Pandémies:
le
nationalisme
est
mauvais
pour
la
santé
Speranta
Dumitru
Résumé: Face à la pandémie du Covid-I9, laplupartdes États du
monde ont décidé, au mépris des recommandations de l’OMS, de
fermer lesfirontières a toutes les nationalités à l’exception de leurs
propres ressortissants.Lechapitre analysecedouble réflexe
nationa-listequiaralentiles décisionssanitaires appropriées.
La santé mondiale est une science pluridisciplinaire qui étudie
<<lesquestions de santéquitranscendent lesfrontières nationales et
les gouvernements, et qui en appellent à agir sur les forces mon-diales déterminant la santé des gens‘>>. Les pandémies, comme
celles dunouveau coronavirus, en font partie.
Enpratique,
il
arriveque desquestions de santémondiale soientabordéescommesiellesavaientuneportéenationale. Lesdécisions
politiques sont biaisées par ce que les sciences sociales appellent
«nationalisme
méthodologique»,
à savoir ce réflexequi
nous pousse à considérer le cadre national commel’unité
pertinente d’analyse2. La question des conséquences que peuvent avoir cesdécisions biaisées aété moinsétudiée: lenationalisme méthodolo-gique peut-il, par exemple, aggraverune crise sanitaire?
Ce chapitre analyse deux versions de nationalisme méthodolo-gique qui ontbiaisé lespremières réponsespolitiques à l’épidémie
de Covid-19. Lapremière, spatiale, consisteà surestimer
l’impor-tancedesfrontières nationales. Laseconde,sociale, surestime
l’im-portancedelanationalitédespersonnes.Dans lacriseduCovid-19,
lesdeuxbiais ontralentilaprisededécisions appropriées, laissantle
virus se propager.
l. I. KICKBUSCH,«The need foraEuropean strategyon globalhealth»,
Scan-dinavianJournalofPublicHealth, n°34, 2006, p. 561-565.
2. Pouruneanalysedétaillée,voirS.DUMITRU, <<Qu’est-cequelenationalisme
méthodologique?Essaidetypologie»,Raisonspolitiques,n° 54,2014,p. 9-22;
S.DUMITRU, <<Nationalisme méthodologique»,dansP.SAVIDAN(dit),
LE
RÉFLEXE DES FRONTIÈRESLe premierréflexe des États face a un problème de santé
mon-diale a été de fermer les frontières.
Alors
qu’enjanvier, 1’Organi-sation mondiale de la santé (OMS) avait recommandé d’éviterlesrestrictions dutrafic internationaldevoyageurs1,plusieurs paysont désobéi, en fermant d’abord les frontières avec la
Chine?
Pourun temps, lesrecommandations de
l’OMS
d’instaurer descontrôles sanitaires à la sortiedes zones affectées et à l’entrée des
zonespasencorecontaminéesontétésuivies.Maisaprèsle12mars,
lorsque les États-Unis ont fermé les frontières avec les pays
euro-péens, tout a basculé. De plus en plus d’Etats ont remplacé les
contrôles sanitaires aux frontières par des interdictions fondées sur la nationalité. En une semaine, la plupart d’entre eux ont refusé l’entrée à toutes les nationalités, à l’exception de leurs
pro-pres ressortissants.
Les spécialistes en santé mondiale ont alerté sur le caractère illégal de cesfermetures des frontières? En prenantces décisions, la plupart des États ne respectaient pas les engagements
qu’ils
avaient pris en adoptant, en 2005, le Règlement sanitaire
interna-tional
del’OMS
4. Lerèglement, légalementcontraignant, dispose, à sonarticle43, que lesmesuresprisesparles Etatsfaceauxrisques sanitaires«ne doiventpas êtreplus restrictivespour letrafic inter-national,ni
plus intrusives ouinvasivespourlespersonnes, que lesautresmesuresraisonnablement applicables qui permettraient
d’as-surerleniveauappropriédeprotectiondelasanté>>(43-1). Pourêtre
proportionnées, les mesures doivent s’appuyer sur <<des principes
scientifiques» et sur <<les éléments scientifiques disponibles»
(43-2). Lorsqu’un État prend des mesures qui <<entravent de manière
importanteletrafic international>>, comme le «refusde l’entrée ou
de la sortie des voyageurs internationaux pendant plus de 24 heures», cet État
doit
<<fournir
àl’OMS
les raisons de santél. Enjanvier, deuxavisdel’OMSrappellentlesmesuressanitairesàprendre,cf.
World Health Organization. (2020) «Updated WHO advice for international
traffic in relation to theoutbreak ofthenovel coronavirus2019-nCoV». 2. T. O’CONNOR, <<China’sneighbors close borders as country’s coronavirus
cases surpass lastmajor outbreak»,Newseek, 30janvier 2020.
3. R.HABIBIetcoll.,<<Do notviolatetheInternational Health Régulationsduring
theCOVID-l9outbreak>>,TheLancet, n°395,2020, p.664-666;B.M.MEIER et
coll., «Travel restrictions violate international law>>, Science, n° 367, 2020,
p. 1436.
publique et les informations scientifiques>> qui
justifient
cesdéci-sions (43-3).
Or, lesprincipeset lesinformations scientifiques disponiblesne
justifient
pas les restrictions du trafic international. De plus, la plupart des paysn’ont
pas notifié àl’OMS
les raisons de santépubliqueayantmotivé leurdécision. Les chercheurs enjoignentles
gouvernements desuivre plutôtles recommandations de
l’OMS
en augmentant lenombre detests eten s’assurant que ladistanciation sociale est respectée.LE
PIÈGE DU <<CONTENEUR NATIONAL»Leréflexe de fermerles frontières illustre la version spatiale du nationalismeméthodologique. Legéographe JohnAgnewaanalysé notre inclinationànous représenter lemonde comme la somme de
territoires étatiquesjuxtaposés1. Les frontières semblent dessiner
desunités spatiales élémentaires, fixes, quiauraienttoujoursexisté ainsi. Nous les imaginons comme des <<conteneurs», des
récepta-cles pour despopulationshomogènes à
l’intérieur
mais différentesles unes des autres.
Lorsqu’onregardelemonde àpartir
d’un
<<conteneur»,il
paraîtnaturellement structuré par les oppositions intérieur/extérieur et
national/intemational. MaisAgnew avertitque cette représentation géographique esttrompeuse. Ellenous tend un «piège territorial>>
qui obscurcitdesphénomènesqui ontlieuàd’autres échellesque le
territoire national.
Dans lagestionde lapandémie, lesgouvernements sont tombés
dans ce «piège
territorial».
En fermant les frontières, ils ont sur-estimé le rôle protecteur du <<conteneur». Pourarrêterl’épidémie,cette décision estinefficacecar une foisque levirus estprésentsur
unterritoire,
il
sepropageàtraverslescontactslocaux.Lafermeturedesfrontièresneretardeque depeul’épidémie, comme
l’ont
montrédenombreusesétudessurlapropagationdesvirusdelagrippeoude
l’Ebola
2.l. J.AGNEW,«Lepiègeterritorial.Les présupposés géographiquesdelathéorie
desrelations internationales»Raisonspolitiques, n° 54,2014,p. 23-51.
2. A.L.MATEUS etcoll.,<<Effectivenessoftravelrestrictionsintherapid
contain-mentofhuman influenza: A systematic review»,Bulletin
of
the WorldHealth Organizatiozi, n° 92, 2014, 868-880D; C POLETTO et coll., «Assessing theimpact oftravel restrictions on international spread ofthe 2014 WestAfrican
Ebolaepidemic»,Eurosurveillance European CommunicableDiseaseBulletin, n° l9, 2014, 20936.
Cesrésultats ontétérapidementconfinnéspourleCovid-19. Un articlepubliédanslarevueScienceaétudiéleseffetsdesrestrictions
de voyage sur sa propagation1.
Il
amontré qu’une forte réductiondes voyages vers et à partir de la Chine (à hauteur de 90%) a un impact modeste sur la progression de l’épidémie, tant que cette
réduction n’estpas combinée avec des efforts importants visant à réduire de
50%
la transmission àl’intérieur
des communautés nationales, notamment parundépistage précoceetparl’isolement. Cette étudemontre égalementqu’enmatièredefrontières, l’échel1e qui compte n’est pas toujours nationale.Ainsi, l’article
comparel’impact
desrestrictionsinternes quelaChineaadoptées le 23jan-vier
àl’égardde Wuhanà celui desrestrictions internationales quelespays ontadoptéesàl’égarddela Chine. Lesrestrictionsinternes
ontretardé laprogressiondel’épidémiedanslereste delaChinede
seulement trois à cinq jours car des personnes asymptomatiques avaient puvoyager dans d’autres
villes
chinoises avant la quaran-taine. Maisl’étudemontre queles <<frontières>>installéesautourdeWuhan onteu un effet plusmarquant àl’échelleinternationale. En prenant cette mesure, la Chine aréduit le nombre de cas importés
dans d’autres pays de
80% jusqu’à
la mi-février, lors du déclen-chement de l’épidémie dans plusieurs pays. Ce résultat n’est passurprenant:lesmesuresplus ciblées, à commencerparledépistage,
l’isolement
et la distanciation sociale, sont plus efficaces pour contenirune épidémie, que les restrictions de la mobilité.LA
FRONTIÈRE RALENTIT LA BONNE DÉCISIONSi la fermeture des frontières n’arrête pas la propagation
d’un
virus présent dansunpays,
l’illusion
de protectionqu’elle confère peut ralentir la décision appropriée. Le cas del’Italie
illustre ce ralentissement.L’Italie
a étéprompte à fennerses frontières avec laChinez. Sadécision aété prise le 30janvier, aulendemain de Phospitalisation d’uncouple detouristes chinoisàRome.Maislepaysamis plusde
trois semaines pourprendre les premières mesures adéquates.
1. M. CHINAZZI etcoll.,«Theeffectoftravel restrictions onthe spreadofthe
2019novel coronavirus(COVID-19)outbreak»,Science,n°368, 2020, p.
395-400.
2. EU,<<Italysuspendsvisa issuance andallairtraffic from China»,Schengen
Jusqu’au 20février, lesexpertspensaientque lescasvenaientde
Fétranger. Quelquesnouveaux casparmidesItaliensrapatriésdela région de Wuhan confirrnaient cette attente. Dès lors, les recom-mandations du ministère de la Santé visaient uniquement les per-sonnesquirevenaientdel’étranger. Si
l’on
avaitvoyagéàl’étrangerdeux semaines auparavant et qu’onprésentait des symptômes
res-piratoires,
il
fallait
contactersonmédecindefamille.Aux
médecins,aussi,leministèredelaSantérecommandaitderéserverlestestsaux
patients ayantvoyagé.
Or, le 20 février,
Mattia,
unItalien
de 38 ans de Codogno (Lombardie), est hospitalisépour
une pneumonie atypique.Il
n’avait pas voyagé en Chine et n’avait eu aucun contact avec despersonnes venantd’Asie. Face à l’aggravation de son état, l’anes-thésiste a dû désobéir au protocole qui exigeait que le patient ait voyagé à l’étranger. L’anesthésiste a demandé l’autorisation de
tester ce patient sans facteur de risque apparentl.
Mattia
s’estavéré positif. Trois jours plus tard, le gouvernementitalien prenait
le décret-loi mettant en quarantaine onze villes, dont
dix
dans lepérimètredeCodogno.Maisc’était troptard:plusdedeuxcentscas
étaienttestéspositifs etlarégionannonçait déjà lespremiers décès.
LE
RÉFLEXE DE LA NATIONALITÉLe second réflexe du nationalisme méthodologique n’est pas
spatial, mais social.
Il
consiste à surestimer Pimportance de la nationalité. Par exemple, tous les gouvernements ayant fermé lesfrontières font une exceptionpour leurs propres ressortissants. LaFrancene
fait
pas exception.Alors
que leprésidenta déclaré en mars que <<le virusn’[avait]
pas de passeportz», legouveme-mentaorganisé, lemois quia suivi, leretourde 150 O00Français.
Or, si lebutest deréduire le nombred’interactions sur unterritoire,
pourquoiorganiser leretourdesnationaux, dontlesliens sociauxet
familiaux sontplus nombreux que ceuxdes étrangers? Etpourles
nationaux, la règle qui leur pennet de revenir quelle que soit la prévalence de l’épidémie dans leur pays, leur rend-elle vraiment service?D’ailleurs,lediscoursprésidentieloscillait lui-mêmeentre lacompréhensiond’unequestionde santémondialeenaccordavec l. D.OvADIA,<<COVID-l9:WhatcantheworldlearnfromItaly?>>,Medscape,
l3mars 2020.
les recommandations de
l’OMS1
et le réflexed’un
nationalismepensé à l’échelle européenne?
Une autre façon de surestimerl’importance de lanationalité est
illustréeparles premières réactions à lanouvelle de l’épidémie en Chine. Des leaders et médias internationaux ont désigné le virus comme
«chinois».
Or, dès lafin
du mois de janvier, plusieurs dizaines de cas étaient confirmés en dehors de la Chine: en Asie, enEurope etenAmériqueduNord. Continueràreprésenterlevirus comme chinois indiquelalenteuràprendre conscienceque levirus sepropage par les contacts locaux.Un
journal
danois s’était même amusé àpublier, le 27janvier, une caricature remplaçant chacune des étoiles du drapeau de la Chine par un virus. L’ambassade chinoise au Danemark avait déploréun «manque d’empathie>>et une«offense àla consciencehumaine». Le
journal
danois s’en est défendu,affimiant
que lesChinoiset lesDanois représentaient«deux typesdecompréhension culturelle».
Cette surestimation de la nationalité ou de la pertinence des
différences culturelles conduit non seulement à l’absence d’empa-thie, mais aussi à des décisions sanitaires erronées. Elle apu ren-forcerla confiancedupublicdansl’idéequelevirusétaituneréalité lointaine dont le «conteneur
national»
le protégeait. Face à un problème perçucommeétranger,il
suffisaitdefermerles frontières.CONCLUSION
Les réflexes nationalistes ont contribué à la propagation de
l’épidémie,
en ralentissant la prise des décisions appropriées(tester, isoler, réaliser ladistanciation sociale). Les effets des
déci-sions biaisées seront durables.
Lesrestrictionsautrafic internationalaggraventlasituation,pour plusieurs raisons. Sanitaires,
d’abord:
en fennantles frontières,lesgouvernements ontralenti la réponse sanitaire. Certains ont même
l. <<Nousaurons sansdoutedesmesures [frontalières]àprendre,maisilfautles
prendrepour réduireleséchangesentre leszonesquisont touchées etcellesquine
le sont pas. Ce nesontpasforcémentles frontières nationales» (ibiafl).
2. «Nousaurons sansdoutedesmesuresdecontrôle,desfermeturesdefrontières
àprendre, mais [...] ilfaudralesprendreenEuropéens,àl’échelleeuropéenne,
carc’est à cette échelle-làquenous avonsconstruit nos libertés etnos
interdit l’exportation
desproduits médicaux
1.Alimentaires,
ensuite: même si pour le moment, le stock mondial de céréales est suffisant, l’expérience des crisespassées montreque l’arrêt des
exportations peutperturberles
prix
enprovoquantici
desexcédents, là des pénuries alimentaires qui aggraveront la crise sanitairez. D’équité,enfin:
lafenneture desfrontièresnuit, de façon tragique,aux plus vulnérables. Chaque année, le commerce international
pennet d’acheminer assez de céréales pour nourrir 2,8 milliards
de personnes dans le monde.
Aujourd’hui,
le Programme alimen-tairemondialdesNationsunies estime que lenombredepersonnes confrontées à l’insécurité alimentaire doublerad’ici
lafin
de 2020. Lafermeturedesfrontières condamnelespluspauvresdumonde àmourir
defaims’ils échappentauvirus.Lesréflexes nationalistes qui font croire que«la
mondialisationétait allée troploin
>>portentla responsabilité de ces décès.
SPERANTA DUMITRU
Maîtressedeconférences ensciencepolitique,
universitédeParis,directricedu masterManagement éthiqueet RSE, membre delYnstitutconvergences
migrationset du CERLIS, CNRS.
1. R. BLADWIN, S.J. EVENETT, COVID-I9 and Trade Policy: Why Turning
Inward Won’t Work,Londres, CEPRPress,2020.
2. World Food Program, «COVID-19: Potentialimpactontheworld’spoorest people: AWFPanalysis oftheeconomic andfood security implicationsofthe