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Paroles d’élèves et bonheur à l’école . Identifier et créer les conditions favorables au bonheur à l’école

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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52 | 2019

Peut-on penser le bonheur à l'école ?

Paroles d’élèves et bonheur à l’école

Identifier et créer les conditions favorables au bonheur à l’école

Student talk and happiness at school :Identifying and creating the conditions for happiness at school

Anne Dizerbo

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/trema/5504 DOI : 10.4000/trema.5504

ISSN : 2107-0997 Éditeur

Faculté d'Éducation de l'université de Montpellier Référence électronique

Anne Dizerbo, « Paroles d’élèves et bonheur à l’école », Tréma [En ligne], 52 | 2019, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 19 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/trema/5504 ; DOI : 10.4000/trema.5504

Ce document a été généré automatiquement le 19 février 2020.

Trema

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Paroles d’élèves et bonheur à l’école

Identifier et créer les conditions favorables au bonheur à l’école

Student talk and happiness at school :Identifying and creating the conditions for happiness at school

Anne Dizerbo

Introduction

1 Cette contribution vise, à partir d’entretiens biographiques menés avec des élèves de 4

ème de différents établissements, à faire émerger les ressources et les obstacles à la construction de leur bonheur à l’école et par l’école.

2 Le bonheur fait aujourd’hui « recette ». E. Cabanas & E. Illouz (2018) soulignent une augmentation notable du nombre d’ouvrages vendus dont le titre contient le mot

« bonheur », mais aussi une explosion du nombre échangé de tweets et de posts sur Instagram et Facebook. Le bonheur, nous expliquent-ils, « est devenu au XXIème siècle la marchandise fétiche d’une industrie mondiale, pesant des milliards, et dont les produits de base sont les thérapies positives, la littérature du self-help, les prestations de coaching et de conseil professionnel, les applications pour smartphone et les méthodes diverses et variées d’amélioration de soi » (ibid, pp. 19-20). Est-ce à dire que les individus manquent d’une éducation au bonheur, envisagé ici comme une finalité éthique dans la perspective développée par Spinoza (1994), pour qu’ils aient besoin de compléter ainsi leur formation ?

3 Si l’on interroge les modalités d’éducation au bonheur, force et de constater que celui- ci ne constitue pas un objet de l’institution scolaire. Il n’apparaît pas comme finalité, ou comme moyen, et ne se trouve mis en discussion qu’en classe de Terminale dans les cours de philosophie. En ne se souciant pas de l’idée du bonheur, l’école ne laisse-t-elle pas le champ libre à l’idéologie néolibérale pour la définir à son avantage ?

4 À défaut de bonheur, la circulaire n° 2014-068 de préparation à la rentrée du 20-5-2014, fait apparaître pour la première fois la notion de bien-être, indépendamment d’un

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Développer une politique de bien-être à l’école, mieux comprendre la situation de chaque élève et lui permettre, si nécessaire, de conserver et de développer une relation positive avec l’apprentissage et avec l’école font partie d’une stratégie globale pour cultiver la persévérance scolaire.

5 J’envisagerai cette notion comme une des conditions d’accès au bonheur. Introduite tout d’abord dans le champ de la santé publique, le bien-être est « un état dans lequel [l’individu] peut s’épanouir pour développer une personnalité autonome, faisant face aux contraintes sociales » et il est « considéré comme une situation de liberté positive : il s’agit des possibilités dont chacun dispose pour opérer des choix concernant l’organisation de sa vie » (Danvers, 2003, p. 85).

6 Le bien-être s’approche de la notion d’épanouissement qui se trouve de plus en plus souvent dans les textes officiels, associée elle aussi à une visée émancipatrice constituant une finalité éducative :

La formation scolaire favorise l'épanouissement de l'enfant, lui permet d'acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle et à l'exercice de ses responsabilités d'homme et de citoyen. Elle prépare à l'éducation et à la formation tout au long de la vie. Elle développe les connaissances, les compétences et la culture nécessaires à l'exercice de la citoyenneté dans la société contemporaine de l'information et de la communication. Elle favorise l'esprit d'initiative (Code de l’éducation, Article L111-2, 2013).

7 Ces textes de loi résonnent avec le projet éducatif humaniste de l’école républicaine développé au siècle des Lumières. Ils ne sont pas éloignés de la philosophie allemande de la Bildung, qui envisageait l’éducation comme une formation réflexive, consciente de soi, s’inscrivant à l’échelle d’une vie. Elle visait à l’épanouissement personnel et au développement d’un esprit critique grâce auxquels interagir intelligemment avec l’environnement ainsi qu’à un engagement citoyen impliquant un apprentissage socialisé et interactif.

8 Comment ce projet prend-il forme dans une société gouvernée par l’économie, face aux injonctions sociétales qui font de la formation tout au long de la vie, telle qu’elle est définie par le gouvernement, « une priorité intégrée au programme global de l’union européenne pour résoudre les problèmes de la croissance et de l’emploi » (Ministère de l’Éducation Nationale, 2010), l’inscrivant dans une perspective économique ? Les difficultés d’accès à l’emploi invitent en effet chacun à envisager son parcours de formation comme un investissement. Il s’agirait pour le jeune d’apprendre à se construire à l’école en concurrence avec les autres pour se faire fructifier comme capital, en orientant et en adaptant sa conduite de façon à produire un effet d’autonomie et d’initiative, compétences devenues objets d’évaluation et de sélection qui poussent l’élève à s’inscrire dans une démarche égocentrée. Selon E. Cabanas et E.

Illouz (2018) « le bonheur apparaît désormais comme la caractéristique que nous nous faisons du bon citoyen », associé à ses compétences en matière d’autonomie et d’initiative, et à un genre de personne particulier : « une personne individualiste, fidèle à elle-même, résiliente, faisant preuve d’initiative, optimiste… » (ibid, p. 10).

9 Pourtant, les textes législatifs et certains acteurs du système éducatif s’efforcent de réinscrire l’éducation dans une perspective émancipatrice, et également solidaire, à même de prévenir un assujettissement à l’économie néo-libérale qui atomise les individus et de construire une société plus heureuse. Dès lors développer un « savoir- être en relation » dans les trois dimensions qu’il comporte : l’ego-relation (relation à soi), l’alter-relation (relation à l’autre) et l’éco-relation (relation à la planète)

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(Durpaire, 2018) semble fondamental. La construction du « savoir-relation », « en tant que savoir et conscience de la Relation, s’apprend et se travaille », indiquent Durpaire et Mabilon-Bonfils (2014, p. 177) et dès lors engage l’enseignant dans un nouveau défi puisqu’il est responsable de son développement.

10 La construction du savoir-être en relation sera interrogée dans cette contribution à l’aune d’une recherche mise en œuvre avec des élèves de 4ème dans le cadre de mon enseignement et portant sur leur parcours scolaire et la manière dont ils envisagent leur orientation scolaire et professionnelle.

11 Je commencerai par présenter les objectifs de cette recherche, puis les acteurs, le terrain et la méthodologie avant de montrer en quoi elle a permis d’entendre certaines conditions dont dépendent le bonheur d’être élève. Enfin, l’analyse du dispositif en lui- même montrera comment il s’est constitué comme situation éducative propice à la construction d’un « savoir-être en relation ».

Présentation de la recherche

Les objectifs

12 L’objectif principal de ma recherche était d’éviter que des élèves ne soient passivement inscrits dans un parcours professionnel, assignés à l’obtention d’une qualification dans un rapport objectivant au savoir et à la formation (quand ils ne décrochent pas en cours de route). Mon travail se situait donc dans une perspective émancipatrice qui voulait voir les élèves capables de s’épanouir, c’est-à-dire de s’intégrer socialement tout en construisant un parcours subjectivé.

13 Dans une première phase de recherche, l’objectif était principalement de favoriser et de comprendre le processus de subjectivation du parcours scolaire et d’orientation par l’élève, à partir d’un dispositif d’hétérobiographisation collective. La biographisation est un concept introduit en France par Delory-Momberger en 2003 pour désigner le processus par lequel l’individu produit, pour lui comme pour les autres, les manifestations, le sens, la forme de son existence : il s’agit de « l’ensemble des opérations et des comportements par lesquels les individus travaillent à se donner une forme propre dans laquelle ils se reconnaissent eux-mêmes et se font reconnaître par les autres » (Delory-Momberger, 2009, p. 28). L’hétérobiographisation caractérise un processus herméneutique d’éducation de soi qui passe par la lecture ou l’écoute du récit d’un autre en puisant dans ses expériences biographiques. En effet, le récit forme à la fois celui qui le produit et ceux qui le reçoivent. L’hétérobiographisation correspond à « ces formes d’expérience et d’écriture de soi que nous pratiquons lorsque nous comprenons le récit par lequel un autre rapporte son expérience, lorsque nous nous l’approprions au sens de nous le rendre propre, de nous y comprendre nous-mêmes » (Delory- Momberger, 2014, p. 155).

14 Il s’agissait donc d’amener des élèves à effectuer une narration socialisée (dans le sens où elle fait appel à un système de signes partagé par une communauté linguistique à laquelle elle s’adresse) de leur parcours scolaire. Prendre conscience de ce parcours et le mettre à distance pouvait représenter un moyen de bâtir des projets donnant du sens à leur scolarité.

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15 Il s’agissait aussi de mettre en évidence et de comprendre le travail identitaire mis à l’œuvre par ce processus d’hétérobiographisation, dans ses liens, ses interactions et ses tensions avec le contexte dans lequel chaque élève évolue, en observant les modalités narratives qui le constituent. Pour cela il fallait s’appuyer sur l’expérience des élèves, les mieux placés, dès lors qu’un espace de questionnement et de réflexivité leur est proposé, pour éclairer la manière dont ils construisent une figure d’élève et dont ils écrivent et/ou interprètent au fil des années le rôle qui lui est associé.

Acteurs, terrain, méthodologie

16 La recherche présentée concernait des élèves de 4ème, niveau correspondant au premier d’orientation en France dans la mesure où il peut conduire des élèves à quitter la filière générale pour s’orienter en lycée professionnel ou en apprentissage.

17 Elle s’inscrivait dans la perspective anthropologique de la recherche biographique en éducation (Delory-Momberger, 2014), visant à observer les activités par lesquelles l’être humain est capable de configurer ses expériences, de les mettre en sens et en cohérence au sein de l’espace social et d’observer les activités qu’il met en œuvre pour s’y former et s’y transformer, par le biais de la médiation narrative, et en s’appuyant sur les schèmes narratifs qui guident son action. Elle prend appui sur la mise en récit de l’expérience des acteurs concernés par la recherche dont elle reconnaît l’expertise et qu’elle invite à occuper un rôle actif dans la production de connaissances.

18 Cette recherche qui ne portait pas sur les élèves mais se construisait avec eux, a reposé prioritairement sur des entretiens collectifs, moments de « biographisation » de leur expérience scolaire.

19 Elle s’est déroulée en deux étapes : la première a réuni trois groupes de 16, 8 et 24 élèves et la seconde deux groupes de 4 et 5 élèves.

Première phase de la recherche

20 Mon terrain a d’abord été l’établissement scolaire, dans lequel j’exerçais mes fonctions de professeure de français et de professeure principale avec une classe dont j’étais également le professeure principale. Il s’agissait d’une classe dite « expérimentale » d’un collège de ZEP qui réunissait 16 élèves en situation de grande difficulté scolaire, dont certains avaient connu des périodes d’absentéisme, de découragement, d’agitation en classe ou dans l’enceinte de l’établissement. Un tiers d’entre eux avaient entamé leur scolarité dans un autre pays. Dans un second temps de cette première phase, j’ai mis à l’épreuve mon dispositif dans une classe de 4ème « double alternance » d’un collège voisin dans laquelle une alternance entre formation générale et découverte des métiers est proposée aux élèves notamment pour prévenir le décrochage scolaire. Dans les deux cas, il s’agissait d’élèves fortement stigmatisés par leur affectation dans une classe avec un projet particulier tourné vers leur orientation.

21 Enfin, j’ai renouvelé l’expérience avec une classe ordinaire dont j’avais la charge à nouveau en tant que professeure principale et professeure de français. Il s’agissait cette fois d’une classe de 24 élèves « ordinaire » mais très hétérogène, aussi bien en termes de niveaux scolaires que de comportements ou d’origines sociales et culturelles.

22 Le dispositif de biographisation envisagé visait à s’appuyer sur des expériences scolaires pour les transformer en ressources. Il a cherché à rendre possible leur mise en sens

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dans l’élaboration d’une histoire adressée à d’autres (parfois pour la première fois), à condition qu’ils y soient prêts et le souhaitent. Il a donc invité l’élève à s’inscrire dans un mouvement interprétatif de sa scolarité et dans un processus de construction identitaire évolutif, notamment concernant l’identité d’élève qui pour certains d’entre eux se trouve figée.

23 Entendre l’histoire de chacun, construire son récit pour les autres, dans un respect mutuel, passait par l’élaboration collective d’un cadre éthique. Le travail mené avec mes élèves posant la question de la confrontation à l’Autre, l’élaboration d’un contrat garantissant la liberté de participation, la confidentialité, le respect dans l’écoute a été un préalable à l’activité de biographisation. C’était la condition pour que, dans l’interaction constante entre soi et l’Autre, l’élève puisse se reconnaître comme membre d’une communauté, se sentir reconnu comme acteur et auteur dans le groupe et exposer sa singularité. Les règles élaborées ou discutées avec chaque groupe se sont finalement déclinées de façon assez similaire.

24 En ce qui concerne la participation, il a été décidé que chacun était libre de participer ou pas et pouvait demander à entendre le récit des autres sans livrer le sien. En retour, seul le groupe pouvait décider si un camarade pouvait entendre les récits sans livrer le sien. Cela s’est produit à deux reprises sans que le groupe ne manifeste de désaccord.

Pour ce qui est de la confidentialité, il était clairement demandé que rien de ce qui pouvait être dit ne soit répété à l’extérieur du groupe, que ce soit aux camarades, aux parents ou à l’équipe pédagogique sans l’autorisation du narrateur, à moins et ce point a fait l’objet d’une insistance particulière de ma part, que la teneur de son discours ne vienne en révéler la nécessité, comme à l’occasion de n’importe quel entretien au sein du collège. Les participants étant restés centrés sur leur parcours scolaire, cela ne s’est jamais avéré nécessaire. Les entretiens utilisés dans le cadre de ma recherche étaient rendus parfaitement anonymes et les élèves étaient libres s’ils le souhaitaient de proposer eux-mêmes un pseudonyme. Par ailleurs, il a été demandé par les élèves, et c’était la condition pour qu’ils acceptent un enregistrement, que les bandes sons ne soient jamais entendues par d’autres que moi et le narrateur, pour la partie de la bande qui le concernait. Je devais les mettre à disposition des élèves.

25 Afin de mettre en place le climat de respect indispensable au bon fonctionnement du dispositif, chacun pouvait donner à la fin d’un récit ses ressentis sur celui-ci, les échos qu’il pouvait produire sur sa propre histoire. Tout jugement sur l’autre ou son histoire était proscrit. Il était demandé à ce qu’un récit ne soit pas interrompu et globalement il s’agissait de faire attention à l’autre, en écoutant, mais aussi en parlant. Les élèves avaient la responsabilité de leur parole et de l’effet qu’elle pouvait produire sur le groupe. Une fois ces règles acceptées, le premier entretien pouvait avoir lieu. Il a consisté à réunir les élèves sur une matinée banalisée pour recueillir le récit de leur parcours scolaire. Je n’avais à ce moment-là, ni questionnaire préétabli, ni trame, afin de ne pas fermer de possibles, même si c’était aussi le risque de passer à côté de certains d’entre eux. Mon intention était de les laisser parler et ensuite de les interroger sur leur rapport à l’apprentissage et sur la façon dont ils envisageaient leur avenir. J’ai parfois dû les interrompre pour comprendre leur récit quand je manquais de repères.

26 Cette première étape s’inscrivait dans la perspective d’une meilleure compréhension de soi et de l’autre qui pouvait améliorer le climat de travail et favoriser les coopérations.

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27 Dans un second temps, les élèves étaient invités à écrire le récit de leur parcours afin de constituer un recueil réunissant l’ensemble des productions des élèves de la classe.

28 Dans un troisième temps, j’ai proposé aux élèves volontaires des entretiens individuels, présentés comme des entretiens de recherche qui pouvaient leur être utiles dans leur parcours d’orientation. Cette étape s’inscrivait davantage dans la perspective d’un travail sur l’histoire initialement produite afin de la développer, de la regarder à distance et de préparer une réflexion sur le choix d’orientation imminent pour certains d’entre eux ou sur le choix d’un stage en entreprise.

29 Mon matériel de recherche est donc constitué pour la première phase d’un premier entretien réalisé en classe entière, d’un écrit produit par les élèves et d’un entretien plus long d’environ une heure.

Deuxième phase de la recherche

30 Dans la seconde phase de ma recherche, m’interrogeant sur les liens entre compétences narratives et compétences biographiques observés dans la première phase, j’ai eu envie d’interroger des élèves recevant un autre type d’éducation narrative que celui dispensé dans le cadre d’un enseignement traditionnel. L’idée était d’établir une comparaison entre les productions que j’avais recueillies dans la première phase de ma recherche et des productions d’élèves du même niveau ayant profité au cours de leur scolarité d’une éducation narrative davantage centrée sur leur vécu. Cette phase de recherche s’est donc appuyée sur deux temps d’entretiens collectifs avec des élèves ayant fréquenté en primaire une école Freinet.

31 J’ai d’abord envisagé de reproduire le même dispositif que dans la première étape de la recherche. Ainsi, je leur ai proposé une hétérobiographisation collective en petit groupe dans chaque établissement (5 élèves dans un établissement « ordinaire » et 4 autres élèves scolarisés dans un établissement classé en ZEP et dont deux étaient inscrits en SEGPA), puis l’écriture du récit de leur parcours. Il s’est agi d’entretiens biographiques, proches de ceux menés dans la phase précédente même s’ils n’avaient pas la même visée formative puisqu’ils n’intervenaient plus dans un contexte de remédiation.

32 Mais dans un second temps, plutôt que vers des entretiens individuels, nous sommes allés vers un entretien analytique visant à coproduire l’interprétation des premières données recueillies et remises aux élèves pour lequel je me suis munie d’une trame visant à aborder certains points qui me paraissaient importants à l’issue des entretiens collectifs. Il s’agissait de faire émerger les représentations concernant les deux collèges, de confronter les élèves sur leurs souvenirs et les effets de la pédagogie Freinet, de les interroger sur le rapport de leur famille à l’école, sur l’environnement dans lequel ils vivaient, sur l’utilisation des blogs, afin de voir dans quelle mesure ils participaient à la construction d’une figure d’élève et de revenir sur la question de leur orientation.

Méthode d’interprétation des données

33 J’ai analysé les récits recueillis en utilisant la grille de Heinz (adaptée par Delory- Momberger, 2014, pp. 89-92), qui situe les interprétations au croisement des théories de l’expérience et de celles de l’action. J’y ai intégré le « triptyque multiréférentiel

« agent-acteur-auteur » proposé par Ardoino (1992). Pour lui, si l’agent peut être considéré comme le « rouage dans la mécanique », l’acteur, lui, porteur de sens, choisit

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la manière d’interpréter son rôle. Mais l’auteur, lui, va créer son rôle, devenant

« source et producteur de sens » (Ardoino, 1992).

Formes du discours Degré de mise en réflexivité du narrateur Schémas d'action et système

d'actants

Manière dont le narrateur se positionne et positionne les autres actants

Thèmes récurrents Organisation de l'action et du ressenti de narrateur, clés d'interprétation de son vécu

Gestion biographique des thèmes récurrents

Manière dont les narrateurs interprètent, évaluent, ajustent leurs actions pour répondre aux attentes institutionnelles.

Grille d'interprétation

34 Ces quatre axes d’analyse me permettaient d’avoir accès à une vision globale de la manière dont les élèves configurent une figure d’élève et construisent un savoir-être en relation. Après avoir analysé les différents récits d’un même élève indépendamment les uns des autres, je les ai comparés pour observer d’éventuelles évolutions dans la narration. Ce n’est qu’après avoir fait ce travail que j’ai comparé l’histoire et la manière de raconter de plusieurs élèves pour dégager quelques tendances communes en essayant néanmoins de ne pas réduire la singularité de chaque récit.

Savoir-être en relation et bonheur d’être élève

35 Les mots « bonheur » ou « heureux » n’apparaissent ni dans les transcriptions des entretiens effectués ni dans les récits écrits des élèves. Mais les données réunies dans l’ensemble des entretiens menés au cours de deux phases de recherche permettent d’avoir accès à des informations sur le bien-être des élèves à l’école et d’identifier les facteurs favorisant ou empêchant le bonheur des élèves à l’école : les expressions

« aimer »/ « ne pas aimer », « bien »/« mal », « seul », ainsi que les actants positionnés comme adjuvants ou opposants (Greimas, 1966, pp. 28-59).

Relation au corps

36 Presque tous les élèves rencontrés font part d’une difficulté à supporter les contraintes corporelles impliquées par la scolarisation en matière de spatialité et de temporalité (Dizerbo, 2016) qui les empêchent de construire un rapport épanouissant à eux-mêmes.

Manon : L’école ça a une place énorme, même quand tu y es pas. Par exemple, tu t’couches pas à la même heure si y a école ou pas. L’école, c’est du temps qu’on n’a plus pour soi [...] On peut plus jouer, vivre, profiter.

Lucas : J’aimais pas l’école. Euh, il fallait se lever à sept heures. Il fallait se lever et aller… C’était, c’était difficile.

Julian : J’aimais pas aller à l’école, j’arrivais pas à me lever… Je …, j’étais un fainéant.

[…] je passais pas trop de temps à lire, je… préférais être toujours dehors.

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37 Ces contraintes les empêchent d’inscrire leur expérience dans une relation à soi-même satisfaisante.

Relation aux difficultés ou réussites dans les apprentissages, sentiment d’échec ou de réussite

38 Témoignant aussi d’une difficulté à construire une relation à soi-même satisfaisante, les difficultés d’apprentissage des élèves construisent un sentiment d’incompétence qui peut aussi devenir facteur de mal-être.

Mélina, qui évoque sa scolarisation en Angola puis en France : Je me sentais bien là où j’étais parce que je comprenais tout. Euh, j’étais bien, j’avais des bonnes notes.

J’avais même des félicitations. Quand j’étais ici je me sentais pas bien, je voulais partir. Là-bas j'étais une très bonne élève et je me suis retrouvée d'un coup à rien comprendre. C'était difficile.

Keti : Ben après quand j'ai appris, je me suis rendue compte que c’était pas si difficile. Mais au début je trouvais ça difficile. Ben j’avais peur de pas savoir parler, parce que je voyais tout le monde qui parlait, posait des questions, je comprenais pas.

39 Le doublement, qui rend manifeste l’échec, peut aussi provoquer des moments de souffrance.

Adrien : Ben, le redoublement, ça m’a fait du mal au début parce que je me rendais, je ferais, parce que je réa… je réalisai, j’arrivais pas à réaliser que j’avais redoublé quoi.

40 Les difficultés d’apprentissage impactent le plaisir d’être au collège :

Marioushe : C’est difficile en fait, maintenant. Je sais, les cours ils deviennent de plus en plus difficiles, et ça fait que maintenant quand je termine tôt je suis super contente de rentrer chez moi, et voilà. Par contre en 6ème, j’aimais vraiment aller à l’école. Mais maintenant ça change un peu.

41 À l’inverse, la situation de réussite nourrit se trouvent corrélées au plaisir éprouvé : Lucas : Après, ben 5ème, ben en 5ème c’est vrai que le premier trimestre, c’était ben… pas bien et puis après ben deuxième trimestre, après ça montait, ça montait petit…. à petit. Mais ici, quand, j’ai vu ben mon livret au premier trimestre, ben, j’étais content… Ben et voilà, ouais, j’étais content.

Relation au sens des apprentissages

42 Au-delà des difficultés d’apprentissage, la difficulté à construire un rapport épistémique au savoir (Charlot, Bautier, Rochex, 1992, p. 32) nourrit des interrogations sur le sens de la présence à l’école.

Marion : Ben un que je voudrais faire, c'est que je voudrais être vendeuse. Et dans le prêt-à-porter, je trouve que ça sert à rien de parler de l’histoire-géo dans c'que j'veux faire. […]Y a certains trucs je trouve je trouve que que ça sert euh... vraiment à rien enfin. Comme la musique, j'sais ben… ben dans aucun métier on fait de la musique, enfin... À part si on veut devenir.... C'est pas mon truc.

Adriana : je me demandais pourquoi je me réveillais le matin pour aller à l’école, ça sert à rien, plus tard, qu’est-ce que je vais faire avec ça ?

43 On voit ici que lorsque le seul sens attribué au travail est d’obtenir de bons résultats aux contrôles ou accéder à une insertion professionnelle, l’école ne peut pas apparaître

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comme un lieu épanouissant, surtout dans un contexte où leurs représentations des perspectives d’avenir apparaissent à certains élèves comme très limitées.

Camille : C'est la crise. Y a pas beaucoup de travail par rapport au nombre de personnes qui demandent. […].C'est dur.

Leïla : Moi aussi je pense que ce sera dur. C'est dur de trouver du travail, en fait.

Surtout quand on est jeune. Ou quand on est trop vieux.

44 Inversement, quand les élèves trouvent du sens aux apprentissages pour eux-mêmes : Melina : L’histoire-géo. C'est une matière que j'ai toujours bien aimé, apprendre des nouveaux trucs, tout ça, des trucs sur des choses qui est déjà passé.

45 Dans un rapport à dominante utilitaire aux apprentissages, l’ego-relation et l’eco- relation sont mis à mal. Mais les élèves mettent aussi en avant des difficultés qui relèvent de l’alter-relation, qui occupe une place fondamentale dans leur épanouissement et dans leur bien-être à l’école.

Relation entre pairs

46 Les thèmes de l’exclusion et de l’isolement sont récurrents dans les entretiens et souvent mis en relation avec une expression de mal-être quand le fait de développer de bonnes relations avec les autres est largement relié au plaisir d’être à l’école et en constitue même pour certains la finalité.

Melina : J’avais encore du mal à m’intégrer dans le groupe, je me sentais pas bien.

Ben après en CM1, j’osais pas parler parce que j’avais peur.

Zoé : Ben je me sens reculée euh… des autres. Ben, pas comme les autres euh… Y en a qui m’aiment pas et tout.

Lisa : Ben là c’était mieux, parce que en fait je suis arrivée en milieu d’année et alors les autres, ils m’ont accueillie et j’avais plus, j’avais plein de copines après.

47 Certains élèves évoquent aussi la violence dont ils sont victimes ou témoins comme source de difficulté voir de souffrance :

Anne : Et toi, tu t'es battue pourquoi Marie ?

Marie : Parce qu'on m'a insultée. Et j'aime pas qu'on m'insulte.

Anne : Pourquoi on t’insulte ?

Marie : Ben, sur mes vêtements, par exemple. Y en a qui se moquent, je suis pas à la mode. Chacun son style mais ils se moquent parce qu’ils m’aiment pas.

Anne : Au bout d'un moment ça pousse à bout, quoi ? Marie : Voilà. Ben c’est dur.

Anne : Oui ?

Marie : Ben, j’aime pas. Parfois j’ai plus envie d’y aller à cause de ça.

48 Cette souffrance peut se manifester pour certains élèves par un évitement de la situation scolaire :

Adriana : En plus ma sœur était pas dans ma classe, euh… On était séparées parce qu’on était jumelles… Je voulais pas travailler. Je voulais parler avec personne, j’étais toute seule dans mon coin, je voulais ma sœur et personne ne voulait me ramener ma sœur… […] Des fois, je mentais que j’étais malade pour pas aller. […] Je disais à ma mère que j’avais mal à la tête et après je partais pas. Je restais à la maison.

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49 Quand la relation aux pairs ne parvient pas à se construire de façon satisfaisante, l’élève souffre à l’école. Mais c’est aussi le cas quand la relation aux enseignants est difficile.

Relation aux enseignants

50 Les collégiens interrogés mettent en évidence l’importance d’une relation affective (Virat, 2014) avec leurs enseignants sans laquelle ils se sentent facilement négligés.

L’absence de cette relation peut conduire à des formes d’angoisse et de souffrance et justifie souvent dans les propos des élèves la situation d’échec qu’ils peuvent rencontrer.

Amélie : Ben après ça dépend des profs et tout. Des fois, j’ai plus envie de travailler, je sais même pas pourquoi je viens. Enfin si, sûrement par obligation. Les profs, ils font genre de bien nous aimer alors qu’ils sont juste là pour noter, coller, etc. Les profs ne nous aiment pas, ils sont souvent un stress, une angoisse pour nous. […]

Oui. Suivant les profs, j’ai mal au ventre avant d’entrer dans leur salle.

Zoé : Les profs y s’en foutaient parce que, enfin, y s’en foutaient pas, mais… y faisaient presque jamais avec moi, donc du coup… Ben j’ai pas réussi à… Avoir des bonnes notes. Et puis des fois je faisais des bêtises.

51 Les élèves évoquent aussi des attitudes dévalorisantes de la part de certains enseignants :

Célia : […] les profs y disaient que je travaillais pas, que j’écoutais pas et tout ça. Et après y m’ont… y m’ont fait passer parce que je valais pas la peine, de d’étudier encore une fois en 6ème.

52 La souffrance générée par ces attitudes peut conduire à du découragement et de la démotivation :

Francky : Ben euh…. C’est la prof qui arrêtait pas de me dire qu’j’étais nul, et ben…

Ben après, j’allais pas à l’école.

53 À l’inverse, un regard bienveillant ou une marque d’intérêt peut être source de motivation ; certains enseignants marquent alors des ruptures positives dans le parcours de certains élèves.

Marion : Et ben, après elle m'avait pris à part, elle m'avait expliqué que ben l'école, ben fallait bien que je gagne des sous tout ça. Fallait bien que je travaille tout ça. Et ben... ben après vu ben qu'elle m'a aidée un peu à me … à me ressaisir et ben du coup... du coup j'ai commencé à travailler et tout.

54 Les élèves des classes « expérimentale » et « double-alternance », qui ont bénéficié de davantage d’accompagnement des adultes font particulièrement état de l’importance de la posture aidante des enseignants.

Bruna : Dans ce collège je trouve ma place j'ai des amis qui me soutiennent. Je suis bien. J'aime bien les professeurs. […] En 4ème, ben, je crois que c’est bien dans la classe de 4ème « expérimentale ». Je crois qu’on apprend un peu plus de choses, que… dans les autres classes. On a un peu plus d’aide.

Relation à l’environnement

55 Dans la deuxième étape de la recherche, les deux groupes de 4 et 5 élèves ont comparé leurs établissements et leurs quartiers respectifs et les entretiens laissent entendre l’influence de l’environnement sur leur bien-être.

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Camille : En fait, ça dépend où il est situé. Comme là, B, il est situé dans un endroit où il y a plein de cités et ben... vraiment les gens là-bas, on va pas dire qu'ils sont fréquentables et ça fait que les ados qui sont là-bas et tout ils vont dans ce collège et ça fait que ça donne pas une bonne image. Mais bon après, si ce collège-là était situé autre part peut-être que ça aurait été mieux, quoi.

56 Son collège est classé en zone prioritaire et se trouve plus à la périphérie de la commune. Il est situé à proximité de hautes barres d’immeubles, très proche du métro réputé pour être un lieu de trafic. C’est un bâtiment ancien, d’une architecture traditionnelle qui ne présente pas d’attrait particulier. Les élèves qui y sont scolarisés s’y déplaisent. Camille pour sa part cache son lieu de scolarisation quand elle peut.

57 L’autre collège, plus proche du centre de la commune est situé dans une zone pavillonnaire agréable, à proximité de commerces, d’une église, d’une mosquée. Les élèves s’y plaisent beaucoup et sont fiers d’y être scolarisés.

Anne : Vous vous disiez tout à l'heure, on est contents de notre collège...

Leïla : Ben moi je suis fière.

Anne : Elle, elle dit « fière », est-ce que vous reprenez le mot pour vous ou pas. Lina aussi ? Ouria aussi ? Manel ?

Elèves concernées : Oui.

Anne : Et toi, tu dirais ça aussi Marioushe ? Marioushe : Oui.

Anne : Alors vous vous préférez être ici en comparaison à B. Mais est-ce que c'est l'idéal ou ça pourrait être encore mieux qu’ici ?

Marioushe : Y a pas mieux.

58 Il s’agit d’un établissement récent, à l’architecture moderne, lumineux. Les élèves mentionnent la facilité de circulation et la possibilité d’y tisser des liens entre élèves et avec les adultes dans des espaces de détente partagés. Il est à signaler que les parents de certains élèves affectés dans le premier collège cité demandent des dérogations pour qu’ils soient scolarisés dans le second. Une des élèves scolarisée dans l’autre collège met en évidence un lien entre l’environnement de travail proposé par cet établissement et le plaisir d’y être élève :

Camille : […] déjà quand on voit un peu tout ce qu'ils ont et les infrastructures qu'ils ont et euh... Ben les locaux. Ben c'est pas ... pas vraiment mais ça donne quand même un petit peu plus envie de travailler que quand on est dans une vieille classe, ou...

59 Au cours des entretiens, les élèves décrivent les deux établissements avec une forme de fatalisme, se positionnant comme agents d’une situation qu’ils ne contrôlent pas. De fait l’institution scolaire ne les invite pas souvent à adopter une autre posture dans leur rapport à un environnement dans lequel leurs agir sont fortement définis par une ritualisation propre à l’espace scolaire.

60 La lecture des entretiens met en lumière certains facteurs favorisant ou empêchant le bonheur des élèves à l’école : les contraintes corporelles, le rapport au savoir et aux apprentissages, la socialisation avec les pairs, le rapport aux enseignants et l’environnement. La liste des facteurs n’est bien entendue pas exhaustive et concerne avant tout les élèves avec lesquels j’ai dialogués, ne pouvant faire l’objet d’aucune généralisation d’autant que les entretiens ne portaient pas initialement sur le bien-être et l’épanouissement des élèves à l’école. Mais pour autant les éléments dégagés ont le

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mérite d’apparaître dans le vif de la parole des sujets que sont les élèves, souvent dévaluée, et d’interroger dans ses dimensions plurielles (l’ego-relation, l’alter-relation et l’eco-relation) et processuelles la place du savoir-être en relation dans leur vécu scolaire, puisqu’il s’agissait d’une recherche-intervention (Duschesne et Laurebourg, 2012). Pour autant les enseignants pourraient proposer des dispositifs permettant de construire ce savoir-être positivement.

Dispositif de d’hétérobiographisation collective et construction d’un savoir-être en relation

61 L’hétérobiographisation collective sur laquelle s’est appuyée le recueil des données interprétées a fait évoluer le savoir-être en relation des élèves au cours de la recherche.

Elle leur a permis d’entrer dans un processus de reconnaissance mutuelle propre à nourrir leur estime de soi et à leur ouvrir la possibilité de s’engager dans un processus d’affirmation ou de transformation de soi et de ses interactions avec l’environnement.

62 La mise en récit de l’expérience scolaire, s’inscrivant dans le processus herméneutique d’éducation de soi que constitue l’hétérobiographisation et qui passe par l’écoute du récit d’un autre en puisant dans ses propres expériences, a eu plusieurs effets dont on peut souligner la correspondance avec certaines fonctions du récit présentées par Distisheim (cité par Abels-Eber, 2000) :

• un effet cathartique, de libération des affects qui permet de prendre connaissance de soi en étant reconnu par l’autre

• un effet structurant s’appuyant sur la mise en forme du discours qui procure un sentiment de cohérence et de cohésion identitaire, un sentiment d’être soi dans l’interaction avec l’autre

• un effet cognitif, par la confrontation avec d’autres qui permet de se comprendre et de construire son savoir à partir de l’expérience vécue

• un effet énergétique par la valorisation soi qui permet de développer une conscience sociale critique.

63 Les élèves ont eu la possibilité d’exprimer une souffrance qui apparaissait jusque-là comme « tabou » et de s’en soulager :

Adrien : Ben moi, ça m’a permis de dire mon parcours scolaire parce que c’est des choses que j’avais jamais dit auparavant, donc euh… ça m’a permis de lâcher de… Je sais, quoi… Je l’ai dit. […] Ben…, je vais dire, alors je gardais tout ça pour moi et euh… mais je le disais à personne, alors à force euh…, ça s’accumule alors voilà, je l’ai dit, je l’ai dit, ça va mieux quand même…

64 Le silence qui entoure cette souffrance « atomisait » les élèves, en particulier ceux qui se trouvaient en situation de difficulté. En effet, ils étaient peu conscients du fait que cette souffrance était largement partagée et que ce qu’ils vivaient comme des échecs et qui les faisait se sentir à l’écart n’était pas un phénomène unique comme en témoigne Lucas, interrogé à la fin d’un entretien individuel sur l’intérêt du dispositif dans son ensemble :

Lucas : […] j'ai vu que y avait pas que moi aussi qui était comme moi. Y avait d'autres élèves aussi. Comme euh...ben, c'est comme à peu près, ben y en a à peu près comme moi à peu près mais sauf que c'est le même parcours. Je vois que y en a qui z'ont fait à peu près le même parcours que moi aussi. Donc, voilà. 

Silence.

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Anne : C'était intéressant pour toi de découvrir ça ?

Lucas : Je me rendais pas compte que les autres c'était pareil, je savais pas qu'ils avaient pareil que... ben ce qu'ils faisaient et tout. Je savais qu'ils avaient des difficultés en cours, mais sinon ben les autres trucs, je savais pas pourquoi. On en parle pas trop. J'en avais parlé qu'à mes parents c'est tout.

65 Au-delà de la reconnaissance du « même » en l’autre, les élèves ont aussi pu prendre conscience de leur différence :

Anne : Oui ? Après en fait, la séance, vous en avez discuté entre vous ?

Marion : Ben notre groupe, on a fait, on s'dit notre histoire enfin, pour le travail quoi.

Ben, on n’a pas eu la même vision des choses donc euh... On pouvait, euh, moi je trouvais bien que leur image, que leur histoire enfin moi y a des fois, j'aurais pas du tout pensé à ça et tout, donc euh... Enfin, je vais pas dire que je vois les personnes autrement, mais, on me dit ben enfin voilà quoi...

Anne : Merci. Moi, j'ai appris plein de choses. Et vous ? Classe (dans un brouhaha) : ben oui, on se connaît mieux.

Vuong: Ben on a des.... des histoires différentes, mais c'est un peu pareil.

Julian : Et puis, y a des trucs on savait pas, maintenant on sait, pour mieux se comprendre, quoi.

66 L’hétérobiographisation collective a constitué une occasion de créer ou de resserrer des liens dans les groupes-classes concernés qui se sont transformés en communautés de travail (Jacquinot, 2009) dans la mesure où les élèves ont accepté de collaborer dans leurs apprentissages et sont entrés plus facilement dans des activités autogérées, développant individuellement et collectivement une plus grande autonomie collective.

La reconnaissance des élèves les uns par les autres s’est constituée en point d’appui dans la transformation de leur posture. En effet, les récits produits ont agi, à la fois sur celui qui le produisait et sur ceux qui le recevaient. Ils ont notamment permis aux élèves de construire un « savoir de la relation » (Durpaire, 2018) pour interagir dans un plus grand respect des uns et des autres, en prenant en compte leurs singularités respectives.

67 À titre d’exemple, dans la classe expérimentale, à l’occasion du bilan du deuxième trimestre, les élèves qui avaient été invités à participer au conseil de classe ont pris ensemble des décisions qui visaient à améliorer les résultats de tous. Devant le constat que l’un d’entre eux se trouvait en grande difficulté, les élèves ont fait preuve d’une solidarité inhabituelle, refusant la marginalisation d’un des leurs. Ils ont interpellé leur camarade et lui ont proposé certaines mesures destinées à le remobiliser : un changement de place dans la salle, une participation plus active en classe, du tutorat, une inscription à l’aide aux devoirs. Sous l’influence bienveillante du groupe-classe, il a ainsi « raccroché » au travail.

68 Les élèves, en faisant connaissance et « reconnaissance » de leur inclusion dans une communauté ayant des intérêts et un projet commun ont considérablement changé d’attitude et leur rapport aux apprentissages et au savoir s’en est trouvé positivement modifié.

69 Le travail d’hétérobiographisation est donc venu soutenir les efforts de l’équipe pédagogique pour améliorer leurs rapports avec les camarades et les adultes de la

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scolaire et a contribué à la diminution considérable de l’absentéisme de certains d’entre eux, dès lors que ces améliorations ont favorisé leur bien-être en classe.

70 L’hétérobiographie collective a aussi permis d’inscrire des fonctionnements individuels et collectifs dans un environnement social. Son utilisation avec des groupes hétérogènes en matière d’origines socioculturelles ont rendu possible la confrontation des élèves à une diversité de modalités d’interprétation de leur rôle d’élèves et d’en choisir une dans un rapport plus lucide à leur situation. Ils ont pris conscience du fait que leurs difficultés, voire leur « échec » étaient partagés par d’autres qu’eux vivant la situation similaire qui les dépasse, dans le sens où elle s’inscrit dans un contexte socioculturel en partie déterminant.

71 En témoignent par exemple ces propos de Mélina, recueillis plus d’un an après le travail de d’hétérobiographisation effectué dans la classe « expérimentale » :

Mélina : Ben, en fait, ce que ça m’a apporté aussi, c’est qu’avant, je croyais que c’était moi qui était nulle. Mais en écoutant tout le monde et puis en réfléchissant, tout ça, c’que j’ai compris c’est qu’en fait, c’est pas que moi. Même dans la classe y avait aussi Adriana qui venait d’Angola et comme moi, c’était dur pac’qu’elle parlait pas français en fait. Et même d’autres, Keti et Rima qui étaient tchétchènes, et même d’autres qui z’avaient été en foyer, ou je sais pas moi, qu’on pas eu de chances aussi… En fait quand j’ai compris que c’était pas moi, j’me suis dit que je pouvais, même si c’était pas facile, que j’étais pas plus bête et même si c’est difficile et quand même ce sera long, ben je vais y arriver. Maintenant j’le sais.

72 C’est aussi le cas des élèves concernés par la seconde étape de recherche lors de l’entretien co-analytique, qui mettent en relation leurs difficultés avec leur établissement de scolarisation (x) et son quartier d’implantation :

Camille : x, ça a toujours une réputation... un peu de... y a des gens ils l’appellent le collège poubelle, c’est récupérer en fait, détruire les les déchets des .... Ou alors l’inverse en fait, quand on se fait virer [d’un autre collège], ben on va là. En fait, c’est bizarre. En fait entre les deux collèges eux, y z’ont, y z’ont plus de chance, on dirait. En fait, je sais pas, c’est bizarre.

73 La participation à la recherche a manifestement amené les élèves à développer une distance critique à leur expérience et leur pouvoir d’agir sur leur parcours. Ils ont affirmé leur subjectivité et se sont davantage positionnés comme auteurs de leur parcours lorsqu’ils ont conscientisé les influences sociales dans lesquelles ils évoluaient, pour choisir plus volontairement d’écrire leur histoire en continuité ou en rupture avec celles-ci. Cette prise de conscience a sans doute favorisé l’émergence d’un climat d’entre-aide plutôt que de concurrence.

Conclusion

74 Dans un premier temps, nous avons mis en évidence, en prenant appui sur des données recueillies grâce à un dispositif d’hétérobiographisation collective, certains facteurs permettant ou empêchant le bien-être et l’épanouissement des élèves à l’école.

L’interprétation des données a mis en lumière comment le « savoir-être en relation » se trouve mis en cause dans nombre des difficultés éprouvées par les élèves.

75 Nous avons ensuite montré que ce dispositif permettait aux élèves de cultiver ce

« savoir-être en relation » pour entrer dans un rapport plus stratège mais également plus épanouissant à leur scolarisation et de le substituer aux ruses et tactiques

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récurrentes de résistance (De Certeau, 1990) à la forme scolaire que leurs propos mettaient en lumière.

76 Alors que la situation pédagogique est encore très souvent envisagée comme un tête-à- tête entre le professeur et sa classe (encore abordé, et de manière tout à fait étonnante, à l’heure de l’inclusion scolaire comme un monobloc), un dispositif d’

hétérobiographisation collective prend en compte l’inscription du rapport au savoir des élèves dans des rapports sociaux qui les déterminent en partie et met en œuvre des interactions entre l’élève et son environnement pluriel (enseignants, autres élèves, contexte, etc.).

77 Il semble propice à la construction d’un rapport positif au savoir et à l’apprentissage permettant à l’élève de se distancer de son vécu pour entrer dans une dialectique plus lucide avec son environnement : le processus hétérobiographique l’invite à évaluer des situations afin de faire des choix lucides et d’agir en conséquence de ces choix. En ce sens, il semble pertinent d’offrir aux élèves des espaces d’hétérobiographisation collective pour favoriser le développement de compétences en matière d’autonomie et d’initiative qui prennent appui sur non pas sur une relation de concurrence ou d’autosatisfaction mais sur les différentes dimensions du « savoir-être en relation ». Elles pourraient alors devenir fondatrices de postures citoyennes plus solidaires et d’une société plus heureuse.

BIBLIOGRAPHIE

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Spinoza, B. (1993). L’éthique. Paris : Flammarion.

RÉSUMÉS

Cette contribution vise à faire émerger les conditions de la construction du bonheur à et par l’école en s’appuyant sur une recherche qualitative inscrite dans la perspective anthropologique de la recherche biographique en éducation. Elle s’appuiera pour ce faire sur l’analyse d’entretiens menés avec des élèves de 4ème sur leur parcours scolaire, qui interroge la place du « savoir-être en relation » avec soi, les autres et l’environnement, dans l’épanouissement des élèves et l’intérêt de dispositifs hétérobiographiques dans la construction de ce « savoir-être ».

This contribution aims to investigate the conditions for building happiness at school and by the school by relying on qualitative research inscribed in the anthropological perspective of biographical research in education. It is based on the analysis of interviews conducted with 4th graders on their schooling path, which questions the place of “knowing how to be in relation”

with oneself, others and the environment in students’ flourishing and the interest of heterobiographical devices in the construction of this“know how”.

INDEX

Mots-clés : bonheur, hérétobiographisation, savoir-être en relation, solidarité Keywords : happiness, heterobiography, knowing how to be in relation, solidarity

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AUTEUR

ANNE DIZERBO

Université Rennes 2-CREAD (EA3875)

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