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La formalisation inachevée des circulations commerciales africaines par les infrastructures de papier: cas de l'industrie logistique zambienne

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La formalisation inachevée des circulations commerciales africaines par les infrastructures de papier: cas de l'industrie logistique

zambienne

BLASZKIEWICZ, Hélène

BLASZKIEWICZ, Hélène. La formalisation inachevée des circulations commerciales africaines par les infrastructures de papier: cas de l'industrie logistique zambienne. Politique africaine , 2018, vol. 151, no. 3, p. 133

DOI : 10.3917/polaf.151.0133

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:150690

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AFRICAINES PAR LES INFRASTRUCTURES DE PAPIER. CAS DE L’INDUSTRIE LOGISTIQUE ZAMBIENNE

Hélène Blaszkiewicz

Karthala | « Politique africaine » 2018/3 n° 151 | pages 133 à 154 ISSN 0244-7827

ISBN 9782811126148

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2018-3-page-133.htm

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Hélène Blaszkiewicz

La formalisation inachevée des circulations commerciales africaines par les infrastructures de papier. Cas de l’industrie

logistique zambienne

Basé sur un terrain ethnographique mené en partie dans une entreprise multinationale de logistique en Zambie et en République démocratique du Congo, cet article analyse les dossiers commerciaux comme des infrastructures permettant le mouvement des marchandises. Ces infrastructures de papier sont, en Zambie, un moyen de formaliser, de rationaliser et d’évaluer bureaucratiquement les circulations de marchandises. Ces objectifs ne sont cependant que partiellement réalisés, comme le démontre la permanence des circulations illicites dans l’industrie logistique transfrontalière.

L

a scène est bien connue dans les études africaines ; elle requiert trois par- ticipants essentiels1 : un·e anthropologue, un groupe social observé et une infrastructure que l’on inaugure. Depuis le texte fondateur de Max Gluckman2, les infrastructures de transport et leur inauguration sur le continent africain représentent des objets d’étude fréquents3 : liens entre les peuples, vectrices de développement économique et social, porteuses de projets politiques uto- piques, ou supports essentiels de l’activité économique, de la richesse et du progrès, les infrastructures sont saturées de sens, de projets, de fantasmes.

Elles ont en ce sens fait l’objet d’un grand nombre d’études et de définitions successives, que ce soit dans les discours politiques ou dans la littérature scientifique. Une grande partie de ces définitions et analyses ont en commun

1. Un grand merci à l’équipe éditoriale de Politique africaine et aux deux relecteur·rice·s anonymes pour leur bienveillance et leurs conseils. Je remercie également l’Institut français d’Afrique du Sud pour l’aide financière dans la réalisation du terrain, K. Bennafla pour sa lecture d’une première version de l’article, M. Houssay-Holzschuch pour sa précieuse aide et son soutien, ainsi qu’A. Ziller pour la réalisation graphique.

2. M. Gluckman, « The Bridge », in M. Gluckman, Analysis of a Social Situation in Modern Zululand, Manchester, Manchester University Press, 1958 [1940], p. 2-8.

3. W. Zeller, What Makes Borders Real: In the Namibia-Zambia and Uganda-South Sudan Borderlands, Helsinki, Unigrafia, 2015.

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de partir d’une définition matérialiste des infrastructures : elles y sont décrites comme un support matériel et technique aux circulations de choses, de per- sonnes ou d’informations. Définies en anthropologie culturelle comme « un élément matériel permettant le mouvement d’un autre élément matériel4 », elles sont considérées comme un type particulier d’équipement ayant une traduction concrète et physique dans l’espace. Lorsque l’on s’intéresse aux circulations des marchandises, comme c’est le cas dans cette contribution, les définitions matérialistes des infrastructures sont d’autant plus importantes, notamment à travers l’importance qu’ont prise les infrastructures de transport dans les analyses. L’économie de marché ne se conçoit pas sans échanges, et donc sans circulations d’objets. Les infrastructures qui les permettent (chemins de fer, routes, ports et aéroports) ont donc une position centrale dans la littérature sur le commerce5, et une place importante dans les théories, y compris critiques6, concernant les circulations des choses dans l’espace.

Le terrain, les circulations de marchandises entre la Zambie et la République démocratique du Congo (RDC), et la méthodologie, une période d’observation participante dans une entreprise multinationale de logistique, sur lesquels se base cet article offrent un point de vue intéressant pour remettre en cause cette vision matérialiste des infrastructures. En effet, terrain et méthodologie de l’enquête permettent de considérer les dossiers papier compilés à chaque circulation de marchandises comme des infrastructures cinétiques7 à part entière, c’est-à-dire tournées vers le mouvement. La Zambie et la RDC, qui partagent une frontière de près de 2000 kilomètres de long, entretiennent des liens commerciaux anciens. Les premières infrastructures ferroviaires, construites par les colons britanniques à partir des ports de l’Afrique du Sud, ont atteint la province du Katanga, au sud de la RDC, et ses mines de cuivre via la Zambie dès 1910. Depuis, les échanges commerciaux entre les deux pays sont denses : exportation de minerais, importation des produits chimiques et des machines nécessaires à l’extraction minière, échanges de produits agricoles et agro-alimentaires font de la frontière séparant en deux la Copperbelt géologique (cet espace riche en minerais de cuivre et de cobalt que se partagent la Zambie et la RDC) un haut lieu d’échanges commerciaux, sur lesquels se greffent des commerçant·e·s de toute origine, les administrations

4. B. Larkin, « The Politics and Poetics of Infrastructure », Annual Review of Anthropology, vol. 42, 2013, p. 329.

5. J.-P. Rodrigue, C. Comtois et B. Slack, The Geography of Transport Systems, Londres, Routledge, 2013.

6. D. Cowen et N. Smith, « After Geopolitics? From the Geopolitical Social to Geoeconomics », Antipode, vol. 41, n° 1, 2009, p. 22-48 ; D. Cowen, « Infrastructures of Empire and Resistance » [en ligne], Blog Versobooks, 25 janvier 2017, <http://www.versobooks.com/blogs/3067-infrastructures- of-empire-and-resistance>, consulté le 20 décembre 2018.

7. Je préfère cinétique à circulatoire, qui induit l’idée d’une circularité.

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des deux États, des ensembles régionaux de libre-échange (comme le Common Market for Eastern and Southern Africa, Marché commun de l’Afrique australe et orientale, Comesa), mais aussi de grandes entreprises, souvent multinationales, de transport et de logistique, qui ont particulièrement attiré mon attention.

J’ai en effet passé trois mois dans les bureaux de l’entreprise X dans les Copperbelts zambienne et congolaise en tant que doctorante et stagiaire.

X est une entreprise multinationale dont l’activité en Afrique est fondée sur la logistique, c’est-à-dire des activités de transport, de gestion d’infrastructures (notamment portuaires), mais aussi de dédouanement des marchandises quand ces dernières passent des frontières internationales. L’activité de dédouanement se fait en relation constante entre l’entreprise cliente et les services douaniers nationaux. Ma position de stagiaire au sein des bureaux de X m’a permis de constater que le quotidien des employé·e·s de la logistique était tout entier occupé à la constitution de dossiers : compilation d’informations et de documents divers, organisation des informations compilées, copie, transmission aux services concernés et archivage. S’il s’agit d’une activité routinière, dont de simples entretiens ethnographiques n’auraient pas suffi à dépeindre l’importance, il ne s’agit donc aucunement des « coulisses8 » de l’activité : les technicien·ne·s chargé·e·s de la constitution et de la gestion des infrastructures de papier représentent environ 60 % du personnel de X en Zambie.

La circulation de marchandises en Afrique australe offre donc un cas d’étude intéressant pour repenser la notion d’infrastructure, notamment à partir de la catégorie « infrastructures de papier ». Cette dernière fait écho à toute une série de travaux s’attachant à comprendre la production de l’écrit dans les sociétés modernes. Les secteurs administratif9, juridique10 et scientifique11, dans lesquels l’écrit a une fonction importante de production d’effets de pouvoir, de renforcement et de légitimation des activités, ont été au cœur de ces analyses. La grande majorité de ces études ont pour assise des terrains occidentaux, qui correspondent assez bien à l’hypothèse de l’existence d’une société de l’information basée sur l’écrit12 et sur la transmission toujours plus rapide des informations. Il est très rarement fait état de terrains

8. J. Denis, « Le travail de l’écrit en coulisses de la relation de service », Activités, vol. 8, n° 2, 2011, p. 32-52.

9. M. S. Hull, Government of Paper: The Materiality of Bureaucracy in Urban Pakistan, Berkeley, University of California Press, 2012.

10. B. Latour, La fabrique du droit : une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2004.

11. B. Latour, Science in Action: How to Follow Scientists and Engineers through Society, Cambridge, Harvard University Press, 1987.

12. M. de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, p. 198-199.

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non occidentaux et postcoloniaux dans les analyses des dossiers administratifs ou commerciaux. Sur ces terrains, et l’Afrique australe en fait partie, l’écrit prend d’autres significations et valeurs, notamment car la première forme de structure institutionnelle centralisée née de la colonisation n’a pas été une bureaucratie publique mais une bureaucratie privée : la British South Africa Company de Cecil Rhodes dans le cas qui nous intéresse. La constitution d’infrastructures de papier dans l’activité logistique en Afrique australe est un processus complexe qui vise officiellement à limiter les pratiques illégales dans les flux commerciaux ; elles sont à ce titre un élément de régulation sociale des activités commerciales. Ces infrastructures ont donc un objectif central de formalisation et d’abstraction inhérentes à la bureaucratie néolibérale13. Le cas du dédouanement des marchandises entre la Zambie et la RDC par les plus grandes multinationales montre que les processus d’abstraction liés aux infrastructures de papier sont le fait des bureaucraties privées, qui sont elles aussi génératrices de normes et de standards appelant mesures d’harmonisation et attestations de conformité.

L’objectif de cette contribution est donc d’analyser les infrastructures de papier comme des outils bureaucratiques, créés dans le but de contrôler, ratio- naliser et formaliser les circulations commerciales, dans un contexte zambien marqué à la fois par l’ancienneté des bureaucraties privées constituées autour des circulations de marchandises, et par une bureaucratie publique soucieuse de les contrôler afin de les taxer. Ces objectifs de rationalisation sont cependant partiellement atteints, et ce à cause des particularités des circulations de marchandises sur le terrain zambien (configurations public/privé anciennes, permanences des circulations illicites). La première partie de l’article sera dédiée à expliciter la nature et le rôle des infrastructures de papier dans la formalisation et la rationalisation des activités commerciales et logistiques.

La seconde partie reviendra sur les objectifs précis de ces dossiers commerciaux dans le contexte zambien, ainsi que sur les raisons et les conséquences de leur caractère inachevé.

Les dossiers commerciaux zambiens comme des infrastructures : formalisation des circulations commerciales

L’oxymore qu’incarne l’expression infrastructure de papier – le papier, associé à la fragilité, se heurte à l’idée traditionnelle que l’on a des infrastructures – permet de repenser la notion d’infrastructure dans sa solidité et sa durabilité.

13. B. Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.

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Cette partie me permettra d’affiner la définition des infrastructures de papier ainsi que leurs fonctions dans le contexte zambien.

Le papier, une infrastructure ?

Apparu autour de la conquête et de l’organisation des territoires par le rail, notamment aux États-Unis14, le terme d’infrastructure a aujourd’hui tendance à désigner tout ensemble matériel servant de support à d’autres activités, notamment commerciales. La géographie des transports15 et la « spatial distribution16 » ont été parmi les premières disciplines des sciences sociales à se saisir de la question des infrastructures à partir des années 1950. Leur but était avant tout d’améliorer la répartition et l’emplacement de celles-ci sur un territoire donné dans un souci d’efficacité économique. Avec le développement des théories de la dépendance internationale et la naissance des chaînes de production globales dans les années 1970, les infrastructures sont alors étudiées comme des éléments clés dans le développement du capitalisme et des grandes entreprises multinationales car elles permettent de faire le lien entre les deux extrémités lointaines des chaînes de production.

Le parti pris matérialiste de la définition des infrastructures a été mis à mal avec l’apparition d’Internet, dont les théoricien·ne·s des réseaux ont pensé qu’elle permettrait de s’affranchir progressivement des « rugosités » de l’espace physique. L’immatérialité d’Internet, cette « autoroute de l’information », lui a permis d’incarner une idée de progrès, d’accessibilité et de démocratisation de l’information et des opportunités économiques, comme le rail ou la route avaient incarné progrès et démocratisation du mouvement avant lui. Internet a servi de prétexte au développement d’une théorisation des infrastructures immatérielles, ces assemblages techniques qui permettent le mouvement des choses sans disposer d’un ancrage physique sur le territoire. Deborah Cowen les appelle « soft infrastructures », qu’elle définit de façon non exhaustive comme « l’intégration, la standardisation et la synchronisation des procédures douanières et des régulations commerciales17 ». Les logiciels douaniers, dans

14. M. Linder, Projecting Capitalism: A History of the Internationalization of the Construction Industry, Wesport, Greenwood Press, 1994.

15. J.-P. Rodrigue et al., The Geography of Transport Systems, op. cit. ; T. Schwanen, « Geographies of Transport I: Reinventing a Field? », Progress in Human Geography, vol. 40, n° 1, 2016, p. 126-137 ;

« Geographies of Transport II: Reconciling the General and the Particular », Progress in Human Geography, vol. 41, n° 3, 2017, p. 355-364.

16. Voir une revue de ces travaux dans D. Cowen, The Deadly Life of Logistics. Mapping Violence in Global Trade, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2014. Voir notamment le chapitre 1, « The Revolution in Logistics ».

17. Ibid., p. 65.

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leur rôle de collecte et de traitement des informations, en font partie18. On peut y ajouter les contrats intra- et inter-firmes, notamment de sous-traitance, les lois, les normes, les standards publics ou privés19 qui permettent le mouvement commercial en rendant possible les relations entre personnes physiques ou morales géographiquement ou culturellement éloignées. Néanmoins, la matérialité des serveurs, des satellites, des câbles de fibre optique traversant les océans20, l’inégalité de l’accès à Internet et la pollution engendrée par ces technologies ont rapidement fait revenir la matérialité de ces infrastructures dans le débat.

Les infrastructures de papier concernent cette étape de rematérialisation partielle des infrastructures immatérielles, notamment en Afrique où une grande partie du traitement des données relatives aux circulations de mar- chandises se fait manuellement. Les circulations et les soft infrastructures qui les permettent se matérialisent alors sous forme d’importants dossiers papier, dont l’archivage est un problème quotidien pour les institutions et les entreprises investies dans l’activité commerciale. Deux phénomènes parallèles sont à l’origine de cette multiplication des dossiers et de l’inflation des documents qui doivent y figurer. Le premier est la multiplication exponentielle des normes dans le contexte du capitalisme néolibéral, appelant à leur tour des procédures de contrôle de leur respect et de leur harmonisation afin d’éviter les « injonctions contradictoires21 » qui pourraient résulter de la multiplication des normes. Le besoin de traçabilité, que l’on retrouve naturellement dans l’activité logistique et commerciale, « exige […] autant de marquage et d’ins- cription par documentation, inscription, calcul d’indicateurs, d’indice ou de ratio22 », procédures qui se rematérialisent sous forme d’attestations papier à compiler. Le deuxième phénomène en question est l’accumulation d’accords douaniers et de standards internationaux dans les politiques commerciales africaines, tous ayant pour objectif de faciliter les échanges commerciaux entre des partenaires proches ou lointains ; la facilitation et la multiplication des échanges sont vues, dans les discours libéraux, comme un prérequis au développement du continent et à l’éradication de la pauvreté et des conflits.

Les politiques commerciales africaines relèvent en ce sens du palimpseste : de nouveaux traités douaniers sont sans cesse signés sans effacer ni remplacer

18. T. Cantens, « La réforme de la douane camerounaise à l’aide d’un logiciel des Nations unies ou l’appropriation d’un outil de finances publiques », Afrique contemporaine, n° 223-224, 2008, p. 289-307.

19. K. Easterling, Extrastatecraft: The Power of Infrastructure Space, Londres, Verso, 2014, notamment le chapitre 5, « Quality ».

20. Ibid., chapitre 3, « Broadband ».

21. B. Hibou, La bureaucratisation du monde…, op. cit., p. 100.

22. Ibid., p. 98

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les précédents accords. Pour être administrativement validée, une circulation commerciale doit pouvoir prouver sa conformité à toutes les couches successives de normes et de règlements, et ce par la présence de documents, d’attestations et autres certificats. Les dossiers papier incarnent théoriquement une « réduction-simplification23 » de la réalité de la circulation en permettant de faire tenir ensemble des éléments très disparates24 témoins des normes à respecter. Créées pour fluidifier les flux commerciaux tout en s’assurant de leur légalité, les infrastructures de papier nécessaires aux circulations ont cependant l’effet paradoxal de les empeser et de les ralentir.

Contrôle et gouvernement à distance des circulations commerciales dans les contextes postcoloniaux

En rassemblant sous forme papier des éléments d’information variés, les infrastructures de papier permettent une certaine mobilité du dossier et des pièces qui le constituent dans le temps et dans l’espace. À ce sujet, l’écrit est parfois considéré comme un outil permettant de remplacer les relations de confiance, difficiles à mettre en place entre partenaires lointains de chaînes de production globales toujours plus allongées géographiquement. Jennifer Bair, citant Timothy Sturgeon, écrit par exemple à propos des standards, qui font entièrement partie des infrastructures de papier : « les standards imitent les relations de confiance – ils produisent des résultats similaires à ceux que l’on observe dans les réseaux relationnels anciens, mais à travers des méca- nismes différents25 ». Dans son étude menée au Pakistan, pays anciennement colonisé, Matthew Hull26 prend le contre-pied de cette analyse. Pour lui, la multiplication des dossiers et du recours à l’écrit durant la période de colo- nisation avait comme objectif premier de limiter les pratiques de corruption chez les fonctionnaires indigènes, et était donc la preuve de la méfiance qui existait entre les fonctionnaires coloniaux, à Londres, et ceux sur le terrain, à Islamabad, et de la volonté de contrôle des premiers sur les seconds. Pour M. S. Hull, les dossiers actuels sont les héritiers directs de cette façon de fonctionner. La production de l’écrit, sur les terrains postcoloniaux comme

23. B. Latour, « Le topofil de Boa Vista ou la référence scientifique : montage photo-philosophique », Raisons pratiques, vol. 4, 1993, p. 187-216.

24. H. Jamali « Matthew S. Hull, Government of Paper Document. A Review » [en ligne], South Asia Multidisciplinary Academic Journal, 2015, <http://journals.openedition.org/samaj/3969>, consulté le 20 décembre 2018 ; B. Latour, La fabrique du droit…, op. cit.

25. J. Bair (dir.), Frontiers of Commodity Chain Research, Stanford, Stanford University Press, 2009, p. 24.

26. M. S. Hull, Government of Paper…, op. cit.

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en Afrique australe, est donc marquée par cette volonté de contrôle presque panoptique, réalisé par le biais des infrastructures de papier.

En Afrique australe, la Zambie occupe une place centrale dans les dispositifs infrastructurels liés aux mouvements de marchandises. Premier producteur de cuivre africain, malgré sa position enclavée, elle occupe une position de véritable carrefour géographique, due à plus d’un siècle de politiques de déve- loppement des infrastructures de transport27. Le pays constitue un véritable passage obligé au sein de deux grands corridors, l’un Sud-Nord reliant les ports d’Afrique du Sud aux mines zambiennes et congolaises, l’autre Est-Ouest reliant les rives atlantique et indienne du continent. En Zambie, l’extraversion des infrastructures cinétiques conçues par le régime colonial pour l’exportation des minerais de cuivre est ancienne : le chemin de fer en provenance du Cap et géré par la British South Africa Company a atteint les mines zambiennes (puis katangaises, de l’autre côté de la frontière) avant 1910, et donc avant les Bomas, ces centres administratifs et politiques installés à partir de la reprise en main des colonies par la Couronne britannique en 1924. La période qui a directement suivi l’indépendance du pays en 1964 n’a pas changé cet état de fait mais a néanmoins diversifié les routes d’exportation du cuivre avec la construction du chemin de fer Tazara (Tanzania-Zambia Railways) vers le port de Dar es Salam en Tanzanie. L’extraversion des infrastructures commerciales liées au commerce minier est toujours sensible aujourd’hui dans les dynamiques de néolibéralisation des territoires28. Elle se traduit par le souci permanent d’accélération et de sécurisation des flux de marchandises, notamment à travers les infrastructures matérielles et immatérielles qui sous-tendent le mouvement des biens. Les entreprises privées jouent un rôle central dans le développement de ces deux types d’infrastructures, et ce avec le soutien des pouvoirs publics zambiens activement investis dans la mise en place de partenariats public-privé, en tout cas depuis les premiers plans d’ajustement structurel adoptés à la fin des années 1980.

L’importance de la formalisation bureaucratique des circulations commer- ciales a donc également varié dans le temps : la cyclicité et la variabilité des cours internationaux du cuivre, se traduisant en Zambie par une alternance entre des périodes de prospérité (les booms) et de crise économiques (les

27. J.-B. Gewald, Forged in the Great War: People, Transport, and Labour. The Establishment of Colonial Rule in Zambia, 1890-1920, Leiden, African Studies Center, 2015.

28. H. Blaszkiewicz, « La mise en politique des circulations commerciales transfrontalières en Zambie : infrastructures et moment néolibéral » [en ligne], Géocarrefour, vol. 91, n° 3, 2017, <https://

journals.openedition.org/geocarrefour/10342>, consulté le 20 décembre 2018. Voir également L. Awanyo et E. M. Attua, « A Paradox of Three Decades of Neoliberal Economic Reforms in Ghana:

A Tale of Economic Growth and Uneven Regional Development », African Geographical Review, vol. 37, n° 3, 2018, p. 173-191.

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busts29), ont un impact fondamental sur la santé économique du pays et contribuent à resserrer (en période de prospérité) ou à desserrer (en période de crise30) l’étau de la bureaucratisation et de la formalisation des circulations commerciales. Les années 2005-2006 ont marqué l’entrée dans un nouveau cycle de boom minier31 ; cela se traduit par la volonté des administrations zambiennes de mieux contrôler les circulations afin de prélever davantage d’impôts et de renflouer leur budget, et paradoxalement par la volonté des entreprises privées d’échapper à ces tentatives de formalisation et de taxation qui grèvent leurs profits. Une première tension qui participe à la réalisation partielle des objectifs des infrastructures de papier dont il sera question en seconde partie. La formalisation bureaucratique des circulations doit également être lue à l’aune de la géographie politique de la région : la Zambie jouit sur la scène internationale d’une image de stabilité politique et économique, ainsi que de celle d’un régime développant des politiques fiscales avantageuses pour les intérêts privés. Les efforts de formalisation des circulations, notamment en suivant les normes internationales qui font sens pour les entreprises multinationales de logistique, jouent un rôle dans la constitution de la Zambie comme une base arrière stable et sûre pour les entreprises souhaitant investir en RDC, contrastant fortement avec le contexte d’« organized chaos32 » qui règne dans ce pays. Ce contraste entre les fonctionnements des deux États est renforcé par le fait que la Zambie est un des membres clés des ensembles régionaux comme le Comesa, dont le secrétariat général se trouve dans la capitale zambienne Lusaka. Au contraire, les administrations congolaises, si elles ont effectivement signé et ratifié les traités de libre-échange, n’en appliquent toujours pas les principes clés.

La réalisation d’une partie de mon terrain d’enquête au sein d’une entreprise directement investie dans le mouvement des marchandises entre les deux pays m’a permis d’entrer dans les rouages de la gestion privée des circulations commerciales. La période d’observation participante a en effet constitué un moyen de faire apparaître ce travail de l’écrit souvent laissé aux « back-offices33 » des organisations. La constitution des dossiers commerciaux occupe certes une très grande majorité des employés des bureaux de l’entreprise X, mais

29. A. Fraser et M. Larmer (dir.), Zambia, Mining and Neoliberalism: Boom and Bust on the Globalized Copperbelt, New York, Palgrave MacMillan, coll. « Africa Connects », 2010.

30. R. Botte, « Économies trafiquantes et mondialisation », Politique africaine, n° 88, 2002, p. 131-150.

31. B. Rubbers, « Mining Towns, Enclaves and Spaces: A Genealogy of Worker Camps in the Congolese Copperbelt », Geoforum, à paraître.

32. Il s’agit d’une expression souvent employée au cours de mes entretiens en Zambie pour décrire le fonctionnement des systèmes politique et économique congolais. Il renforce la construction du contraste entre les deux pays voisins, l’un stable et pacifique, l’autre instable et dangereux.

33. J. Denis, « Le travail de l’écrit… », art. cité.

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elle est considérée comme une activité quotidienne, familière et technique, trois caractéristiques qui font qu’elle n’apparaît pas forcément digne de l’intérêt d’un·e chercheur·euse pour les enquêté·e·s au cours d’un entretien ethnographique plus classique. Le fait de travailler quotidiennement avec les équipes zambiennes de l’entreprise X au sein du bureau de la Copperbelt a révélé l’importance du temps de travail dédié à cette activité de collecte des documents et de formation des dossiers commerciaux dont le but est de gouverner les circulations, de les contrôler à distance et de les rationaliser.

La compilation de pièces écrites constitue donc bien le cœur de l’activité de dédouanement des marchandises transitant entre la Zambie et la RDC.

Infrastructures de papier dans l’activité logistique zambienne : des assemblages techniques

En Zambie, les infrastructures de papier font office de fiche de suivi pour le dédouanement des marchandises, le paiement des taxes, ainsi que pour le suivi de la conformité des circulations à diverses démarches qualité et standards internationaux (notamment les standards ISO). Dans cette optique, l’agent en douane, ici l’entreprise X, doit constituer un dossier complet servant d’identification de la marchandise, de son mouvement, de ses propriétaires successifs. Il est constitué (voir figure 1) : de la déclaration originale en douane, réalisée en ligne par le biais du logiciel Asycuda World34, puis tamponnée lors du passage de la frontière ; de la déclaration des droits et taxes dus ; de la liste de colisage (packing list) ; d’une copie de la facture d’achat des biens (repré- sentant souvent plusieurs pages) ; du manifeste d’expédition (road manifest) ; et éventuellement du connaissement (bill of landing) ou du certificat d’origine des biens (pour exonération quand ils ont été produits dans la South African Development Community, SADC, Communauté de développement d’Afrique australe). À cela peuvent s’ajouter d’autres certificats et permis spécifiques, notamment pour l’importation de véhicules ou de produits pétroliers, ou encore pour l’exportation de minerais. À l’exportation vers la RDC, le dossier doit également faire figurer un document attestant que la marchandise a été inspectée et déclarée conforme par l’entreprise de certification Bureau Veritas, et ce aux frais de l’exportateur·trice. Cela représente donc une dizaine de papiers et de certificats nécessaires pour la réalisation d’une circulation

34. Il s’agit d’un logiciel douanier développé par l’ONU (Sydonia en français) faisant partie d’un programme de coopération technique ayant pour objectif de rationaliser l’activité douanière dans les pays dits « en voie de développement », et avant tout en Afrique, où le logiciel a été mis en place en premier. Voir T. Cantens, « La réforme de la douane camerounaise… », art. cité.

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de marchandises. Il faut noter ici que l’entreprise X, l’un de principaux agents en douane de Zambie, réalise environ 6 000 entrées douanières par mois, ce qui signi fie que 6 000 dossiers de ce type doivent être constitués mensuellement.

Chacun des documents compilés se donne pour objectif de limiter les pratiques illégales dans les circulations commerciales en les standardisant : la description des biens et la facture associée permettent d’éviter la commer- cialisation de biens interdits ; la déclaration en douane, mise en forme selon les normes internationales du Système harmonisé de l’organisation mondiale des douanes35, ainsi que le relevé des droits dus doivent limiter les pratiques d’évasion fiscale (notamment en évitant les sous-déclarations). Pour les biens exportés, il s’agit également pour les autorités douanières de s’assurer que les marchandises ont bien quitté le territoire et ne sont pas vendues en Zambie, sans quoi elles devraient être soumises à la taxe sur la valeur ajoutée (value-added tax, VAT). Il faut rappeler qu’en Afrique, suite aux périodes d’ajustement structurel des années 1980 et 1990 et à leurs effets en termes de désindustrialisation, les circulations sont désormais le lieu de production des richesses et de captation des rentes, publiques ou privées, en lieu et place des activités de production industrielle36. Les dossiers commerciaux conséquents sont donc centraux pour les entreprises comme pour les institutions de l’État : les infrastructures de papier sont un moyen pour elles tout à la fois de connaître, contrôler, et de taxer les circulations commerciales, tout en affichant une transparence et une bonne redistribution des recettes fiscales.

Il ne s’agit cependant que d’objectifs de rationalisation technique, qui ne sont que partiellement atteints. En effet, la société zambienne est historiquement marquée par « un État bureaucratique dont les inconvénients l’ont toujours emporté sur les prestations depuis l’époque coloniale37 ». Dans le cas de la Zambie où la bureaucratie a été privée avant d’être publique, cette affirmation peut être étendue à l’action des multinationales de logistique comme X. Les infrastructures de papier restent donc des outils partiellement efficaces de rationalisation technique, comme le démontre la part importante des pratiques illicites qui perdurent dans les circulations.

35. Le Système harmonisé est une nomenclature internationale pour la description des types de marchandises. Par exemple, les métaux sont assignés aux codes 25 à 27 ; les minerais et résidus miniers au code 26 ; les concentrés de cuivre sont alors désignés par le code unique 2603.

36. B. Hibou, L’Afrique est-elle protectionniste ? Les chemins buissonniers de la libéralisation extérieure, Paris, Karthala, 1996, p. 258.

37. J.-F. Bayart, « De quoi Boko Haram est-il le nom ? » [en ligne], Club de Mediapart, 18 août 2017,

<https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/180817/de-quoi-boko-haram-est-il-le-nom>, consulté le 21 décembre 2018.

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Figure 1. Schéma récapitulatif des documents compilés dans les infrastructures de papier

Les éléments soulignés sont ceux qui entrent en jeu dans le contrôle du temps des circulations, par le management de l’entreprise X comme par les institutions de l’État.

Formalisation, rationalisation et circulations illicites : la bureaucratisation néolibérale inachevée

Tout en permettant aux mouvements de marchandises de se produire, les infrastructures de papier ont pour objectif premier le contrôle du mouvement, de sa vitesse, ainsi que sa formalisation, mais aussi l’évaluation des perfor- mances temporelles des employé·e·s de X ; elles sont à ce titre des technologies de gouvernement, comme je l’expliciterai en première partie. L’archivage, qui fait entièrement partie de ces tentatives de formalisation, fera l’objet d’une seconde partie en ce qu’il pose une première limite matérielle à la rationa- lisation de l’activité logistique. La troisième partie analysera le rôle ambigu des infrastructures de papier dans les circulations illicites.

Rationalisation du temps et mesure de la performance de l’entreprise Les infrastructures de papier produites par l’entreprise X en Zambie et en RDC ont pour premier objectif de mesurer la durée des circulations de marchandises (voir les éléments soulignés dans la figure 1), afin de connaître et de rationaliser la performance des employé·e·s de l’entreprise. Elles sont donc des technologies de gouvernement pour le management : « elles sont directement utilisées pour produire des indicateurs gestionnaires et

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comptables, des statistiques et des données qui permettent le suivi, le contrôle et l’orientation de l’activité38 ».

En effet, grâce aux données descriptives qu’ils contiennent sur le mou- ve ment des marchandises prises en charge par X et à leur abstraction mathématique, les dossiers permettent aux équipes de management de contrôler le travail de leurs salarié·e·s et de les soumettre à un rythme toujours plus rapide dans le traitement des informations. En témoigne l’importance donnée aux différents marqueurs temporels dans le traitement d’une circulation : dates et heures d’arrivée des requêtes, des pièces constituant les dossiers, ou des marchandises elles-mêmes à différents points du territoire sont automatiquement consignées, et ce souvent manuellement, dans des registres. Sur la base de ces éléments, les équipes managériales de X calculent le Key Performance Indicator (KPI), dont les délais sont fixés dans un but de productivité39. Par exemple, le temps compris entre l’arrivée d’un camion à la frontière de Kasumbalesa (l’un des plus importants points frontaliers de toute l’Afrique australe, situé entre la Zambie et la RDC), le traitement des informations relatives à sa cargaison, le paiement effectif des droits de douane et son passage de l’autre côté de la frontière est précisément calculé, et doit théoriquement être inférieur à 1,5 jour, contre 2 auparavant. Certains aspects ne relèvent pas de la responsabilité des employé·e·s de X, car le temps de traitement des informations par les douanes entre également en jeu. Le KPI est ensuite utilisé comme un argument commercial auprès des éventuel·le·s client·e·s de X, car le temps de traitement des dossiers influe sur les coûts finaux pour l’entreprise cliente. À titre d’exemple, citons le cas de ce transporteur zambien qui, mécontent des performances de X, avait choisi de changer d’agent en douane. Il estimait qu’il perdait trop d’argent quand un camion restait bloqué six jours à la frontière à attendre l’autorisation de passer : six jours représentaient 20 % du mois et donc 20 % de son revenu mensuel ! Comme dit l’adage, le temps, c’est de l’argent, et l’immobilité des camions due aux délais trop importants est directement interprétée comme une perte de revenus.

Deuxièmement, les infrastructures de papier interviennent dans l’évaluation du temps du mouvement des marchandises par rapport à la loi zambienne, qui stipule qu’une marchandise en transit sur le territoire dispose de seulement cinq jours pour le traverser. Les transits de marchandises représentent entre 25 et 30 % de l’activité de X ; l’entreprise s’expose à des sanctions financières

38. D. Gardey, Écrire, calculer, classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008, p. 271.

39. K. Hepworth, « Enacting Logistical Geographies », Environment and Planning D: Society and Space, vol. 32, n° 6, 2014, p. 1120-1134.

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dans le cas où cette période de temps n’était pas respectée. Tous ces délais sont reportés et bien visibles sur les dossiers commerciaux qui accompagnent les circulations ; X a même mis en place un système informatique (géré manuellement) pour alerter les différents acteurs de la chaîne logistique des échéances. Il s’agit très simplement d’un tableau Excel qu’un des employés consulte tous les jours sur lequel les délais apparaissent en rouge.

Par la création des infrastructures de papier, l’entreprise X participe du mouvement de normalisation et de rationalisation bureaucratiques en Zambie, autour des notions d’« efficacité, rentabilité et transparence40 » qui passent par la connaissance et l’évaluation des performances des circulations, performances toujours interprétées en termes temporels.

Classement et archivage : première limite matérielle aux objectifs de rationalisation

La fonction d’évaluation et de mesure de la performance des infrastruc- tures de papier se double du nécessaire archivage des dossiers. Dans le but de suivre l’évolution de leur processus de production et de la productivité de leurs employé·e·s, un grand nombre de techniques de classement et d’archi- vage ont vu le jour dans l’entreprise privée41. L’archivage, qui sous-entend une conservation de longue durée des dossiers, entre en tension avec le matériau des infrastructures de papier, caractérisé par sa précarité. Il est par nature fra- gile : il se plie et se déchire. Un dossier peut s’égarer, être mal classé ou détruit par inadvertance, surtout dans le monde de la logistique soumis à l’urgence permanente du mouvement des choses. Cette tension matérialise une pre- mière limite aux objectifs de rationalisation du mouvement qu’incarnent les infrastructures de papier.

Les premiers travaux portant sur la production de l’écrit mettaient en avant le caractère durable des dossiers, contrairement aux discours oraux qui ne pouvaient être reproduits à l’identique car trop dépendants des conditions d’énonciation42. « Mobiles immuables43 », les documents écrits ont été analysés comme des formes qui peuvent voyager dans l’espace et dans le temps sans que leur forme ne soit altérée. Matthew Hull, dans son étude sur l’importance de la forme écrite dans l’administration pakistanaise, ouvre une brèche dans les hypothèses liées à la rationalité bureaucratique

40. B. Hibou, La bureaucratisation du monde…, op. cit., p. 93.

41. D. Gardey, Écrire, calculer, classer…, op. cit., chapitre 4, « Classer, de l’archive à l’action ».

42. M. de Certeau, L’invention du quotidien, op. cit.

43. B. Latour, Science in Action…, op. cit.

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de l’écrit44. Il explique que la mobilité des dossiers à travers les différents services administratifs concernés, son ouverture successive par plusieurs agents font qu’une décision, même écrite, n’est pas à l’abri de modifications et de manipulations. Ces travaux ouvrent la voie à une appréhension des écrits comme quelque chose de mobile et de non fixe, notamment dans leurs déplacements géographiques45. Les infrastructures de papier en Zambie marquent en quelque sorte une autre étape dans cette « dé-fétichisation » de l’écrit. Contrairement aux dossiers administratifs, juridiques, ou ceux qui aident à la prise de décision publique, les dossiers commerciaux dont il est question ici ne sont jamais révisés. Il est par exemple difficilement imaginable, comme c’est le cas dans l’administration pakistanaise, qu’un dossier datant de 196146 soit rouvert et modifié. Les infrastructures de papier sont à usage unique, et leur obsolescence automatique dès que le mouvement unique qu’elles soutenaient a pris fin, lorsque les marchandises sont arrivées à la destination convenue par contrat.

Une fois le mouvement terminé, elles ne peuvent pas être détruites pour autant ; se pose alors le problème de l’archivage, souvent soulevé lors des réunions d’équipe mensuelles dans les bureaux de l’entreprise X. Elles encombrent les étagères, puis les salles entières qui leur sont dédiées, ce qui multiplie les risques de perte ou de mauvais classement (voir figure 2).

Elles sont conservées pour servir de preuve de la conformité des circulations passées aux différentes normes et permettre le paiement, ou le remboursement, des droits de douane. La Zambie dispose en effet d’un règlement fiscal original qui permet aux entreprises industrielles ou minières de réclamer la TVA qu’elles ont payée sur des biens à l’importation. Elles ont besoin pour cela des originaux de tous les documents contenus dans les dossiers commerciaux et doivent en faire la demande à l’administration douanière sous trois mois (contre six auparavant). Les agents de l’entreprise X doivent donc retourner aux clients l’essentiel des documents originaux au plus vite une fois le mouvement terminé. Des copies sont conservées dans les archives de X car les dossiers sont susceptibles d’être vérifiés en cas de litige avec un client ou avec les autorités douanières. Il n’est d’ailleurs pas rare que ceux-ci se déclenchent plus de cinq années après la circulation problématique : un litige entre X et l’agence douanière zambienne a été ouvert en août 2017 pour un camion de 30 tonnes de cuivre ayant circulé (et disparu) en mars 2011. La responsabilité de X a été mise en cause : cela a abouti à la saisie de serveurs informatiques

44. M. S. Hull, Government of Paper…, op. cit.

45. M. De Laet, « Patents, Travel, Space: Ethnographic Encounters with Objects in Transit », Environment and Planning D: Society and Space, vol. 18, n° 2, 2000, p. 149-168.

46. M. S. Hull, Government of Paper…, op. cit., p. 117.

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et de véhicules au siège de X à Lusaka, et à la perturbation des circulations en cours. Retrouver le dossier concernant cette circulation a fait l’objet d’efforts importants, car il pouvait prouver l’innocence de l’entreprise X dans ce litige.

Si les infrastructures de papier servent de nouveau, c’est uniquement dans un objectif de contrôle, et rien n’est alors ajouté ou réinterprété dans le dossier de base.

Au-delà de l’espace occupé par les dossiers qui s’entassent, l’archivage de ces infrastructures commerciales doit également faire face aux contraintes de l’environnement. Elles se rapprochent à ce titre des infrastructures matérielles, dont la maintenance dans les aléas climatiques est si centrale à leur bon fonctionnement47. Le papier est fragile et ne résiste pas aux conditions climatiques extrêmes, comme la chaleur ou l’humidité, conditions assez fréquentes sous les latitudes concernées. Elles peuvent entraîner le développement de moisissures et endommager irrémédiablement les écrits.

De même, les infrastructures de papier peuvent être anéanties par la présence de certains insectes bibliophages dans les lieux de stockage. D’importants moyens sont alors mis en œuvre pour la conservation du papier. À Lubumbashi, principale ville du Katanga en RDC par exemple, l’entreprise X a récemment investi dans une salle d’archives climatisée avec régulateur d’humidité.

Une équipe d’une dizaine de personnes est responsable à plein-temps de l’archivage et, grande nouveauté au niveau de la région, de la numérisation des dossiers commerciaux.

47. J. Denis et D. Pontille, « Materiality, Maintenance, Fragility: The Care of Things », rapport n° 1947255, Social Science Research Network, 2016.

Figure 2. Dossiers commerciaux en attente d’archivage au bureau de X à Chingola (Zambie)

© H. Blaszkiewicz, 24 août 2017.

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Des infrastructures de blanchiment ?

L’introduction de la question des circulations illicites et illégales dans la chaîne logistique est une question nouvelle et relativement contre-intuitive au premier abord : la multiplication des normes et des preuves de respect de ces normes la caractérisant a précisément comme justification la lutte contre de telles pratiques. Cependant, une double déconnexion se crée entre les marchan- dises effectivement transportées et leur image telle qu’elle est capturée dans les dossiers commerciaux ; une faille dans la sécurisation du mouvement si chère aux entreprises (surtout lorsqu’il s’agit de chargements de minerais dont la valeur peut dépasser les 200 000 dollars) dans laquelle peuvent se glisser des pratiques illicites. En effet, comme dans l’allégorie de la caverne, les acteurs de la logistique ont davantage confiance dans les images des circulations de marchandises produites dans les infrastructures de papier que dans la car- gaison de marchandises elle-même, et ce parce que les dossiers commerciaux donnent l’illusion de pouvoir « embrasser synoptiquement48 » le mouvement des biens. Une déconnexion se crée alors, à la fois entre les marchandises transportées et l’image rapportée dans les dossiers commerciaux, mais aussi dans le décalage temporel qui existe entre le mouvement des marchandises d’une part et le mouvement des diverses pièces constituant le dossier d’autre part. On rejoint ici les conclusions de Nicky Gregson et Mike Crang :

« Le fait qu’il n’y a pas de correspondance entre les biens qui circulent et les dossiers qualitatifs et autres données descriptives qui permettent leur circulation, l’activité logistique libère un espace pour les pratiques illicites, se situant au cœur même de la pratique du commerce global49. »

Il s’agit ici d’un deuxième sens que l’on peut donner à l’expression infras- tructures « de papier » : cette expression souligne leur faiblesse dans la poursuite des objectifs de régulation et dans l’épuisement bureaucratique effectif du monde social. Certes, il est plutôt classique, dans les études afri- caines, de constater l’écart entre des normes sociales formelles et les pratiques des acteurs : c’est le cas dans les administrations publiques50, mais aussi dans le domaine commercial, pour lequel plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer la prégnance des circulations dites « de contournement51 »

48. B. Latour, « Le topofil de Boa Vista… », art. cité, p. 202.

49. N. Gregson et M. Crang, « Illicit Economies: Customary Illegality, Moral Economy and Circulation », Transactions of the Institue of British Geographers, vol. 42, n° 2, 2017, p. 213.

50. J.-P. Olivier de Sardan, « À la recherche des normes pratiques de gouvernance réelle en Afrique », Communication au colloque « Afrique : pouvoir et politique », 2008.

51. K. Bennafla, Le commerce transfrontalier en Afrique centrale : acteurs, espaces, pratiques, Paris, Karthala, 2002, p. 29.

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(fraude et contrebande). Il n’est cependant pas du ressort de cette contribution d’expliquer ce décalage : il s’agit ici de décrire en quoi les dossiers commer- ciaux forment des infrastructures techniques qui permettent aux acteurs de réintégrer dans le circuit légal des pratiques qui ne le sont pas. Je cherche donc à montrer que les infrastructures de papier, si elles ont été créées pour faire disparaître les pratiques illicites et illégales des circulations de marchandises, ne permettent pas moins aux acteurs de couvrir des pratiques commerciales situées en marge de la loi. Il est donc important de penser les infrastructures de papier comme un ensemble technique paradoxal pouvant permettre à la fois la limitation des pratiques illégales et leur blanchiment.

Les pratiques illicites qui se glissent dans la double déconnexion entre les dossiers commerciaux et les chargements de marchandises qu’ils soutiennent peuvent être de plusieurs ordres. Premièrement, la désynchronisation entre temps des papiers et temps du mouvement des marchandises peut autoriser des détours par des itinéraires non prévus, et permettre à cette occasion le chargement et/ou le déchargement de marchandises non ou sous-déclarées, avec ou sans l’aval des autorités douanières, et qui se déroulent hors du cadre du papier. Cette pratique s’observe facilement : les chauffeurs de poids lourds profitent souvent de leurs trajets pour acheter et vendre d’autres biens de consommation pour leur propre profit, comme du charbon de bois ou des fruits et légumes, en profitant du décalage temporel entre leur arrivée sur un lieu, par exemple à un passage frontalier, et la réalisation de l’autorisation administrative contenue dans les dossiers commerciaux qui leur permettra de poursuivre leur route. Ainsi, lors d’un trajet en voiture sur les routes du Katanga, les deux responsables d’une grande entreprise congolaise de transports qui m’accompagnaient ont surpris un de leurs camions à l’arrêt dans la ville de Likasi. Ils ont arrêté la voiture et sont allés demander des comptes au chauffeur : celui-ci n’a théoriquement pas l’autorisation de s’arrêter hors des aires prévues à cet effet, pour des raisons de sécurité d’une part (le risque de vol des marchandises est important en RDC), et de productivité de l’autre. Le chauffeur s’est empressé de remonter dans son véhicule en expliquant qu’il livrait des provisions à un proche. Il est difficile d’avoir une idée précise de l’ampleur du phénomène, mais il est probable que ces pratiques soient utilisées à plus grande échelle pour le transport de biens interdits ou pour éviter les taxations.

Deuxièmement, il semble que les infrastructures de papier permettent et autorisent l’intégration de pratiques illicites dans les circuits légaux. Il existe en Zambie un régime douanier spécial qui dispense les chargements urgents, comme les pièces de rechange pour les engins miniers, de l’inspection physique habituellement réalisée par les douaniers lors du passage de la frontière. Il s’agit de la procédure dite de special delivery, qui se traduit dans

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les faits par une autorisation écrite de la part des douanes et jointe au dossier commercial. Cette autorisation spéciale est délivrée sur demande de l’agent en douane, dont la fiabilité sera jugée et la bonne réputation prise en compte pour autoriser cette pratique normalement exceptionnelle. Ici, l’ancienneté et le caractère multinational de X font que les special delivery que l’entreprise recommande sont rarement refusées. Les brigades mobiles des douanes réalisent cependant parfois des contrôles aléatoires le long des grands corridors routiers. Début août 2017, un camion dont X avait la charge pour le compte d’une entreprise chinoise de travaux publics circulant sous régime douanier spécial a été inspecté à proximité de la ville de Kapiri Mposhi, important carrefour routier du centre de la Zambie. Les douaniers ont constaté que les biens chargés dans le camion ne correspondaient pas aux biens déclarés par l’agent en douane, ni à la liste de colisage présente dans le dossier. Le camion et le chargement ont donc été saisis, et X, ainsi que son client mis en cause par la justice pour fausse déclaration entraînant une minoration des droits de douane. L’affaire a été réglée en interne entre les autorités douanières et l’entreprise chinoise, soulevant des accusations de corruption à l’encontre des entrepreneurs chinois. Dans ce cas, c’est donc le fonctionnement concret des infrastructures de papier qui autorise l’intégration de pratiques illicites dans la chaîne logistique.

Troisièmement, la double déconnexion entre dossiers commerciaux et mouvements de marchandises peut être un moment de réinsertion de circu - lations illicites dans le circuit légal. Les infrastructures de papier constitue- raient en ce sens des infrastructures de blanchiment de certaines circulations se situant à la marge de la légalité, ou simplement illégales. Par exemple, le minerai extrait par des « creuseurs » artisanaux52 en RDC ou en Zambie, dont l’activité est illégale dans les deux pays, peut être réintégré dans le circuit légal grâce à des dossiers commerciaux compilés par des entreprises comme X. Cette dernière a par exemple pris en charge l’exportation de concentré de minerais de cuivre de provenance douteuse en juillet et août 2017 (voir figure 3), confié par quelques négociants en minerais de natio-nalité zambienne. Bien que tous les papiers de leur dossier soient en règle (notamment le permis d’exportation de minerais), la provenance de ces minerais faisait débat, certain·e·s employé·e·s de X avançant même qu’ils pouvaient provenir de mines illégales en Zambie ou en RDC. Ces négociants ont causé des inquiétudes à l’équipe dirigeante de X : les sacs de minerais visibles en figure 3 étaient toujours stockés dans

52. P. Mususa, « Contesting Illegality: Women in the Informal Copper Business », in A. Fraser et M. Larmer (dir.), Zambia, Mining and Neoliberalism…, op. cit., p. 185-208 ; T. Makori, « Mobilizing the Past: Creuseurs, Precarity and the Colonizing Structure in the Congo Copperbelt », Africa, vol. 87, n° 4, 2017, p. 780-804.

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l’entrepôt trois mois plus tard, et les managers de X craignaient une fouille improvisée de la part des douaniers qui mettraient en cause la responsabilité de X s’ils ne pouvaient en prouver l’origine. De la même manière, le minerai volé peut également être réexporté grâce à d’autres infrastructures de papier qui présentent la façade de la légalité. On m’a rapporté le récit d’un vol d’un camion de cobalt qui se trouvait sous la responsabilité de l’entreprise X dans un port d’Afrique du Sud. Devant mon incrédulité quant aux possibilités de réexporter un minerai si rare et si cher, et donc surveillé de près grâce à des numéros de scellés uniques, on m’a expliqué qu’il suffisait de le mélanger avec du minerai à plus faible teneur, de le reconditionner et de le faire enregistrer auprès des douanes comme tel, sous un autre code HS grâce à des dossiers commerciaux correctement constitués, puis de l’exporter légalement. Par exemple, il arrive que les minerais précieux soient exportés en étant déclarés comme des déchets miniers, et donc non taxés53. Les entreprises chinoises sont encore une fois les principales accusées lorsqu’il s’agit de vol de minerais et de réexportation frauduleuse : les entrepreneurs chinois sont en effet présents de longue date dans l’industrie minière zambienne54 et disposent de réseaux commerciaux transnationaux puissants et efficaces.

53. S. Das et M. Rose, Copper Colonialism. British Miner Vedanta KCM and the Copper Loot of Zambia, rapport, Foil Vedanta, 2014, p. 12.

54. C. K. Lee, « Raw Encounters: Chinese Managers, African Workers and the Politics of Casualization in Africa’s Chinese Enclaves », Los Angeles, Institute for Research on Labor and Employment, 2009.

Figure 3. Minerais de cuivre brut à faible concentration et d’origine douteuse stockés dans l’entrepôt de l’entreprise X (Zambie)

© H. Blaszkiewicz, 30 août 2017.

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Les infrastructures de papier ont donc un caractère fortement ambivalent : le travail qu’elles réclament pour leur compilation est d’autant plus important qu’un grand nombre de papiers est nécessaire pour prouver la conformité de la circulation à des normes toujours plus nombreuses. Elles sont chro- nophages, et mesurent le temps dans le but d’évaluer et d’accélérer toujours plus l’activité logistique. Elles autorisent cependant et contribuent à blanchir circulations et pratiques commerciales illicites. Je rejoins encore une fois les conclusions de Nicky Gregson et Mike Crang sur les pratiques illégales dans l’industrie logistique : « les pratiques illicites font partie du fonctionnement des économies extraverties55 ».

S

i le terme infrastructures de papier peut faire réagir à la première lecture, c’est qu’il remet frontalement en cause les idées reçues sur les infrastructures, toujours associées à la grandeur, au durable et au spectaculaire. J’ai cependant montré que les dossiers commerciaux accompagnant les circulations sur le continent africain, malgré leur précarité matérielle, faisaient entièrement partie des infrastructures cinétiques en étant nécessaires aux mouvements des choses dans l’espace. Le temps, dont l’importance est mise en lumière par le matériau papier, est un facteur clé dans l’activité logistique : il est à la base de son fonctionnement, car la rentabilité des circulations qu’elle prend en charge dépend des performances temporelles des employé·e·s. Il est à ce titre un argument commercial important et est omniprésent dans les discours des acteurs. Mesuré et suivi de près, le temps du mouvement des marchandises est évalué et calculé par le biais des infrastructures de papier. La désynchro- nisation entre le temps du mouvement des dossiers entre les différents points du territoire et le temps du mouvement des marchandises représente cepen- dant une faille dans laquelle se glissent des pratiques illicites et illégales, qui restent néanmoins rentables pour les acteurs ayant les moyens de s’en saisir.

Peut-on dire des infrastructures de papier qu’elles sont des infrastructures néolibérales ? Elles remplissent en effet des fonctions centrales dans la bureaucratie de cette grande entreprise multinationale qu’est X : contrôle des circulations, gouvernement à distance à travers l’abstraction statistique, évaluation des performances. Ces éléments sont des caractéristiques clés de la bureaucratie privée et de l’industrie logistique. Ces objectifs sont cependant partiellement atteints, comme le démontre la présence toujours renouvelée des pratiques illicites dans les circulations de marchandises. Les infrastructures de papier entretiennent par ailleurs une relation ambiguë avec les idéaux internationaux de libre-échange, tout comme un bon nombre

55. N. Gregson et M. Crang, « Illicit Economies… », art. cité, p. 208.

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de politiques néolibérales menées ces vingt dernières années dans diverses régions du monde : en RDC, sous couvert de règlements de facilitation des échanges, la multiplication des papiers devant être transmis pour chaque circulation sert des objectifs de taxation et de contrôle sur les circulations, y compris dans le cadre des ensembles régionaux comme le Comesa. La volonté internationale libre-échangiste de suppression des barrières tarifaires et non- tarifaires aux circulations commerciales transfrontalières débouche alors sur une situation schizophrénique, poursuivant deux buts contradictoires : d’une part celui de fluidifier les flux commerciaux, et d’autre part celui de prouver que l’on respecte bien les règles du libre-échange, ce qui ouvre la voie à l’imposition de nouvelles barrières non-tarifaires par le biais de la constitution d’infrastructures de papier. Cette ambivalence n’est-elle pas l’une des caractéristiques de l’économie néolibérale, tiraillée entre la promotion idéologique d’un libre-échange toujours plus poussé et la constitution nationale de monopoles protégés en partie par la loi ? n

Hélène Blaszkiewicz Université de Lyon

Abstract

The Incomplete Formalization of African Commercial Circulations by Paper Infrastructures. The Case of Zambian Logistics Industry

Based on an ethnographic fieldwork partly spent in a logistics multinational company in Zambia and in the Democratic Republic of Congo, this contribution analyzes commercial files as infrastructures enabling the movement of goods. In Zambia, paper infrastructures constitute a bureaucratic way of formalizing, rationalizing and assessing commercial circulations. These goals are nevertheless only partly achieved, as the permanence of illicit circulations in the cross-border logistics industry shows.

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