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OLGA JOHN BROM EVE ET L'AFRIQUE. ÉDITIONS DE LA PENSÉE MODERNE 48, rue Monsieur-le-Prince PARIS

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ÈVE ET L'AFRIQUE

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OLGA JOHN BROM

EVE

ET L'AFRIQUE

ÉDITIONS DE LA PENSÉE MODERNE 48, rue Monsieur-le-Prince

PARIS

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© 1960 by Éditions de la Pensée Moderne, Paris.

Tous droits de reproduction, même partiels, réservés pour tous les pays, sauf ceux de langue anglaise et allemande.

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A la femme noire la plus remarquable.

JANE VIALLE, Conseiller de la République d'Ouban- gui-Chari, tuée dans un accident d'avion, au service de la civilisation inter-raciale.

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IL A ÉTÉ TIRÉ DE LA PRÉSENTE ÉDITION 150 EXEMPLAIRES SUR ALFA MOUSSE NUMÉROTÉS DE I A 150 ET RÉSERVÉS A L'AUTEUR.

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PREMIÈRE PARTIE

L'AFRIQUE MENACE

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CHAPITRE PREMIER

J 'AVAIS renoncé à l'Afrique. Je voulais oublier le Congo, terre de violence.

Parfois, des amis, ou des connaissances me deman- daient :

— Vous qui avez vécu là-bas, pourquoi n'écrivez- vous pas un livre sur toutes vos aventures ?

Mais ce que j'ai vécu, étaient-ce uniquement des aventures ? C'était plutôt une chaîne d'événements tristes et tragiques qui, comme un film bouleversant, s'était déroulée devant mes yeux. Cela avait été la dou- loureuse naissance de l'indépendance en Afrique Cen- trale.

Mes amis insistaient, mais chaque fois j'objectais :

— Il y a trop de livres sur l'Afrique.

Ils me répondaient :

— Tous les livres sur l'Afrique, sauf de rares excep- tions, ont été écrits par des hommes et parlent toujours, ou presque, de problèmes scientifiques ou de la chasse aux éléphants. Les hommes ont prouvé leurs capacités dans le champ scientifique, industriel ou dans le do-

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maine de l'exploration, mais ne peuvent pas, comme une femme, comprendre tous les problèmes de la vie privée de la famille noire.

Cet argument me touchait. C'est vrai, j'avais quel- que chose à dire sur la vie indigène, que j'avais appro- chée autant qu'une femme blanche pût le faire. Oui, j'avais recueilli des notes sur ma sœur, la femme noire, et je les gardais avec la pensée secrète de les utiliser un jour pour faire partager mes expériences aux femmes ignorant la vérité sur l'Ève noire, et pour donner aux hommes des idées qui sortent un peu de l'éternel cercle de l'érotisme dans lequel ils ont été emprisonnés trop longtemps.

Les hommes ne parlaient généralement de ce sujet qu'entre eux : ils échangeaient alors des sourires enten- dus et des clins d'yeux de connaisseurs :

— La femme noire, mon cher, ça c'est une amoureuse ! Il semble que, pour la plupart d'entre eux, l'Afrique était un immense jardin d'amour, un Éden de volupté.

Mais quelle surprise pour eux, aujourd'hui, d'être réveillés subitement de ce doux rêve.

Moi, je savais que le parfum de l'Afrique n'est pas seulement les senteurs aphrodisiaques de Zanzibar, mais le fumier et le beurre rance, comme chez les Mas- sais, ou la viande pourrie, comme sur les pittoresques marchés indigènes.

Sous un soleil qui n'est pas couronné de rayons joyeux, mais qui fond comme une énorme pastille blême, en répandant une chaleur de fournaise et une lumière pareille à de la poussière de craie, les femmes noires, vieilles avant l'âge, grattent la terre rouge. Pour qu'elles ne s'enfuient pas et ne se réfugient chez les tribus voi- sines, les hommes les marquent, comme on marque le bétail. Ce ne sont pas les menottes qui les enchaînent, c'est quelque chose de pire : horribles visages tatoués

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des femmes Topoke, masques de cauchemar des né- gresses à plateaux, crânes déformés des Mangbetous.

Là où la nature avait donné de la grâce, l'homme s'in- génie à créer de la laideur, transformant une jeune fille en monstre, la défigurant, la mutilant, l'incisant.

En voyant ce cortège de femmes sacrifiées, je me demande : pourquoi?

Il y aurait plusieurs raisons, psychologiques, ethni- ques, historiques, peut-être même hygiéniques. Mais je crois que la raison essentielle est qu'en l'abaissant, le mâle cherche à maintenir sa domination sur la fe- melle.

De même qu'au siècle dernier le monde occidental a assisté à la libération de la femme, un phénomène analogue va se produire en Afrique et beaucoup plus rapidement. Les peuples noirs acquièrent leur propre constitution, mais la libération n'entraînera-t-elle pas un autre genre d'esclavage? L'indépendance ne sera- t-elle pas pour la femme noire un joug plus lourd? Sera- t-elle capable de supporter cette émancipation accélérée, de reconnaître les bons côtés de cette nouvelle vie et d'éviter les mauvais ?

Je gardais pour moi ces idées scandaleuses et je vou- lais oublier l'Afrique...

Cette fois-ci encore, mon mari partait seul. De chaque voyage, il revenait avec un livre ou un film, parfois avec les deux. Quand, après quelques mois de séjour en Europe, je le sentais devenir nerveux, je reconnaissais bien ce genre de fièvre — la nostalgie de la brousse.

Et pour moi commençait un autre genre de fièvre, celle de l'inquiétude.

Pour les avoir partagés autrefois, je croyais connaître les dangers qui le menaçaient. De la plus petite jusqu'à la plus grande, du virus de la maladie du sommeil au rhinocéros ou à l'éléphant, en passant par l'indigène,

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toutes les créatures africaines ont « une dent » contre l'homme blanc, particulièrement s'il est seul. Mais il n'était pas encore question d'émeutes généralisées, la vie des blancs au Congo était encore respectée, ainsi

que leurs biens.

Et puis, les choses se sont gâtées très vite. Là-bas, au Congo Belge, où John faisait précisément une expé- dition ethnologique, dans ce Congo jusque-là si tran- quille, dont les Belges disaient :

— Chez nous, pas question de troubles et d'indépen- dance...

Mais je ne veux pas parler ici du douloureux problème d'éducation politique, négligé par tous ceux qui avaient une part de responsabilité, et dont l'absence s'est mani- festée tragiquement dans les derniers événements, après la proclamation de l'indépendance du Congo.

C'est malgré moi que je suis devenue témoin des bouleversements sanglants et de la grand-peur des blancs.

Mais, sous les remous, l'Afrique éternelle continue, continuera encore longtemps à se chercher péniblement une âme...

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CHAPITRE II

S OUDAIN, je comprends : cette voix à la fois souple et rude, gutturale, ce n'est pas la voix d'un blanc.

L'homme doit tenir le téléphone tout près de sa bouche, car j'entends siffler sa respiration. Sur un ton de menace continue, s'appliquant à bien détacher les syllabes, il me dit :

— Missié Brom doit renoncer à ce voyage, renoncer à s'intéresser à l'Afrique...

— Mais mon mari est déjà parti depuis quinze jours!

Il continue comme s'il ne m'avait pas entendue :

— Nous ne voulons pas que votre mari se mêle de notre vie.

Je laisse tomber le journal que je tiens à la main.

— Qui êtes-vous ?

Une hésitation, un chuchotement comme si mon inter- locuteur discutait à voix basse avec un ou plusieurs compères. Puis :

— Je suis un chef africain dont le nom est bien connu de votre mari. Nous n'aimons pas la façon dont il parle de nous dans ses livres.

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Cet absurde coup de téléphone, à dix heures du soir, n'a aucun sens. Mon mari n'a jamais eu d'ennemis parmi les gens de couleur. Pendant ses différents séjours en Afrique, dans ses livres et dans ses films, il s'est toujours montré compréhensif à leur égard, partisan de leur élévation sociale et culturelle.

Ou bien... n'est-ce qu'une mauvaise plaisanterie?

— Mais, que puis-je faire dans tout cela ? demandai- je pour la deuxième fois.

— Dissuadez votre mari de continuer ce voyage.

Sinon, un petit accident est vite arrivé...

Un déclic sec, il a raccroché. Et c'est alors seulement que mon cœur se met à battre. Non, il ne s'agit pas d'une plaisanterie. John avait parlé dans un de ses livres de plusieurs chefs révoltés contre les Européens : Kenyatta, dont le nom était associé à la sanglante révolte des Mau-Mau ; Kitawala, qui avait soulevé une partie du Congo il y a quelques années ; Matchoua, qui avait été à l'origine du soulèvement des indigènes au Gabon. La soudaineté et la violence de ces révoltes avaient secoué le monde blanc d'Afrique.

John sait tout cela, mais il s'est toujours abstenu de tout parti-pris politique. Pour les hommes et la nature, il n'a qu'une passion désintéressée d'explora- teur, de savant, de cinéaste et d'écrivain.

Pourquoi donc cette menace arrive-t-elle comme un écho direct des événements dramatiques qui se dérou- lent au Congo Belge, au Gabon, à Nyassaland ?

Je reprends le journal et mes yeux glissent sur les titres que je venais de lire.

« ... les blancs chassés de Léopoldville... Depuis vingt- quatre heures les noirs vivent dans une hystérie extra- ordinaire... « l'indépendance », avec tout le mirage que ce mot mythique provoque actuellement dans les cervelles africaines... cela finit par des feux de salves... De la ville

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européenne on entend tirer de presque tous côtés. La déto- nation des grenades fait même croire à des tirs d'artillerie...

Le bilan de la révolte est lourd : 72 tués parmi les Congolais d'après les officiels. Le parti indigène « Abako » donne le chiffre de 340 morts. Son chef, Joseph Kasavubu, dit le « Père de l'Indépendance », est emprisonné. »

Laissant le Figaro, je prends la dernière lettre de John, datée de Léopoldville, quelques jours avant ces événe- ments. Il m'annonce qu'il part le matin même dans sa DKW pour la première étape de son expédition.

Comment l'atteindre? Il ne me donne même pas le but de son premier parcours, disant qu'il m'écrira aussi- tôt qu'il aura contacté un autre poste. Et prendra-t-il au sérieux cette menace téléphonique?

Perplexe, troublée, ne sachant à quel parti me ré- soudre, je regarde machinalement tomber la neige par la fenêtre, sur le boulevard Haussmann obscur et presque désert...

Cette neige paisible sur Paris, les nouvelles graves lues dans le journal, la lettre insouciante de John venant de l'Équateur, ce coup de téléphone inquiétant, toutes ces impressions contradictoires créent un climat bien étrange, en cette soirée de solitude de janvier.

Que dois-je faire? Appeler la police? Téléphoner à des amis ? Oui, je dois prendre conseil auprès d'amis sûrs. J'appelle un éditeur de John, doté d'un sang-froid à toute épreuve. Par un heureux hasard, je le trouve chez lui.

Après lui avoir répété ma conversation avec le chef africain, je m'attends à un commentaire ironique qui ne vient pas. Un long silence.

— C'est ridicule, n'est-ce pas ? dis-je alors.

— Je ne sais trop que vous dire. Cela peut être aussi bien une blague que le geste d'un fanatique qui se prend pour un chef tout-puissant. Il ne faut pas négliger

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cette supposition car, ces derniers temps, nous avons eu trop de preuves que les blancs étaient parfois menacés.

Si John, ou plutôt son travail, ne plaît pas à un de ces fous nationalistes, je crois qu'il court un danger.

— Je ne peux même pas lui téléphoner pour le préve- nir. Il a déjà quitté Léopoldville sans donner sa destina- tion...

— Tel que je le connais, je ne pense pas que cela vous soit utile de lui parler. John arrivait à vivre tout seul près des Mau-Mau lors des jours les plus enfiévrés de la révolte. Il ne prendra pas au sérieux la menace.

Malgré l'envie que j'aurais de vous rassurer, je n'ose pas vous dire que John soit à l'abri de surprises dés- agréables.

— Dois-je porter plainte ?

— C'est ce que je ferais à votre place.

Le lendemain, avant d'aller au commissariat, je rends visite à un ami de John, sénateur africain, pour lui confier mes inquiétudes.

Ses yeux bruns, derrière des lunettes d'écaille, bril- lent d'une ironie qui ne les quitte jamais. Il me dit gravement :

— Vous pouvez évidemment porter plainte contre inconnu pour menace de mort. Mais l'enquête aboutira- t-elle? Quel indice avons-nous ? John n'est pas menacé par une seule personne, mais par une secte, sans doute, dont le prétendu chef serait le porte-parole.

— Mais pourquoi mon mari, qui n'est pas raciste, qui n'a jamais opprimé les noirs, au contraire, qui évite de se mêler de politique, doit-il courir un danger?

— C'est bien à cause de sa bienveillance qu'il pour- rait gêner certains meneurs exaltés. Sachez donc, que la vie d'un blanc injuste sera épargnée pour qu'il continue à entretenir la haine des noirs contre nous.

Quant à un bon garçon comme John, qui prouve que

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les blancs et les noirs peuvent collaborer, il faut le liqui- der, précisément pour cette raison, pour que la masse noire ne puisse voir en vous des amis. Moi-même j'ai été en butte aux attaques de mes compatriotes, parce que je recherche la collaboration avec les blancs. Je ne serais pas étonné que le chef de ces exaltés ait chargé un de ses collaborateurs, un étudiant peut-être, de décou- rager John dans son travail. S'ils le retrouvent en Afri- que, je crains que cela ne soit pas bien difficile d'organi- ser un accident dans la brousse.

— Que me conseillez-vous ?

— Persuadez John de revenir. Il y a tant d'autres pays plus aimables à parcourir. La Mélanésie, la Poly- nésie, l'Amazone...

— Les neiges du Kilimandjaro fondront avant que John revienne sans avoir terminé une expédition!

J'ai beau me dire : John a voulu partir rejoindre une fois de plus ses bons amis, la mouche tsé-tsé, le python et la tornade. Qu'il se débrouille avec eux et avec ces gaillards qui le menacent. Je ne veux pas l'entendre déclarer une fois de plus : « La femme n'est pas faite pour la brousse. »

Je me répète cela, mais je commence à frissonner de froid, du grand froid de l'hiver européen et de la solitude.

D'elle-même, ma main se tend vers le téléphone.

J'espère que les événements n'ont pas retardé les départs des avions pour Léopoldville.

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CHAPITRE III

D

DEPUIS plus de sept heures sifflent les réacteurs de notre Boeing qui survole à 5.000 mètres une immense tache gris-vert. Quelque part là-bas, dans la brousse, passe la frontière entre le Gabon et le Moyen Congo.

— L'Afrique, chère madame, est une femme. Elle a de temps en temps des caprices, des sursauts d'indé- pendance, mais au fond elle aime la poigne, comme toutes les femmes.

En disant cela, mon voisin, qui s'est présenté comme producteur de coton, serre son poing velu. Je pourrais répondre à cet homme un peu naïf et présomptueux que son expérience des femmes et de l'Afrique manque peut-être de subtilité. Quant à moi, je pense que la fille d'Ève aime, c'est certain, la force, mais une force juste, paisible et affectueuse.

Par le hublot, j'aperçois soudain devant nous, tout au fond de la nappe de brume d'un gris jaunâtre un point de lumière : le Congo. Là-bas, à Léopoldville, mon télégramme envoyé depuis Paris à l'hôtel Kinhasa,

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dernière adresse de John, a-t-il touché mon mari?

Ce serait un miracle car il est déjà parti en brousse depuis quinze jours. Mais j'espère en ce miracle : sa voiture aurait eu une panne, il aurait pu revenir. Et, peut-être, qui sait, sera-t-il tout à l'heure à l'aéroport ?

— Oui, madame, reprend mon voisin, des sursauts d'indépendance, qu'il ne faut pas trop prendre au sérieux.

A notre descente d'avion vous verrez que ces troubles, pour lesquels les j ournaux de la métropole font un si grand battage, se seront déjà apaisés, et que tout sera rentré dans l'ordre.

Je suis certaine que tous les passagers de l'avion ne partagent pas cet optimisme un peu forcé.

Nous survolons le fleuve Congo, d'un jaune gris, large de plusieurs kilomètres, parsemé d'innombrables îlots pareils aux émeraudes d'un collier brisé.

Sur les rives, face à face, ces deux taches blanches : Brazzaville d'un côté et de l'autre Léopoldville, « Léo » ainsi que tous les blancs congolais appellent leur capi- tale avec une familiarité amicale teintée de fierté.

L'avion vire, survole le port aux grues géantes, les gratte-ciel éclatants de blancheur, les lignes noires des avenues à angles droits. D'après les journaux européens, il semblait que toute la ville fût à feu et à sang. Or, de cette hauteur, tout paraît calme, en une seconde on distingue des voitures, des autobus, des passants.

Les passagers se penchent aux hublots, pensent comme moi à l'accueil que nous réserve ce pays d'appa- rence si paisible, vu du haut de notre sécurité.

Quel avenir attend ces colons qui retournent précipi- tamment vers leurs fermes isolées, ces fonctionnaires appelés à leurs postes, ce vieux missionnaire en froc blanc, au casque archaïque, ou encore ma voisine d'un certain âge, dont le visage est marqué par des années de colonie ?

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Malgré l'apparence de calme, l'ambiance est tendue dans l'avion. Il semble que tout le monde, même mon voisin si sûr de lui, a l'air de se poser la même question :

« Que sera, maintenant, notre avenir, à nous autres, blancs ? »

Il est midi quand les roues du Boeing touchent la piste de béton de l'aérodrome de Léopoldville.

Je cherche le visage au sourire familier sur de fortes épaules, le chapeau à larges bords, dans la foule qui emplit le hall.

Amis et parents se retrouvent avec joie. Chacun est attendu. Même le missionnaire, avec son casque pré- historique, est accueilli par un frère plus jeune ; la voya- geuse solitaire suit un chauffeur noir en livrée vers la sortie.

Le hall se vide, la fatigue et la tristesse m'accablent soudain. Pourtant, il faut affronter la fournaise, partir à la recherche de John. Une voix calme et distinguée me fait retourner.

— Madame Brom? Puis-je vous aider en quelque chose? Je m'appelle van Eupen, chef du protocole de la Sabéna.

— Je vous remercie, je vais demander une voiture qui me conduira en ville.

Est-ce par simple politesse ou pour veiller sur ma sécurité qu'il offre de m'accompagner personnellement ? Dans la voiture, où il fait encore plus chaud que dehors, M. van Eupen me demande si j'ai retenu une chambre.

— Oui, à l'hôtel Kinhasa où mon mari était lui-même descendu.

— Votre mari, dit M. van Eupen, j'ai eu le plaisir de l'accueillir à l'aérodrome il y a six semaines environ.

J'ai lu avec intérêt le livre qu'il m'a dédicacé.

— L'avez-vous revu depuis ? Est-il encore en ville ?

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— A la radio de Léo, dans une interview, il y a trois semaines, il a dit qu'il partait pour un safari dans la brousse. C'était juste avant les événements orageux.

Le cœur serré, je pense : « J'arrive trop tard. » L'hôtel Kinhasa, aux larges terrasses entourées d'un jardin, se cache dans une ruelle derrière le monu- ment du roi Albert I Quel calme pesant!

A notre entrée dans le hall, le portier noir en bras de chemise, qui somnole dans le fauteuil derrière le comptoir, entrouvre un œil.

— Où est le propriétaire de l'hôtel ? interroge le Belge.

— Il dort, répond le portier, qui bâille, chasse une mouche et se renfonce dans son siège pour continuer sa sieste.

— Veuillez le réveiller, dit M. van Eupen.

L'homme nous regarde avec ennui, se gratte le torse :

— De la part de qui ? grogne-t-il.

Je commence à me sentir nerveuse, je sors ma carte de visite que M. van Eupen tend au portier. Avec une importance arrogante, celui-ci la regarde longuement, la retourne dans tous les sens. M. van Eupen, certain qu'il s'agit d'une provocation, lui dit énergiquement :

— Dépêche-toi...

Le colosse noir bondit sur ses pieds. Son œil étincelle, son torse se penche par-dessus le comptoir vers M. van Eupen :

— Faites attention, monsieur, dit-il d'un ton provo- cant et en bon français. Ne me tutoyez pas, sinon gare à vous. Ce n'est plus comme avant, maintenant ; vous n'avez pas l'air de comprendre.

A ce moment, du haut de l'escalier, une voix de femme retentit :

— Qu'est-ce que c'est... que se passe-t-il, David?

Le noir se calme soudain.

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Une forte Flamande, la directrice de l'hôtel, M Sterx, descend l'escalier, souriante, alerte, toute fraîche mal- gré la chaleur de 35° à l'ombre. Elle est suivie par une jeune servante noire.

Comme si elle retrouvait une vieille amie, la Belge s'écrie en venant vers moi :

— Madame Brom, sans doute ? Votre télégramme est bien arrivé mais votre mari n'est plus ici. Je vous ai retenu sa chambre. David, veux-tu prendre la clé et monter les bagages ?

M. van Eupen s'interpose :

— Non, pas lui. Mon chauffeur montera les valises de madame. Votre boy manque un peu de style, chère madame.

— Pourquoi donc ? Il est très gentil, n'est-ce pas David ?

Celui-ci sourit de toutes ses dents, d'un grand sourire qui se veut stupide.

L'aveugle indulgence de M Sterx à l'égard de son étrange portier est-elle sincère ou simulée? A-t-elle peur de lui?

Le soir, descendant l'escalier vers le hall, je vois venir vers moi un homme corpulent, qui se présente avec un large sourire :

— Sterx, propriétaire de l'hôtel. Je m'excuse d'avoir été absent lors de votre arrivée, madame Brom. Ma femme vous a dit que votre télégramme était arrivé après le départ de John. Faut-il le faire suivre?...

Excusez-moi un moment...

Il va au comptoir, presse la sonnerie et crie :

— David... où est le télégramme?

Personne ne vient à son appel.

— Il est sorti. Chaque soir, maintenant, David sort sans nous prévenir. Cela n'a pas d'importance...

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Il sourit, se frotte les mains, mais derrière sa jovialité je le sens nerveux.

A la salle à manger nous ne sommes que huit clients, dont deux journalistes, des hommes d'affaires, mais pas un touriste. Les stores des fenêtres donnant sur la rue sont baissés, les lampes éclairent tristement la vaste salle. M. Sterx, passant de table en table, essaie, par sa bonne humeur visiblement forcée, de détendre l'at- mosphère morne. Il vient à moi et me dit :

— Ma femme et moi nous sommes étonnés que vous soyez arrivée. John disait toujours que vous détestiez l'Afrique.

— Peut-être. Mais c'est plutôt mon mari qui ne dési- rait pas que je l'accompagne, disant que pour une femme c'était trop dangereux.

— Cela dépend où. Pour moi, depuis vingt ans que je suis en Afrique, je n'ai vécu qu'en ville. Là, vous trou- verez tout pour rendre votre vie agréable.

— Je ne suis malheureusement pas venue à Léo pour y mener une vie agréable.

— Je veux dire par là que rien n'est changé à Léo.

Bien sûr, à propos de ces incidents sur lesquels on a fait tant de bruits, je vous assure qu'on a beaucoup exagéré : voyez, n'est-ce pas tranquille?

Il rit, se frotte les mains, souhaite le bonsoir aux derniers clients.

Je m'apprête moi-même à monter dans ma chambre quand M. Sterx me dit soudain :

— Écoutez...

Son masque d'optimisme vole en miettes.

— Cela recommence... dit-il à mi-voix.

On entend hurler sur le boulevard la sirène d'une voiture de police, puis une autre voiture s'éloigne à toute allure vers le centre de la ville, d'où parvient une grande rumeur.

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M Sterx vient vers son mari :

— Max, il faut fermer les volets ; les boys sont déjà partis.

Son mari reste assis, immobile, sans paraître avoir entendu sa femme.

— Max, les volets...

— Oui, oui, soupire-t-il, puis, lentement, sort dans la nuit.

— Il faut excuser mon mari, dit-elle à voix basse.

Il y a une quinzaine de jours, sur la place du marché, il a failli être tué par une bande de noirs déchaînés. Pour les clients, nous ne devons pas montrer que la situation

est grave.

— Est-ce vraiment grave?

— Les noirs s'organisent, ce qu'ils n'ont jamais fait jusqu'ici, ils exigent l'indépendance. Les premières émeutes ne sont que des remous de surface. Mais le courant est plus profond. Cependant, dormez tranquille, madame, vous ne risquez rien...

Elle ajoute avec un sourire.

— Du moins pour le moment.

Au milieu de la nuit, me réveille un bruit de vitres cassées venant de l'autre côté de l'avenue où se dresse, derrière les arbres, un bâtiment moderne. Un silence, puis un cri aigu couvert par d'autres cris surgis d'un brusque silence.

Dans l'hôtel même on s'est réveillé, on marche dans le couloir. Je vais m'informer.

M Sterx, paraissant en robe de chambre, me dit :

— Votre chambre donne sur la terrasse, n'allumez pas votre lumière. Nous ne risquons rien.

— Mais, qu'est-ce que c'est?

— Sans doute des pillards qui visitent le magasin portugais d'en face.

— Il faut appeler la police.

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Imprimerie BUSSIÈRE à Saint-Amand (Cher), France. — 9-1960.

Dépôt légal : 4 trim. 1960. N° d'imp. : 173.

PRINTED IN FRANCE — IMPRIMÉ EN FRANCE

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