• Aucun résultat trouvé

Faire de la musique ensemble : un programme de recherche-action avec des migrants à Crémone (Italie)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Faire de la musique ensemble : un programme de recherche-action avec des migrants à Crémone (Italie)"

Copied!
19
0
0

Texte intégral

(1)

Cahiers d’ethnomusicologie

Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

 

32 | 2019

Migrants musiciens

Faire de la musique ensemble : un programme de recherche-action avec des migrants à Crémone (Italie)

Fulvia Caruso

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/3612 ISSN : 2235-7688

Éditeur

ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2019 Pagination : 161-178

ISBN : 978-2-88474-484-3 ISSN : 1662-372X Référence électronique

Fulvia Caruso, « Faire de la musique ensemble : un programme de recherche-action avec des migrants à Crémone (Italie) », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 32 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 05 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/3612

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

(2)

L

e thème de recherches « musiques et migrations » est loin d’être inexploré.

Depuis Adelaida Reyes (1986), nous savons comment la mobilité, l’urbani- sation, la fuite et le déplacement sont vécus et exprimés à travers la musique.

Nous avons appris à voir les migrants comme des personnes possédant un fort capital culturel 1. Dans la Méditerranée contemporaine, on assiste à un flux sans précédent de personnes en mouvement. Au-delà des drames vécus par ces per- sonnes, ces mouvements de populations façonnent un nouveau paysage sonore en Europe. Cela suscite, pour qui prête attention à ces phénomènes, l’émergence d’une infinité de genres musicaux alors que la pensée ethnomusicologique a depuis longtemps remis en question des concepts tels que musique « tradition- nelle », musique « locale » ou musique « ethnique » en raison des processus liés à la mondialisation et à la croissance des mobilités (Slobin 2007). Désormais, on place les migrants en situation irrégulière dans des centres « d’accueil » où ils restent pour de longues périodes, en attente d’une régularisation de leur statut ou d’une expulsion. En Italie, la plupart des demandeurs d’asile vivent en effet dans des Centri di accoglienza straordinaria (Centres d’accueil extraordinaire, CAS), qui rassemblent des migrants de différents pays, de différents groupes ethniques et religions, et cela peut durer quelques mois, voire plusieurs années2.

Faire de la musique ensemble

Un programme de recherche-action avec des migrants à Crémone (Italie)

Fulvia Caruso

1 Je reprends ce terme de Kiwan et Meinhof 2001, avec l’intention d’éviter de comprendre le phénomène migratoire seulement en termes ethniques et en valorisant les stratégies que les migrants mettent en place en utilisant « the valuable resources acquired in their countries and cultures of origin to underwrite and develop their art and at the same time underwrite and sup- port their commercial appeal to different publics » (Kiwan and Meinhof 2011 : 9).

2 En Italie, le permis de séjour est délivré uni- quement (i) aux personnes qui remplissent les conditions nécessaires à l’obtention du statut de réfugié, (ii) aux personnes en danger qui relèvent de la protection subsidiaire, ou (iii) pour des motifs humanitaires. Dans les trois cas, les démarches sont extrêmement complexes et demeurent très restrictives.

(3)

Cette situation n’est pas sans conséquences : elle produit souvent une perte de confiance en soi et envers autrui, entraîne une incapacité à penser à son propre futur, oblige à vivre dans un temps suspendu en faisant des efforts démesurés pour donner du sens aux menus événements de leur quotidien. Les identités et appartenances de ces migrants souvent s’étiolent, mais il arrive aussi que la distance les amène à vouloir réinvestir leurs propres codes culturels. Quel est le rôle de la musique dans ces dynamiques ? Quels types de musique les gens en situation de migration forcée choisissent-ils pour se construire et marquer (ou pas) leurs appartenances et réinvestir (ou pas) leurs liens affectifs ? Telles sont quelques-unes des questions que cette contribution se propose d’aborder.

Stockées dans la mémoire personnelle de chacun et dans les supports technologiques qui accompagnent ces migrations, les musiques d’une culture originelle ou glanées dans un parcours douloureux sont partagées dans l’exil.

On peut dire des migrants qu’ils possèdent une connaissance musicale trans- versale qui interagit avec les représentations qu’ils se font d’eux-mêmes et avec les conditions émotionnelles du moment. La musique devient un outil pour se remémorer ou célébrer le passé et, en même temps, elle est un outil qui permet de s’extraire du présent, renforçant ainsi les barrières avec tout ce qui entoure les migrants, y compris les compagnons d’infortune.

Cette contribution rend compte d’une action singulière que nous avons menée dans le cadre d’un vaste projet portant sur les musiques et les migrations à Crémone et dans ses environs, démarré en 2014 avec l’aide d’étudiants et d’anciens élèves3. Il s’agissait pour nous de comprendre comment les migrants en Italie expriment leurs appartenances par la musique et créent une sociabi- lité4 et peut-être même une citoyenneté par la musique (O’Toole 2014). Nous nous sommes lancés dans un programme de recherche action – que Frishkopf (2017) nous incitait à nommer une action de recherche participative (participa- tory action research) – avec les demandeurs d’asile du Centre d’accueil extraor- dinaire du Diocèse de Crémone et d’un Centre d’accueil extraordinaire de Vigolzone (Piacenza).

Nous avons réalisé des ateliers qui combinaient l’écoute participative avec la création de nouvelles musiques, en utilisant tous types de musiques qui émer- geaient dans l’interaction pour réduire les écarts entre eux et nous. L’objectif était d’améliorer les conditions de vie des migrants et en même temps de collecter des informations sur leurs compétences et leurs goûts musicaux. Nous n’avons jamais forcé les situations, pour voir où la musique – et quelle musique – pourrait les

3 Caruso in Macchiarella, à paraître.

4 J’emprunte cette notion à Schiller, Darieva &

Gruner-Domic 2011, qui distinguent la socialité de la sociabilité. La socialité désigne le domaine des relations sociales en son ensemble, sans dis- tinguer, alors que la sociabilité « builds on a certain

shared human competencies to relate to multiple other persons as well as a desire for human rela- tionships that are not framed around specific uti- litarian goals » (Schiller, Darieva & Gruner-Domic 2011 : 415).

(4)

conduire. Nous avons travaillé avec tous les demandeurs d’asile qui souhaitaient participer, sans tenir compte de leur appartenance ethnique, de leur nationalité ou de leurs compétences musicales. La majorité était, néanmoins, originaire d’Afrique de l’Ouest (Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Côte d’Ivoire, Mali, Nigeria, Sénégal, Togo). Malgré les différences ethniques, culturelles et nationales, ils ont inventé un moyen de jouer ensemble. C’est ce processus qui a retenu toute notre attention.

J’ai expliqué dans une autre contribution (Caruso 2018) comment nous avons appris à aider les demandeurs d’asile à retrouver une forme de confiance en eux-mêmes et dans les autres, à imaginer à nouveau un futur et à apprendre l’italien par la musique, une clé de l’intégration. Je propose ici de partager les premiers résultats de l’analyse des musiques nées au sein de ces projets et des informations que nous avons pu recueillir sur les compétences musicales individuelles et les écoutes des demandeurs d’asile. J’ai esquissé plus haut la question qui motive toute cette recherche. Je la reprends de la façon suivante : comment les demandeurs d’asile, en Italie, expriment-ils leurs appartenances par la musique et créent-ils une sociabilité et/ou une citoyenneté musicale ?

Je présenterai d’une part l’analyse de l’expérience du Oghene Damba Cremona Boys Musical Theatre Group à Crémone, un groupe né en 2014 dans le Centre d’accueil extraordinaire du Diocèse de Crémone, que nous avons soutenu, mais sans intervenir dans le processus de composition musicale. Et d’autre part, l’expérience de l’atelier musical d’environ trois ans, réalisé dans le centre d’accueil de Vigolzone (Piacenza), né après la rencontre entre mes étudiants italiens et des demandeurs d’asile d’Afrique de l’Ouest.

Oghene Damba Cremona Boys Musical Theatre Group

Le groupe Oghene Damba Cremona Boys Musical Theatre5 est né grâce aux efforts de Bawa Salifu, un médiateur culturel de Bokù, Ghana du Nord, originaire d’une famille de percussionnistes de Mampruli 6. Avec l’aide de mes étudiants, nous avons enregistré leurs prestations7 et même certaines répétitions depuis le mois de septembre 2015. En outre, Gaiané Kevorkian et moi-même avons

5 En réalité le mot exact en Igbo est « Ogene », mais j’ai préféré laisser le nom tel qu’ils l’utilisent, puisque cela révèle la forte prédominance de l’oralité dans leur préparation culturelle.

6 Petit, il jouait avec son père dans différentes villes du Ghana, Mali, Nigeria, Sénégal et Bénin. Il a éga- lement joué à Abuja (Nigeria) durant le Carnaval et a pris part à quelques projets musicaux, comme par exemple le groupe des « Nkabom Children » du

« Projet OKUASI » à Okuasi, une école de musique où les jeunes peuvent se retrouver pour apprendre à jouer, danser et chanter ensemble (Interview à

Bawa, Crémone, 1er mai 2017). Après la mort de son père, le chef du village, et le déclenchement d’une guerre pour la succession, Bawa dut aban- donner son pays.

7 Le groupe joue souvent à Crémone pendant des manifestations organisées aussi bien par la Municipalité que par le Diocèse. Nous avons enregistré une vingtaine de concerts entre sep- tembre 2015 et décembre 2018. Il faut considérer qu’au cours de la dernière année, il y a eu moins de concerts en raison du renouvellement perma- nent du groupe.

(5)

conduit plusieurs entretiens avec les membres du groupe jusque très récemment (Gaianè Kevorkian 2016).

Dans la mesure où les demandeurs d’asile sont souvent déplacés d’un centre d’accueil à un autre, le groupe a connu plusieurs transformations. Les trajec- toires individuelles obéissent à trois logiques : soit les migrants obtiennent l’asile et quittent le centre d’accueil, soit la procédure s’éternise et ils sont déplacés dans les centres du Sistema di protezione per richiedenti asilo e rifugiati (SPRAR, Système de protection des demandeurs d’asile et des réfugiés), soit ils sont expulsés.

Au début de 2014, le groupe était composé pour l’essentiel de mineurs gambiens non accompagnés. Plus tard, entre 2015 et 2017, il a rassemblé jusqu’à 15 hommes jeunes, âgés de 18 à 25 ans, qui arrivaient du Ghana, du Nigeria et du Mali. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont partis et ce sont d’autres membres, Gambiens, Maliens et Nigérians, qui forment le groupe. Je continue à suivre les activités de l’Oghene Damba Cremona Boys Musical Theatre Group – aussi bien durant les concerts que pendant les répétitions. Evidemment, c’est indispensable pour comprendre le projet musical à l’œuvre et sans transmission dans les refor- matages constants du groupe lui-même, mais cela permet en outre d’observer les opérateurs de continuité dans le renouvellement incessant de la proposition artis- tique. Ici, je me concentre sur la formation qui a eu la plus grande durée de vie, de 2015 à 2017 8 et qui est d’ailleurs toujours mentionnée sur la page Facebook du groupe9. Cette formation était composée de six percussions (une bouteille en verre vide percutée par une baguette en bois, quatre djembé et un tambour grave), ainsi que d’un shaker, de deux chanteurs solistes, de deux danseurs prin- cipaux, trois danseurs et des choristes10, mais les rôles étaient interchangeables pendant les performances.

Bawa Salifu, le leader et le fondateur du groupe, explique que le projet visait à développer de nouvelles compétences et à maintenir la fonctionnalité des demandeurs d’asile pendant le processus d’asile : « We have three countries that form this group : Ghana, Mali and Nigeria, and we try to form one music from all Africa […] We are happy to be in Cremona and we are happy to move

8 Membres du groupe : Bawa Salifu, Ambrose Ejije, Osman Allhassan, Stanley Sunday, Muntari Yussif, Emeka Nze, Stanley Daniel, Owrasu Mikeb, Chimezie Chimanja, Nelson Amadin, Oyi Ogieva, Zack Sajoro, Aliameka Oluchwuckum, Ikechukwu Okechukwu Johson.

9 Le site se trouve à la page : https://www.

facebook.com/oghene55/ ?tn= %2Cd %2CP- R&eid=ARCDo0ZPt6I4vIpiUobBuc9Vq-la5N- x8Uh353aUA ZvlWU7Fyq5mv 9K64meebl- GiCwhBuu8R-yI7ncNN3. Dernière consultation le 28 décembre 2018.

10 Il est intéressant de noter que Bawa tente actuellement d’organiser une formation ana- logue, essayant d’avoir plusieurs personnes avec le même rôle, pour disposer de remplaçants. De plus, Bawa adapte l’ensemble aux capacités des demandeurs d’asile qui participent de temps en temps au projet. Par exemple, en décembre 2018 ils ont pu acheter durablement une paire de congas  auparavant, Bawa utilisait une paire empruntée, étant le seul qui savait comment les jouer  car un des nouveaux participants au projet, Ima, ghanéen également, connaît bien cet instrument. A l’inverse, ils ont abandonné le tam- bour grave, dont seul Muntari savait jouer.

(6)

forward »11. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment fabriquent-ils une telle musique ? Qu’est-ce qui motive cette démarche12 ?

L’idée d’une « africanité » est déjà exprimée dans le nom multilinguis- tique du groupe, composée par le mot ogene (qui indique en igbo tant un idio- phone percuté composé de deux cloches, qu’un genre musical spécifique), utilisé également pour désigner tous les instruments de musique et, par extension, la musique ; puis, par le mot damba (qui indique en dagbani tant une musique et une danse particulières, exécutées dans des festivals spécifiques, que, par extension, la danse). Enfin, le titre même du groupe – Cremona Boys Musical Theatre – sou- ligne que le projet est un spectacle total, comprenant chants, musiques et danses.

Des conversations avec Bawa Salifu, il ressort que l’un de ses repères est la tra- dition de théâtre qui a permis l’émancipation d’une musique nationale africaine et panafricaine au moment des indépendances et qui s’est développée dans toutes les nations africaines depuis la fin de la période coloniale (Collins 2004), ou encore l’adaptation des répertoires traditionnels dans les milieux urbains (par exemple dans les night clubs, comme l’indique Opoku 1976). Répertoires que lui et les autres membres du groupe connaissent par expérience directe ou pour les avoir étudiés à travers internet (principalement YouTube).

La musique est réalisée par une superposition de deux parties interdé- pendantes : les voix d’un côté et les instruments de l’autre. Souvent, les morceaux commencent avec la voix soliste qui introduit le chant, rejointe peu après par une seconde voix produite par un ou plusieurs garçons. Puis la bouteille percutée par une baguette joue le rôle des claves et installe le standard pattern. Rapidement, tous les instruments suivent, à partir de Bawa13. Le jeu entre la bouteille et la calebasse14 fournit la pulsation sur laquelle Bawa et Muntari pourront improviser.

Ils changent de rythme pendant le morceau, tandis que les autres répètent une formule rythmique spécifique, plus ou moins complexe et variée selon les capa- cités de chacun. Le résultat de cette action collective correspond à ce que Simha Arom (Arom 1991) appelle une polyrythmie stricte : la polyrythmie produite par les membranophones du groupe consiste en la juxtaposition de deux figures rythmiques (parfois davantage), dont chacune est aisément repérable, au point que ses éléments constitutifs (accents, tons, couleurs et attaques) viennent jouer de façon décalée entre les sons produits par les autres instruments. Toutes ces

11 « Trois pays forment ce groupe : le Ghana, le Mali et le Nigeria, et nous essayons de former une musique de toute l’Afrique […] Nous sommes heu- reux d’être à Cremona et nous sommes heureux d’aller de l’avant. » Explications données à la ren- contre Dal Locale Al Globale, 15 avril 2016, Dépar- tement de Musicologie et des Biens Culturels.

12 Pour l’analyse de l’expérience d’Oghene Damba, je suis partie du travail de thèse susmen- tionné de Gaiané Kevorkian, que je remercie.

13 Quand le morceau est seulement instrumental, Bawa Salifu introduit les instruments par un appel.

14 Comme dans toute tradition musicale africaine, la calebasse sert à marquer les contretemps, mais comme elle circule parmi les chanteurs, qui ne savent pas tous comment la jouer, elle peut doubler la bouteille ou la simple articulation de la pulsation, ou ne marquer que quelques pulsations.

(7)

figures partagent une unité de référence temporelle commune. Leurs durées peuvent être différentes, mais elles tiennent dans des rapports numériques simples tels que 1 : 2, 1 : 3, 2 : 3, 3 : 4, etc. (Arom 1991[1985] : 216).

Les parties vocales sont réalisées uniquement par Stephen Emmanuel et Nelson Amadin, les Nigérians qui chantent en alternance avec le chœur. Les moments polyphoniques sont rares et, lorsqu’ils surviennent, il s’agit principalement de tierces parallèles. La mélodie est relativement simple : chant syllabique, mouve- ments mélodiques conjoints, ambitus restreint (une quinte, exceptionnellement une octave). La mise en série des chansons fait apparaître deux types de chansons : un nombre limité de compositions nouvelles et des chansons bien connues modi- fiées pour l’occasion. Les premières sont construites sur le registre du témoignage et exposent des éléments de la vie des migrants, de leur vie en tant que deman- deurs d’asile. La plupart des chansons, dont les paroles sont parfois modifiées, sont empruntées à divers répertoires traditionnels et sont souvent inspirées du Kegite Club International 15. Ces chansons de fête et de danse ont un objectif : pré- server de l’ennui celles et ceux qui les chantent et celles et ceux qui les écoutent.

La plupart des textes sont en pidgin anglais d’Afrique de l’Ouest, qui combine l’an- glais avec les langues locales du Nigeria, en ajoutant quelques mots du Cameroun et du Ghana. Tous les textes sont composés de phrases courtes associées au moment même de la performance. Souvent la chanson Cremona Na Wa a fonction d’exorde, mais le concert se poursuit de façon aléatoire : l’Oghene Damba Cremona

Fig. 1. Structure standard des modèles mélodico-rythmiques de Cremona Na Wa

15 Les textes proposés par Stephen Emmanuel font référence au groupe Royal Boys. Tandis que Nelson Amadin fait référence aux chansons du Kegite’s Club International. Le Kegite’s Club « is a socio-cultural organisation that is non-reli- gious and non-political started in 1962 as ‘the palm-wine drinkers club’ by the students of the then University of Ife (now Obafemi Awolowo University (O.A.U.) at their temporary site, close

to University of Ibadan. […] In 1973, the club changed its name from ‘Kegite’s Confraternity’

to the ‘Kegite’s Club.’ The motto of the club was later changed to ‘Unity in Diversity.’ The aims and objectives of the club include the promo- tion, transmission and assimilation of a dynamic culture of Africa, promotion of socio-cultural activities and friendly interactions » (Oluwadare Oluwadoro, & Temitope 2016 : 80).

(8)

Boys Musical Theatre Group n’a pas déterminé le programme à l’avance. Ce sont Stephen Emmanuel et Nelson Amadin qui décident sur le champ, les autres suivent.

Les danses sont toujours guidées par la bouteille. Les danseurs se déplacent librement face aux musiciens, en fonction de l’espace qu’ils peuvent investir. Les diverses représentations de l’Oghene Damba Cremona Boys Musical Theatre Group montrent la grande diversité des styles appris par les danseurs, ce qui renvoie aux traditions culturelles de chacun. Pourtant, dans le temps, ils se sont efforcés d’harmoniser leurs danses en créant des mouvements coordonnés qui empruntent à tous leurs styles. Ce que l’on remarque cependant, c’est que, si au début de l’expérience les danseurs exécutaient leur danse en cercle ou face aux musiciens, aujourd’hui, chaque danse est exécutée plutôt en ligne, face au public. C’est le souci partagé de faire de la danse un moyen d’interaction avec le public, fût-ce en réduisant la complexité des chorégraphies.

Les membres du groupe présentent différents niveaux de connaissance musicale et de maîtrise linguistique. J’ai pu longuement observer les manières de faire de Bawa, le percussionniste virtuose du groupe. Il aime partager son savoir et enseigne par imitation. Il commence par des structures simples qui alternent les deux mains. Après une longue pratique de percussion alternée, il propose des structures polyrythmiques plus complexes, qui impliquent l’usage simultané des deux mains afin d’évoluer vers une maîtrise de la variation du modèle ryth- mique. Toutes les formules rythmiques viennent de la tradition ghanéenne, mais il n’explique pas l’origine des structures aux autres membres du groupe. La plupart ne pouvaient jouer correctement que trois formules rythmiques. Cela suffisait

Fig. 2. Les Oghene Damba participent à La Fête de la musique, Cremona, place Stradivari, 21 juin 2016. Photo de Gaiané Kevorkian

(9)

pourtant pour servir de base aux improvisations virtuoses de Bawa, Muntari et Emeka. J’ai interrogé plusieurs fois Bawa sur cette manière de faire. Il était formel : il suffisait que les percussionnistes du groupe choisissent librement l’un des trois rythmes qu’ils maîtrisaient et ils pouvaient dérouler leurs improvisations.

En analysant les vidéos des performances, on se rend compte assez clairement que chacun répète plus ou moins ce qu’il a appris pendant les répétitions, ou alors qu’il suit les indications de Bawa avant chaque morceau ou parfois même pen- dant les morceaux. Notons d’ailleurs que la plupart des indications n’étaient pas verbales. Parfois, un simple échange de regards suffit à faire passer la consigne.

Au fur et à mesure des occasions de concert, le problème récurrent était cependant de faire en sorte que les nouveaux arrivants acquièrent une maîtrise suffisante pour introduire des variantes dans leur jeu des formules. Ça ne fonc- tionnait pas toujours, mais la comparaison entre diverses exécutions d’un même morceau montre que chaque version est différente. Dans les performances du groupe, un morceau dure d’ordinaire 6 à 8 minutes. La répétition de motifs ryth- miques instrumentaux et de strophes, ou même de fragments de strophes, est augmentée ou réduite selon l’occasion. Parfois même, les musiciens ajoutent des parties instrumentales improvisées afin de permettre à certains d’entre eux de se joindre aux danseurs. C’est un sentiment de liberté protocolaire qui se dégage de ces performances.

La recherche d’une densité spécifique de timbre est aussi un moteur de création qui anime l’engagement artistique de Bawa. Evidemment, tout est remis en cause à chaque changement de la composition du groupe, et Bawa s’en plaint.

Comment maintenir un bon niveau de performance si les musiciens changent sans cesse ? La remarque est récurrente, et elle peut surprendre car on imagine aisément que chaque migrant cherche à fuir une telle anomie. Mais l’on remarque ceci : dans une situation à ce point précaire, l’existence du groupe de musiciens introduit une permanence, il inscrit ses membres dans le temps.

Les structures des chansons, le style de performance et la façon dont les membres du groupe parlent de leur musique indiquent que ce qu’ils font peut être défini comme une musique traditionnelle, selon les mots de Turino : « in indigenous contexts ‘‘a song’’ or ‘‘a piece’’ is a loose aggregate of resources used for sonic and kinesic social interaction » (Turino 2003 : 66). Pour autant, les répertoires mobi- lisés ne sont pas traditionnels : les morceaux font partie de ces produits cultu- rels postcoloniaux néotraditionnels façonnés ici par le Kegite Club International (voir plus haut, note 14). Le Kegite Club International a été créé en 1962 par sept étudiants d’Ibadan, ville tentaculaire de près de quatre millions d’habitants du Sud-Ouest du Nigéria, à l’occasion de la fondation de leur université, le Nigerian College of Arts, Science and Technology. Une dynamique postcoloniale se trouve ainsi associée à cette création en même temps qu’une dynamique de fête. Et l’on ne peut pas ne pas noter que la devise du club – « Unité dans la Diversité » –  correspond exactement à ce que le groupe s’efforce aujourd’hui de réaliser.

(10)

Dans cette perspective, on ne peut pas dire que les compétences musicales mobilisées par Bawa aujourd’hui avec les quelques autres migrants virtuoses du groupe de Crémone servent un quelconque répertoire traditionnel. Leurs perfor- mances musicales entrent plutôt dans la catégorie des musiques « folkloriques » telles que les définit John Collins (2005 : 18), à savoir : des musiques et danses traditionnelles, communales et principalement rurales extraites de leurs contextes habituels et jouées sur les scènes professionnelles ou semi-professionnelles, liées d’un côté à la conscience panafricaine et noire des nouveaux Etats, surtout après la Seconde Guerre mondiale, de l’autre à la multiplication du tourisme étranger et à un intérêt international pour les musiques africaines après les années 1980.

Les performances du groupe Oghene Damba Cremona Boys Musical Theatre ne peuvent être rangées sous aucune appartenance ethnique, religieuse ou locale particulière. Leur façon de jouer est simplifiée et traverse les styles et les répertoires, ou plutôt : ne thématise pas ces questions. Comme l’a sou- ligné Kwabena Nketia, « Contemporary society … is a non-localized society in which linkages other than those of ethnicity, kinship and other forms of group affiliation based on traditional beliefs and activities are primary. Such linkages are established through membership of new nation states, through formal education, and new religions as well as forms of occupation and association » (1976 : 5). La musique des Oghene Damba se situe à l’extérieur des processus d’homologation de la musique et des fonctions traditionnelles. Elle brasse les spécificités et crée un produit « africain » unique suivant les exemples de musiques néotraditionnelles postcoloniales qui se perpétuent depuis des décennies à travers l’Afrique. « Neo- traditional groups have been one of the active agencies in this exercise. These are traditional “youthful” or modern groups who have evolved musical and dance styles which bridge the gap between the traditional society and the others by the use of traditional motifs in contemporary terms » (Opoku 1987 : 62).

Le programme de recherche-action de Vigolzone

Nous sommes au mois d’octobre 2015. La ferme d’agrotourisme C’era una volta, à Vigolzone au sud de Piacenza, accueille quatorze hommes entre 18 et 31 ans, tous originaires de l’Afrique occidentale sub-saharienne francophone (Côte- d’Ivoire, Mali, Sénégal, Togo, Guinée Bissau). Aucun ne parle italien, certains ne parlent pas même français et aucun ne connaît la musique.

Elisa Tartaglia, qui dirige le projet, est ethnomusicologue, joue de la clari- nette et possède des connaissances en percussions burkinabè. Pendant près de deux années, jusqu’à la fermeture du centre au mois de juillet 2017, un atelier de pratique musicale rassemble les migrants qui le souhaitent et quelques musiciens italiens. L’atelier a lieu une fois par semaine, il dure trois ou quatre heures. Tous les hôtes du centre ne participent pas au projet, mais ils auront été tout de même

(11)

une dizaine à chaque séance. Les demandeurs d’asile accueillis dans la ferme C’era una volta changent à mesure de la destinée administrative des résidents.

Au final, nous aurons travaillé principalement avec deux groupes différents16. Elisa, rapidement rejointe par quatre étudiants en master17, réalise un projet en quatre étapes principales : (i) il commence par des jeux musicaux et le partage de chansons ; puis (ii) il alterne entre écoutes participatives et apprentis- sage instrumental avant d’organiser des séances de pratique collective (iii) à la fois en apprenant des chansons italiennes et des chansons africaines (généra- lement néotraditionnelles comme Casamance) et en réalisant des sessions d’im- provisation ; enfin (iv) il propose de composer ensemble de nouvelles chansons.

Je m’arrête sur ces dernières étapes du processus.

Le processus de composition commence par l’analyse d’une chanson d’un chanteur-compositeur italien : d’abord l’analyse des mots (comprendre le texte et identifier les mots clés et les émotions qui y sont liées), puis connecter les mots à la musique. A partir de là, nous choisissons un sujet et nous nous divisons en groupes de travail pour écrire des textes de chansons. Vient ensuite un moment de mise en commun et nous choisissons un texte parmi ceux qui sont proposés, à partir duquel nous composons une chanson nouvelle tous ensemble.

Pourtant, gérer cette quatrième étape du travail ne signifie pas aban- donner les trois autres. De temps en temps, il devient nécessaire d’organiser des sessions instrumentales improvisées, des jeux musicaux ou des écoutes partici- patives afin d’harmoniser la dynamique de groupe.

Ce travail en commun aura permis de beaux moments d’émotion collec- tive. Nous avons ainsi observé que, lorsqu’un certain niveau de connivence était atteint, tout pouvait advenir : pendant le processus de composition, quelqu’un par- tageait une écoute, ou, pendant les sessions d’improvisation, quelqu’un créait de nouvelles chansons et/ou mélodies. Parfois, les demandeurs d’asile commen- çaient à improviser en chantant des textes très significatifs sur leur propre his- toire et nous les avons encouragés à explorer et à compléter leurs compositions.

Fidèles à notre posture participante, nous avons joué avec eux. Au début, ce furent des percussions et des shakers que nous avions fabriqués avec eux, à partir de matériaux recyclés. Peu à peu, nous avons acheté des djembés et un ensemble de dun-dun et l’un de mes étudiants, Francesco Brianzi, nous a appris à construire et à jouer des cajones. Nous avons commencé par les percussions et les sha- kers, dont le jeu produit des résultats acceptables en peu de temps. Néanmoins,

16 J’indique ici uniquement les noms de ceux qui ont participé aux concerts, et qui ont auto- risé la publication de leurs noms. Premier groupe : Mohamed Bah, Diaby Lacine, Malang Danfa, Awali Bagnah, Bernard Malou, Awali Bagnah, Fode Noba. Deuxième groupe : Malang Danfa, Doudou Danfakha, Abdourahim Djitte, Aliou

Balde, Diaby Lacine, Fode Noba, Bernard Malou, Ismaila Drame Moro.

17 Francesco Brianzi, Rossella Calvia, Clara Fanelli, Mattia Singaroldi. Je les remercie pour toutes les informations qu’ils m’ont données grâce à leur travail, Clara et Mattia également pour leur mémoire de maîtrise.

(12)

quand Mattia Singaroldi, un guitariste très raffiné, a décidé de participer au projet, quelques demandeurs d’asile ont décidé d’apprendre la guitare. Parmi eux, Bernard a pu atteindre un niveau lui permettant de jouer quelques accords.

L’utilisation des téléphones portables fut cruciale pour mémoriser les chansons pendant l’apprentissage ainsi qu’au cours des processus de compo- sition. Au début, les demandeurs d’asile ne voulaient pas être enregistrés, mais, très vite, ils commencèrent à s’enregistrer avec leurs propres téléphones. Nous avons compris qu’il s’agissait d’outils importants pour leur processus autonome d’apprentissage et nous avons commencé à les utiliser systématiquement dans ce but précis.

Le groupe a également participé à quelques représentations publiques, non pour donner aux musiciens engagés dans cette aventure collective l’illusion de devenir des professionnels, mais pour stimuler leur engagement dans la pra- tique des ateliers. Cela fixait un but immédiat à des existences brisées et leur permettait d’entrer en contact avec les Italiens. Ils décidèrent alors d’appeler leur groupe Viens Voir, du titre d’une chanson de Tiken Jah Fakoly.

Les chansons partagées par les demandeurs d’asile pendant les moments d’écoute participative étaient surtout celles des chanteurs rap et reggae africains : des chanteurs historiques, comme Fakoly et Alpha Blondy, ou d’autres plus jeunes.

Cependant, ils écoutaient tout aussi bien des musiques populaires traditionnelles (comme Titì ou Americo Gomes). Celles de mes élèves étaient surtout issues de chanteurs-compositeurs italiens mais aussi de musiques traditionnelles, italiennes et « du monde ».

La faiblesse de nos ressources financières ne nous aura pas permis d’acheter et d’utiliser des instruments électroniques qui auraient permis de

Fig. 3. Les Viens voir participent au troisième cycle des conférence-concert Dal locale al globale (du local au global), Cremona, Département de Musicologie et du patrimoine culturel,

22 mars 2017. Photo de Fulvia Caruso

(13)

produire des sons que l’on aurait considérés comme étant plus en ligne avec les goûts musicaux des musiciens. Mais il me semble que l’on peut considérer que les compositions qui ont été créées ici ont été influencées par les expériences musicales vécues tout au long des ateliers plutôt que par les écoutes participa- tives. Ici, c’est le « faire ensemble » qui compte. Cela ne signifie pas pour autant que les écoutes participatives, ainsi que les analyses des chansons italiennes, faites dans la phase initiale de la composition de nouvelles chansons, furent sans influence sur le rendu final. Elles ont permis de composer leurs chansons dans un « style pop » : textes fixés et versifiés, accompagnements instrumentaux fixes, alors que les utilisations du style call & response et de la stratification poly- rythmique sont dérivées de la musique traditionnelle.

En ce qui concerne le contenu des textes, le travail collectif d’analyse des chansons et d’écoute participative a renforcé l’idée qu’il était possible d’exprimer leurs émotions et de partager leurs expériences à travers la musique. La chanson Lìgei, écrite dans toutes les langues d’Afrique et d’Europe exprimant leurs aspira- tions pour le futur, en est un bon exemple18 (voir fig. 4).

La chanson a été créée durant les ateliers et est le fruit d’un travail col- lectif. Trois djembés réalisent une base rythmique exécutant en homorythmie le

18 Lìgei : travail en wolof ; Dambè : échanges cultu- rels en dioula ; Dembaià : famille en bamanankan ; Imà : courage en tem ; rispetto : respect en italien ;

pazienza : patience en italien ; viaggio : voyage en italien.

Fig. 4. Ligei, transcription des mesures 64-68 réalisée par Mattia Singaroldi

(14)

même schéma 12/8, rythmé par des hochets sur les temps pairs, deux guitares réalisant un ostinato mélodico-rythmique plutôt simple, tandis que le chant est un appel et répons complexe, dans lequel Bernard commence, Aliou, Diaby et Fode répondent et Ismaila et Doudou ferment le cercle. La mélodie est inspirée par la sonorité même des paroles.

Dans Siotumolameta, les migrants déplorent les conditions de vie inhu- maines du centre d’accueil, tant avec les mots que par la musique. Le texte et la mélodie ont été composés de façon autonome par Ismaila Drame Moro en langue mandingue. En voici les paroles (traduites en français) :

La patience est dure

On passe tout notre temps à manger et dormir, Toujours au même endroit,

Ceci nous fait nous sentir très mal La patience est dure

Deux ans sont passés, pas de commission, Ni de papiers, le temps est très long, c’est dur La patience est dure

Nous voulons demander à tout le monde D’ouvrir les yeux sur la situation

Pour essayer d’améliorer les conditions de vie des étrangers comme nous La patience est dure

Le groupe a décidé d’accompagner les paroles avec un rythme simple, court et répétitif de trois pulsations pour exprimer le sens de ces mots : illustrer le fait que leur situation administrative est figée.

Comment analyser une telle expérience ? Si les participants à l’atelier ont gagné en maîtrise de l’expression verbale au point de composer de magnifiques textes, les compétences musicales atteintes ne sont pas d’une qualité que pou- vait laisser espérer celle de la participation à l’atelier, à l’exception de deux des percussionnistes, qui se sont avérés extrêmement doués et qui ont pu exploiter leurs capacités dans de petits travaux19. Il faut donc chercher ailleurs que dans les performances artistiques. Et là, on s’aperçoit que ces ateliers ont été une occasion d’échanges culturels et de réflexivité d’une grande qualité, en raison notamment de la force créative de la démarche engagée : chacun devenait auteur de son propre destin le temps de l’atelier, et ce destin individuel se construisait en synergie avec tous les autres.

L’importance des moments d’improvisation, qui furent une constante de l’atelier, n’est pas non plus à sous-estimer : ils se sont avérés être la forme

19 Ils jouent pour accompagner des cours de danse africaine.

(15)

d’expression la plus partagée. L’improvisation, libre et je dirais « instinctive », a permis en effet à chacun de participer, quel que soit son niveau de compétence musicale. D’ailleurs, le besoin d’évoluer sur un canevas précédemment défini ensemble incitait à mobiliser la sensibilité musicale et l’écoute réciproque, puisque chaque intervention devait être partagée.

Les improvisations étaient parfois instrumentales et rythmiques, parfois vocales, certaines basées sur des jeux onomatopéiques qui permettaient l’assimi- lation de nouveaux mots ; ou bien elles étaient à la fois vocales et instrumentales selon le rôle que chacun s’attribuait. Parfois les improvisations débouchaient sur de nouvelles compositions, surtout celles qui exprimaient des états d’âme ou des histoires personnelles. C’est le cas de L’aventure nous sourira un jour, improvisa- tion chantée par Awali et accompagnée par Mattia improvisant à la guitare, qui raconte les inquiétudes et les difficultés de l’expérience migratoire :

Les mains vides je suis venu Les mains vides je partirai Les mains vides je suis venu Les mains pleines je m’en irai

La vie de l’homme est faite comme ça La vie de l’homme est toujours comme ça J’ai bien dit, les mains vides je m’en irai Les mains vides je partirai

L’aventure nous sourira un jour

Je suis là pour chercher mon pain quotidien Je suis là pour un but

Mes parents un matin à bras ouverts Mes parents s’inquiètent pour moi.

Entre sociabilité et pouvoir sonore

Les écoutes musicales individuelles des demandeurs d’asile que nous avons ren- contrés sont pour l’essentiel des séances de rap et de reggae africains. Parfois, ils écoutent des musiques populaires-traditionnelles, mais ces genres musicaux ne sont entrés dans leurs nouvelles compositions que marginalement. Tout se passait comme si les musiciens réfugiés ne voulaient pas reproduire un style ou un genre particulier, lié à une nation, à un contexte ou à l’actualité, mais qu’ils entendaient se placer « ailleurs », dans un univers de goûts personnels.

Oghene Damba a recréé une « musique africaine » en lien avec les pro- cessus de folklorisation postcoloniale et de panafricanisme, avec une attention particulière accordée aux percussions et à la danse. Viens voir a réalisé des chansons dont le style se situe entre musique populaire italienne et « musique

(16)

africaine »20, toujours en lien avec la musique folklorique postcoloniale, avec une attention particulière pour le sens des mots.

Du point de vue musical, les deux groupes accordent la priorité aux per- cussions mais pour Oghene Damba, il s’agit d’une polyrythmie articulée, riche en variations et en improvisations, tandis que pour Viens voir, c’est une poly- rythmie plus simple où les joueurs répètent toujours les mêmes formules éta- blies au cours des répétitions. Du point de vue linguistique, Oghene Damba a choisi de chanter en pidgin, comme dans la tradition des chansons des Kegita Clubs, évitant d’utiliser des langues comme l’anglais, le français ou d’autres lan- gues locales. Viens voir, au contraire, a utilisé plusieurs langues : n’étant pas capable de s’exprimer en italien, les refugiés ont d’abord composé en français, langue connue par la plupart des membres du groupe (y compris italiens). Par la suite, ils ont décidé de chanter dans les langues maternelles, plus propices à l’expression des émotions (comme dans le cas de Siotumolameta), mais aussi parce que mes étudiants ont saisi la valeur du plurilinguisme et l’ont soulignée en employant des mots de leurs différentes langues (comme dans le cas de Ligei).

Il convient toutefois de noter que, lors des concerts, ils ont récité la traduction italienne de chaque chanson.

La plupart des textes du groupe Oghene Damba expriment la joie de vivre et d’être en Italie, tandis que les chansons du groupe Viens Voir sont l’occa- sion d’exprimer leur condition de vie suspendue. Comme nous a dit Ismaila : « La musique est tout pour les hommes parce qu’elle permet de se rendre compte de la réalité, et qu’elle permet aux hommes de se sensibiliser »21.

Des entretiens avec les demandeurs d’asile, il ressort que jouer et écouter la musique est avant tout réconfortant, mais cela va toujours bien au-delà d’un simple bien-être. Ce que montrent les deux expériences, c’est que le fait de jouer de la musique ensemble peut être en même temps un champ d’action partagé et positif, ainsi qu’une façon de réitérer des expériences antérieures et d’activer une projection rétrospective dans ce passé que l’on a habité, peu importe que ce passé soit vécu ou imaginaire, l’essentiel étant que le geste musical installe une référence au présent dans un trajet de vie.

Alors que dans les migrations économiques, les gens ont tendance à recréer des groupes de parenté, de voisinage, d’affinités ethniques ou nationales, dans le cas des migrations forcées, ou des collectifs de demandeurs d’asile issus de tous milieux et de toutes provenances, obligés de vivre ensemble, le niveau d’affinité et de liens émotionnels est ailleurs. Dans le cas de Oghene Damba et Viens voir, il semble qu’il se situe dans le continent.

20 J’utilise ici le syntagme « musique africaine » non pas comme un syntagme descriptif mais comme un outil mobilisé par tous les partici- pants à ces ateliers pour catégoriser une impres- sion musicale ou une vague référence qui n’avait

parfois qu’un lointain rapport avec l’idée que l’on peut se faire de telle ou telle musique du conti- nent africain. Je me situe donc ici délibérément dans un registre de rationalité instrumentale.

21 Entretien avec Clara Fanelli, mai 2018.

(17)

Il faut aussi considérer qu’ils ont compris que les Italiens connaissent mal l’Afrique et qu’ils étaient incapables de comprendre les différences existant entre les groupes culturels : la conception italienne de l’africanité musicale (et je ne suis pas certaine que cela soit propre à l’Italie) est fondée sur la polyrythmie et la « dansabilité », soit sur des stéréotypes fortement réducteurs. Pour compléter le tableau, il faudrait par ailleurs considérer que beaucoup de musiques popu- laires traditionnelles que les demandeurs d’asile écoutent, comme le mbalax, sont polyrythmiques, ce qui influence même les rappeurs africains. Toutefois, s’ex- primer avec des langages musicaux populaires serait choisir une perspective plus cosmopolite, et aussi de contestation, puisque le rap, le reggae et les musiques populaires traditionnelles sont toutes nées comme une réponse créative au colo- nialisme ou comme une résistance à la culture dominante occidentale. Utiliser un langage plus traditionnel, au contraire, renforce l’image d’une « identité africaine » qui fonctionne comme un marqueur assez caricatural, mais bienveillant et que chacun en Italie peut identifier.

Si, dans leur vie privée, les demandeurs d’asile préfèrent écouter des produits populaires comme le rap et le reggae, ou de « jeunes musiques … qui révèlent un état non stabilisé, en mouvement, qui réinvente sans cesse son exis- tence dans de multiples concordances » (Mallet 2004 : 486), en Italie ils choi- sissent d’exprimer une africanité plus « traditionnelle » qui semble être plus stable et ancienne. Il s’agit, d’un côté, d’un engagement nostalgique pour « la maison » et, de l’autre, d’un désir d’avoir un espace spécifique dans l’arène européenne, en tant que personnes qui possèdent un capital culturel bien défini.

Voici alors que le sens d’une « musique comme identité culturelle » (Giuriati 1996) émerge avec force, non comme élément distinctif d’un groupe culturel, mais comme élément unificateur transnational pour les Africains et facilement identifiable par les Italiens. La musique créée par Oghene Damba et par Viens Voir s’attache à produire de la sociabilité entre les demandeurs d’asile et aussi entre les demandeurs d’asile et les Italiens.

Les migrants économiques qui vivent à Crémone depuis des dizaines d’années sont encore invisibles, tandis qu’Oghene Damba et Viens Voir, grâce à la médiation culturelle de Bawa et de mes étudiants, ont trouvé un moyen de se faire connaître et de se faire entendre. Nous sommes encore loin d’une accepta- tion complète, mais je suis convaincue que nous avançons dans la bonne direc- tion pour acquérir au moins une « sonic agency » (LaBelle 2018) : c’est-à-dire une efficacité d’action sonore pour affirmer leur présence et suivre une pratique d’émancipation de la condition déshumanisante dans laquelle ils sont contraints de vivre.

(18)

Références AROM Simha

1984 « Structuration du temps dans les musiques d’Afrique centrale : périodicité, mètre, rythmique et polyrythmie », Revue de Musicologie 70/1 : 5-36.

1991 African Polyphony and polyrhythm. Musical structure and methodology.

Cambridge : Cambridge University Press.

CARUSO Fulvia

2018 « Sperimentare e superare i confini attraverso la musica », in Calabrò, dir. : Disegnare, attraversare, cancellare i confini. Una prospettiva interdisciplinare.

Torino : Giappichelli : 272-281.

(à paraître) « How do we go about singing a new song about migration ? », in Macchiarella dir. : Travelling Musics/Musicians/Musicologists. Selected essays from the IIth ESEM. Udine : Nota.

COLLINS John

2004 « Ghanaian popular performance and the urbanisation process : 1900-1980 », Transaction of the Historical Society of Ghana 8 : 203-226.

2005 « A Social History of Ghanaian Popular Entertainment Since Independence », Transactions of the Historical Society of Ghana, New Series, 9 : 17-40.

FANELLI Clara

2018 Musica e migrazione. Analisi e interpretazione dei gusti musicali dei migranti del CAS di Zerbione. Thèse de maîtrise, Dipartimento di Musicologia e Beni Culturali, Università di Pavia, a.a. 2017/18.

FRISHKOPF Michael

2017 « Popular Music as Public Health Technology : Music for Global Human Development and ‘‘Giving Voice to Health’’ in Liberia », Journal of Folklore Research 54 : 41-86.

GIURIATI Giovanni

1996 « La musique comme nécessité, la musique comme identité culturelle. Les réfugiés khmers à Washington, D.C. », Cahiers de musiques traditionnelles 9,

« Nouveaux enjeux » : 241-258.

KEVORKIAN Gaianè

2016 Oghene Damba : modalità di auto-rappresentazione nelle performance dei richiedenti asilo della Casa dell’Accoglienza, Thèse de premier cycle, Dipartimento di Musicologia e Beni Culturali, a.a. 2015/16.

KIWAN Nadia and Ulrike Hanna MEINHOF

2011 Cultural Globalization and Music. African Artists in Transnational Networks.

London : Palgrave Macmillan.

KOETTING James

1970 « Analysis and Notation of West African Drum Ensemble Music », Ethnomusicology I/3 : 116-146.

LABELLE Brandon

2018 Sonic Agency. Sound and Emergent Forms od Resistance. London : Goldsmith Press.

MALLET Julien

2004 « Ethnomusicologie des “jeunes musiques” », L’Homme 171-172 : 477-488.

NKETIA Kwabena

1976 « The place of Music and Dance in Contemporary African Society », The World of Music 18/4 : 5-15.

OLUWADARE OLUWADORO Jacob & Michael Ajayi TEMITOPE

2016 « An Ethnographic Approach to the Thematic Classification of Christo-Kegites’

Songs in Nigeria », Africology : The Journal of Pan African Studies 9/10 : 80-103.

(19)

OPOKU Albert M.

1976 « The presentation of Traditional Music and Dance in the Theatre », The World of Music 8/4 : 58-67.

O’TOOLE Michael Francis

2014 Sonic citizenship : Music, migration, and transnationalism in Berlin’s Turkish and Anatolian diasporas. Thèse de doctorat, University of Chicago. http://search.

proquest.com/docview/1559962172 (consulté le 9 juillet 2017).

REYES SCHRAMM Adelaida

1986 « Tradition in the Guise of Innovation : Music among a Refugee Population », Yearbook for Traditional Music 18 : 91-101.

SCHILLER Nina Glick, Tsypylma DARIEVA & Sandra GRUNER-DOMIC

2011 « Defining cosmopolitan sociability in a transnational age. An introduction ». Ethnic and Racial Studies 34/3 : 399-418.

SIGNAROLDI Mattia

2017 Musica e migrazione : ricerca di protocolli di musica partecipativa nei centri di accoglienza per migranti. Thèse de maîtrise, Dipartimento di Musicologia e Beni Culturali, Università di Pavia, a.a. 2016/17.

SLOBIN Mark

2007 « Musical Multiplicity : Emerging Thoughts », Yearbook for Traditional Music 39 : 108-116.

TRIANDAFYLLIDOU Anna

2009 « Sub-Saharan African immigrant activists in Europe : transcultural capital and transcultural community building », Ethnic and Racial Studies 32/1 : 93-116.

TURINO Thomas

2003 « Are we global yet ? Globalist discourse cultural formations and the study of Zimbabwean popular music », British Journal of Ethnomusicology 12/ii : 51-79.

WIGGINS Trevor

1996 « Globalisation : L’Afrique occidentale dans le monde ou le monde en Afrique occidentale », Cahiers de musiques traditionnelles 9, « Nouveaux enjeux « : 189-200.

Résumé En Italie, la plupart des demandeurs d’asile vivent dans des Centres d’accueil extraordinaire qui obligent des personnes de différents pays, de dif- férents groupes ethniques et religions à vivre ensemble de quelques mois à plusieurs années. Dans ce contexte, il est difficile de prédire quels types de musique ils choisiront pour construire leurs appartenances et leurs liens affectifs, quelles musiques ils utiliseront pour créer une sociabilité et/ou une citoyenneté musicale. J’ai tenté de le comprendre en analysant deux expériences musicales différentes : Oghene Damba Cremona Boys Musical Theatre group, né en 2014 dans le Centre d’accueil extraordinaire du Diocèse de Crémone, et Viens Voir, né en 2015 de l’expérience d’un atelier musical réalisé par mes étudiants dans le centre d’accueil de Vigolzone (Piacenza).

Références

Documents relatifs

Les restes osseux que nous avons déterminés sont au total au nombre de 4 273 ; leur état de conservation est très bon et quelques portions de la colonne vertébrale

 Extension avec point de verrouillage additionnel est disponible pour portes plus hautes que 8'..  À utiliser avec l'ensemble de poignées à

 Extension avec point de verrouillage additionnel est disponible pour portes plus hautes que 8' (6-33479-04-0-8B).  Rotation de 360 ° avec des

Les parents sont très demandeurs de prévention pour leur enfant mais nous ne vaccinons que les enfants que nous voyons en consulta- tion et nous ne voyons pas tous les enfants

 Support en bois complet avec poignée à levier et crémone d'échantillon SECURY automatique.  À utiliser avec des plaques de 30, 45 et 55mm et Poignées Capri,

Vous tournez ensuite simplement la clé ou le bouton pour permettre aux deux crochets et pêne dormant de s'étendre dans les gâches, sécurisant la porte aux trois points

Même si vous avez une grande expérience de la présentation de votre histoire, le leader en santé mentale de votre collectivité ou le formateur des présentateurs est là pour

The length in Aut( A 2 ) is then easy to compute, by writing an element in a reduced form (i.e. as a product of elements of Aff 2 and Jonq p, A 2 where two consecutive elements do