populaire : elle était, disait-on, une invention du fils d’Achille. Archiloque semble bien avoir déjà connu cette tra­ dition (1). Quant à Sophocle, s’il ne prononce pas le nom de Pyrrhos, 1

(1) Lucien, De saltatione, g. Il y avait bien entendu d’autres attributions : Athénée, XV, 630 E, etc. Voici ce que dit Hésychius s. v. m>ppixit,€iv après avoir défini la « danse armée et violente * : « Les uns disent qu’elle fut inventée par

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Pyrrhi-il y fait une allusion transparente. Lorsque Néoptolème refuse de rendre l’arc à Philoctète, celui-ci lui jette à la tête :

7Tvp ov Kai Trâv Seî/xa Kai rravoupylaç Seivrjç réyvrjp’ eydioTOv (927-8),

insulte qu’il est plus aisé de comprendre que de traduire. Jebb et les autres commentateurs allèguent à l’envi des passages où les méfaits de la violence sont comparés à ceux du feu, « symbol of ruthless destroyer ». Je n’en vois aucun où un ennemi, un pûooç, soit traité directement de irvp. Les auditeurs ont certainement reconnu la forme poétique trvpoôs dans l’étrange apostrophe ttvp

av.C’est ainsi que comprend le scholiaste ; ainsi aussi que comprend Eustathe, lequel revient deux fois sur l’explication en soulignant l’intention de Sophocle qui joue (atvi-n-erai) sur le mot (1). * Il chos de Crète, d'autres qu’elle doit son nom à son caractère ardent, d'autres l’attri­ buent à Pyrrhos fils d’Achille. Archiloque raconte qu’il dansa de joie après avoir tué Eurypyle, d'où le nvppt\ 10s vois reçut le nom qu’il porte ». La difficulté, comme dans toute citation de ce genre, consiste à savoir où il faut ouvrir et fermer les guillemets. Mais il me paraît difficile de ne pas conclure de ce témoignage qu’Archiloque con­ naissait l’équation Néoptolème = Pyrrhos. Cette théorie sur l’origine de la danse était peut-être propre à Archiloque ; d’autres voulaient que Pyrrhos eût inventé la pyrrhique à Troie, en bondissant hors du cheval de bois (Eustathe, p. 1697, Od., XT, 505). Voir A. Severyns, Recherches sur la Chrestomathie de Proclus, t. II, p. 176.

(1) w 7rvp en) ' vapa to orofia * Kahetrai yàp nappas, dit le scholiaste du passage.

Tóv NeorrTohtpLOV Aéyei ôv Kai llvppov <f>aol Kh^Orjvai, œs Kai PorpüKXrjS Sia tov

<PiXoKTrjTov aiviTTcrcu eV ttp ut trvp ov, dit Eustathe 1463 (Od., III, 188). Il est plus explicite en commentant le seul passage de l’Iliade (XIX, 327), p. 1187 où figure le nom du héros : * Le fils d’Achille reçut ce surnom parce qu’il combattit dès sa prime jeunesse. Mais son vrai nom est Pyrrhos, comme Sophocle le suggère à l’endroit où il en donne l’étymologie par la formule <J 7rvp av etc., afin de signifier que pour lui Pyrrhos est proprement le feu, et non pas seulement quelque chose qui y ressemble, comme Pyrrhaichmès ou un autre du même genre. Il faut l’appeler

rivppos, de même que celui qui fut plus tard son homonyme, le roi d’Épire, distin­ gué par l’accent de nvppôs qui est le même que nvpoôs. » — Konrat Ziegler (Neopto- lemos, col. 2440-41) veut que le fils d’Achille n’ait jamais été nommé Pyrrhos avant le IVme siècle, et que ce fut alors par courtisanerie envers les ancêtres d’Olympias. Il considère la variante Ilvp-qs comme un « späteres Machwerk » d’un poète qui voulait flatter les Pyrrhiades (mais ce poète ne pouvait-il pas fabriquer aussi bien un vers où le nom de Pyrrhos eût trouvé place ?) ; il n’accorde aucune valeur au scholion de Philoctète 927, ne mentionne pas les deux passages d’Eustathe et refuse de voir une allusion dans Andromaque 1135. — Au surplus, pourquoi la courtisanerie aurait-elle préféré un des deux noms du héros ? Les rois d’Épire prétendaient en effet descendre d’Achille auquel ils rendaient un culte (Plut., Pyrrh. 1). Et des deux noms, celui de Néoptolème fut le premier en usage dans les familles princières du nord de la Grèce. Néoptolème Ier (370-360) est père d’Olympias mère

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d’Ale-Pyrrhos figure dans les Chants Cypriens, puis, à notre connais­

sance du moins, n’apparaît plus dans la poésie grecque avant Théocrite, qui l’emploie dans les Syracusaines (140). Il ne supplante

Néoptolème en poésie que chez les Latins. Virgile a six fois Néopto- lème et huit fois Pyrrhus.

En revanche, la tradition delphique paraît connaître exclusive­ ment le héros Pyrrhos. On trouvera d’autant plus étonnant qu’Euri- pide évite cette forme, si aisée à inscrire dans un trimètre, tout au long d’une tragédie qui traite l’épilogue delphique de la légende. Alors que l’onomastique locale ignore totalement Néoptolème, de hauts fonctionnaires s’appellent Pyrrhos, Pyrrhias, Pyrrhinos. Les Pyrrhakides jouent un rôle important parmi les familles chargées à Athènes du culte d’Apollon Pythien. Leur ancêtre mythique était Pyrrhakos, contemporain, dit Hésychius, d’Érysichthon. Avec les Eupatrides et les Érysichthonides, ils délèguent des théores ; comme les Eupatrides, les Céryces et les Eunéïdes, ils nomment des Pythaïstes. Le nom de Pyrrhakos ne se trouve pas en dehors de Délos, des Cyclades et d’Athènes, mais plusieurs inscriptions de Delphes mentionnent des Pyrrhakides (1).

Une double dénomination est un souvenir des probations de l’ado- escence, où l’initié reçoit une appellation nouvelle comme symbole de rupture avec l’enfance et d’accession à une vie supérieure. Des valeurs analogues s’attachent au nom que prend le religieux en prononçant ses vœux. La légende archaïque d’Alexandre-Pâris est éminemment celle d’un initié. Il est exposé en montagne, élevé par une nymphe, Œnone, qui fut certainement son éducatrice avant que les poètes tardifs fissent d’elle une amoureuse (et, la présence d’Hélène étant donnée, une délaissée). Il sort victorieux d’un tournoi où il se montre supérieur à tous ses frères et il conquiert une princesse. Son élection n’apparaît qu’en filigrane dans Y Iliade où l’éthique chevaleresque l’a fait éclipser par Hector. Il remporte néanmoins la victoire finale puisqu’il tue Achille vain­ queur d’Hector. Encore les poètes ont-ils fait l’impossible pour l’en déposséder au profit d’Apollon (2). Surtout, ils l’ont privé de

xandre et d’un Alexandre dont le fils s'appelle aussi Néoptolème. Un autre Néopto­ lème, arrière-petit neveu du premier, fut exilé par Pyrrhos après 302. Cf. Pierre LÉVÊQUE, Pyrrhos, p. 83 sqq. et 117 sqq. Cela rend la thèse de Ziegler très fragile, et ses exclusives bien invraisemblables.

(1) G. Colin, Le culte d‘Apollon Pythien à Athènes, 1905, pp. 53 sqq., et l’article Pyrrhakos dans Roscher (Hofer, 1909).

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sa grandeur d’âme. L’Iliade atteste une évolution où les valeurs mythiques représentées par Paris le cèdent aux valeurs morales représentées par Hector.

L’Achille homérique est un jeune prince qui voyage et guerroie escorté de son ancien précepteur. Des traditions plus archaïques donnent de son enfance une image différente où reste marqué le souvenir des initiations : il est élevé en montagne par un Centaure ; il porte un travestissement féminin à la cour de Lycomède ; surtout, il a subi l’épreuve du feu. Ces traits manquent dans l’histoire de son fils, auquel est cependant réservée la gloire de prendre Troie.

Tout ce qui concerne la naissance et la jeunesse de Néoptolème est obscur, confus, et malaisément conciliable avec la chronologie im­ pliquée dans les poèmes. S’il avait été conçu à Scyros lorsque Achille y vivait caché, il ne serait qu’un enfant à la dixième année de la guerre. Au surplus, l’Iliade ignore l’épisode scyrien et le nom même de Lycomède : c’est Enyeus qui règne sur l’île. Achille va directement de Phthie à Aulis. Les critiques anciens se donnent toujours un mal infini pour ordonner en biographies vraisem­ blables des épisodes primitivement indépendants. Ils ont dépensé beaucoup d’ingéniosité pour atténuer ici des difficultés qui à nos yeux n’en sont pas. Qu’il suffise de dire que l’enfance de Néoptolème, mythiquement inexistante, a été colorée par celle d’Achille.

« L’auteur des Chants Cypriens, dit Pausanias (X, 26, 4), raconte que Lycomède donna le nom de Pyrrhos à l’enfant de sa fille et que ce fut Phœnix qui le nomma Néoptolème, parce qu’Achille commença très jeune à guerroyer. »

Le nouveau nom est donné par l’éducateur ; c’est ici l’éducateur du père. Le nom s’explique — comme celui d’Astyanax, de Télé­ maque — par la biographie du père, ce qui reflète peut-être un authentique usage archaïque. Servius (Æn., II, 263) ainsi qu’Eus- tathe (supra p. 33, note) le méconnaissent lorsqu’ils disent : Neopto-

lemus quia ad helium ductus est puer. D’autres commentateurs

voient dans Néoptolème un nouveau combattant qui intervient dans une guerre commencée. Dès qu’il s’agit d’étymologie, les Grecs acceptent une explication sans se croire obligés pour autant d’en rejeter une autre. Dans le cas présent, la seconde peut avoir soutenu la première et accru la prédilection que le nom homérique a gardée auprès des poètes anciens. Quant à celui de Pyrrhos, que Servius explique {Æn., II, 263 et 469) comme une épithète descrip­ tive {a colore comae qui latine hurrus dicitur), Hygin (fable 96) la

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graphique et critique.  1938. 404 pp. et 3 planches (Prix Gantrelle,  de l'Académie Royale de Belgique)
graphique et critique. 1938. 404 pp. et 3 planches (Prix Gantrelle,  de l’Académie Royale de Belgique)

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