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View of Maldoror en Don Juan. Du mythe littéraire à l’idiomythe

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Texte intégral

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Résumé

Théorisée par Christian Chelebourg dans L’Imaginaire littéraire(Nathan, 2000), la notion d’idiomythe articule l’universalité du mythe à la singularité de l’acte créateur.

La réécriture d’un mythe correspond bien souvent à la rencontre des mythèmes héri- tées d’une tradition et des motivations intimes propres à chaque auteur. On trouvera ainsi dans Les Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, alias Lautréamont, une étonnante reprise idiomythique du mythe de Don Juan.

Abstract

Theorised by Christian Chelebourg, idiomyth is a concept that articulates the myth’s universality and the creative act’s singularity. Rewriting a myth very often con- sists in combining traditional mythems with innermost and peculiar motivations. Thus Les Chants de Maldoror by Isidore Ducasse, alias Lautréamont, offers a suprising idio- mythic version of the Don Juan’s myth.

Giovanni B

erjola

& Christian C

heleBourg

Maldoror en Don Juan Du mythe littéraire à l’idiomythe

Pour citer cet article :

Giovanni Berjola & Christian CheleBourg, « Maldoror en Don Juan : du mythe lit- téraire à l’idiomythe », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 17, « Le

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 17, novembre 2015

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Du mythe littéraire à l’idiomythe

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Les mythes, comme le lexique, sont des éléments de langage. Ils forment, d’une certaine manière, des unités narratives soumises, comme les unités séman- tiques, à la combinaison syntagmatique et à la sélection paradigmatique. Comme ces dernières, elles sont également décomposables : on sait que la notion de mythème, ou « plus petite unité de discours mythiquement significative »2, a été définie sur le modèle du sème, dans une optique structuraliste. La mythocritique a eu le mérite de révéler combien les antiques récits des origines aussi bien que de grandes figures littéraires comme Don Juan ou Robinson Crusoé peuvent irriguer en profondeur le discours littéraire. Mais l’entreprise a naturellement privilégié, sans doute pour les besoins de la démonstration, le repérage de mythes canoniques, donc la fidélité à l’héritage gréco-latin. Or le mythe, comme tout élément linguistique, se prête à di- vers processus d’appropriation par lesquels il s’éloigne de ses racines. De même que les auteurs n’utilisent pas toujours le vocabulaire dans le sens fixé par le dictionnaire, il n’est pas rare qu’ils revisitent à leur convenance les canevas mythiques. Comme la poétique d’un sujet écrivant l’amène à s’exprimer dans ce que Marcel Proust appe- lait « une sorte de langue étrangère »3, autrement dit un idiolecte qui lui est propre, elle l’entraîne à changer les mythes en idiomythes pourvus d’un sens singulier et, par-delà, traversés, structurés par des motivations intimes de réparation narcissique.

En lançant Astérix et Obélix dans une série de douze travaux, Uderzo et Gos- cinny faisaient en 1976, pour leur second long métrage d’animation, un clin d’œil appuyé à Hercule. Mais il n’était pas question, pour eux, de respecter la mythologie comme l’avait fait Nicolas P. Falot dans la série Mickey à travers les siècles. La geste du demi-dieu n’est qu’un prétexte pour enchaîner une série d’épreuves à la mesure de leurs personnages, sommés par César de prouver qu’ils sont des dieux, ou bien de se soumettre à son autorité. Baffes et ripailles figurent en bonne place au programme.

Après avoir battu à la course un champion olympique, lancé un javelot jusqu’en Amérique et vaincu un expert en arts martiaux, les deux compères sont invités par leur guide, Caïus Pupus, à traverser un lac sur une barque. Cela paraît être un jeu d’enfants, mais ils sont bientôt irrésistiblement détournés de leur objectif par les voix enchanteresses des prêtresses de l’Île du Plaisir. Le mythème du chant est emprunté aux sirènes de l’Odyssée, ces femmes-oiseaux qui conduisent les marins au naufrage. La geste d’Ulysse se mêle à celle d’Hercule. Sur l’Île du Plaisir, les Gaulois

1. Ce travail est la version remaniée de plusieurs pages extraites de la thèse de doctorat intitulée

« Je saisis la plume : Isidore Ducasse et l’acte créateur, soutenue à l’Université de Lorraine en 2013.

2. Gilbert durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre : de la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Dunod, 1992, p. 344.

3. Marcel Proust, « [Notes sur la littérature et la critique] », dans Contre Sainte-Beuve, dans Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Pierre ClaraC (ed.), Paris, NRF Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 305.

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sont traités comme coqs en pâte. Les pulpeuses créatures qui peuplent le lieu leur promettent des délices dignes de l’Olympe. Las ! Obélix ne demande qu’à manger et tout se gâte lorsqu’au lieu de nectar et d’ambroisie, il réclame du sanglier. Dans l’incapacité de le satisfaire, faute du précieux gibier, la Grande Prêtresse change soudainement de ton : « Dis donc, le gros, tu crois quand même pas que je vais faire la cuisine pour toi, non ? »4 Et ses suivantes de surenchérir : « Et pourquoi pas la vaisselle… le ménage… les pantoufles ? » Au beau milieu d’une décennie marquée par la révolution sexuelle, les sirènes se dressent en femmes fatales contre la figure de la ménagère. Leur chœur fait entendre une caricature du discours féministe alors en vogue pour ne laisser aux femmes le choix qu’entre les travaux domestiques et la séduction érotique. L’alliance des mythes permet aux auteurs de présenter comme un exploit herculéen la résistance à ces ensorceleuses. En entraînant, non sans difficulté, Astérix dans sa fuite, Obélix fait triompher un certain esprit gaulois contre le nouvel ordre amoureux inhérent à la redéfinition de l’identité féminine. Il en assume avec humour le caractère rétrograde, au nom de son bon plaisir. En céli- bataire invétéré, il renvoie en fait dos à dos ces deux représentations antinomiques de la femme. Les mythes ici mis à profit fonctionnent comme des symboles, leur forme – autrement dit leur matière diégétique – impliquant leur signification : les sirènes illustrent la tentation, Hercule la force. L’idiomythe se constitue sur la base de leur articulation syntagmatique. Les sémantismes originels sont préservés, mais un propos nouveau se dégage du rapprochement ainsi opéré. Dans cette logique, les mythes participent de l’ouverture du sens caractéristique des images telles que les définit Bachelard5. Le symbolisme mythologique se voit traité sur le modèle des images verbales.

Si l’on a affaire, dans un cas comme celui-ci, à une forme de pochade mytho- logique, les inflexions idiomythiques procèdent souvent de mobiles profonds qui font écho à l’élaboration, par le sujet, d’un autoportrait symbolique chargé de res- taurer son image. C’est ce que montre l’exemple de Lautréamont, développé par Giovanni Berjola.

Christian CheleBourg

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Que ce soit Gaston Bachelard dans Lautréamont ou Michel Pierssens avec Éthique à Maldoror, la critique ducassienne n’a guère été sensible aux liens qui unissent Maldoror à Don Juan. Or, dans son article intitulé « Tendresse de Lautréa- mont », Bruno Guitard décrit le chant VI des Chants de Maldoror comme un « joli pe- tit roman homosexuel » : « Nouveau Don Juan, Maldoror séduit Mervyn d’emblée amoureux »6. Comme les grandes figures mythiques et littéraires, Don Juan incite à l’identification, soit qu’on s’identifie au séducteur, soit qu’on attribue son nom à un séducteur. L’antonomase de B. Guitard pourrait s’avérer plus pertinente que

4. René gosCinny, Albert uderzo, Les Douze Travaux d’Astérix © Studios Idéfix, 1976, 00:27:47.

5. Voir Gaston BaChelard, L’Air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 7.

6. Bruno guitard, « Tendresse de Lautréamont », dans Europe, n° 700-701, 1987, p. 75.

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Giovanni Berjola & Christian CheleBourg

prévu. En effet, dans Poésies I, « les Don Juan » apparaissent, entre « les Werther » et

« les Faust », dans la « série bruyante des diables en carton » (P I, 266)7, où Ducasse énumère un grand nombre de types littéraires associés au romantisme. Le séducteur côtoie deux créatures de Goethe : Werther est l’emblème de l’amour qui tue et Faust celui de l’amour qui damne. Au regard de l’érotisme ducassien, cette référence à Don Juan ne saurait être innocente.

La poétique ducassienne est en partie structurée par un complexe érotique de l’homme fatal, réponse artistique du sujet à l’absence maternelle. Ducasse a en effet perdu sa mère peu de temps après sa naissance. Cette blessure narcissique initiale semble avoir engendré une organisation psychique proche du complexe de la mère morte décrit par André Green8, structure inconsciente où, suite à une dépression de la mère, l’image maternelle se fait lointaine et mortifère aux yeux du sujet. Green admet que des similitudes existent entre certaines situations de deuil et le com- plexe de la mère morte. Il ne s’agit pas ici de valider l’hypothèse selon laquelle la mère de Ducasse se serait suicidée, mais, du fait de son âge, Isidore n’a pu conce- voir consciemment la mort réelle de sa mère, et l’on peut supposer qu’il a senti sa disparition comme une forme d’abandon similaire à celui de la mère dépressive.

En somme, il est très possible que Ducasse ait considéré sa mère comme psychi- quement morte avant de comprendre qu’elle était réellement morte. Une seconde blessure narcissique semble avoir ravivé cette douleur. Des éléments biographiques et poétiques tendent à prouver que Ducasse aurait connu l’échec auprès de son ami Dazet. L’imaginaire érotique de Ducasse repose donc sur deux fantasmes : le premier est un désir de vengeance et de possession à l’égard de mère morte, qui appartient au terrible Père divin. Le second fantasme substitue à cette mère inacces- sible le double poétique de Dazet, l’adolescent idéal qui hante Les Chants de Maldoror et peut apparaître sous la forme féminisée de la jeune fille. La répétition du crime érotique de poème en poème renouvelle et explique ce transfert de la mère morte à l’adolescent et mythifie la sexualité criminelle. On peut émettre l’hypothèse que le mythe littéraire de Don Juan entre dans la composition d’un autoportrait symbo- lique en séducteur fatal.

Selon Pierre Brunel, ce mythe connaît trois phases9. Le héros fait sa pre- mière apparition à l’époque classique dans L’Abuseur de Séville (El Burlador de Sevilla, 1630), une comédie de l’espagnol Tirso de Molina. Il incarne alors un personnage qui, malgré ses félonies, demeure divertissant. Chez Molière (Dom Juan, 1665), il représente la moquerie et le défi ; avec Mozart et Da Ponte (Don Giovanni, 1787), il préfigure les héros romantiques de l’individualité, de la révolte, de la liberté et du désir. Les différentes versions de cette période suivent scrupuleusement le canevas de départ : l’histoire repose sur la réduplication — Don Juan réitère conquêtes et

7. Les citations renvoient à : Isidore duCasse (comte de Lautréamont), Œuvres complètes — Les Chants de Maldoror, Chant premier (1868). Le comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1870). Poésies I et II. Correspondance. Textes d’attribution incertaine, édition établie, préfacée et annotée par Jean-Luc steinmetz, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009. Les citations extraites des Chants de Maldoror seront suivies de leur référence entre parenthèses, ainsi présentées : le numéro du chant est noté en chiffres romains ; le numéro de la strophe est noté en chiffres arabes et mis entre cro- chets, ce séparateur rappelant que les strophes ne sont pas numérotées à l’origine ; pour les strophes postérieures à la deuxième strophe du chant petites capitales ; enfin, la pagination clôture la référence.

Les références à Poésies sont présentées ainsi : P I ou P II selon le fascicule, suivi de la pagination.

8. André green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit, « Critique », 1983, p. 222.

9. Pierre Brunel, « Don Juan », dans Dictionnaire des Mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher, 2000, pp. 489-491.

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tromperies – et la réversibilité – le séducteur est finalement puni pour ses crimes. À partir de « Don Juan, rêverie d’un voyageur enthousiaste » (1812) d’E. T. A. Hoff- mann, le burlador se transforme en personnage romantique : pour la première fois, Don Juan dialogue réellement avec l’une de ses victimes, Donna Anna. Tous les deux aspirent à l’infini, mais il est trop tard pour Don Juan et trop tard pour elle. Par amour, elle l’accompagne en enfer. Dès lors, comme chez Zorrilla (Don Juan Tenorio, 1844) ou Dumas père (Don Juan de Marana ou la Chute d’un ange, 1836), Don Juan peut rejoindre Satan et Caïn au nombre des candidats au salut : « Si le mouvement du drame donjuanesque change », explique Brunel, « c’est parce qu’il est modelé par le grand thème romantique de la rédemption, par un schème ascensionnel »10. En outre, il arrive que Don Juan s’aventure hors du seul théâtre, notamment chez Byron (Don Juan, 1819-1824). À partir de la seconde moitié du xixe siècle, le mythe prend une dimension plus décadente. Dans « Don Juan aux Enfers » (Les Fleurs du mal, 1857), Baudelaire décrit un dandy froid et blasé. En 1867, Barbey d’Aurevilly publie « Le Plus bel amour de Don Juan », nouvelle désabusée dans laquelle un ava- tar fin-de-siècle du héros raconte sa plus belle conquête.

Le mythe littéraire de Don Juan a fait l’objet de très nombreuses interpréta- tions. Plusieurs aspects de ce mythe extrêmement riche entrent en résonance avec l’imaginaire intime de Ducasse : séduction compulsive, recherche de l’alliance de l’amour et de la mort, opposition au père terrestre et à Dieu le père, absence de la mère, transgression et culpabilité. Selon toute vraisemblance, Don Juan procède de mythes plus essentiels, tels ceux de Narcisse, de l’Androgyne, des Gémeaux et sur- tout du Double. Ainsi, dans Don Juan et le double (1932), Otto Rank établit que, dans l’histoire de Don Juan, le dédoublement lui-même est double : d’une part, Don Juan,

« personnification du Diable », se dédouble dans son valet, qui représente les « scru- pules de conscience, principes du bien »11 ; de l’autre, il se dédouble dans la figure du Commandeur, personnification de sa culpabilité envers les morts12. De plus, l’aspect sexuel du mythe suscite plusieurs lectures. Selon Rank, « les nombreuses femmes que Don Juan doit conquérir constamment représenteraient l’unique mère irremplaçable », tandis que ses rivaux « trompés, bafoués, combattus et finalement tués, représenteraient l’unique ennemi mortel invincible, le père »13. Pour certains, comme Wilhelm Stekel, Don Juan serait au contraire un homosexuel refoulé. Expo- sée dans Onanisme et homosexualité. La Parapathie homosexuelle (1951), cette thèse est intéressante en ce qu’elle décrit Don Juan comme un type fondamental organisé autour d’une triade : Don Juan serait un passionné chez qui le désir est spontané ; il ne choisit pas ; il se lasse rapidement. W. Stekel explique son inconstance en ces termes : « Il cherche toujours, parce qu’au fond il veut l’homme. Son but sexuel est l’homme. Dans chaque femme nouvelle, il voudrait trouver enfin la satisfaction de son grand désir. Il les abandonne toutes successivement, déçu, parce qu’aucune ne lui apporte ce qu’il demande »14. Dans l’absolu, les thèses de Rank et Stekel ne sont pas contradictoires et l’on peut admettre que, selon les versions du mythe, Don Juan

10. Ibid., p. 490.

11. Otto ranK, Don Juan et le double, trad. de l’allemand par S. lautman, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1973, p. 132.

12. Ibid., p. 133-149.

13. Ibid.., p. 124.

14. Wilhelm steKel, Onanisme et homosexualité. La Parapathie sexuelle, traduction de Paul Émile Mornardt, Paris, Gallimard, « Psychologie », 1951, p. 232.

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Giovanni Berjola & Christian CheleBourg

peut être homosexuel ou hétérosexuel. On peut imaginer qu’en structure profonde, c’est le refoulement et le transfert qui déterminent l’attitude sexuelle du héros. De fait, dans Les Chants de Maldoror, les deux cas de figure se trouvent associés : le poète héros désire sa mère mais, refoulant ce désir, le transfère sur des objets masculins.

Le donjuanisme de Maldoror repose donc sur le fantasme secondaire de la fantas- matique ducassienne. Il se singularise en renouvelant les thèmes de l’inconstance, de l’amour fatal et de la damnation.

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Don Juan est l’hypocrite au sens plein, l’homme des masques, l’expert en mensonge et en dissimulation. Pour parvenir à ses fins, le Don Juan baroque dispose de différents types de burla, c’est-à-dire de tromperie. Maldoror est un burlador à sa façon, même si ses manœuvres s’inscrivent dans un registre plus inquiétant.

Le héros de Ducasse recourt d’abord à ce que Brunel nomme la « burla de substitution »15, qui consiste à se faire passer pour ce que l’on n’est pas. C’est le cas au chant premier, lorsqu’il s’imagine, lui, le bourreau, venir jouer les sauveurs auprès de l’adolescent supplicié : « Bande-lui les yeux, pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes ; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t’ayant écarté comme une avalanche, tu te précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant d’arriver à son secours » (I, [6], 44). C’est encore le cas au début du chant III, où Mario lui rapporte naïvement la mystérieuse agression dont il a été victime : « Cependant, je suis d’avis, avec toi, que le sang, qui remplit la cuve, a été extrait de mes veines par un bourreau invisible, pendant le sommeil de la dernière nuit. Je t’ai attendu longtemps, fils aimé de l’océan ; et mes bras assoupis ont engagé un vain combat avec Celui qui s’était introduit dans le vestibule de ma maison... » (III, [1], 134). Le mode opératoire, si l’on ose dire, oriente les doutes vers Maldoror lui-même, qui agit souvent à la manière des vampires. Le pronom démonstratif

« Celui » fait contrepoint à l’apposition « fils aimé de l’océan ». La majuscule met cependant le lecteur dans la confidence et l’invite à identifier le « bourreau invi- sible » à Maldoror lui-même.

Mais, comme Réginald, Elsseneur et Mervyn, Mario est victime d’une autre duperie, celle de l’engagement amoureux fictif, ou « burla du faux mariage »16. Au début de la strophe, Maldoror évoque la « bise » qui « [les frappait] en plein visage »,

« s’engouffrait dans [leurs] manteaux et faisait voltiger les cheveux de [leurs] têtes jumelles » (III, [1], 130) : le parallélisme rapproche « manteaux » et « cheveux » – la chevelure est, on le sait, un grand symbole fétichiste. Plus loin, le Don Juan pédé- raste « averti[t] » son ami « de serrer davantage son manteau autour de lui » (132).

Ce dernier lui dit enfin : « Je vais te prêter mon manteau, pour te garantir du froid ; je n’en ai pas besoin » (133). Ce à quoi Maldoror réplique : « Malheur à toi, si tu fais ce que tu dis. Je ne veux pas qu’un autre souffre à ma place, et surtout toi. ». Dans le langage biblique, le don du manteau « exprimait non seulement une protection

15. Pierre Brunel, « Burla/Burlador », dans Dictionnaire de Don Juan, s. dir. Pierre Brunel, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1999, p. 135.

16. Ibid., p. 136-137.

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mais aussi un engagement de mariage »17. Maldoror et Mario sont donc liés par des liens conjugaux. Le refus de Maldoror crée une ironie dramatique : toute sa compassion n’est qu’une feintise, et son engagement n’est qu’un leurre. De fait, le motif du manteau convoque dans le champ de la fiction le thème baroque du dégui- sement et des illusions. Comme le rappelle Lise Revol, « la nuit et le manteau sont les accessoires indispensables au double jeu donjuanesque »18. Or, c’est précisément avec la complicité de la nuit que Maldoror s’en prend à Mario – ce qui explique logiquement son invisibilité. Et c’est aussi la nuit que « l’homme au manteau » (II, [11], 108) commet la plupart de ses méfaits. C’est dire si le manteau et la nuit sont indissociables de Maldoror, personnage à la fois gothique et baroque.

Par ailleurs, la tromperie des personnages donjuanesques s’appuie sur une double rhétorique de la séduction et de la parole mimétique : « À la duplicité des rôles répond la duplicité du langage donjuanesque. Toute une sémiologie de la sé- duction est mise en œuvre. Lorsqu’il joue un rôle, Don Juan n’en épouse pas les convictions (amour, foi…), il en mime le langage »19. C’est ce à quoi se livre Maldo- ror par l’usage subversif qu’il fait des thèmes de l’amour mystique, de la littérature d’imagination ou du langage de la dévotion – on songe au sermon hypocrite qu’il adresse au fossoyeur, personnage que, d’une certaine manière, il parvient à séduire.

Sa parole est donc à son image, c’est-à-dire double. Il est celui que l’on reconnaît au geste et à la voix : « Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil ! Un homme, mû par un dessein caché, vient s’asseoir à côté de lui, sur le même banc, avec des allures équivoques. Qui est-ce ? Je n’ai pas besoin de vous le dire ; car, vous le reconnaîtrez à sa conversation tortueuse » (II, [6], 87).

Le groupe adjectival « mû par un dessein caché » indique que le héros cache ses véritables intentions. L’adjectif « équivoque » fait syllepse : d’un point de vue déno- tatif, il désigne une étrangeté dans l’attitude de Maldoror ; mais d’un point de vue connotatif, il renvoie, suivant une étymologie plus subjective que réelle, à une parole duelle20. Du reste, cela se justifie par le fait que lorsque Maldoror parle, on entend deux voix : celle d’un poète et celle d’un personnage qui souvent se confondent. De plus, le poète reprend un procédé du roman-feuilleton par lequel le romancier feint de laisser au lecteur le soin de deviner l’identité d’un personnage. Cette identité est le plus souvent évidente ; elle est ici suggérée par un trait distinctif, la « conversation tortueuse » : l’expression renvoie à la rhétorique sophistique et trompeuse du héros.

Maldoror cependant n’est pas que l’homme du double discours. Il n’est lui-même que discours, comme Réginald en fera l’amère expérience :

Un sanglier frôla nos habits à toute course, et une larme tomba de son œil, quand il me vit avec toi : je ne m’expliquais pas sa conduite. […]. Quelques re- gards furtifs, pendant notre longue course, jetés à la dérobée sur moi, quand je ne t’observais pas, certains gestes dont j’avais remarqué l’irrégularité de mesure et de mouvement se présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes d’un livre. (V, [7], 218-219)

17. La Bible, Ancien et Nouveau Testament, Pierrefitte, Alliance biblique universelle, 1990, p. 671, note V.

18. Lise reVol, « Double », dans Dictionnaire de Don Juan, op. cit., p. 338.

19. Ibidem.

20. Équivoque vient « du latin aequivocus, de aequus, égal, semblable, et vox, voix, parole. » (Émile littré, « Équivoque », dans Le Dictionnaire de la langue française [1873]).

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Giovanni Berjola & Christian CheleBourg

Si l’animal est plus lucide et plus compatissant que l’homme, sa perspicacité n’en demeure pas moins burlesque. Ici, ce n’est pas le langage verbal de Maldo- ror qui est équivoque, et par conséquent suspect, mais son langage corporel : ses

« regards furtifs » suggèrent quelque intention malveillante ; « l’irrégularité » de ses

« gestes » trahissent une instabilité mentale ou une certaine nervosité. La comparai- son « comme les pages ouvertes d’un livre » cependant révèle la nature poétique de Maldoror, ce qui, sur le plan métafictionnel, le désigne comme un être fictionnel, un Don Juan de papier – mais ne le sont-ils pas tous ? Il y a plus : dans cette poésie empreinte de théâtralité baroque, Maldoror doit être vu comme un rôle tenu par Ducasse lui-même.

Dernier motif de l’inconstance donjuanesque, la lista est, comme le rappelle Gwenhaëlle Plouhinec dans l’article « Catalogue » (1999) du Dictionnaire de Don Juan, un passage obligé de cette littérature : « si le nombre en lui-même importe peu, il permet d’introduire le catalogue qui constitue sous des formes diverses un moment fort du mythe »21. Il faut cependant remarquer, à la suite de José-Manuel Losada- Goya, que « Dom Juan apparaît souvent comme obsédé pas de l’amour mais de la beauté, qu’il confond avec l’amour lui-même » et que son insatisfaction perpétuelle le conduit à la « destruction de chaque beauté qu’il rencontre à son passage » et à « la rébellion face à un idéal qui le nargue »22. On songe bien sûr à la strophe liminaire du chant III, où le poète évoque son idéal poétique et érotique :

Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature d’ange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirés d’un cerveau, brillant d’une lueur émanée d’eux-mêmes. Ils meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont l’œil a de la peine à suivre l’effacement rapide, sur du papier brûlé. Léman !… Lo- hengrin !… Lombano !… Holzer !… un instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la jeunesse, à mon horizon charmé ; mais, je vous ai laissés retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous n’en sortirez plus. (III, 1, 129)

En effet, l’inconstance amoureuse de Maldoror est aussi celle d’un poète en quête de perfection : sa frénésie criminelle est l’analogon fictionnel d’une poésie de la réé- criture qui ne cesse de parfaire ses créatures. Par ailleurs, Revol explique, à propos de Don Juan, que « l’appréhension de la temporalité comme une succession d’ins- tants lui permet de renaître métaphoriquement à chaque nouvelle conquête »23. Si l’inconstance est le moyen trouvé par les avatars donjuanesques pour lutter contre leur angoisse du temps et de la mort, alors on peut dire que chaque nouvel amant ou victime de Maldoror est l’occasion pour lui de s’incarner dans l’espace de la fiction sans souci de cohérence fictionnelle, ce qui rapproche la discontinuité narrative des Chants de Maldoror d’une certaine esthétique baroque. Dans la même perspective, Plouhinec met en lumière le sens à la fois magique et poétique du catalogue : « En- fin on trouve aussi dans cette liste une sorte de parcours poétique […]. Une sorte de magie naît alors de ce qui n’était qu’une collection hétéroclite »24. La lista de Maldo- ror illustre à juste titre cette puissance démiurgique, cette sorcellerie invocatoire du langage. La déclamation sur laquelle s’ouvre le chant III provoque ainsi l’apparition

21. Gwenhaëlle PlouhineC, « Catalogue », dans Dictionnaire de Don Juan, op. cit., p. 160.

22. José-Manuel losada-goya, « Amour », dans Dictionnaire de Don Juan, op. cit., p. 17.

23. Lise reVol, « Double », art. cit., p. 347.

24. Gwenhaëlle PlouhineC, art. cit., p. 163.

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d’un nouvel avatar : « Mais... silence ! l’image flottante du cinquième idéal se dessine lentement, comme les replis indécis d’une aurore boréale, sur le plan vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une consistance déterminée... » (129- 130). Le catalogue maldororien a donc une importance métafictionnelle : il assigne à l’écriture un rôle de création fictionnelle et de construction ontologique.

Comme Don Juan, Maldoror est un être de fiction. Il dupe ses victimes, et il n’est lui-même qu’une duperie poétique, double de papier par l’entremise duquel le poète trompe la mort et le temps. Mais son inconstance n’est pas qu’un moyen de lutter contre la finitude : elle rend justice au sujet abandonné et blessé, qui à son tour abandonne, blesse ou tue. En outre, les conquêtes répétées du Don Juan sont à mettre en rapport avec la compulsion de répétition que Green décèle chez les sujets ayant développé le complexe de la mère morte25. On peut ainsi considérer que l’inconstance maldororienne constitue à la fois la vengeance du sujet par le verbe, et la poétisation de son mécanisme de défense et de réparation narcissique.

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Sur fond de sadisme, l’histoire de Don Juan conjugue de manière presque inextricable les thèmes de l’amour et de la mort. Dans « Sade et Don Juan » (1978), Béatrice Didier constate ainsi qu’« il existe […] des composants sadiques évidents dans le personnage de Don Juan. La séduction n’a tant de charme que parce qu’elle prépare l’abandon »26. Et chez Ducasse cet abandon trouve généralement son équi- valent dans le meurtre.

Dans Le Mythe de Don Juan (1976), Jean Rousset note qu’« Éros et Thanatos sont si étroitement associés dans cette aventure qu’en les dissociant, on la détrui- rait »27. Cette ambivalence fondamentale a deux conséquences : la première est que les amours du héros le conduisent presque toujours à une issue fatale, à savoir sa damnation ; la seconde est qu’elles sont tout aussi fatalement liées à une certaine violence qui peut aller jusqu’au crime. De là les deux invariants du mythe selon Rousset : la victime féminine et le mort. Don Juan est un libertin doublé d’un assassin, et la palme du crime revient sans doute au héros du Don Juan de Tenorio de Zorrilla, qui multiplie les assassinats et les séductions. Chez Maldoror, cette double postulation s’illustre notamment à travers les motifs associés et récurrents de la main et du poignard28, de toute évidence hérité du modèle donjuanesque. En effet, autour de la main gravitent les thèmes du meurtre, de l’amour et de la mort. La main de Don Juan tantôt assassine, tantôt se montre caressante : il tue et épouse à tout va. Mais par un édifiant retournement, c’est de la main même du Commandeur qu’il reçoit son châtiment.

25. André green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, op. cit., p. 232.

26. Béatrice didier, « Sade et Don Juan », dans Obliques, s. dir. Roger Borderie, nº 4-5, 1978, p. 67.

27. Jean rousset, Le Mythe de Don Juan, Paris, Armand Colin, « Prisme-Littérature », 1976, p. 21.

28. Dans le combat qui l’oppose aux requins du chant II, Maldoror se sert « de ce couteau d’acier qui ne l’abandonne jamais. » (II, [13], 119) ; projetant de tuer Lohengrin, il s’achète une petite lame : « Ce stylet était mignon, car j’aime la grâce jusque dans les appareils de la mort ; mais il était long et pointu. » (II, [3], 81). De même, le fossoyeur du chant premier voit en Maldoror un criminel

« qui n’a pas eu la précaution de laver sa main droite » : son « forfait » (I, [12], 69) peut tout aussi bien être un crime de sang qu’une transgression sexuelle, ou les deux à la fois.

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L’homologie que le système donjuanesque établit entre l’amour et la mort peut conduire à une identification des deux invariants qui en découlent. Chez Mo- lière, déjà, le spectre de la femme voilée dédouble la statue du Commandeur. Dans le Don Juan de Marana de Dumas père, la défunte Inès revient sous la forme d’une effigie de pierre, tandis que dans la version de Zorilla, sa statue redouble celle du Commandeur29. Le Don Juan de Ducasse prolonge cette synthèse des deux inva- riants dans une perspective pédérastique et résolument sadique : la victime et le mort se fondent en une figure unique, celle du jeune éphèbe convoité, dupé, aban- donné, mutilé ou mis à mort. Le personnage de Tremdall, dont Maldoror se sépare au chant III, procède d’un démarquage explicite de la matière donjuanesque :

Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui s’absente volontaire- ment, toujours fuyant devant lui, toujours l’image de l’homme le poursuivant.

[…] Penché en avant, statue de l’amitié, il regarde avec des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments […]. (III, [3], 139)

La réécriture est ici complète : la « statue » n’est plus celle d’un mort, mais d’un vivant ; elle n’applique plus un châtiment divin, mais reçoit la blessure d’un doulou- reux abandon (« il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments ») ; elle symbolise dans sa pétrification la constance d’une amitié singulière – on aura relevé le motif de la main – opposé à l’inconstance native d’un séducteur en perpétuel mouvement (« toujours fuyant devant lui »). Le Commandeur provoquait la chute de Don Juan : Maldoror entraînerait presque celle de son ami (« La terre semble manquer à ses pieds »). Après avoir été abandonné ou éconduit, Maldoror est celui qui abandonne.

On notera par ailleurs que la figure du Commandeur reparaît au chant VI sous les traits du père de Mervyn, précisément appelé « Le Commodore » (VI, [4], ii, 231).

La référence au mythe de Don Juan paraît évidente. Mais chez Ducasse, cependant, Don Juan l’emporte sur le Commandeur en la personne du père de Mervyn, inca- pable non pas de se venger lui-même, mais de sauver son fils.

L’alliance du mort et de la victime introduit dans le schéma donjuanesque le thème de la hantise. Dans de nombreuses œuvres, les victimes de Don Juan viennent lui réclamer des comptes non seulement de leur vivant – c’est le cas dans l’opéra de Mozart, où Anna, Elvira et Zerlina s’associent pour se venger de l’abuseur – mais aussi après leur trépas – c’est le cas dans le texte de Dumas père, où Don Juan fait face à leurs fantômes accusateurs. Ce thème, qu’il faut rattacher à ceux du remords et de la conscience, se manifeste particulièrement dans trois passages des Chants de Maldoror. Au chant premier d’abord, on apprend que jour et nuit, « sans trève [sic]

ni repos », « des spectres s’assoient au chevet » de celui que l’on appelle le vampire, et que ces larves « lui jettent à la face, poussés malgré eux par une force inconnue, tantôt d’une voix douce, tantôt d’une voix pareille aux rugissements des combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours vivace, toujours hideux, et qui ne périra qu’avec l’univers » (I, [11], 60). À la fin du chant IV, Maldoror sera proprement obsédé par l’image et la voix de Falmer. Dans la strophe qui clôture le chant V, enfin, Réginald et Elsseneur, changés en une araignée unique, apprennent au héros qu’ils l’ont hanté pendant des années : « Pendant près de dix ans, nous

29. Sylvie Ballestra-PueCh, « Statue », dans Dictionnaire de Don Juan, art. cit., p. 882.

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avons hanté ta couche » (V, [7], 220). Ce qui hante le Don Juan ducassien, c’est la blessure d’amour, la moquerie dont il a été victime et le crime commis ou le crime à commettre pour se venger.

Ducasse tire profit des possibilités combinatoires du mythe de Don Juan et adapte ce dernier aux intimations de son propre imaginaire : Don Juan pédéraste et criminel, Maldoror incarne la culpabilité mystérieuse du sujet, et ses cibles fiction- nelles sont les fantômes poétiques de Dazet, qu’il fantasme en victime. Du reste, l’identification à Don Juan revêt un caractère narcissiquement valorisant et répara- teur : la victime devient le bourreau des cœurs et des corps.

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Don Juan est une figure forte de la transgression sexuelle. Pour les uns, ce n’est qu’un libertin sans conscience ; pour les autres, ainsi que l’écrit Jean-Pierre Martenon dans « La Règle et le catalogue » (1978), il est le chantre de l’amour libre et libéré : « Il est le représentant, non pas tellement de la débauche ou de l’orgie, mais surtout d’un jeu victorieux avec l’institution monogame : il incarne le renversement des mondes »30. Au regard de la morale traditionnelle, Don Juan est un pervers ; mais aux yeux des esprits progressistes, il incarne l’image même du révolté.

Maldoror reprend ce rôle de contestataire, mais en le radicalisant. Ainsi dé- bute son plaidoyer en faveur des invertis :

Ô pédérastes incompréhensibles, ce n’est pas moi qui lancerai des injures à votre grande dégradation ; ce n’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anus infundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et presque incurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquable châtiment.

[…] Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles, expliquez-moi com- ment et pourquoi (mais, tenez-vous à une convenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister à mes passions) la vengeance a germé dans vos cœurs, pour avoir attaché au flanc de l’humanité une pareille couronne de bles- sures. (V, [2], 204)

Objets de désir, les pédérastes, qui désignent ici non pas des hommes mûrs, mais des adolescents, deviennent les auxiliaires farouches de la vengeance de Maldoror.

Considérée comme un fléau pour l’humanité, comportement destructeur et auto- destructeur, à la fois sadique et masochiste (« votre grande dégradation », « mala- dies honteuses »), la pédérastie ne peut que s’attirer les faveurs de cet incorrigible pervers misanthrope qu’est Maldoror. En outre, Ducasse parodie de manière assez discrète la passion christique : l’humanité est crucifiée par les pédérastes, comme le suggère l’allusion à la couronne d’épines (« une pareille couronne de blessures »).

Autant vaut que l’humanité périsse, par le glaive ou par le vice.

Mais au-delà de la simple législation humaine, c’est la loi divine que conteste Don Juan. En multipliant les conquêtes, il élimine les rivaux potentiels : la « théma- tique de la rivalité » s’inscrit, suivant Revol, « dans une optique du double »31. Or, Dieu est l’opposant ultime auquel les avatars donjuanesques s’identifient en dernière instance : « Il est le rival absolu, celui que Don Juan se glorifie le plus d’évincer »32.

30. Jean-Pierre martenon, « La Règle et le catalogue », dans Obliques, op. cit., p. 35.

31. Lise Lise reVol, « Double », art. cit., p. 338.

32. Ibid., p. 339.

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On ne peut manquer de faire le lien avec Maldodor : au chant premier, il tente de séduire Édouard alors que le garçon fait sa prière ; au chant VI, il entend « disputer » à Dieu « la proie qui s’appelle Mervyn » (VI, [6], iV, 239). D’un bout à l’autre de l’œuvre, Maldoror se pense en concurrent direct du Créateur, et cette concurrence s’étend au domaine amoureux : la création des amants fictionnels constitue bien une imitation du pouvoir démiurgique et une contestation de son exclusivité.

Dans son combat désespéré contre Dieu, Don Juan risque la damnation et la mort. Le baroque et le xViiie siècle ne lui épargneront ni l’une, ni l’autre. Au xixe siècle, la mystique amoureuse lui offre une possibilité de salut par la femme aimée, sans pour autant lui éviter la mort. Chez Zorrila et Dumas, cependant, Don Juan choisit la chute plutôt que la grâce ; plus tard, Baudelaire le décrira aux Enfers en damné cynique et blasé. Maldoror, pour sa part, ne cherche pas à éviter la damna- tion ; au contraire, il voudrait que l’homme l’accompagne dans l’éternité. Son atti- tude tient même de la provocation et du persiflage :

Mais, c’est qu’il [Maldoror] aime à te faire du mal, dans la légitime persua- sion que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu l’accompagnes dans le gouffre béant de l’enfer, quand cette heure sonnera. Sa place est depuis long- temps marquée, à l’endroit où l’on remarque une potence en fer, à laquelle sont suspendus des chaînes et des carcans. Quand la destinée l’y portera, le funèbre entonnoir n’aura jamais goûté de proie plus savoureuse, ni lui contemplé de demeure plus convenable. Il me semble que je parle d’une manière intention- nellement paternelle, et que l’humanité n’a pas le droit de se plaindre. (II, [1], 76-77)

Je ne fais que constater ce qui est, en attendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d’avance... (II, [13], 118)

Le symbole du « gouffre béant » introduit le thème de la chute. La « potence de fer » convoque le mythe du châtiment infernal et atteste l’héroïsme masochiste du héros.

L’animalisation de l’image dantesque réactive le lieu commun de la gueule infer- nale (« le funèbre entonnoir n’aura jamais goûté de proie plus savoureuse »)33. Par antithèse, cependant, le lieu de la chute s’inverse en espace intime (« demeure […]

convenable ») : l’enfer devient le refuge ultime de l’orgueil doloriste. On remarque toutefois que cette chute se trouve comme rejetée dans un avenir plus fantasmé que prophétisé (« quand cette heure sonnera », « Quand la destinée l’y portera »). À lire la seconde citation, où il est question de la fin des temps, le héros incarne moins le damné affrontant son châtiment que l’élève espiègle chapitré par son professeur (« le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d’avance... »). Et dans les faits, Maldoror ne meurt ni ne paie véritablement pour ses fautes. Bien au contraire, sa vitalité malsaine, sa survivance scandaleuse et l’étonnante clémence de ses victimes contribuent à la sacralisation de ses crimes : « je sais que ton pardon fut immense comme l’univers. Mais, moi, j’existe encore ! » (I, [6], 45).

Maldoror ne tombe pas en enfer, il y descend : dans sa damnation, il trompe la mort. Sa transgression est un geste héroïque, et sa chute une apothéose. Ducasse se met en scène dans le rôle d’un Don Juan qui pervertit sa destinée : par la poésie, il échappe au scénario imposé par le mythe afin de formuler son propre idiomythe.

33. Jean CheValier, Alain gheerBrant, « Gueule », dans Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, « Bouquins », 1982, p. 491.

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* *

L’idiomythe de Don Juan offre au sujet la possibilité d’incarner le personnage mythique par l’entremise de son double, Maldoror. Par l’inconstance de son héros, il se joue du temps et de la mort. Ce rôle l’aide par ailleurs à guérir de ses blessures narcissiques. Abandonné et blessé, il devient celui qui blesse et abandonne, et sou- vent, il fait pire. Le thème de la hantise confond les personnages du mort vengeur et de la victime abusée en une même figure personnifiant son sentiment de culpabilité.

Mais ce remords renvoie moins à une culpabilité réelle qu’à un désir coupable. Et ce désir est doublement coupable, car l’adolescent est le substitut de la mère. La fin du scénario mythique se trouve cependant inversée : à ces fantômes, justice n’est pas rendue ; la réécriture, au contraire, les exorcise et les renvoie au néant. Maldoror ne marche pas vers le repentir, ni ne recherche le pardon de ses victimes – ce serait un signe de faiblesse –, et il marche encore moins vers les flammes de l’enfer : ce qu’il recherche, c’est la fin de tout sentiment de culpabilité. Son voyage est une descente héroïque vers la damnation, et, paradoxalement, cette descente se conclut en apo- théose : c’est une victoire contre la conscience morale, contre la loi et contre Dieu, c’est-à-dire le père.

Giovanni Berjola

Université de Lorraine (Nancy) clevelandp@outlook.com Christian CheleBourg

Université de Lorraine (Nancy) christian.chelebourg@univ-lorraine.fr

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