• Aucun résultat trouvé

L’épicerie, haut lieu de la culture populaire ?

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "L’épicerie, haut lieu de la culture populaire ?"

Copied!
17
0
0

Texte intégral

(1)

112 | 2019

Cultures populaires II

L’épicerie, haut lieu de la culture populaire ?

The grocery store: a hot spot of popular culture?

Katerina Seraïdari

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/gc/14230 DOI : 10.4000/gc.14230

ISSN : 2267-6759 Éditeur

L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 1 décembre 2019 Pagination : 9-27

ISBN : 978-2-343-21967-7 ISSN : 1165-0354 Référence électronique

Katerina Seraïdari, « L’épicerie, haut lieu de la culture populaire ? », Géographie et cultures [En ligne], 112 | 2019, mis en ligne le 08 avril 2021, consulté le 23 juin 2021. URL : http://

journals.openedition.org/gc/14230 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.14230 Ce document a été généré automatiquement le 23 juin 2021.

(2)

L’épicerie, haut lieu de la culture populaire ?

The grocery store: a hot spot of popular culture?

Katerina Seraïdari

1 En 2015, les Éditions Atlas proposaient aux collectionneurs et à ceux qui voulaient redécouvrir « tout l’esprit des quartiers populaires des années 1960 » une scène miniature avec la Citroën 2 CV fourgonnette Félix Potin : elle est arrêtée devant une épicerie Félix Potin dont la devanture propose « Biscuits et chocolat », mais aussi

« Confiserie, café, thé » ; devant le magasin se tient un épicier moustachu qui porte un long tablier bleu.

2 Félix Potin ouvre sa première épicerie en 1844 à Paris, dans le 9e arrondissement ; dès 1870, il met en place un service de livraisons à domicile. Si la trajectoire de cette enseigne est complexe (traversant un siècle et demi, et allant de l’épicerie au magasin franchisé puis au supermarché et au commerce de gros), la collection la concernant essaie de capter une séquence particulière : « l’esprit des quartiers populaires des années 1960 ». Choix chronologique significatif, puisque c’est pendant cette période charnière que le supermarché s’installe et l’épicerie recule dans des pays comme la France et la Belgique. En effet, les premiers supermarchés en Europe apparaissent en Belgique entre 1957 et 1961 (Collet, 2003 ; Grimmeau, 2013). Le développement des hypermarchés, qui passent de 10,4 % à 62,2 % des achats alimentaires entre 1969 et 1991, provoque l’effondrement du petit commerce : de 24 % des achats alimentaires en 1961 à 3,8 % en 1991 (Poulain, 2013 [2002], p. 38-39).

3 Si les grandes surfaces sont implantées dans les paysages récemment aménagés de la périphérie qui ne présentent aucune unité spatiale et aucune profondeur historique, les épiceries font partie du tissu urbain et des mémoires qui lui sont associées ; elles incarnent les valeurs d’un passé qui doit être préservé. Comme le soulignait Henri de Farcy dès les années 1960 (1962, p. 29), les supermarchés « ne fournissent peut-être plus ce que certains clients âgés appréciaient : une promenade d’un commerçant à l’autre, la possibilité de rééditer des considérations sur la météorologie et les drames quotidiens de l’existence. À cet

(3)

égard, le petit magasin jouait pourtant un rôle accru depuis la suppression des lavoirs en commun ! »

4 Présentée comme successeur d’un espace non marchand comme le lavoir, l’épicerie s’inscrit dans une temporalité représentant plus la continuité que la rupture ou la nouveauté. Elle est un espace du quotidien qui fait de sa dimension ordinaire un argument majeur, une structure familière et rassurante qui évoque des formes de sociabilité d’autant plus idéalisées que des menaces pèsent sur elles. Ces menaces sont liées à la « prédation commerciale périphérique » : que peut faire un petit commerçant de centre-ville face à « la prodigieuse force d’intervention d’une grande société de promotion ou de distribution nationale » (Metton, 1998, p. 51) ? Inquiets et pessimistes, les épiciers qui sont au centre de cet article se posent des questions quant à l’avenir de leur commerce, mais aussi de leur métier – qui est communément et depuis longtemps présenté comme étant voué à disparaître (Mayer, 1993, p. 72), même si l’existence de stratégies de résistance et de perspectives de renouvellement a été également soulignée dès les années 1990 (Péron, 1991).

5 Actuellement, l’épicerie doit son renouveau à des évolutions sociodémographiques (comme la hausse du nombre de personnes vivant seules et le vieillissement de la population qui peut être accompagné d’une mobilité réduite), mais aussi à l’attractivité croissante du centre-ville. En effet, le rapport « Rochefort », qui a été rédigé en 2008 en France, insiste sur le besoin de faire du commerce, avec le logement et le transport, le troisième pilier nécessaire à l’équilibre général de l’urbanisme. Toutefois, la classe ouvrière n’attribue pas nécessairement un tel rôle à ces espaces marchands : pour les franges les plus défavorisées de la population, le fait de soutenir le commerce n’apparaît pas comme une priorité dans la politique de la ville (Fleury, 2010, p. 181, note 16). Daniel Miller (2005, p. 23) va dans le même sens quand il nous présente une rue londonienne et les représentations dont elle est investie :

« En général, la classe moyenne ne justifie pas sa défense des magasins de quartier par rapport à ses propres besoins ; cette défense est en effet proclamée au nom des désirs de la classe ouvrière. […] Ce sont les consommateurs de la classe moyenne qui m’ont répété sans cesse que le magasin du coin devait être défendu pour aider les pauvres, les chômeurs, les handicapés ; toutes les personnes qui, justement, meurent d’envie de les remplacer par des supermarchés ».

6 À cause du rôle dont elle est investie dans la structuration d’un sentiment d’appartenance au quartier, l’épicerie reste, malgré tout, associée à l’esprit de convivialité qui est censé caractériser les milieux populaires – et cela dans des pays aussi différents que la France, l’Angleterre et la Belgique. C’est cet esprit de convivialité que mon article interroge.

Méthodologie et approche théorique

7 Ce texte se base sur des données ethnographiques que j’ai recueillies entre 2009 et 2015 dans les épiceries tenues par des commerçants grecs et turcs à Bruxelles1. Mes matériaux ethnographiques (récits de vie, entretiens qualitatifs semi-directifs, observation participante) concernent vingt-six épiceries qui fonctionnent comme des magasins d’alimentation générale. Leur offre va des biens de consommation courante (alimentation et produits d’entretien) aux biens de consommation semi-courante (fleurs, outils de bricolage ou de jardinage, objets décoratifs), ce qui fait d’elles des lieux de travail complexes. La plus vieille épicerie encore en fonction dans le corpus que j’ai

(4)

constitué a été créée par un couple grec en 19692. Tous les commerces de mon corpus remplissaient trois critères : a) ils étaient en activité pendant la période de mes enquêtes, ce qui m’a permis d’observer les relations marchandes entre clients et vendeurs ; b) ils étaient indépendants juridiquement, sans aucun lien avec des chaînes ou des franchises. Ce critère correspondait à la volonté de mieux saisir la fragilité des petits commerces dans une économie de plus en plus globalisée ; et c) ils s’adressaient à une clientèle variée. Ce dernier critère m’a plutôt poussé à me confronter aux dynamiques des espaces pluriethniques « où se déploient et s’organisent des relations économiques et sociales ouvertes sur la ville » (Collectif-Rosa-Bonheur, 2016, paragraphe 21). C’est cette ouverture sur la ville qui a permis aux commerçants grecs et turcs de mon corpus de devenir des « acteurs de l’internationalisation du goût » – processus qui s’est déployé dans certaines communes bruxelloises dès les années 1970 (Seraïdari, 2018b).

8 Pour ce qui est du cadrage spatial de cet article, mes questionnements s’inscrivent dans une perspective plus large qui dépasse le cadre strict de mes enquêtes, dans la mesure où des références bibliographiques concernant d’autres pays européens, et notamment la France, sont mobilisées. Quant à mes enquêtes de terrain, mon choix méthodologique a été, d’une part, de travailler sur deux groupes (les Grecs et les Turcs) qui ont entretenu des rapports différents avec la société belge (au niveau de la religion, par rapport à leur date d’arrivée ou en ce qui concerne les liens que leur pays d’origine a tissés avec l’Union européenne) ; et d’autre part, d’introduire, par le métier d’épicier, une catégorisation transversale. Si une telle approche peut « relativiser le poids de l’aire culturelle d’origine » (Dubucs, 2015, paragraphe 36), j’ai opté ici pour une autre référence culturelle : la notion de culture populaire. Elle a été sollicitée en tant qu’alternative permettant de laisser de côté la question de l’appartenance à une classe sociale (des catégorisations comme celle de classe ouvrière ayant progressivement perdu leur pertinence à cause de la désindustrialisation et du chômage massif) ; mais aussi la question de la division entre autochtones et allochtones, entre population majoritaire et groupes minoritaires. Mon but est d’examiner dans quelle mesure l’épicerie est un haut lieu de la culture populaire en son assise urbaine. Par « culture populaire », j’entends un ensemble de comportements, de préférences et de valeurs qui s’expriment à travers un certain nombre de pratiques et de discours et qui façonnent leur propre univers de sens, souvent par opposition à une culture considérée comme dominante.

9 La notion de culture populaire laisse apparaître les différences socio-économiques sans faire entrer dans la logique des classes sociales ceux qui habitent dans les différents quartiers bruxellois examinés ici ; et sans séparer les immigrés et leurs descendants du reste de la société. De nombreux travaux portent sur l’entrepreneuriat, la niche et l’enclave ethniques, mais je pense, à l’instar de Roger Waldinger (1993) et d’Antoine Pécoud (2012), qu’une telle approche peut s’avérer restrictive. D’autres termes ont été proposés dans les années 2000, comme celui d’« ethnoburb » (Kaplan et Li, 2006) ou d’« ethnoterritoire » (Dufoix et Foucher, 2007) – termes qui suggèrent, d’une part, une concentration spatiale et le cantonnement des relations sociales à l’intérieur de celle- ci ; et d’autre part, une coupure par rapport à un environnement plus large qui est perçu comme extérieur.

10 Même si la notion de culture populaire renvoie également à une séparation (par rapport à une culture dominante), elle constitue un terme inclusif et unificateur

(5)

permettant de saisir la réalité de mon terrain bruxellois qui est composé des épiceries implantées tant dans des quartiers aisés que dans des quartiers défavorisés3. Dans ce cas, la coupure s’effectue par rapport à un système d’actions et non par rapport à l’inscription dans un territoire ethniquement ou socialement déterminé : ainsi, même un épicier depuis longtemps installé dans un quartier favorisé qui maîtrise les codes appropriés (mise à distance, formules de politesse, etc.) auxquels sa clientèle est habituée peut avoir des pratiques renvoyant à la culture populaire quand le moment se présente. En somme, je considère la culture populaire comme un réservoir d’actions et d’attitudes auquel l’épicier a accès quand il veut privilégier l’esprit de convivialité.

11 La référence à la culture populaire permet aussi de revenir sur un stéréotype largement répandu au XIXe siècle – celui qui soulignait la distance de l’épicier par rapport au capital culturel. Pour Flaubert, l’épicier est grotesque par définition et pense bassement (Zalc, 2012, p. 53). Dans sa correspondance, Flaubert utilise l’expression « comme dit l’épicier » pour prendre « ses distances à l’égard des lieux communs et des prudhommeries » ; et l’expression « ne voyage pas en épicier » pour désigner le programme « pour un voyage littéraire tel que les écrivains et en particulier les tenants de l’art pour l’art l’ont tant pratiqué » (Bourdieu, 1975, p. 73). Ce topos non seulement présentait l’épicier comme inculte, mais faisait aussi de lui le symbole d’une culture

« mercantile » caractérisée par des rapports gouvernés par l’intérêt et le calcul économique. Avec l’arrivée du supermarché (qui est devenu, à son tour, le symbole par excellence de cette culture « mercantile »), le blason des épiciers a été redoré. La généralisation de la grande distribution a fini par assigner aux épiciers un rôle valorisé, celui de faire réapparaître le « village », avec ses solidarités et ses liens forts, en plein milieu d’une ville devenue impersonnelle – et ce rôle a été attribué tant aux épiciers des beaux quartiers qu’à ceux des quartiers défavorisés. De ce point de vue, la culture populaire, telle que je la définis ici, s’oppose surtout à une culture « mercantile », dans la mesure où cette première renvoie à un idéal de gratuité économique et de convivialité, ainsi qu’à des formes de désintéressement.

12 Mon but est d’examiner dans quelle mesure la réalité de l’épicerie correspond aux représentations idéalisées qu’elle suscite. Autrement dit, l’épicerie est-elle un haut lieu de la culture populaire de manière continue et générale ou, plutôt, de manière circonstancielle ? Dans ce cadre marchand, la proximité constitue-t-elle une caractéristique inaltérable ou, au contraire, émerge-t-elle comme une potentialité ? Afin de répondre à ces questions, j’examinerai d’abord comment l’introduction du libre-service dans l’épicerie a redéfini la notion de proximité. Dans un deuxième temps, j’analyserai les interactions qui s’y déploient entre commerçants et clients, mais aussi le rôle que l’épicier joue dans la vie du quartier.

Le libre-service : une nouvelle donne

13 L’épicerie constitue un lieu historiquement, spatialement et socialement déterminé – ce qui signifie que les rapports entre l’épicier et ses clients ont varié dans le temps. Le libre-service, cette nouvelle technique de vente qui a été transposée du supermarché à l’épicerie, s’est généralisé en Belgique dans les années 1960. Tout semble indiquer que le libre-service a renforcé le caractère populaire des épiceries. Mes interlocutrices grecques se rappellent encore de l’époque où elles étaient servies par un épicier belge ; elles avaient beaucoup de difficultés à se faire comprendre : quand elles voulaient

(6)

acheter des œufs, elles étaient obligées d’imiter la poule en train de pondre pour pouvoir passer la commande. Ainsi, elles pliaient et secouaient leurs bras au niveau des côtes pour imiter les ailes de la poule ; elles étaient conscientes du ridicule de la situation, mais ne pouvaient pas faire autrement. Une interlocutrice grecque qui, en tant qu’élève au collège, était celle qui parlait le mieux le français dans la famille (qui venait de s’installer dans la ville minière de Tamines), m’a longuement parlé de la manière dont elle se préparait pour aller faire les courses au début des années 1960 : sa mère rédigeait une liste en grec, qu’elle-même traduisait en français à l’aide de son dictionnaire ; puis, elle apprenait par cœur la liste en français, tout en gardant le papier dans sa poche, pour vérifier, en cas de besoin.

14 Avant le libre-service, il semble que les Afro-Américains et les immigrants européens de première et seconde générations aux États-Unis évitaient les épiceries traditionnelles dans lesquelles ils étaient parfois victimes de discriminations et se voyaient servir de moins bons produits à des prix élevés, sans pouvoir profiter des avantages que celles-ci offraient, comme le crédit par exemple (Deutsch, 2010, p. 52-53).

Quant aux immigrés turcs en France, ils justifiaient leur choix en évoquant, entre autres, l’ignorance de la langue : le fait de faire leurs achats au supermarché leur permettait d’éviter les échanges avec les commerçants, puisque tout était exposé et les prix indiqués (Kastoryano, 1986, p. 139). De ce point de vue, le libre-service a affranchi le client de la médiation (intimidante ou discriminatoire) du vendeur.

15 Garantissant un anonymat qui a été ressenti comme libératoire et instaurant « une forme d’égalité d’accès aux produits » (Granclément, 2011, p. 71), le libre-service a aussi permis de contourner la barrière de la langue. Ceux qui ne maîtrisaient pas bien la langue du pays d’accueil pouvaient alors non seulement retourner à l’épicerie en tant que clients, mais aussi investir ce domaine marchand en tant que commerçants. En effet, en imposant de nouvelles règles relationnelles, le libre-service semble avoir facilité l’accès des migrants à ce secteur d’activité entrepreneuriale.

16 Le libre-service a également posé de nouveaux critères en ce qui concerne les « bonnes manières » des acheteurs qui ont dorénavant leur part de responsabilité dans le maintien de la boutique. Une épicière grecque4, qui tient sa boutique depuis 1983 dans un quartier populaire de la Chasse, m’a décrit en grec comment un Turc d’Allemagne a détruit la pyramide de fruits qu’elle avait construite devant la devanture (carnet de terrain, lundi 18 novembre 2013) : « II voulait prendre les fruits qui étaient tout en bas, il pensait qu’ils étaient de meilleure qualité, plus gros, tandis qu’ils étaient tous pareils.

Et il a tout détruit, tout fait tomber, et il est parti finalement sans rien acheter ». Son témoignage montre non seulement que le travail dans ce cadre marchand est souvent associé à des objectifs d’ordre esthétique qui visent à rendre la boutique plus attrayante ; mais aussi que le libre-service impose des normes de bienséance : détruire la pyramide de fruits qu’une épicière a mis du temps à construire constitue un acte d’incivilité, puisque le client ne doit ni trop déranger les agencements ni trop tâter les produits en vente au risque de les abîmer. Pour cette commerçante qui est proche de la retraite et qui avoue ne plus faire d’efforts de décoration de ce type, cette histoire révèle la dégradation et la paupérisation du quartier dans lequel sa boutique se trouve.

17 Le libre-service a non seulement créé de nouvelles exigences en ce qui concerne le comportement des acheteurs, mais a aussi redéfini le rôle de l’épicier qui ne servait plus et qui n’était là que pour encaisser ou chercher un produit que le client ne parvenait pas à trouver. De ce fait, il pouvait échanger avec l’acheteur plus librement,

(7)

sans que l’ombre de la discrimination ou du favoritisme pèse sur leurs rapports. Alors que le service personnalisé séparait l’épicerie en deux territoires – « le territoire de l’épicier et le territoire concédé au client » – avec le libre-service « la frontière se trouve abolie, les deux territoires fusionnent » (Cochoy, 2008, p. 31). Le nouveau cadre semble donc favoriser la proximité. Toutefois, en ville, la proximité sociospatiale « n’est pas un donné mais un possible à construire » (Piolle, 1990, p. 352) : des liens affectifs et continus peuvent se nouer entre l’épicier et certains clients, mais ne constituent pas une condition sine qua non. Comme l’exemple avec la destruction de la pyramide de fruits le montre, les relations entre l’épicier et un acheteur occasionnel peuvent même être tendues, si le comportent du dernier est jugé inapproprié par le premier.

La notion de proximité

18 Il serait erroné de considérer que les prestations d’un épicier sont uniformes : elles dépendent de ses intérêts, de ses prédispositions ou de ses affinités. L’opposition entre relations commerciales « chaudes » (basées sur une charge d’affects) et relations commerciales « froides » (un échange mécanique et indifférent) montre l’étendue de la gamme des rapports qui ont lieu à l’intérieur de l’épicerie. Les rapports de confiance qui peuvent se développer entre l’épicier et le client ne se limitent pas au choix d’un produit que le premier conseille et le second accepte d’acheter, mais s’étendent à d’autres domaines : facilités de paiement (crédit, emprunt d’argent), échange d’informations et de services, etc.

19 Selon Jan Baetens (2005, p. 72) la culture populaire exige la participation et l’imprégnation, car elle « semble refuser tout ce qui touche de près ou de loin à la distance ». Dans le cadre de l’épicerie, la proximité et la distance sont plutôt des notions mouvantes qui qualifient ou disqualifient (faisant de l’acheteur un habitué ou, au contraire, un client de passage), tout en permettant l’évolution de la situation (en cas de fidélisation d’un « primo visiteur »). Dans une épicerie turque d’un quartier populaire de Saint-Gilles qui a été créée en 1985, j’ai rencontré une des clientes régulières du magasin. Comme la fille de l’épicier me l’a précisé en embrassant cette femme âgée grecque qui l’a vue grandir (la fille étant née en 1980), « c’est plus qu’une cliente, c’est de la famille. À elle je dis des choses que je ne dis pas à ma mère ». Les liens entre cette cliente et la famille de l’épicier sont si forts qu’elle a été non seulement invitée au mariage de la fille de l’épicier, mais aussi placée à la table des parents ; j’ai même vu le fils de l’épicier, qui tient la boutique depuis quelque temps avec sa sœur, lui proposer de goûter à son assiette lors de la pause de midi – geste réservé aux personnes les plus proches. Si ce traitement exceptionnel indique le seuil supérieur que la familiarité peut atteindre, il ne faut pas oublier que les comportements de consommation à « faible implication » (dans le cas d’un achat effectué par un client de passage qui se passe dans l’anonymat) sont plus courants dans une épicerie que ceux à

« forte implication ».

20 Voilà comment une cliente belge a désigné cette épicerie turque : « C’est un monument historique ici, ça existe depuis plus de vingt ans ». Cette cliente achète les boissons dans les grands magasins comme Delhaize parce qu’ils sont moins chers, mais vient ici pour chercher ses fruits : « Il faut trouver un équilibre. D’ailleurs, les petits commerces achètent leurs fruits dans le Marché matinal [l’équivalent bruxellois de Rungis], la qualité est meilleure », m’a-t-elle dit (carnet de terrain, mercredi 5 juin 2013). À partir

(8)

du moment où une épicerie est considérée par sa clientèle comme un « monument historique », l’attribution de ce titre implique une forme de responsabilité : fréquenter ce commerce signifie activement soutenir le « monument historique » qu’il est, afin d’empêcher sa disparition – même si ce choix est aussi justifié ici par la qualité des fruits qui y sont vendus.

21 En revanche, aucun supermarché ne peut se vanter d’un tel titre, même si certains d’entre eux ont été créés bien avant 1985 ; le supermarché ne semble être lié à aucune obligation morale de préservation. De ce point de vue, si l’épicerie est un lieu qui peut

« se définir comme identitaire, relationnel et historique », un espace comme le supermarché « qui ne peut se définir ni comme identitaire ni comme relationnel ni comme historique » définit « un non-lieu » (Augé, 1992, p. 100). C’est donc tant le rapport à l’histoire que la proximité, c’est-à-dire la qualité relationnelle des interactions qui s’y déroulent, qui donnent à l’épicerie cette épaisseur « historico- sociospatial » qui manque au supermarché. Toutefois, une épicerie peut fermer ses portes quelques mois après son ouverture si les affaires ne sont pas florissantes, puisqu’aucune boutique n’a comme vocation première l’ambition de devenir

« monument historique ».

L’esprit de bonne entente

22 C’est l’absence de rapports « chauds » ou à « forte implication » dans le supermarché5 qui révèle la spécificité de l’épicerie. C’est en fréquentant une épicerie tenue par un Grec dans un quartier défavorisé d’Anderlecht que j’ai pu mesurer l’ampleur de cette familiarité. Ce magasin, qui a ouvert en 1970 et qui est le seul de mon corpus à avoir sur la devanture le nom du commerce écrit en alphabet grec, se trouve à l’intérieur d’un noyau commercial grec : dans les rues voisines, on trouve des cafés et des restaurants grecs, mais aussi le Fan-Club PAOK (équipe de football de Thessalonique), créé en 1976.

Cependant, très peu d’habitants d’origine grecque restent encore dans le quartier ; la plupart d’entre eux ont déménagé depuis longtemps, tout comme les autres groupes qui y habitaient, les Siciliens ou les Juifs polonais (population dominante dans les années 1950 avant son départ pour les quartiers aisés de Waterloo et Uccle). Le local, où l’épicerie se trouve, était initialement une maroquinerie tenue par un Juif ; et dans le magasin, parmi les marchandises exposées, on trouve encore aujourd’hui, sous une statuette grecque antique, une assiette qui porte l’inscription Sicilia, souvenir offert par un client. Il suffit parfois de s’intéresser à un seul commerce de proximité pour retracer non seulement la vie, mais aussi le passé de tout un quartier.

23 Pour ceux qui s’y sont récemment installés, le fait que l’épicerie porte la mémoire du quartier importe peu. Les clients viennent parce qu’ils veulent entretenir les liens de familiarité qu’ils ont développés avec l’épicier. Ces liens renvoient aux codes d’une culture populaire, comme en témoigne cette scène (carnet de terrain, lundi 3 juin 2013) :

« – Bonjour, Turc ! [L’épicier salue ainsi son client qui vient d’entrer dans le magasin].

– Je ne suis pas Turc, je suis Kurde [l’épicier grec qui connaît très bien ce client rit, content de le taquiner de cette manière ; le client rit aussi].

– Tu es Turc, ton passeport est turc, le passeport kurde n’existe pas [ils rient ensemble, puis le client achète un briquet]. Tu m’embêtes pour un briquet, toi ! »

(9)

24 Pendant la fête d’Aïd (carnet de terrain, mardi 15 octobre 2013), j’ai assisté à une scène similaire. La prière venait de se terminer dans la mosquée qui se trouve en face de l’épicerie et la rue était remplie d’hommes qui formaient de petits groupes. L’épicier m’a expliqué que ceux qui entrent ce jour-là dans son magasin viennent pour faire de la monnaie, pour donner de l’argent aux enfants, « c’est la tradition », m’a-t-il dit. Il ne manquait pas de souhaiter aux clients qu’il connaissait le mieux un Bon Bayram. Puis, un Turc est entré dans le magasin et a commencé à discuter avec l’épicier ; le client dit :

« – Nous Turcs, toi Grec, nous [te] couper la tête [les deux hommes rient ensemble].

– Toi, tu ne peux pas couper mon petit doigt, même pas [répond l’épicier, en faisant le geste, comme s’il coupait l’ongle de son petit doigt]. Votre fête, c’est juif, tu es juif, non musulman.

– Oui, juif, trois mille ans avant, tous [on était] juifs.

– Ah, mais moi, j’ai douze dieux, pas seulement un, le monothéisme. Et je peux choisir celui qui me plaît [référence aux douze dieux d’Olympe et à la Grèce antique] ».

25 Ces échanges sont basés sur une certaine envie de détourner les identifications nationales et religieuses : on se moque gentiment de l’incapacité des Kurdes à avoir leur propre État-nation, mais aussi du conflit gréco-turc ou israélo-palestinien. L’épicerie fonctionne selon les règles de la bonne entente, c’est pour cette raison que certains sujets brûlants de l’actualité peuvent être évoqués sur un ton ironique. La mauvaise connaissance du français de la part des clients ne constitue pas, dans ce cadre, une barrière à la communication : les échanges verbaux sont rudimentaires (et souvent complétés par des gestes), mais aussi chaleureux et osés – même si les normes de la bienséance posent des limites là où l’on a l’impression qu’il n’y en a plus.

26 C’est parce que les rapports sont, à la fois, personnels et anonymes que l’appartenance nationale acquiert ici de l’importance : le cas de l’épicière grecque qui critiquait le comportement inapproprié d’un Turc d’Allemagne (dans le cas de la destruction de la pyramide de fruits) montre également que l’appartenance est parfois double et peut inclure tant le pays d’origine que le pays d’accueil. En règle générale, l’épicier ne connaît pas le nom de famille de ses clients (sauf ceux à qui il fait des livraisons, mais tous les épiciers ne proposent pas ce type de service) ; il ne connaît pas non plus leur situation familiale (il sait s’ils ont des enfants seulement si ceux-ci viennent au magasin ou si les clients achètent des produits spécifiques ou parlent de leurs enfants). En revanche, l’épicier connaît les aliments auxquels un habitué est allergique, mais aussi s’il peut vendre ou non de l’alcool à une personne qui en fait une consommation excessive : ce type de connaissance peut provenir du client lui-même ou de sa famille (dans le cas de la vente d’alcool) qui s’appuie ainsi sur la complicité avec le détaillant pour résoudre le problème d’un excès de consommation. Bien souvent, le client qui se sait surveillé par son épicier ira chercher de l’alcool au supermarché le plus proche.

Toutefois, l’épicier préfère renoncer à ces ventes afin d’être à la hauteur de la confiance qui lui est accordée et qui fait de lui, en quelque sorte, le « gardien du quartier ». Cette confiance implique une responsabilité morale parfois en contradiction avec la fonction économique.

27 C’est en prenant en considération la spécificité d’informations dont un épicier dispose sur ses clients et la conventionalité de leur relation qu’on peut dire que l’épicerie est un des endroits qui rend concrète la notion d’interconnaissance au sein du quartier : c’est le temps qui donne de l’épaisseur à cette familiarité bâtie par des contacts quotidiens.

L’épicier peut ainsi plaisanter avec ses habitués sans les offusquer, puisqu’il sait quand

(10)

il doit demeurer sur la réserve ou, au contraire, se lâcher. Pour paraphraser Pierre Bourdieu (1983, p. 103) qui parle ici du bistrot, mais aussi plus généralement du petit commerce, on ne va pas à l’épicerie seulement pour faire ses emplettes, « mais aussi pour participer activement à un divertissement collectif capable de procurer aux participants un sentiment de liberté par rapport aux nécessités ordinaires, de produire une atmosphère d’euphorie sociale et de gratuité économique […]. On est là pour rire et faire rire, et chacun doit, à la mesure de ses moyens, jeter dans l’échange ses bons mots et ses plaisanteries ».

28 Tous les épiciers et tous les clients n’apprécient pas ce type d’échanges, surtout quand ils prennent une tournure « politique » comme dans les exemples ci-dessus6. Toutefois, même pour ceux qui préfèrent au magasin du coin les grandes surfaces à cause d’un pouvoir d’achat restreint, l’épicerie reste un arrêt privilégié au milieu de leur trajet quotidien s’ils tiennent à maintenir des liens de sociabilité dans le quartier et s’ils considèrent que la vie serait moins pleine humainement sans ces interactions : on y entre, même si l’on y dépense peu d’argent. Bien sûr, si le client considère qu’un tel comportement de consommation ne pose aucun problème, le commerçant n’envisage pas les choses de la même manière, du moment où l’idée qu’un minimum d’achats suffit pour maintenir un magasin ouvert menace la viabilité même de la boutique. Même ce décalage entre les arbitrages du client et les calculs du commerçant peut devenir source de plaisanterie dans un régime de familiarité, comme c’est le cas dans la première scène (« Tu m’embêtes pour un briquet, toi ! »).

29 L’ouverture de ce métier à des immigrés parlant peu la langue du pays d’accueil, grâce à l’introduction du libre-service, semble être en continuité avec le stéréotype largement répandu au XIXe siècle, selon lequel l’épicier était inculte. Si au XIXe siècle, cette image constituait un topos, dans quelle mesure l’épicier peut-il être considéré aujourd’hui comme un acteur culturel ?

L’épicier, un acteur culturel ?

30 Quand il faut différencier deux épiceries qui se situent dans le même quartier commerçant et qui sont en compétition, l’accueil chaleureux d’un épicier peut être considéré comme un atout pour les clients : la convivialité devient alors une forme de stratégie commerciale. En revanche, là où la désertification commerciale progresse, le rôle de l’épicier est investi d’une telle importance que la question de la qualité d’accueil devient secondaire.

31 L’épicière grecque d’un quartier d’Uccle, qui se trouve dans une zone de logements sociaux7, a pris en charge ce commerce (qui était déjà une épicerie, tenue par des Belges depuis 1952) en 1981, à l’âge de vingt-quatre ans. Son magasin constitue depuis quelques années le seul lieu de rassemblement qui reste aux habitants du quartier :

« Les autres commerçants ont quitté les lieux depuis dix ou quinze ans, l’un après l’autre. Avant, il y avait dans le quartier deux pharmacies, un salon de coiffure, une pâtisserie, une librairie, une boulangerie, maintenant plus rien », m’a-t-elle dit. Si en hiver, les clients se serrent debout autour du radiateur pour boire un café ou une bière, ils peuvent s’installer pour consommer sur des tables dehors en été, dans le petit jardin devant l’épicerie. Les collégiens y viennent aussi pour acheter des sandwichs à midi ; l’épicière connaît bien leur programme, ainsi que les dates des périodes d’examens, parce que cela influe sur son rythme de travail. Depuis 2003 et avec l’aide du comité de quartier, elle organise une fête pour la Toussaint le 31 octobre, qui rassemble, selon

(11)

elle, jusqu’à mille personnes chaque année : elle sort des tables et des chaises en plastique (« pour les femmes âgées surtout, mais la plupart de gens restent debout et les enfants qui sont habillés avec des costumes d’Halloween courent partout », dit-elle) et fait un barbecue avec des brochettes de viande qu’elle importe de Grèce ; elle sert également des marrons grillés et du vin chaud.

32 Cette forme d’implication dans le quartier est rare, les autres épiciers de mon corpus se limitant à participer à des fêtes de quartier sans jamais prendre en charge l’organisation de l’événement. C’est le cas d’un couple de commerçants turcs qui tient une épicerie dans un quartier aisé de Woluwe-Saint-Pierre depuis 1996. Ils y vendent des spécialités turques qu’ils fabriquent eux-mêmes, ainsi que des bouquets de fleurs pour les enterrements qui ont lieu à l’église en face : l’épicière s’est mise à faire des compositions florales pour les services funèbres à cause de la proximité de cette église ; si le magasin avait été situé ailleurs, elle n’aurait développé ni cette activité ni cette compétence. Le positionnement spatial d’une épicerie au sein du quartier oriente les choix que ses tenanciers font : ce n’est pas seulement une question d’offre et de demande, mais aussi une manière de s’enraciner, de devenir indispensable.

33 Ce couple turc a sponsorisé entre 2010 et 2013 l’élection de Miss Woluwe. En 2011, l’affiche qui appelait les jeunes filles à s’inscrire au concours utilisait cet argument :

« Tu deviendras peut-être l’ambassadrice de Woluwe, magnifique commune d’art et d’histoire, riche d’un patrimoine bâti et naturel prestigieux. Une commune attachante qui n’attend que toi pour la représenter ». Les jeunes filles qui candidataient venaient se faire photographier dans chacun des commerces qui sponsorisaient l’événement : elles posaient sur le tapis de fitness, en train de danser dans le bar, penchées sur le banc du bijoutier, assises dans un restaurant chinois et, aussi, en file, devant les fruits, les gaufres et les produits de nettoyage de nos épiciers. Cette initiative a été lancée en 2010 par un commerçant qui a un magasin de pompes funèbres juste à côté de l’épicerie ; elle n’a duré que quatre ans, la dernière Miss Woluwe ayant été élue en 20138.

34 D’un concours de beauté à la fête d’Halloween, les épiciers ont tendance à se mobiliser dès qu’il y a rassemblement festif dans le quartier. Liés à une « culture du quotidien », ils dépassent souvent ce cadre pour investir le domaine des loisirs et des distractions populaires. Cette participation renforce, bien sûr, la dépendance du domaine culturel à l’égard de la fonction commerciale, le sponsoring étant une des caractéristiques de la marchandisation de la culture. Dans ce cadre, l’investissement personnel de l’épicier n’est pas toujours dissocié d’un aspect économique utilitariste : si la convivialité est basée sur la réciprocité, l’épicerie est aussi liée à des formes culturelles moins réciproques qui prolongent et redéfinissent le domaine de la consommation. Qu’elles soient désignées comme des opérations marketing ou comme des fêtes promotionnelles (Seraïdari, 2018a), ces manifestations révèlent que la gratuité économique est parfois plus un idéal qu’une réalité ; elles jouent toutefois un rôle important dans la vie du quartier grâce à leur capacité à rassembler.

Conclusion

35 La variabilité des rapports qui se développent à l’intérieur de l’épicerie ne dépend pas seulement du cadre temporel (comme dans le cas de l’introduction d’une nouvelle technique de vente comme le libre-service), mais aussi du cadre spatial : par exemple,

(12)

le sentiment de vivre dans un quartier dégradé influe forcément sur les relations qui s’y nouent. Alors que ce sentiment renforce le désengagement de la commerçante de la Chasse (qui est plus facilement excédée par les clients « mal polis » qui ne respectent pas son travail), dans le cas de l’épicière d’Uccle qui prend en charge l’organisation de la fête locale d’Halloween, l’effet est inverse, puisqu’il la pousse à l’action. De même, les rapports entre un épicier et ses clients sont qualitativement variables : si l’épicier entretient des liens affectifs avec les habitués, il adopte une posture d’indifférence envers ceux qui ne sont que des clients de passage. Des relations commerciales

« froides » ou « à faible implication » se déploient également dans ce lieu marchand, et l’anonymat peut s’y épanouir aussi bien que dans le supermarché. Ce qui signifie que ce qui sépare un lieu d’un « non-lieu » ne relève pas seulement de l’ordre de la réalité, mais aussi de la potentialité ; autrement dit, l’image que nous avons de l’épicerie ne concerne pas tant ce qu’elle est réellement, mais ce qu’elle peut être parfois.

36 L’épicerie tend vers la proximité, sans pour autant abolir la distance. Si le supermarché se vante de se battre pour offrir les meilleurs prix possibles à ses clients, le seul combat que l’épicerie peut mener est celui autour de la cohésion du quartier : ce qui assure à l’épicerie sa spécificité est, d’une part, son inscription dans un territoire historiquement et socialement défini ; et, d’autre part, certains gestes et comportements qui correspondent à un idéal de gratuité économique. S’il existe une bonne manière d’être client (ne pas déranger ou abîmer la marchandise, mais aussi revenir de manière régulière), il existe aussi une bonne manière d’être commerçant : s’impliquer dans la vie du quartier, réserver certains privilèges aux habitués, essayer d’élargir ce cercle par des gestes renvoyant à la gratuité économique.

37 Le fait de continuer de faire une partie de ses courses dans le quartier où l’on habite suggère l’envie de garder une forme d’emprise sur cet espace. Dans ce cadre, si le choix du supermarché est économique, celui de l’épicerie est sociospatial. L’épicerie est un espace de côtoiement qui révèle dans quelle mesure la convivialité désigne un régime d’attente qui engage tant celui qui reçoit (l’épicier, en l’occurrence) que celui qui entre dans la boutique : si l’un des deux ne joue pas le jeu ou s’il ne connaît pas les codes (parce qu’il y a des limites à ne pas dépasser qui indiquent à partir de quel moment la personne en fait trop9), il n’est pas possible de passer de l’attente à la réalisation. Ce qui signifie que ce n’est pas le lieu qui peut être a priori défini comme relationnel ou non, comme Marc Augé le laisse entendre : dans ce cas précis, ce sont ceux qui le côtoient, qu’ils soient vendeurs ou acheteurs, qui font de lui un espace relationnel ou un « non- lieu », et cela peut bel et bien changer d’un jour à l’autre. Ainsi, quand un client plaisante avec la caissière d’un supermarché, alors qu’un autre entre dans une épicerie et achète quelque chose sans échanger un mot avec le commerçant, l’ordre des choses, mais aussi les stéréotypes qui sont associés à ces deux espaces marchands se trouvent d’un coup bouleversés.

38 Alors que la dimension relationnelle n’est pas inhérente à un lieu commercial, la dimension historique peut l’être davantage. Si certains clients comparent l’épicerie de leur quartier à un « monument historique », il serait erroné de ne pas voir là un signe de reconnaissance du rôle culturel dont ce commerce peut être investi. Quant au rôle culturel des épiciers, il ne dépasse pas souvent les limites du quartier, même s’il arrive que certains d’entre eux, comme le couple turc de Woluwe, soient impliqués dans des actions concernant l’ensemble d’une commune.

(13)

39 De même que la culture populaire n’est pas seulement une culture de résistance face à la production des élites, mais aussi le pôle d’un continuum qui permet la circulation des modèles et des influences, de même les épiciers de mon corpus peuvent choisir entre pratiques de proximité et pratiques de mise à distance, selon les clients et les circonstances. Si la notion de culture populaire ouvre une voie parallèle à celles qui sont définies par l’analyse des classes sociales et de l’ethnicité, elle désigne aussi une ligne de partage entre le réel, le potentiel et l’idéal. Ce sont des idéaux différents, celui de la proximité, de la gratuité économique, mais aussi celui du commerce-« monument historique », qui font de l’épicerie un élément indispensable de l’équilibre urbain.

BIBLIOGRAPHIE

AUGÉ Marc, 1992, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 155 p.

BAETENS Jan, 2005, « La culture populaire n’existe pas, ou les ambiguïtés des Cultural studies », Hermès, La Revue, vol. 42, n° 2, p. 70-77.

BOURDIEU Pierre, 1975, « L’invention de la vie d’artiste », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 2, p. 67-93.

BOURDIEU Pierre, 1983, « Vous avez dit ‘populaire’ ? », Actes de la recherche en sciences sociales, vol.

46, p. 98-105.

BOUVERET-GAUER Martine, MARENCO Claudine, PARIZET Marie-Josée, PÉRON René, 1994, Le commerce et la ville. Bilan critique des études et recherches sur les pratiques urbaines du commerce, Paris, CNRS Éditions, 112 p.

BRUGÈRE Fabienne, 2002, « Le musée entre culture populaire et divertissement », Esprit, n° 283, p. 90-104.

COCHOY Franck, 2008, « Progressive grocer, ou la ‘petite distribution’ en mouvement (États-Unis, 1929-1959) », Espaces et Sociétés, n° 135, p. 25-44.

COLLECTIF-ROSA-BONHEUR, 2016, « Centralité populaire : un concept pour comprendre pratiques et territorialité des classes populaires d’une ville périphérique », SociologieS. < https://

journals.openedition.org/sociologies/5534 >

COLLET Emmanuel, 2003, Delhaize « Le lion ». Épiciers depuis 1867, Tournai, Delhaize group, 218 p.

DE FARCY Henri, 1962, « Révolution dans l’épicerie », Études, n° 4, p. 23-36.

DEUTSCH Tracey, 2010, Building a housewife’s paradise. Gender, politics, and American grocery stores in the twentieth century, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 337 p.

DUBUCS Hadrien, 2015, « Quelle place pour le ‘culturel’ en géographie des migrations

internationales ? », Géographie et cultures, n° 93-94. < https://journals.openedition.org/gc/4032 >

DUFOIX Stéphane, FOUCHER Valérie, 2007, « Les Petites Italies (et les autres…). Éléments de réflexion sur la notion d’ethnoterritoire », in Marie-Claude Blanc-Chaléard, Antonio Bechelloni,

(14)

Bénédicte Deschamps, Michel Dreyfus et Éric Vial, Les Petites Italies dans le monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 423‑436.

FLEURY Antoine, 2010, « Du quartier à la ville durable ? Les commerces de proximité dans l’action de la mairie de Paris », in Arnaud Gasnier, Commerce et ville ou commerce sans la ville ? Production urbaine, stratégies entrepreneuriales et politiques territoriales de développement durable, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 171-183.

GRANDCLÉMENT Catherine, 2011, « Le libre-service à ses origines : mettre au travail ou construire le consommateur ? », Entreprises et histoire, vol. 64, n° 3, p. 64-75.

GRIMMEAU Jean-Pierre, 2013, « Un anniversaire oublié : les premiers hypermarchés européens ouvrent à Bruxelles en 1961 », Brussels Studies, n° 67. < https://journals.openedition.org/brussels/

1155 >

KAPLAN David H., LI Wei, Landscapes of the ethnic economy, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2006.

KASTORYANO Riva, 1986, Être Turc en France. Réflexions sur familles et communautés, Paris, L’Harmattan, 208 p.

MADRY Pascal, 2010, « Le commerce des quartiers de grand ensemble au défi de la mixité sociale », in Arnaud Gasnier, Commerce et ville ou commerce sans la ville ? Production urbaine, stratégies entrepreneuriales et politiques territoriales de développement durable, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 225-232.

MAYER Nonna, 1993, « Identité sociale et politique des petits commerçants (1966-1988) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 37, p. 69-80.

METTON Alain, 1998, « Espoirs et amertumes des commerces de centre-ville », Annales de la recherche urbaine, n° 78, p. 46-54.

MILLER Daniel, 2005, « Une rue du nord de Londres et ses magasins : imaginaire et usages », Ethnologie française, vol. 35, n° 1, p. 17-26.

PÉCOUD Antoine, 2012, « Immigration, entrepreneuriat et ethnicité. Comprendre la création de commerces au sein des populations d’origine immigrée », Métropoles, n° 11. < https://

journals.openedition.org/metropoles/4560 >

PÉRON René, 1991, « Les commerçants dans la modernisation de la distribution », Revue française de sociologie, vol. 32, n° 2, p. 179-207.

PERROT Martyne, 2009, Faire ses courses, Paris, Stock, 190 p.

PIOLLE Xavier, 1990, « Proximité géographique et lien social, de nouvelles formes de territorialité ? », Espace géographique, tome XIX-XX, n° 4, p. 349-358.

POULAIN Jean-Pierre, 2013 [2002], Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, Presses universitaires de France, 287 p.

SERAÏDARI Katerina, 2012, La ville, la nation et l’immigré. Rapports entre Grecs et Turcs à Bruxelles, Paris, L’Harmattan, 212 p.

SERAÏDARI Katerina, 2018a, « Événements festifs et actions caritatives à Bruxelles. La marchandisation comme mode de réparation », Socio-anthropologie, n° 38, p. 75-87.

SERAÏDARI Katerina, 2018b, « L’internationalisation du goût. Activités marchandes des immigrés grecs en Belgique et en Australie », Émulations. Revue de sciences sociales, n° 26, p. 105-116.

< https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations/article/view/seraidari/15683 >

(15)

WALDINGER Roger, 1993, « The ethnic enclave debate revisited », International Journal of Urban and Regional Research, n° 17, p. 444‑452.

ZALC Claire, 2012, « Les petits patrons en France au XXe siècle ou les atouts du flou », Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol. 114, n° 2, p. 53-66.

NOTES

1. Dans le cadre du projet « Quand deux insularités socioculturelles se côtoient au cœur de l’Europe : le rapport à l’intégration des communautés grecque et turque de Bruxelles et leurs relations mutuelles », financé par l’IRSIB (Profil A, Convention « Brains (back) to Brussels »), sous la supervision d’Ural Manço (Facultés universitaires Saint-Louis, 2009-2010) ; et dans le cadre du projet « Building social relationships through commercial transactions: Turkish grocers and their multicultural clientele in Brussels » en tant que junior EURIAS fellow au Vlaams Academisch Centrum de Bruxelles (2012-2013).

2. Les Grecs ont été invités à travailler dans les mines belges en 1957, mais il fallait y avoir passé au moins trois ans avant d’obtenir un permis A et s’orienter vers d’autres domaines d’activités.

Peu de commerces grecs ont donc été créés avant 1965 en Belgique. Les Turcs, dont les contrats avec les entreprises minières débutent en 1964 et qui font leurs courses dans les commerces grecs dans un premier temps (les pratiques alimentaires des deux populations étant relativement similaires), s’orientent vers le commerce plus tard encore ; leur déploiement commercial prend de l’ampleur dans les années 1980 (Seraïdari, 2012).

3. Les quartiers défavorisés sont situés dans les cinq communes qui constituent ce qui est communément appelé le « croissant pauvre » : Molenbeek, Saint-Josse, Schaerbeek, Saint-Gilles et Anderlecht. La présence grecque a été très marquante, jusque dans les années 1990, surtout dans les trois dernières communes, tandis que les communes de Saint-Josse et de Schaerbeek continuent d’être densément peuplées par une population turque. En revanche, les beaux quartiers de l’est et du sud-est constituent la « seconde couronne » et attirent, entre autres, des cadres à hauts revenus employés dans les institutions internationales.

4. Elle a été une des rares de mon corpus à exercer parallèlement d’autres activités professionnelles afin de subvenir aux besoins de sa famille. D’une part, elle faisait régulièrement du baby-sitting ; et d’autre part, elle a été pendant quinze ans concierge « au noir » dans une maison voisine qu’un homme d’affaires avait transformée en logements pour étudiants. C’est elle qui louait les « kots » et nettoyait les escaliers et les espaces communs, « quatre étages, cinq cuisines et cinq douches ».

5. Même si ceux qui fréquentent le supermarché parviennent parfois à personnaliser leur relation avec les caissières, comme cet informateur de Martyne Perrot (2009, p. 50) l’explique :

« On connaît bien les employés, c’est pas anonyme, moi je n’aime pas ça, l’anonymat. J’ai toujours une petite blague à placer pour rigoler un coup ».

6. C’est pour cette raison que le terme « culture populaire » n’est pas utilisé ici dans le sens d’« une culture pour tous, populaire en tant qu’elle serait partageable et acceptable par chacun » (Bruyère, 2002, p. 98). En revanche, l’idée que la culture populaire suppose des « pratiques de détente sociale » (ibid., p. 92) est largement validée par les données de mon terrain.

7. En France, le commerce « des quartiers de grand ensemble, souvent situés à proximité des nouveaux pôles de périphérie de la grande distribution naissante, sera le premier à pâtir de cette

‘révolution commerciale’, dès la fin des années 1960 » (Madry, 2010, p. 227). Dans ces quartiers formés par des dédales de barres, de tours ou de pavillons, les commerces constituaient jadis des repères permettant « de mémoriser un parcours, de localiser le domicile d’un parent, d’un ami » ;

(16)

ils bornaient également l’espace, définissant ainsi la « distance maximale des déplacements intérieurs à la cité effectués à pied » (Bouveret-Gauer et al., 1994, p. 29).

8. Entre 2010 et 2013, Woluwe a été la seule commune bruxelloise à organiser un concours de beauté, en dehors du concours de Miss Belgique. Schaerbeek (commune beaucoup plus pauvre et associée dans l’imaginaire collectif à une concentration importante de Turcs et de Marocains) avait lancé « la nouvelle ère des Miss » en 1998, deux ans après la réintroduction d’une autre coutume locale, celle du cortège carnavalesque. La dernière Miss Schaerbeek a été élue en 2006, le concours n’ayant pas été renouvelé depuis. Dans ce cas, une commune populaire et stigmatisée comme Schaerbeek a servi de référence pour une commune aisée comme Woluwe. Notons également qu’un cinéaste belge, Miel Van Hoogenbemt, qui a fait un documentaire sur les élections de Miss à Schaerbeek (Miss in Dreams) en 2002, a réalisé en 2005 le long métrage de fiction Miss Montigny.

9. Par exemple, les commerçants grecs ont tendance à souligner leur supériorité culturelle (basée sur l’héritage de la Grèce antique), comme le montre la référence au polythéisme dans la seconde scène.

RÉSUMÉS

Basé sur des enquêtes ethnographiques réalisées auprès des épiciers grecs et turcs de Bruxelles, cet article examine dans quelle mesure, dans ce cadre marchand, la culture populaire devient un réservoir d’actions et d’attitudes dans lequel l’épicier peut puiser quand il veut privilégier l’esprit de convivialité. Alors que les responsables des politiques urbaines insistent sur la qualité d’accueil des commerces de proximité, il faudrait plutôt prendre en compte toute la gamme des rapports qui ont lieu à l’intérieur de l’épicerie : le tenancier entretient des liens affectifs avec les habitués, mais adopte une posture d’indifférence envers ceux qui sont des clients de passage.

Imprégnée par l’esprit de bonne entente, l’épicerie constitue un espace où l’anonymat et la familiarité peuvent également s’épanouir et où des plaisanteries sur les sujets brûlants de l’actualité peuvent librement s’échanger. Quand un épicier est durablement installé dans un quartier, il devient le porteur de ses mémoires : si cela implique une obligation morale de préservation de la part des clients, le rôle de l’épicier en tant que « gardien du quartier » renvoie à une responsabilité morale parfois en contradiction avec la fonction économique. Il est aussi un acteur culturel qui n’hésite pas à se mobiliser dès qu’il y a rassemblement festif dans le quartier.

En somme, l’épicerie est un des endroits qui peut rendre concrète la notion d’interconnaissance dans la ville. Cette potentialité est liée à d’autres idéaux, comme celui de la gratuité économique ou à la possibilité pour un commerce de devenir une sorte de « monument historique ».

Based on an ethnographic fieldwork dealing with the Greek and Turkish grocers of Brussels, this article examines to what extent, in this commercial context, popular culture becomes a reservoir of actions and attitudes to which grocers have access when they want to favour conviviality.

Urban policymakers emphasize the quality of welcoming that characterizes small local shops, but it would be more accurate to take under consideration the whole range of relations that take place in a grocery store: from the emotional ties (that link the shop-owner to his long-term clients) to the indifference towards someone who enters the shop for the first time. Imbued with a spirit of comprehension and understanding, the grocery store constitutes a space where anonymity and familiarity can be equally preserved, and jokes about controversial topics freely

(17)

exchanged. When a grocer has achieved long-term sustainability, he becomes the reservoir of the neighbourhood’s memories: if this implies a moral obligation of preservation for the clients, the role of the grocer as “guardian of the neighbourhood” implies a moral responsibility that can sometimes be in contradiction with his need for economic profit. The grocer is also a cultural agent who does not hesitate to get mobilised every time there is a festive gathering in the neighbourhood. Hence, the grocery store in one of the places that may render concrete the notion of inter-knowledge in town. This potentiality is related to other ideals, like that of an economy of gratuitousness and of the store’s possibility of becoming a “historic monument”.

INDEX

Mots-clés : commerce, quartier, proximité, épicerie, supermarché, Bruxelles, rapports marchands, client, culture populaire, gratuité économique

Index géographique : Bruxelles, Belgique

Keywords : commerce, neighbourhood, proximity, grocery store, supermarket, Brussels, market relations, client, popular culture, economy of gratuitousness

AUTEUR

KATERINA SERAÏDARI

LISST – Centre d’Anthropologie Sociale de Toulouse

Institute for Mediterranean Studies / Foundation for Research and Technology – Greece, ERC Consolidator Grant 2018

k.seraidari@gmail.com

Références

Documents relatifs

Les commandes passées via le catalogue BienManger.com d’un montant inférieur à 100 € HT (sauf mention spécifique), livrées en un point en France Métropolitaine hors Corse

Les commandes passées via le catalogue BienManger.com d’un montant inférieur à 100 € HT (sauf mention spécifique), livrées en un point en France Métropolitaine hors Corse

La commune a rapidement réagi en lançant un appel public à candidature pour l’exploitation d’un fonds de commerce d’alimentation générale situé au centre

[r]

[r]

AG2R Prévoyance, institution de prévoyance régie par le Code de la Sécurité sociale - Membre d’AG2R LA MONDIALE et du GIE AG2R - 14/16 bd Malesherbes

dépendance économique : , certaines clauses du contrat-type Carrefour Market transmis par Carrefour aux sociétés saisissantes (ci-après « le contrat-type Carrefour Market »),

Seuls les sites de PNV et de PDV présentent une particularité puisque, comme l’indiquent les parties, « le site de PNV, en raison de son implantation géographique et des