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Suez, rendez-vous de l'histoire

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Academic year: 2022

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BERNARD SIMIOT

Suez,

rendez-vous de l'histoire

M

aintenant que, débarrassé des épaves et des mines qui le ren- daient impraticable depuis la guerre de Six Jours — 1967 —, le canal de Suez est rendu à la navigation, i l n'est pas inutile de se rappeler que la prise de Constantinople par les Turcs — 1453 — ferma la Méditerranée orientale et provoqua la construction des grands voiliers portugais dont le tonnage permit la découverte d'une route de rechange pour tourner l'obstacle islamique. Les historiens n'ont pas manqué de souligner le mouvement irrésistible qui, au- lende- main des expéditions de Vasco de Gama, déplaça alors le courant commercial d'Europe en Inde pour le faire passer par le cap de Bonne-Espérance et ruina du même coup les ports méditerranéens

— Venise, Gênes, Marseille, Barcelone — au profit d'Amsterdam, Bruges, Londres, Lorient, Honfleur, Bordeaux, Lisbonne. A ce grand courant atlantique, les Marseillais résistèrent avec autant de courage que d'imagination et n'hésitèrent pas à affronter les risques de la piraterie barbaresque pour protéger un destin essentiellement maritime qui n'intéressait pas seulement les marchands mais les banquiers, les marins, les entrepreneurs de construction navale, les courtiers, les industriels du savon et du cuir. Il convient aussi de ne pas oublier qu'un des principes essentiels de la politique extérieure suivie par la monarchie française fut de ménager le Turc pour compter éventuel- lement sur son concours militaire contre les Habsbourg : c'était l'amorce d'une politique musulmane qui ne fut jamais abandonnée en dépit de quelques crises plus ou moins violentes et qui, née au soir de Pavie, n'a sans doute pas fini de connaître des détours compliqués et des espoirs déçus.

Cent trente ans plus tard, un mémoire de Duplessis-Mornay expo- sait à Henri III l'intérêt de s'associer à Constantinople pour ouvrir l'isthme de Suez et rendre ainsi au lac méditerranéen sa fonction primitive afin d'en faire le nouveau bassin central du monde. Ouvert en 1584, le « dossier Suez » allait s'enrichir, pendant deux siècles,

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d'observations, de notes et de projets dus à des personnages plus ou moins considérables — Savary de Lancôme, Colbert, La Haye Vante- let, Nointel, Leibniz, d'Argenson, Jacques Savary, Benoist de Maillet, Trott, Trouy, Saint-Pnest, Magallon, Choiseul-Gouffier — ou à des marins, consuls, négociants, économistes, voyageurs et autres agents plus obscurs sinon plus secrets. Aussi bien, lorsque Bonaparte et Talleyrand se mettront d'accord au cours des années 1797-1798 pour imaginer et organiser une affaire susceptible de frapper l'Angleterre en Méditerranée par l'occupation de l'Egypte et la dérivation du com- merce des Indes par la mer Rouge, ils auront pris soin d'étudier scrupuleusement tous les aspects géographiques, historiques, politi- ques, militaires et marchands du « dossier Suez » dont les pièces avaient été soigneusement classées et conservées par les Archives du Roi. Le 12 avril 1798, le Directoire décidera la création d'une armée d'Orient et nommera Bonaparte à son commandement avec des instructions très précises : « Le général en chef (...) fera couper l'isthme de Suez et il prendra les mesures nécessaires pour assurer la libre et exclusive possession de la mer Rouge à la République française. »

Quelle qu'ait pu être la satisfaction, non secrète, du Directoire de voir s'éloigner un jeune chef ambitieux, trop populaire et encombrant, la pensée profonde de la campagne d'Egypte est inscrite dans cette lettre de commandement. Dès lors, on comprend mieux le souci manifesté par Bonaparte d'emmener avec lui des mathématiciens, des ingénieurs et des géographes tels que Monge, Lepère, Berthollet, Costaz et quelques jeunes polytechniciens. L'enquête technique à laquelle ceux-ci se livrèrent pendant près de trois années conclura aux possibilités d'un canal de dérivation reliant Alexandrie à Suez par un système d'écluses, mais condamnera la conception d'un tracé direct entre les deux mers et confirmera ainsi la vieille erreur, colportée depuis Hérodote, selon laquelle le niveau de la mer Rouge aurait été inférieur à celui de la Méditerranée. Fixée très précisément à 9,90 m par l'ingénieur Lepère, Terreur historique prit ainsi l'aspect d'une vérité scientifique parce qu'elle bénéficiait cette fois du prestige et des certitudes qu'apportent les mathématiques à ceux qui en font profession sans modestie. Les travaux de la mission de Bonaparte n'en étaient pas moins remarquables et fournirent à Ferdinand de Lesseps et à ses collaborateurs techniques une solide base de discus- sion. Quant à l'expédition d'Egypte, pour lamentable que fût sa fin, elle devait permettre à la France, l'Angleterre, l'Autriche et la Russie de mieux comprendre l'importance économique et stratégique de l'isthme de Suez.

T orsque, le 17 novembre 1869, le yacht de l'impératrice Eugénie,

•L* l'Aigle, suivi de cinquante navires de guerre, relia la Méditer- ranée à la mer Rouge, la politique, la stratégie et la finance s'engouf- frèrent aussitôt à leur suite sur le canal solennellement inauguré. L'his- 39

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toire millénaire de l'isthme — vieux chemin usé de légendes et sonore de géants combats où Sésostris et Assurbanipal, Darius et Alexandre, César et Trajan, le calife Omar et Bonaparte avaient projeté leur silhouette démesurée — allait connaître de nouveaux chapitres dont les premiers paragraphes seront écrits le plus souvent avec de l'encre anglaise. L a politique du cabinet Saint-James, comment n'aurait-elle pas été hostile à Lesseps lorsque celui-ci avait décidé de lancer sa grande entreprise ? Palmerston n'ignorait pas que si la route du Cap était interminable elle n'en demeurait pas moins contrôlée par la flotte britannique ; i l savait aussi que si la route des Indes passait un jour par Suez, l'Egypte, devenue la clé de cette nouvelle voie impériale, risquerait alors de tomber dans les mains de la France, qui avait bien failli s'en emparer au temps du général Bonaparte et qui occupait maintenant au Caire et à Alexandrie une position prépondérante. Les manœuvres et les pires coups bas pour empêcher la réalisation du canal ayant échoué, le réalisme londonien comprit vite qu'il était urgent de faire de la nouvelle route des Indes l'épine dorsale de l'empire britannique et d'installer sur son parcours des bases navales, points d'eau ou de charbon, comptoirs, banques, missions diplomatiques ou religieuses et autres postes d'observation susceptibles, d'exercer une égale influence sur la sensibilité des membres du Parlement, des marchands de la Cité, et des futurs Kipling.

A u cours des deux dernières décennies du xix° siècle, sur les 130.000 passagers et les 3.000 navires absorbés en moyenne annuelle par le canal, la part de l'Inde représentera à elle seule 54 % du trafic total avec ses exportations de blé et de riz, d'oléagineux, de jute et de coton, ses importations de cotonnades, de machines et de métaux ouvrés, ses contingents de fonctionnaires et de militaires.

L'Union Jack ne sera pas le seul pavillon à claquer au vent de Suez : la France s'est installée à Madagascar, à Djibouti, en Indochine, en Océanie ; l'Italie à Massaouah et en Ethiopie où ses troupes ont connu un sort funeste ; la Hollande a entrepris l'exploitation directe de l'Indonésie ; Bismarck lui-même s'est laissé tenter par le Sud-Est africain et les archipels du Pacifique ; et le Japon, qui s'est mis rapi- dement à l'école étrangère, importe d'énormes quantités de matériels achetés dans les usines européennes. Craignant d'arriver trop tard dans cette sorte de curée aux « territoires neufs », chacun se hâte, pose ses pions, obtient des succès qui rendent plus nerveuse l'Angle- terre victorienne, première nation industrielle du monde, maîtresse des mers, dont elle assure d'ailleurs la sécurité, rouge d'orgueil, sour- cilleuse dès qu'elle soupçonne la diplomatie d'un autre Etat de rôder dans des régions qu'elle estime chasse gardée. De la longue chaîne qu'elle a nouée patiemment pour relier Londres à Hong-Kong en passant par Gibraltar, Malte, Marsa-Matrouh, Chypre, Alexandrie, Suez, Périm, Aden, Colombo, Rangoon et Singapour, le maillon essentiel demeure le canal. Cela est si vrai que lorsque la nouvelle voie d'eau sera internationalisée par la Convention de Constanti- noplc — 1888 — Londres s'empressera de faire admettre que le

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Caricature sur le percement du canal de Suez (ph. Viollet)

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vice-roi d'Egypte — c'est-à-dire le gouvernement anglais — sera chargé de faire respecter la neutralité du canal : cette disposition consa- crera officiellement le contrôle et la présence militaire de l'Angleterre qui, ayant débarqué des troupes à Alexandrie en 1882 « pour s'y installer provisoirement » afin de protéger les Européens menacés dans leur vie par des Egyptiens xénophobes, était bien décidée à y demeurer par tous les moyens. De fait, le pavillon britannique flottera sur les rives du canal jusqu'en 1956.

D'autres chapitres seront bientôt écrits avec de l'encre arabe car en reliant directement l'Occident à l'Extrême-Orient Lesseps a ren- versé les courants commerciaux créés par Vasco de Gama. Désor- mais, le trafic traverse cette partie du monde islamique qu'on appellera bientôt arabe, et les modifications apportées par le basculement des relations commerciales provoqueront dans cette région des boule- versements politiques, intellectuels et socio-économiques qui eux- mêmes poseront des problèmes nouveaux. L'Egypte avait joué jadis un rôle considérable dans les échanges du monde antique ; elle va devenir le rendez-vous très fréquenté des jeunes Orientaux à la recherche d'une cohésion, sinon d'une unité, tandis que les rivalités européennes se durciront davantage : les navires qui franchissent le canal ne font guère qu'une brève escale à Port-Saïd, mais ils véhiculent des journaux, des livres, des revues et des jeunes gens qui ont découvert Cambridge et la Sorbonne — pour tout dire les philosophies politiques du nouveau siècle.

Le 2 août 1914, vingt ans se sont à peine écoulés depuis qu'Ernest Renan, recevant Ferdinand de Lesseps à l'Académie fran- çaise, lui avait dit : « Vous aurez marqué, monsieur, la place des gran- des batailles de l'avenir. » Loin de réaliser l'union des âmes rêvée par le marquis d'Argenson, les saint-simoniens et Lesseps lui-même, la facilité des communications maritimes a bien donné aux nations occidentales le moyen de se tailler de nouveaux empires, d'en surveiller l'exploitation et d'entreprendre une lutte de vitesse pour l'accaparement des marchés, mais elle a aussi aiguisé très dangereu- sement la rivalité des impérialismes et des économies. Elle va main- tenant permettre aux navires des nations belligérantes d'aller puiser dans les territoires coloniaux des matières stratégiques pour alimenter les fabrications de guerre, et un certain appoint de matériel humain qui sera jeté sur les champs de bataille ouverts en Europe, en Asie et en Afrique. Dans cette tragédie qui clôt définitivement le x i x ' siècle, le canal va jouer un rôle d'autant plus important qu'il est devenu l'axe de l'empire britannique et que cet axe traverse les pays arabes, c'est- à-dire l'empire ottoman lié à l'Allemagne par les dispositions d'un pacte militaire. Le coup de main germano-turc dirigé contre Ismaïlia dès janvier 1915 ne peut pas être comparé, quant aux moyens mis en œuvre, à la ruée des blindés de Rommel en 1941-1942, mais ses conséquences ont été considérables car cette menace qui pesait sur le canal n'est pas étrangère à la décision prise par le cabinet de Londres d'utiliser à fond les menées séparatistes arabes contre le

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dominateur ottoman, afin de préserver les communications maritimes des alliés et de défendre la région géographique où l'Amirauté s'était rendue acquéreur de 51 % des actions de l'Anglo Persian O i l C°.

Sans doute, Londres n'avait pas attendu le 2 août 1914 pour se livrer en Egypte, Arabie, Syro-Palestine, Mésopotamie, à un immense travail de renseignements et de contacts auprès des mouvements natio- nalistes, mais le fait que le canal ait failli tomber aux mains ennemies précipita une action politique dont le monde d'aujourd'hui subit les conséquences. C'est en effet à ce moment qu'il fut promis au chérif de L a Mecque, Hussein, de créer après la victoire commune une vaste fédération arabe dont i l serait le chef politique, à condition toutefois qu'il prît d'abord la tête d'un mouvement insurrectionnel contre Constantinople. L'or et les armes automatiques furent largement distribués par les services spéciaux du Caire ainsi que l'a raconté le fameux colonel Lawrence — au rôle demeuré énigmatique — dans les Sept Piliers de la sagesse, belle œuvre littéraire mais dont l'él louis- sant lyrisme exagère l'importance des actions entreprises pi r les commandos de l'émir Fayçal.

On sait que les promesses britanniques — la création d'un roya me arabe avec les dépouilles de l'empire ottoman — ne furent jamis tenues. Comment auraient-elles pu l'être ? Dans le même temps, . * cabinet de Londres avait passé un accord secret avec le gouverne- ment français par lequel i l lui reconnaissait une zone d'influence en Syrie et au Liban, et se réservait la Palestine, la Mésopotamie et la côte Arabique. L'année suivante, ayant le plus grand besoin de la presse et de la finance américaines, le gouvernement anglais avait fait connaître solennellement à la Fédération sioniste qu'il envisagerait avec faveur la création d'un Foyer juif en Palestine. De ces promesses certainement contradictoires, et parfois inconsidérées — Winston Churchill n'a-t-il pas révélé dans The World Crisis qu'on avait promis Constantinople à la Russie? —, naîtront les pires embarras du monde.

A u cours des vingt années qui séparent les deux guerres mondiales, l'inévitable déception des chefs arabes se transformera en xénophobie agissante, tandis que la politique maladroitement menée à Londres comme à Paris n'aboutira guère qu'à solidifier à travers le nouvel Orient un certain patriotisme arabe qui n'avait guère atteint jusqu'alors que de minces couches intellectuelles. L a sûreté des voies de com- munication de l'Angleterre dépendra alors d'autant plus du monde arabe que la route des Indes est devenue celle du pétrole, que l'Allemagne nazie entretient à son tour de nombreux agents spéciaux dans le Proche-Orient, et que l'Italie fasciste dispose de forces mili- taires basées en Libye et dans le Dodécanèse. Il convient de noter qu'en 1938 le canal a dirigé sur l'Europe 5 millions de tonnes de pétrole, 2 M t de céréales, 4 M t d'oléagineux, 1 Mt de textiles bruts, 1,5 M t de minerais, dont 57 % ont été absorbés par les seules industries de transformation anglaises et françaises. On com- prend mieux dès lors l'idée du haut commandement allemand de

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lancer une opération sur Suez, de fomenter parallèlement des troubles en Irak, et même d'entretenir des intelligences avec les jeunes offi- ciers égyptiens qui, à peu près tous, rêvent d'accueillir triomphalement l'Afrika Korps. Cette fois, i l ne s'agira plus, comme en 1915, d'un coup de main hasardeux aux dimensions relativement réduites, mais d'une fabuleuse stratégie qui marquait sur la carte les points de rencontre idéaux, quelque part dans le golfe Persique, des blindés de Rommel et de ceux de von Bock. Les deux pinces de cette gigan- tesque tenaille — imaginées par des stratèges qui avaient compris que la nouvelle guerre se jouerait à travers de grands espaces et non pas derrière d'illusoires fortifications — si elles s'étaient refer- mées sur le carrefour essentiel des grandes communications du monde, la fin des combats en eût été retardée, pour le moins. Le canal sera sauvé de justesse, mais la victoire alliée en Méditerranée n'effacera pas pour autant les problèmes de l'Orient compliqué. On peut même assurer qu'elle les fera mûrir comme dans une sorte de forcerie, car l'Angleterre, meurtrie par des événements impitoyables, sera contrainte d'abandonner la plupart de ses positions et de demander aux U.S.A.

d'assurer sa relève dans cette partie du monde où elle avait joué le premier rôle. A partir de ce moment, la vieille rivalité franco- britannique dont le Moyen-Orient désormais balkanisé avait été le champ clos pendant plus d'un siècle s'effacera pour laisser la place à une compétition soviéto-américaine autrement dangereuse parce qu'elle va opposer non plus deux nations qui se portent historique- ment des coups plus ou moins rudes pour défendre leurs intérêts matériels, mais deux conceptions politiques dont l'opposition paraît irréductible. Cette fois, les Arabes ne se contenteront plus d'être des témoins, mais les clients des Deux Grands, nouveaux arrivés, en même temps que les acteurs d'une lutte sans merci livrée aux sionistes devenus citoyens de l'Etat d'Israël (29 novembre 1947).

La suite des événements s'inscrit dans le film de ces vingt-cinq dernières années dont i l faut rappeler ici quelques séquences essen- tielles. 15 mai 1948 : les Anglais ayant quitté définitivement la Palestine, les troupes arabes ont tenté d'envahir aussitôt Israël mais ont été repoussées sur tous les fronts ; 22 juillet 1952 : les « Officiers libres » égyptiens prennent le pouvoir au Caire ; 6 décembre 1954 : les troupes britanniques évacuent la zone du canal ; 1955 : le colonel Nasser achète aux usines Skoda du matériel de guerre évalué à 200 millions de dollars mais négocie dans le même temps avec les U.S.A. le financement du barrage d'Assouan ; la même année le trafic du canal atteint 115 millions de tonnes nettes qui procurent 32 milliards de recettes ; 26 juillet 1956 : Washington ayant fait con- naître qu'il ne donnerait pas suite à ses promesses de crédit, le colonel Nasser nationalise la Compagnie du Canal et provoque ainsi une réaction militaire anglo-franco-israélienne que les Russes et les Américains, soudain d'accord, stoppent net ; 1966 : le canal, devenu égyptien, véhicule 242 millions de tonnes de marchandises dont

176 pour les seuls produits pétroliers, mais ses revenus sont engloutis

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par les énormes dépenses militaires engagées par Le Caire pour remplacer le matériel détruit ou capturé par Israël ; 5 juin 1967 : prenant à contre-pied les armées arabes qui s'apprêtent à bondir sur Israël, le commandement de Tel-Aviv détruit en trois heures leurs forces aériennes, bouscule les colonnes ennemies et, en six jours, occupent Jérusalem, le Golan et les rives orientales du canal de Suez qui, encombré de mines et d'épaves, est désormais interdit à la navigation ; 6 octobre 1973 : les troupes égyptiennes repartent à l'offensive, parviennent à franchir le canal et à s'enfoncer auda- cieusement avec leurs blindés dans le Sinaï tandis que les Syriens s'emparent du Golan ; quelques semaines plus tard les Israéliens franchissent à leur tour le canal devant Ismaïlia, encerclant une division ennemie, occupent Suez, rétablissant ainsi une situation dange- reuse après avoir frôlé le pire : les Arabes ont manqué leur affaire mais ils ont fait reculer le mythe de l'invincibilité israélienne ; 15 juin 1975 : après de considérables travaux de déblaiement et de déminage, le canal de Suez est de nouveau ouvert à la navigation internationale, le pavillon israélien exclu.

A

près avoir été la tranchée de la guerre judéo-arabe, le canal de Suez retrouvera-t-il demain son importance économique et conservera-t-il son rôle stratégique ?

Dix ans après la nationalisation du canal, les plus sceptiques ou les moins bienveillants esprits occidentaux avaient dû reconnaître, souvent à regret, que les liaisons Méditerranée-mer Rouge étaient aussi convenablement assurées qu'au temps où la Compagnie fondée par Lesseps se flattait à très juste titre de rendre aux puissances maritimes des services irréprochables : les nouveaux messieurs du canal s'étaient rapidement adaptés aux problèmes posés par l'accrois- sement des demandes de pétrole, la guerre du Vietnam ou les envois de blé aux Indes. En effet, au cours de la seule année qui précède la guerre de Six Jours, 21.250 navires transiteront sans encombre. Par contre, la fermeture brutale du canal allait désor- ganiser les circuits traditionnels des échanges en obligeant les navires à reprendre la route du Cap et donc à subir un allongement de parcours (tableau I) dont les effets furent immédiats : insuffisance

T A B L E A U I Longueur du trajet (en milles

marins) au départ du golfe Persique à destination de :

V i a le Cap Via le canal Allonge- ment en % L'Europe du Nord-Ouest

L a Méditerranée La côte est des U.S.A.

11.100 10.800 12.000

6.400 4.700 8.300

+ 73 + 130 + 46

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de la flotte pétrolière, hausse de tous les taux de fret, marasme des ports méditerranéens — notamment Trieste et Marseille — au profit des ports atlantiques.

La parade, au moins provisoire, fut aussitôt cherchée dans la cons- truction de pétroliers géants dont le tonnage pourrait permettre de réa- liser des économies d'échelle substantielle par rapport aux transports par navires de plus faible capacité. Affranchis des contraintes de gaba- rit imposées par le canal — 11,5 m de tirant d'eau, 275 m de longueur

— les navires pouvaient devenir de plus en plus gros afin de répondre à une augmentation de la consommation européenne évaluée alors à 10 % par an. C'est pourquoi la flotte pétrolière mondiale, com- posée en 1967 de bâtiments dont le tonnage évoluait de 60.000 à

100.000 t, compte aujourd'hui 479 unités dont le port en lourd dépasse 200.000 t, que le plus gros pétrolier en service représente une capacité de 483.000 t et que les carnets de commandes des chantiers navals totalisaient au l *r janvier 1975 85 tankers de 300.000 à 400.000 t et 65 de 400.000 t et plus. Dans ces conditions il faut admettre que le pétrole transporté par les géants continuera à emprunter la route du Cap, celle de Suez leur demeurant technique- ment interdite.

Mais cette évolution des pétroliers vers la grande dimension — même si elle atteint ou dépasse prochainement les 500.000 t — n'est peut-être pas irréversible. Certains spécialistes estiment que si le gros tonnage fait baisser les prix de revient au niveau de la construction et de la tonne transportée, la course à la dimension n'en a pas moins ses limites, la décroissance du prix de la construction en fonction de la dimension du navire n'étant pas indéfinie. Cette opinion semble se vérifier : non seulement l'apparition des grands pétroliers a nécessité en amont et en aval des aménagements très coûteux, a appelé d'énormes augmentations des primes d'assurances et des coûts d'exploitation, mais a provoqué également, dans un deuxième temps, le désarmement de 15 millions de tonnes de pétroliers et finalement l'effondrement du prix du fret. On connaît, en France, le sort d'un super-tanker, l'Opale, qui, lancé en 1973 à Saint-Nazaire, n'est jamais allé plus loin que Brest, où i l attend encore d'être armé (1). Le programme de ces constructions navales avait été basé sur les prévisions de consommation calculées en 1967 par les économistes occidentaux, or il est apparu que cette consommation avait été inférieure à ces prévisions. A u 1" jan- vier 1975, les programmes mondiaux de construction navale n'en demeuraient pas moins énormes, mais le Financial Times du mois de mars dernier faisait connaître que sur les 1.037 unités commandées, 75 d'entre elles représentant 19,4 millions de tonnes venaient d'être annulées (tableau II).

(1) Au mois d'avril dernier, j'ai vu personnellement, à Vancouver, un super- tanker japonais de 430.000 t qui venait charger du blé canadien destiné au Bangladesh, parce qu'il n'avait pas encore pu trouver du fret pétrolier.

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T A B L E A U 11

Répartition par tranches de tonnage des pétroliers de plus de 10.000 T P L en commande dans le monde au VT janvier 1975:

Tranche de tonnage Nombre

d'unités Tonnage en %

10.000 à 100.000 464 22.555 13,7

100.000 à 200.000 196 26.521 16,4

200.000 à 300.000 227 57.914 35,1

300.000 à 400.000 85 28.944 17,6

400.000 et plus 65 28.499 17,2

Total : 1.037 164.434 100,—

En 1970, peu de temps avant la mort soudaine du colonel Nasser, le directeur général du canal était venu à Londres pour exposer aux responsables des grandes compagnies de navigation sa confiance dans l'avenir de Suez, confiance basée sur un program- me de grands travaux que des organismes fort sérieux comme le Lloyd's List et le Lloyd's Anversois avaient à leur tour porté à la connaissance des armateurs. Il était alors question d'un plan de développement établi sur cinq années pour permettre le transit des pétroliers de 125.000 t en pleine charge et de 200.000 t sur lest.

Ce projet aurait été abandonné aujourd'hui au profit de travaux plus importants mais échelonnés sur deux étapes de trois ans chacune, la première permettant d'assurer le transit des bâtiments de 150.000 t en lourd, et la deuxième celui des navires de 250.000 t. On ne sait si les investisseurs arabes sont plus tentés par les placements occi- dentaux que locaux, mais on croit savoir que la haute autorité du canal, parallèlement au Koweït et à l'Arabie Saoudite, se serait adressée à la B.I.R.D., à l'E.N.I., aux banquiers anglais, belges et japonais pour financer ce projet, dont on ne peut pas encore affirmer qu'il soit plus ou moins solide qu'un certain plan gigantesque, imaginé par quelques affairistes américains de l'entourage du président Nixon, qui consisterait à percer un nouveau canal, parallèle au premier, pour rejoindre le golfe de Gaza à la mer Rouge, à travers le Sinaï, véritable bras de mer que pourraient emprunter les plus grands géants maritimes.

Les réalités immédiates paraissent être beaucoup plus modestes.

Dans l'état actuel du canal, le transit n'est permis qu'aux navires ne dépassant pas 65.000 t en charge, soit 22 % du tonnage des pétroliers en service. Dans ces conditions, et dans le meilleur des cas, on peut donc admettre que le canal risque de récupérer un trafic de 170 millions de tonnes environ de produits liquides, mais faudrait-il encore que certaines inconnues telles que le montant du péage, le taux des assurances ou les délais d'attente ne viennent

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pas grever les coûts d'exploitation au point de réduire à néant les avantages procurés par la pratique du plus court parcours maritime.

Même si le trafic pétrolier de 1966 n'était pas dépassé, les caisses égyptiennes bénéficieraient ainsi d'un apport de devises non négligeable et les ports méditerranéens connaîtraient une nouvelle activité écono- mique. A ces produits liquides s'ajouteraient en effet les marchan- dises sèches — minerais, métaux, oléagineux, céréales, textiles, etc. — qui comptaient pour 66 millions de tonnes à la même date et qui pourraient être chargées sur des navires dont le gabarit correspond encore aux normes imposées par le canal. Enfin, à ces cargos s'ajouteraient aussi les porte-containers qui n'avaient pas encore fait leur apparition sur les grandes lignes en 1966 et qui tiennent aujour- d'hui une place de plus en plus importante dans le transport maritime.

Pavoisera-t-on pour autant à Trieste, à Gênes, à Marseille, à Bar- celone, au Pirée ou à Salonique ? Quel que soit l'optimisme des modernes canalistes quant aux améliorations, voire aux bouleverse- ments techniques apportés dans un temps plus ou moins bref, i l convient de se montrer très prudent dans les prévisions du futur ton- nage transité par Suez (2), tant i l est vrai que celui-ci s'établira en fonction d'une variable fondamentale, le coût du péage, et de plusieurs inconnues dont la moins redoutable n'est pas le risque d'une nouvelle guerre tant sur les eaux que sur les rives du canal prolongées en mer Rouge jusqu'à l'océan Indien. Comment les armateurs pourraient-ils oublier que le piège des « six jours » s'est refermé sur quatorze de leurs cargos et les a immobilisés pendant près de huit années ? Tout au long de cette vieille route du monde, la sécurité de la navigation est directement liée au climat politique du Moyen-Orient.

TP\ epuis que la moderne « Question du Moyen-Orient » a pris l'aspect -L'nouveau d'un problème de matières premières, et singulière- ment pétrolier, l'intérêt des chancelleries et des états-majors semble se déplacer vers l'est immédiat de Suez, soit l'océan Indien. Dans un petit livre lourd d'observations et d'idées (3), l'amiral Labrousse estime que « les grands partenaires de notre temps, Etats-Unis, U.R.S.S., Chine, Japon et Inde, trouveront dans ces régions de l'océan Indien une scène à la mesure des intérêts gigantesques qui s'affronteront dans un jeu mondial dont les éléments seront mis en place avant la fin de la décennie en cours ». Il paraît évident que l'ouverture du canal favorisera la politique de l'U.R.S.S., dont les efforts poursuivis avec une intelligente ténacité pour s'installer dans les mers chaudes se sont multipliés au cours de ces dernières années.

(2) Il ne semble pas que le fameux projet de pipe-line reliant Suez à la Méditerranée — le « Sumed » — patronné par les U.S.A. et dont on disait qu'« il transporterait 40 millions de tonnes annuelles » (!) soit près de se concrétiser.

(3) Le Golfe et le Canal, par Henri Labrousse (P.U.F.).

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Moscou dispose déjà de points d'appui ou de bases en Syrie, au Soudan, au Yémen, à Périm, à Aden, en Somalie et cherche à les développer du côté de la Tanzanie, de Zanzibar, de Madagascar et de l'île Maurice. Elle n'est pas implantée en Inde, mais elle y a construit des aciéries, des centrales électriques et des barrages, fourni du matériel militaire et a même équipé une base navale en échange de l'autorisation d'utiliser les îles Nicobar et Andaman pour y faire relâcher ses nombreux cargos prêts à franchir la porte de Suez et à pratiquer des tarifs de dumping sur la route des Indes. Une politique similaire est poursuivie par le Kremlin au Pakistan, encore que ce dernier Etat soit surveillé de près par les Etats-Unis dont on connaît d'autre part le rôle actif joué en Iran, en Arabie Saoudite et dans les émirats pour doter ces pays d'une force militaire capable, le cas échéant, d'assurer la protection du golfe Persique. Redoutant toujours les tentatives d'encerclement, tantôt imaginées et tantôt réus- sies par Washington dès le lendemain de la victoire commune de 1945, les Russes ont cherché à assurer leurs arrières du côté de la Méditerranée et de l'océan Indien, où leur action, même au Vietnam, correspond davantage à des soucis d'ordre stratégique que de propa- gande politique. Si leur action a pu être considérée parfois comme une sorte de réplique et peut-être un défi aux mesures militaires et politiques américaines, on peut aussi se demander si dans l'esprit des responsables actuels du Kremlin i l ne s'agirait pas d'abord de sûretés patiemment élaborées dans l'éventualité d'un conflit qui les dresserait face à la Chine. L'U.R.S.S. a besoin, en effet, de disposer d'implantations politiques, militaires et commerciales dans cette région du monde où l'influence chinoise va se développer rapidement dans les prochaines années. Si en mer Rouge on observe déjà l'influence de Pékin en Somalie, à Aden et au Sud-Yémen, elle se précise aussi au Pakistan, qui, non satisfait de recevoir une aide américaine et russe, ne dédaigne pas les crédits à long terme, les complexes sidé- rurgiques et les usines d'armement offerts par les Chinois. En 1904, lors de la guerre russo-japonaise, les gros bâtiments de ramiral Rotjeswensky, trop lourds pour emprunter le canal, avaient dû pren- dre la longue route du Cap, tandis que les renforts plus légers de l'amiral Negobatov franchissaient l'isthme, les uns et les autres courant pavillon haut vers le désastre de Tsushima dont les ondes de résonance parcoururent alors la route des Indes comme le gong annonciateur d'une résurrection de l'Orient. Demain, toute l'Eska- dra qui croise en Méditerranée avec ses bâtiments ultra-mo- dernes pourrait s'y engouffrer et gagner rapidement l'océan Indien. Dans la plus formidable partie d'échecs qui se prépare et où il semble que chacun pose déjà ses pions — de quel côté l'ancienne Indochine penchera-t-elle ? — i l y aura beaucoup de cavaliers, beau- coup de fous, et encore davantage d'humbles pions. Cela donne à penser que l'histoire n'a pas fini de donner aux hommes rendez-vous à Suez.

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