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La chambre-matrice du "Poisson-Scorpion" de Nicolas Bouvier, ou comment on devient romancier

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La chambre-matrice du "Poisson-Scorpion" de Nicolas Bouvier, ou comment on devient romancier

DUPUIS, Sylviane

DUPUIS, Sylviane. La chambre-matrice du "Poisson-Scorpion" de Nicolas Bouvier, ou comment on devient romancier. Europe, 2010, no. 974-975, p. 148-159

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:14389

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Texte paru dans la Revue EUROPE : Nicolas Bouvier - Kenneth White (88e année - n°974-975), juin-juillet 2010, pp. 148-159.

Sylviane Dupuis

La chambre-matrice du Poisson-Scorpion, ou comment on devient romancier

« Il faut bien s’arrêter de temps en temps pour apprendre à faire sa musique. » N. Bouvier, Le Poisson-Scorpion

de la chambre rouge à la chambre bleue – ou d’un « théâtre » à l’autre

Dans la maison de Cologny où vivait Nicolas Bouvier, ce qui frappait avant tout l’imagination était, au premier étage, la « chambre rouge »1 où il travaillait devant un mur couvert de collages, de dessins et de textes punaisés, et qu’il fallait traverser, longeant la bibliothèque, pour pouvoir accéder aux autres pièces. Cette chambre, bien entendu, m’a toujours fascinée.

Bouvier y créa l’essentiel de son œuvre, entouré et comme protégé par les livres de ceux qu’il appelait ses « créanciers ». Est-ce à dire qu’il fut en réalité, contrairement au cliché paresseusement entretenu de « l’écrivain-voyageur », un écrivain… sédentaire ? C’est ce que suggère Adrien Pasquali, dans l’essai perspicace qu’il lui consacre en 19962. Et est-ce à dire que l’écriture de Bouvier, malgré ses propres dénégations, se rapprocherait beaucoup plus qu’on ne le pense de celle d’un romancier ?...

Poursuivant un questionnement qui remonte à 20083, je me suis intéressée dans cette perspective au Poisson-Scorpion4, clef de voûte de l’œuvre de Bouvier qui reconnaît lui- même5 que ce livre « aurait pu » le mener à la fiction – à moins qu’il n’en soit déjà une, ce

1 Elle donne son titre à un court texte datant de 1994 : La Chambre rouge et autre texte, Metropolis, Genève, 1998. Le rouge y est qualifié par Bouvier de « rouge Pompéi » – on songe bien sûr à la chambre de la Villa des Mystères, où est figurée une cérémonie rituelle. Lieu de « l’hémorragie » de l’écriture, la chambre rouge oppose sa couleur dionysiaque au bleu mystique et « musical » de la chambre de Ceylan – qui exhibe pourtant déjà, punaisée sur le mur, la photo d’un Christ « tout noir de sang » (PS p. 39) suggérant que la chambre bleue sera le théâtre d’un véritable chemin de croix ou d’une immolation…

2 « Dans ce sens, l’écriture de Bouvier peut être qualifiée de sédentaire, non de nomade, plus proche de Montaigne que de Stendhal… » (A. Pasquali, Nicolas Bouvier – Un galet dans le torrent du monde, Zoé, Genève, 1996, p. 13).

3 Cf. « Nicolas Bouvier ‘romancier’ : de l’épreuve du monde à l’épreuve de soi », in « Rivista Ginevra – Napoli.

Quaderno di Lingua, Letteratura e Cultura », Université « L’Orientale », Naples, février 2010 (à paraître), qui s’inspire d’une communication donnée à l’Université de Genève le 12 mars 2008 dans le cadre de la Semaine de la Francophonie.

4 Le Poisson-Scorpion [désigné désormais par PS], Bertil Galland, Vevey, 1981 (première édition).

5 Dans Routes et déroutes (Entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall) [désigné désormais par RD], Métropolis, Genève, 1992, p. 132 : « …dans ce livre la mise en forme est particulièrement importante […]. Après, je me suis dit que je pourrais peut-être une fois écrire de la fiction. Il se termine dans la fiction : les gens s’envolent, apparaissent, disparaissent. ». Cf. aussi dans « Un voyageur étonnant », in Encres vagabondes n° 4, Nanterre, janvier-avril 1995, p. 19 : « C’est là que j’étais le plus proche de la fiction ».

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que tendrait à corroborer entre autres une surprenante notation figurant dans un dossier d’archives de l’auteur intitulé : « Zone de silence », premier titre envisagé pour PS, et que cite Jean-Xavier Guidon6 : « …aucun besoin que la Galle de mon livre ressemble à la réalité : elle doit ressembler à une réalité aujourd’hui… ». A l’évidence, l’épreuve que va représenter pour l’écrivain le travail d’élaboration d’une « forme opposée à l’informe » qu’il s’impose avec PS – dès le séjour à Ceylan où il « se met à l’établi » pour la première fois, puis à Cologny où il s’attellera vraiment à la tâche, au tournant de la cinquantaine –, si elle a indiscutablement valeur de catharsis ou d’« exorcisme »7 sur le plan existentiel, va le conduire au seuil d’une écriture fictionnelle dont, bien que grand avaleur de romans depuis l’enfance, il dit s’être toujours méfié (se prétendant « sans imagination »), mais qu’il pourrait bien, en réalité, avoir pratiquée comme malgré lui, et longtemps à notre insu…

Très composé, comme l’a démontré Anne-Marie Jaton8, « surécrit9 », de l’aveu même de l’auteur, tissé de ruses10 comme d’érudition, et témoignant de « l’élaboration minutieuse d’un récit complexe »11, PS renvoie certes à l’origine à une expérience vécue ; mais bien loin du reportage, du témoignage, ou du pur récit autobiographique, il accède, de par la lente alchimie du temps et du travail d’écriture dont il est issu, mais aussi parce que d’emblée, le projet en est d’ordre esthétique et littéraire, pour ne pas dire fictionnel, à cette perfection de la forme qui dissout le vécu en art. Et transforme, ici, le paysage réel de l’île en symbole12, le voyage en aventure de la subjectivité, et la chambre bleue (si elle a existé) en « théâtre d’écriture »13. Je ne peux m’empêcher de voir dans la « soupente bleue »14 de Galle la préfiguration (et tout à la fois la projection rétrospective) de la chambre rouge de l’écrivain, à Cologny. Jamais,

6 Qui remarque : « Bouvier, en tant que narrateur de son texte, se place lui-même dans le champ de la fiction et devient lui-même un personnage qu’il s’agit de recréer. » (J.-X. Ridon, Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier, Genève, Zoé, 2007, p. 83 – je souligne). Il cite encore (p. 89, note 13) un autre passage significatif du même dossier (déposé à la BPU, Genève) : « Il faudrait être inspiré, en attendant on peut toujours dessiner les contours, supprimer Thierry et Fioristella, c’est l’histoire d’un homme trop seul qui décline. » En effet, dans la réalité, le jeune couple Vernet est resté… deux mois à Galle avec N. Bouvier !

7 N. Bouvier, RD p. 132 : « C’était vraiment ce que j’appelle ‘l’écriture-exorcisme’. Il y a des choses dont il faut se débarrasser en les mettant en forme. Ensuite, elles sont prises dans la forme. ». Cf. aussi PS p. 159 : ses feuilles d’écriture sont comparées à des « exorcismes ». – On consultera à ce sujet le suggestif mémoire de licence d’Inti Verheecke : Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier – Formulaire d’exorcisme, Université de Genève, septembre 2008 ; il démontre que la forme de PS (au titre lui-même « totémique » – p. 134) est assimilable à un véritable dispositif magique de conjuration du maléfice (à tous les niveaux : structurel, stylistique, symbolique, etc.), « la pratique du cercle d’exorcisme » se donnant « comme une donnée structurelle de l’œuvre » (p. 52) et l’écriture devenant ici « magie blanche » aux vertus salvatrices (p. 135).

8 Sur la composition de PS, lire A.-M. Jaton, op. cit., chapitre 5, qui parle à son sujet (p. 55) d’« affabulation fantastique », et pour qui il est évident que Le Poisson-Scorpion n’est pas à classer dans la littérature de voyage (cf. op. cit., p. 10).

9 RD p. 152.

10 Le narrateur de PS se compare de manière significative à Ulysse (PS p. 43) !

11 J.-X. Ridon, op. cit., p. 86.

12 Cf. PS p. 17, où je verrais volontiers suggérée une mise en abyme très consciente, non seulement au plan sémantique, mais aussi au plan structurel ou formel : « Pas de quoi faire un paysage : cette étendue de miroirs éclatés, silencieux, ternis suggère plutôt le trou de mémoire ou le doigt posé sur une bouche invisible ». P. 90, c’est Indigo Street qui sera comparée à « un jeu de miroirs ternis » (je souligne). Et pour tout lecteur attentif, ce jeu d’échos se répète tout au long du texte.

13 Cf. PS p. 38 et p. 124, où la chambre est comparée à « un modeste théâtre incendié » puis à un « théâtre vide » où soliloque le narrateur tel un « roi de carton » (p. 126). Ainsi, « l’île est un trompe-l’œil » (A.-M. Jaton, op. cit.

p. 79). Comme le roman lui-même ?...

14 PS p. 208. Au sujet de l’importance et de la signification de la couleur bleue chez Bouvier (couleur

« spirituelle » en Occident, mais aussi cc dans la culture de l’Islam), cf. A.-M. Jaton, Nicolas Bouvier, Le Savoir Suisse, Lausanne, 2004, pp. 48-49.

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dans L’Usage du monde15, ni dans aucun autre livre de Bouvier, un tel huis-clos de l’écriture n’est mis en scène. UM (même s’il est tout entier rédigé après le retour en Suisse, à partir d’un matériau recomposé voire réinventé), est voué au dehors ; sorte d’« anti-Odyssée »16, voire même très consciemment conçu à l’envers d’UM, PS, lui, est voué au dedans, à une descente en « enfer »17 subjective qui est avant tout descente en soi, et affrontement du secret intime.

Nouvel Ulysse « attaché au mât »18 pour se protéger de ses propres chimères, mais trahi par sa Pénélope, ou nouvel Orphée19 pleurant son Eurydice perdue, le narrateur de PS inverse le sens du voyage et, pour la première fois, cessant de bourlinguer (ou de se fuir ?), se découvre écrivain.

de l’Usage du Monde au Poisson-Scorpion – ou comment on devient romancier

L’un et l’autre atypiques et situés à la frontière de plusieurs genres sans en recouper vraiment aucun, les deux chefs-d’œuvre de Nicolas Bouvier (tous deux sobrement désignés comme

« récit » par l’éditeur) échappent à toute catégorie déjà instituée. Et s’il est vrai que « les œuvres qui marquent leur époque sont précisément celles qui transgressent les frontières génériques et réussissent à inventer de nouveaux genres »20, on ne s’étonnera pas qu’UM et PS ne cessent, depuis la disparition de leur auteur21, de gagner en reconnaissance et en profondeur de signification. Ecrits non fictionnels à la première personne – ou qui se prétendent tels –, ils s’apparentent en effet tout à la fois au récit de voyage (bien qu’à Ceylan, le voyage en Asie se change en fait pour Bouvier en « voyage autour de ma chambre » et se rapproche par là plutôt de certains récits romantiques22), au journal23 (mais nous avons vu que tous deux sont rédigés après le retour en Suisse, et quant à PS, vingt-cinq ans après – ni l’un ni l’autre, par ailleurs, n’étant précisément datés24), voire à l’autofiction (mais l’auteur ne s’y nomme jamais) – sans correspondre absolument à aucune de ces catégories ! C’est que les deux livres majeurs de Bouvier sont en réalité des romans qui ne s’avouent pas tels. Et qui me semblent constituer, sur le plan formel, les deux volets de l’œuvre en prose correspondant exactement aux deux volets de l’œuvre poétique25, et sur le plan de la signification, comme l’avers et l’envers d’un seul et même trajet initiatique qui, après la traversée du « dehors », contraint le voyageur au « dedans » et à l’épreuve de soi.

15 N. Bouvier, L’Usage du monde [désigné désormais par UM], Droz, Genève, 1963 (première édition)

16 A.-M. Jaton, op. cit., p. 79.

17 PS p. 12.

18 PS p. 43.

19 Lui aussi mentionné p. 12 de PS.

20 Christian Vandendorpe, in : Rêve de roman : http://www.fabula.org/revue/cr/447.php

21 Qui eut aussi pour effet de libérer les interprétations, et d’émanciper les critiques des propos (aussi éclairants qu’égarants, parfois) de l’auteur sur son œuvre.

22 Je pense bien sûr au Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, imprimé par l’auteur à peu d’exemplaires à la fin du XVIIIème siècle puis édité par Sainte-Beuve en 1872 (réédition : Corti, collection romantique n° 9, Paris, 1984). Mais l’on pourrait aussi songer au A rebours de J.-K. Huysmans, publié en 1884.

23 Cf. PS p. 40 : « J’écris maintenant... » (etc.), et l’usage que fait Bouvier tout au long de PS d’un présent de l’écriture mimant la forme du journal ou de la chronique, mais en l’entrelaçant, de l’incipit (« Le soleil et moi étions levés depuis longtemps… ») à l’explicit (« J’ai regardé une dernière fois cette soupente bleue où j’avais été si longtemps prisonnier. Elle vibrait d’une musique indicible. »), aux temps du passé qui encadrent et portent le texte ; de sorte que ce présent a valeur de figure et ne constitue que l’une des nombreuses ruses rhétoriques de ce qu’on est fortement tenté de désigner par « roman ».

24 Dans UM, la seule indication de date figure en ouverture de l’avant-propos : « Genève, juin 1953 – Khyber Pass, décembre 1954 ». Et la structure temporelle de PS (le narrateur prétend être resté neuf mois, de « mars » à

« novembre », à Ceylan – le temps d’une gestation… –, alors que dans la réalité Bouvier quitte Ceylan mi- octobre après y être resté sept mois) est d’ordre symbolique.

25 Le Dehors et le dedans (1982), qui date d’un an plus tard.

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Mêlant prose et poèmes, mimant la forme du journal mais entièrement « remonté » à son retour par l’écrivain à partir des lettres, carnets et cahiers tirés de son long périple en Asie, UM est déjà le résultat de plusieurs années de travail. La confrontation du texte de Bouvier avec les lettres de Thierry Vernet publiées en 200626 nous révèle que certaines péripéties du voyage furent parfois inventées de toutes pièces, ou passablement transformées. Enfin, la section en italiques intitulée « Pour retrouver le fil. Ecrit six ans plus tard. » constitue à l’évidence, juste avant la conclusion du livre, une mise en abyme d’UM qui en questionne la forme, le sens et la portée – en suggérant un parallèle entre fouille archéologique et écriture :

Mais le sens de cette fouille ? […] Existe-t-il une façon ordonnée, hiérarchique, de dire ce que l’on sait sur un lieu pareil ? Certainement. J’ai beau faire, elle ne me vient pas. […] D’ailleurs, à mesure que les années passent, je le suis de moins en moins, sûr. Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre…[…].

Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ?27

On le voit, « l’usage du monde » (dans UM) ou « l’inventaire du monde » (dans PS28) renvoient avant tout à l’« usage des mots ». Bouvier ne voyage pas pour voyager – ou rarement. Il voyage pour faire usage du monde – c’est-à-dire en tirer un sens et une connaissance de soi (même s’il prétend rechercher uniquement l’effacement ou la disparition du moi) qui ne peuvent en fait lui venir que de l’écriture. C’est cette dernière qui, en le conduisant de l’Asie « mère de l’Europe » d’UM à la chambre-matrice de PS, lui apprendra ce qu’il cherchait. Or, de manière très significative, c’est au moment où lui arrive une lettre pleine d’incompréhension de sa mère, au chapitre X, que le héros (quitté en outre par celle qu’il aimait et qui ne l’a pas attendu) bascule dans la dépression. Cette rupture du cordon ombilical qui le reliait encore (doublement) à l’Europe forme le pivot du livre, en le vouant irrémédiablement à la solitude, thème clé de cette « histoire d’un homme trop seul »29, et donc : en le renvoyant à lui-même. Une seconde fois, le narrateur (déjà quitté par l’ami retourné en Europe avec sa jeune femme, au début de PS) est « abandonné ». Et tout comme l’ami peintre lui avait laissé en partant un « viatique » sous la forme d’« une petite toile où un paquebot fout le camp en balançant une poupe maternelle »30 sur le bleu de l’océan, l’amie perdue (qui est du signe du Scorpion alors que lui est du signe des Poissons) lui envoie à son tour un talisman, sous la forme ironique d’un petit poisson d’or. Restera au narrateur à recomposer symboliquement le couple brisé en écrivant… Le Poisson-Scorpion, tout en attribuant à la chambre bleue de Galle ce rôle d’accoucheuse que la mère n’a pas su remplir jusqu’au bout pour son fils, et à l’écriture, le pouvoir de le faire enfin naître à lui-même.

Au moment de quitter l’île, délivré de ses maléfices par le jaillissement d’un sang sacrificiel qui, dans la chambre rouge, se changera plus tard en encre, le héros de PS referme la porte de la chambre bleue qui vibre alors « d’une musique indicible »31. Musique qui bien sûr n’est que l’effet de l’art, et qui renvoie de manière réflexive, pour qui sait lire, au « roman » de Bouvier, construit comme une sonate32. « Vidé » d’un songe – ou d’un mirage33 – qu’il a finalement

26 Thierry Vernet, Peindre, écrire chemin faisant, Lausanne, L’Âge d’Homme 2006

27 UM p. 363.

28 PS p. 40. L’expression (suivie de l’allusion à « la musique bosniaque » ou au « printemps kurde ») renvoie à l’évidence à UM, auquel le futur écrivain commence à s’atteler.

29 Cf. supra, note 6.

30 PS p. 35. C’est moi qui souligne.

31 PS p. 208.

32 Cf. RD pp. 168-169 : « PS est un texte que j’ai rythmé et construit comme une sonate », à partir d’un quatuor de Debussy écouté « au moins deux cents fois ».

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réussi à exorciser, le narrateur « ressort » du travail d’écriture de l’œuvre guéri de sa mémoire maléfique, à l’instar du héros de PS quittant pour toujours la « soupente bleue » qui aura eu pour lui fonction d’« incubateur »34. Ainsi cette chambre où il aura fait l’expérience du « point zéro de l’existence »35 et d’une re-naissance (c’est-à-dire d’une dépression vaincue) va-t-elle en quelque sorte prendre le relais de la mère, permettant au héros privé de tous ses repères d’atteindre le fond de soi pour se réenfanter lui-même par l’écriture. Il aura fallu au voyageur d’UM cette chute dans une « zone de silence »36 absolue pour l’arrêter37, le contraignant à l’expérience d’une solitude qui est la condition de toute création, voire : de toute naissance.

la chambre du Narrateur proustien : matrice du Poisson-Scorpion ?

Faire de PS un « formulaire d’exorcisme »38 subvertissant la magie subie négativement pour la changer en force positive et conjurer par l’« alchimie »39 de l’écriture l’expérience de l’informe, mais aussi détourner la forme de la « sonate » pour l’appliquer à la composition de son livre sont les deux trouvailles formelles qui semblent avoir présidé à l’élaboration du récit. Je soupçonne que, en dépit du silence de l’auteur, il se pourrait bien qu’il en existe une troisième, et que la chambre bleue de PS ne soit pas étrangère à celle du Narrateur de La Recherche… Parmi les innombrables « créanciers » de Bouvier, Proust (pourtant jamais désigné comme tel, à ma connaissance – justement parce que trop romancier ?) occupe en effet sans conteste une place de choix. L’écrivain mentionne son nom en tout cas deux fois, mais comme négligemment – et dans deux livres posthumes : La Chambre rouge (où l’on apprend que l’édition Gallimard de La Recherche, dans la « Collection blanche », figure dans sa bibliothèque personnelle parmi les livres « amis » dont chacun a été « lu deux ou trois fois ») et Charles-Albert Cingria en roue libre40 (où Proust reçoit un éloge inattendu, Bouvier le comparant à Cingria, son auteur fétiche).

Si c’était la solitude que j’étais venu chercher ici, j’avais bien choisi mon Ile. A mesure que je perdais pied, j’avais appris à l’aménager en astiquant ma mémoire. J’avais dans la tête assez de lieux, d’instants, de visages pour me tenir compagnie […] et m’alléger par leur présence fictive du poids de la journée.41

La chambre-cellule du Narrateur de La Recherche (où le futur narrateur du roman s’est enfermé « hors du temps » comme sur une île protectrice, pour fixer par l’écriture les lieux, les instants et les visages enfouis dans sa « mémoire involontaire » et accéder enfin à son

« moi profond »), aurait-elle, de près ou de loin, quelque chose à voir avec la chambre de Galle où le voyageur immobilisé, enfermé au cœur de l’île et réduit à la solitude, fouille sa mémoire et ce faisant s’« accouche » de lui-même, protégé par une chambre bleue aux vertus apotropaïques42 ? Et cette « histoire du pourrissement et du délitement d’un homme

33 Cf. PS p. 207 : « Cette tête enfin ouverte se vidait comme en songe de tout le noir mirage qui y pourrissait depuis trop longtemps […]. De retour dans ma chambre j’ai commencé à faire mon bagage en répandant du sang partout. »

34 « J’ai tout ce foutoir vidéo-culturel à réduire par alchimie dans cet incubateur » (PS p. 40). Comme s’il s’agissait d’une grossesse à mener à son terme… en neuf mois.

35 PS p. 162.

36 PS p. 34.

37 La chambre de Galle est explicitement liée à la suspension du nomadisme. Cf. PS p. 205 : « Je regardais le nomade que j’avais cessé d’être et rêvais de redevenir ».

38 Cf. supra, note 7.

39 PS p. 40.

40 Charles-Albert Cingria en roue libre, Zoé, Genève, 2005, p. 53 : « Or Cingria est avec Proust, Nerval, Gobineau un des rares conteurs de langue française ».

41 PS pp. 160-161.

42 Cf. supra, note 14.

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pratiquement enfermé par la maladie dans une chambre »43 mais qui s’achève par une renaissance n’aurait-elle pas quelque ressemblance avec la « dépression spirituelle » (pour reprendre le terme à Proust44) qui, dans La Recherche, va mener le héros à « une expérience apparentée à une résurrection »45 d’ordre quasi miraculeux lui dévoilant à la fin sa vocation d’écrivain et le vouant à une allégresse jamais éprouvée46 qui est, fondamentalement, reconnaissance de soi ? Dans les deux cas, le héros, sous nos yeux, se métamorphose en écrivain – et le roman (comparé par Proust et par Bouvier à une composition musicale) figure la métaphore du processus de création ; dans les deux cas, il s’agit fondamentalement pour le narrateur d’échapper à la mort et au tragique de la contingence : significativement, la chambre de Galle est la « 117e »occupée par le voyageur ; et le chiffre XVII, anagramme de VIXI (j’ai vécu), « est le chiffre de la mort »47.

Interrogeant48 l’« énigme de création » que constitue la soudaine invention par Proust, en septembre 1909, après des années de doutes, de brouillons inachevés ou de projets n’aboutissant pas, de ce qui allait le conduire à La Recherche, Roland Barthes évoque « une sorte d’opération alchimique » (ou de brusque « mutation » du projet initial) qui aurait permis à son roman de « prendre ». « Nul doute que la mort de la Mère n’ait en quelque sorte ‘fondé’

La Recherche », reconnaît-il d’abord. Mais, ajoute-t-il, « je crois plutôt à une découverte d’ordre créateur » ; qui concernerait pour l’essentiel, d’une part, l’invention du Narrateur (« une certaine manière de dire ‘je’, un mode d’énonciation original qui renvoie d’une façon indécidable à l’auteur, au narrateur, et au héros ») ; d’autre part une idée de composition, ou de forme, une « structure romanesque » adaptée au projet d’écriture ; et enfin la découverte d’une « vérité » d’ordre poétique donnant sa raison d’être à toute l’architecture du roman.

Faut-il faire l’hypothèse qu’une « révélation » du même ordre a soudain permis à Bouvier, en 1979, de faire « prendre » PS ? Une même énigme sépare en effet les brouillons et les avant- projets (très anciens) de « Zone de silence » ou la lente et difficile gestation de PS durant les vingt-cinq ans qui séparent le séjour à Ceylan de la rédaction du livre, et la mystérieuse alchimie qui va brusquement ouvrir la voie à l’écriture du roman et conduire Bouvier à l’invention de son chef-d’œuvre. Que s’est-il donc passé ?

Il est troublant de constater que PS paraît deux ans après Jette ton pain d’Alice Rivaz49, qui date précisément de 1979. Coïncidence fortuite ? Jette ton pain, roman le plus proustien (et le plus abouti formellement) de la romancière vaudoise, qui vivait depuis des années à Genève et que connaissait bien Bouvier, s’ouvre, comme La Recherche, sur une nuit d’insomnie de la

43 N. Bouvier, dans RD, op. cit., p. 79 (je souligne).

44 Dans sa préface à sa traduction de John Ruskin, Sésame et les lys, Edition Complexe, Bruxelles, 1987, p. 69. – Expression citée par E. Bizub (Proust et le moi divisé, Droz, Genève, 2006, p. 165), qui a démontré que la structure comme les enjeux de La Recherche se calquent – tout à fait consciemment – sur la démarche psychanalytique, que Proust a lui-même expérimentée.

45 E. Bizub, Proust et le moi divisé, op. cit., p. 277.

46 Celle du hasard accidentel qui le conduit à la remontée miraculeuse du « temps retrouvé », lui produisant une joie encore inconnue. Comparer à PS p. 207 : « Suis resté un moment assis sur la digue pour ne pas perdre une goutte de cet épanchement miraculeux. […] Cette plaie n’avait pas d’importance en regard du grondement d’allégresse qui montait autour de moi. »

47 A.-M. Jaton, op. cit., p. 80. – Cf. aussi J.-X. Ridon, op. cit., p. 29 : « l’immobilité forcée à Galle est une expérience de mort ».

48 Dans un texte publié dans Le Magazine littéraire n° 144 et repris dans le n° 210 en septembre 1984.

49 A. Rivaz, Jette ton pain, Bertil Galland, Vevey / Gallimard, Paris, 1979.

On notera aussi – même si là encore il pourrait n’y avoir qu’une coïncidence due au hasard, les deux auteurs ayant reçu la même éducation protestante – que le texte dont N. Bouvier a souhaité la lecture lors de ses funérailles est précisément celui de L’Ecclésiaste 11 :1 : « Jette ton pain sur la surface des eaux, car avec le temps tu le retrouveras… ».

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narratrice, et se clôt sur l’enfermement de cette dernière dans la chambre coupée du monde extérieur où elle va enfin pouvoir se mettre au travail et devenir écrivain. Il est par ailleurs tout entier consacré à la figure de la mère de l’héroïne, qui en disparaissant permettra à celle- ci (également séparée de ses anciens amants) d’accéder enfin à l’écriture. En outre, on retrouve chez Bouvier la même métaphore que chez Alice Rivaz pour qualifier la chambre où leurs deux narrateurs se murent volontairement pour écrire : chez Rivaz, Christine (double fictif de l’auteur) s’enferme dans sa « chambre-cabine »50 pour se plonger dans ses souvenirs et « amener au jour » le secret qu’elle porte en elle ; chez Bouvier, les poutres du plafond de la chambre-bateau où s’enferme le narrateur anonyme de PS (double fictif de l’auteur) « font penser à une carène renversée »51

L’« idée formelle » qui a ouvert la voie à l’achèvement du récit de Bouvier aurait-elle quelque chose à voir avec la chambre de la narratrice de Jette ton pain ou/et avec celle du Narrateur de La Recherche, qui figurent dans les deux cas le point d’aboutissement du roman et son point d’origine ?

Comme le remarque Jean-Xavier Ridon52 à propos de PS, « un vaste champ lexical du sommeil profond parcourt l’ensemble du récit » : « zone frontière » entre conscience et sommeil, fantasme et réalité, comme entre voyage et immobilité, la chambre de Galle ressemble singulièrement à cette chambre d’insomniaque sur laquelle s’ouvre La Recherche (première chambre qui, à une extrémité du livre, préfigure la chambre du Narrateur sur laquelle il se refermera) et où le dormeur, rêveur brutalement arraché à ses songes, cherche désespérément à s’extraire du sommeil pour se situer et se reconnaître…53

« Pourquoi pas commencer par Montaigne… »

Mais il est aussi, dans la littérature, d’autres « chambres-matrices » ayant rempli la même fonction d’accoucheuse de soi et de l’écriture – et avant toutes les autres la « librairie » sous le toit, aux poutres couvertes d’inscriptions empruntées à ses propres « créanciers », où Montaigne, marqué par la perte de son ami La Boétie dont il « fera les obsèques » toute sa vie et craignant l’oisiveté, tant son esprit enfante « de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres »54, se retire comme dans une cellule de moine et, presque, comme dans un tombeau55 pour écrire, tirant de sa solitude, de ses lectures et de l’observation de soi un nouveau genre littéraire, variante à une seule voix du dialogue philosophique ou socratique.

Et ce n’est ni hasard ni coïncidence, cette fois, si la « retraite »56 de Galle nous fait irrésistiblement penser, avec ses « poutres enfumées »57 et les quelques livres58 dont s’entoure

50 PS p. 371.

51 PS p. 38.

52 Op. cit., p. 29.

53 Il y aurait sans doute d’autres parallèles possibles à mentionner, entre PS et La Recherche : il s’agit pour l’apprenti-écrivain de « fixer ces images revenues de loin avant qu’elles ne s’évaporent » (PS p. 158) ; ailleurs, dans le chapitre Retour de mémoire, « des images que je croyais perdues corps et biens me revenaient […] que ma plume avait peine à suivre » (PS p. 189) ; etc.

54 Essais I, 8 (passage de 1571, date de la retraite à Montaigne).

55 Montaigne, dans son avertissement Au lecteur, déclare (en 1580, à quarante-sept ans) vouer ses Essais « à la commodité particulière de [ses] parents et amis » afin que quand ils l’auront perdu, « ce qu’ils ont à faire bientôt », ils puissent l’y retrouver et apprendre à mieux le connaître. Il a en fait encore douze ans de vie devant lui, mais le souci d’« apprendre à mourir », de considérer la mort comme « l’objet nécessaire de notre visée » (I, 20 – 1580), est clairement à l’origine des Essais.

56 PS p. 51.

57 PS p. 38.

58 Parmi lesquels, justement, la traduction anglaise des Essais par Floriot datant de 1610 : PS p. 41.

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le narrateur à son arrivée, à la retraite de Montaigne : Bouvier, à Ceylan, tout comme le narrateur de PS, fera des Essais sa bible, et son presque unique interlocuteur59. Au moment de s’installer « rituellement » dans la chambre bleue, et après avoir « punaisé au-dessus de la table une grande rame de papier blanc »60, le voyageur arrêté de PS détache du mur « le paquebot qui navigue dans la mauvaise direction », cadeau de son ami envolé dont nous avons vu qu’il renvoyait aussi au « maternel »61, et met à sa place la photo du Christ goanais « noir de sang » auquel il ne sera pas loin de s’identifier lui-même et qui marque son entrée en

« enfer »62… et en écriture (car « on ne peut payer un texte juste qu’avec du sang »63). « Je puis commencer mon inventaire du monde »64 commente alors le narrateur (au présent, comme s’il coïncidait un instant avec son personnage… et avec l’auteur lui-même,

« l’inventaire du monde » renvoyant bien sûr à L’Usage du monde) – qui ajoute aussitôt :

« Pourquoi pas commencer par Montaigne… »65

Ainsi je ne crois pas forcer l’interprétation, ni réduire en rien l’originalité du récit de Bouvier, en inscrivant PS et la chambre-matrice suspendue entre fiction et réalité qui en forme le centre (et dont peut-être la trouvaille a permis au roman de « prendre ») à la suite de toutes les chambres qui la précèdent dans la littérature romanesque du XXème siècle, de Proust à Beckett66 et à Alice Rivaz, et qui sont elles-mêmes redevables de loin aux « chambres philosophiques » de Montaigne, de Pascal67, de Descartes (le « poële » où il conçut son Discours de la Méthode) ou de Xavier de Maistre68, qui au rebours de Descartes et du classicisme revendique l’absence de méthode pour arpenter « sans suivre de règle » l’espace de sa chambre à coucher, inventant contre les récits d’aventures et de voyages et contre l’esprit cartésien, par un double retournement parodique, un récit d’un nouveau genre préfigurant de loin la révolution romantique.

PS est tout entier (et beaucoup plus qu’il n’y paraît) travaillé par l’intertextualité69. Quoi qu’il ait pu prétendre, Nicolas Bouvier ne s’est pas d’abord formé sur les routes, mais, dès l’enfance (comme en témoignera La Guerre à huit ans), dans les livres70. Sans nul doute, ce

« roman » où il faut voir son chef-d’œuvre est à classer parmi les entreprises majeures de la littérature qui, de L’Odyssée à La Recherche du temps perdu, et en dialogue constant les unes avec les autres, contribuent à l’invention de formes nouvelles comme à l’approfondissement de notre connaissance de l’humain – et de ses gouffres.

59 Cf. J.-X. Ridon, op. cit., p. 58 : les Essais de Montaigne ont constitué « un des seuls véritables dialogues qu’il ait eu dans sa prison insulaire », comme en témoigne explicitement le « Carnet Rouge Ceylan/Japon 1955 » conservé à la Bibliothèque de Genève dans les archives de l’écrivain.

60 PS p. 39.

61 Cf. supra, note 27.

62 PS 195.

63 RD p. 85.

64 PS p. 40.

65 PS p. 41.

66 On pense bien sûr à Molloy, roman directement inspiré de Proust auquel Beckett avait consacré son premier essai (en anglais).

67 Cf. dans les Pensées (éd. Michel Le Guern, fragment 126) : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »

68 Cf. supra, note 20.

69 Lire à ce sujet dans J.-X. Ridon, op. cit., pp. 45-80, l’intéressant chapitre consacré à cette question des citations, références et intertextes dans PS.

70 Cf. « Bibliothèques » p. 43, in : La Guerre à huit ans, Zoé, Genève, 1999 : « Mon père était bibliothécaire […]… cette constellation familiale a fait de moi un grand bouffeur de livres… ». Le grand-père paternel de Nicolas Bouvier était en outre « professeur de Lettres illustre » (RD p. 30) à l’Université de Genève, où le futur écrivain a lui-même passé sa licence ès Lettres.

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Est-ce pour ne pas avoir pu ou voulu aller au bout de cet « envahissement de la raison par la déraison »71 vécu durant son séjour sur l’île, et qui donne sa tonalité si particulière (à la lisière du fantastique et de la folie) à PS, quasiment écrit en état de transe, qu’il bute, reconnaîtra-t-il plus tard dans RD, sur « une sorte de malheur résiduel, un noyau central noir »72 qu’il n’est pas parvenu à dissoudre ? Le cœur de l’œuvre conserve son secret. Mais c’est peut-être ce qui lui permet d’exercer sur ses lecteurs une si durable fascination.

71 PS p. 135.

72 RD p. 133.

Références

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