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Introduction Générale

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Par sa diversité et sa quantité, la céramique constitue une source archéologique essentielle pour approcher les modes de production, les réseaux de diffusion et de distribution, ainsi que de multiples facettes des sociétés qui la produisent et l’utilisent. Les chercheurs s’efforcent en général d’en caractériser les différents constituants (formels, décoratifs et techniques) et d’en analyser la distribution spatiale et l’évolution dans le temps. Cette approche vise à cerner l’étendue géographique de l’un ou l’autre « style » technique ou décoratif et à mettre en exergue les influences et les interconnections envisageables entre divers groupes humains historiques ou préhistoriques. Cependant, comme le remarque ironiquement l’anthropologue Tim Ingold « the problem for archaeologists, it appears, is that they are always too late… » (Ingold 1999 : ix), une boutade qui pointe un problème de taille pour les céramologues et les archéologues en général : l’absence de témoignages directs.

C’est ici que la démarche ethnoarchéologique1 prend, en apparence, tout son sens.

Comme Rye (1981 : 1) le soulignait il y a plus de trente ans, les archéologues n’ont que peu de connaissances quant à ce qu’impliquent la production et l’utilisation des récipients d’argile dans la vie quotidienne. L’ethnographie a pallié certaines de ces lacunes, puisque celles et ceux qui s’intéressent à la poterie observent généralement les processus de fabrication et s’entretiennent avec les artisan(e)s, afin de comprendre les motifs qui sous-tendent leurs comportements techniques et de cerner le contexte social et économique dans lequel s’insère l’activité. Ces éléments sont difficilement abordables pour les archéologues.

Si cette approche a permis de constituer une base de données conséquente sur les techniques céramiques actuelles en Afrique2, elle a aussi contribué à mettre en évidence que le travail de la poterie et les produits qui en découlent ne sont pas dénués de sens. Parallèlement à leurs finalités techniques et fonctionnelles, ces éléments apparaissent en effet comme de véritables « outils sociaux », mobilisables par les individus pour signifier leurs identités personnelles et collectives et exprimer certaines valeurs culturelles (voir Berns, 1989; Mayas, 2002 ; Stark, 1999, 1998).

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Au sujet de cette démarche, notamment dans le domaine des études céramiques, on se réfèrera à l’ouvrage de synthèse de David et Kramer (2001) Ethnoarchaeology in Action, qui retrace l’histoire et les critiques associées à cette discipline.

2Les études, concernant la chaîne opératoire de la poterie, menées sur le continent africain - notamment en

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La culture matérielle en général doit dès lors être considérée comme un élément actif de la communication et comme un support essentiel des interactions entre les individus ou les sociétés. Dans cette perspective, la démarche ethnoarchéologique vise à aborder les producteurs et les usagers contemporains, afin de dégager des tendances dans les rapports qui s’établissent entre la culture matérielle et différentes facettes de la société et s’efforcer ensuite d’établir des analogies entre le présent et le passé3.

Comme le résume Livingstone Smith (2001 : 5), « [l’ethnoarchéologie] consiste à se servir de données collectées dans des populations actuelles comme d'un système de références. Ce référentiel permet de tester ou d'élaborer des modèles de reconstitution et d'interprétation archéologiques ». Sur le papier cette démarche apparaît pour le moins séduisante.

Une utopie à dépasser ?

Alors que les objectifs de la démarche ethnoarchéologique semblent aujourd’hui bien définis, la possibilité de les atteindre reste très incertaine et fait l’objet de nombreux questionnements. Les critiques se sont multipliées ces dernières années (pour des exemples récents, voir Gosselain 2011 ; Lane 2005). Quel statut accorder en effet aux analogies4 si l’on

partage l’idée que toute société est profondément dynamique et issue d’une histoire singulière ? Le choix de l’un ou l’autre groupe humain contemporain comme objet d’étude d’une recherche ethnoarchéologique traduirait-il une vision quelque peu rétrécie et primitiviste? Le risque est grand pour les archéologues qui s’engagent dans une démarche archéologique de développer ou renforcer une vision biaisée du monde, et implicitement, de nier l’existence de changements propres à toute population, au fil du temps.

3 Pour de nombreux ethnoarchéologues, cette discipline devrait être limitée aux archéologues effectuant un

terrain ethnographique dans le but d’aborder des questions archéologiques. En d’autres termes, seuls les archéologues sont capables de mener des terrains ethnographiques avec des questionnements archéologiques. Ceci suppose également, comme le notait Watson que « Ethnographic information is simply a very rich source

of hypothetical interpretations for archaeological material left by extinct human groups » (Watson, 1980 : 55).

Si l’on en croit Watson, la seule valeur des données ethnographiques se trouve dans ce qu’elles apportent pour la compréhension du matériel archéologique.

4De nombreux auteurs (Gallay, 2002; Longacre, 1991 ; Nicklin, 1979 ; Watson, 1980) se sont bien évidemment

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Une façon de prévenir ces dérives est de confiner l’ethnoarchéologie à la constitution de bases de données matérielles et techniques. Pourtant, le projet ethnoarchéologique mené dans la boucle du Niger au Mali par Gallay et son équipe (1998) montre que la constitution de telles bases de données n’est que la première étape de la démarche. Les chercheurs Suisses ont montré en effet que l’analyse comparative des chaînes opératoires de la céramique permet d’approcher l’histoire des populations qui les mettent en pratique. Leur étude est remarquable notamment pour sa contribution à l’histoire régionale et à la compréhension du processus de peuplement de la boucle du Niger (voir particulièrement Mayor, 2010 ; Mayor et al., 2005). Ce travail peut-être rapproché de celui mené par Gosselain (2010a, 2010b) qui vise la réalisation d’un Atlas historique des traditions céramiques du Niger.

Ces deux projets d’envergure ont permis, à notre sens, de dépasser l’utopie ethnoarchéologique et de situer l’apport des descriptions techniques pour appréhender l’histoire des populations passées par le biais de leurs cultures matérielles.

Une différence existe néanmoins entre ces deux études : alors que la première vise la comparaison analogique - en concordance directe avec l’un des éléments constitutifs de l’ethnoarchéologie -, la deuxième se détache de cette approche et s’apparente bien plus à une ethnographie des techniques céramiques combinée à une approche historique. En reconstituant les changements autant que la continuité des techniques céramiques au sein des groupes sociaux évoluant au Niger, l’objectif de « l’Atlas » est de comprendre les configurations techniques actuelles en identifiant, d’une part, le processus historique dont elles découlent, d’autre part, le contexte contemporain qui leur donne sens.

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Emphase sur le contexte

Dans l’histoire de la démarche ethnoarchéologique, l’emphase sur le contexte a constitué une manière de réagir avec prudence aux dérives associées au développement de la

New Archaeology initiée par Binford (1968). Dans le courant des années 1960, la nouvelle

archéologie (Binford, 1968; Clarke, 1968) développait une approche positive de ses objets de recherche: l’application de la pensée logique aux observations des conditions actuelles afin de produire des lois sur les comportements humains, applicables à toutes les époques au sein d’espaces et de populations diversifiés. En d’autres termes on pensait que les méthodes utilisées en sciences naturelles pouvaient être utilisées pour expliquer l’objet d’étude des sciences humaines. Ceci s’est notamment manifesté par l’usage d’un grand nombre de méthodes quantitatives et statistiques.

Ethnocentrée et normative, la New Archaeology focalisait son attention sur les déterminants environnementaux et économiques niant l’impact éventuel du contexte social sur le « faciès » technique, les organisations sociales et les cultures matérielles. Les limites de ce type d’approche et de ses fondements théoriques ont largement été critiqués notamment dans l’ouvrage de Ian Hodder « Symbols in action » paru en 1982. En réaction à la New

Archaeology et à la méthode hypothético-déductive développée par Binford, Hodder va

préconiser une approche qui bousculera les orientations déterministes de la « vague processuelle ».

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Si la prise en compte du contexte est un pas important, il est courant d’envisager celui-ci à une échelle « macro » : la structuration d’une société toute entière, ses représentations religieuses, ses interactions avec les sociétés limitrophes, le système économique dans lequel elle s’insère,…etc. Par rapport à la culture matérielle – qui reste pourtant un point focal – il est frappant de constater le désintérêt général pour des échelles plus « micro » et tout particulièrement le contexte de pratique des artisan(e)s. Comment appréhender l’impact du contexte social, économique, etc. sur la production sans s’intéresser à ce niveau intermédiaire qui constitue l’univers des artisan(e)s ? Examiner le contexte de production, c’est chercher à comprendre l’articulation de plusieurs dimensions du travail artisanal, parmi lesquelles la mobilité (locale et extra-locale), les pratiques (individuelles, collectives) et les relations (familiales, amicales etc.). L’emphase est souvent placée sur les interactions sans que la nature des relations entre les artisan(e)s, médiatisées par leurs pratiques, ne soit réellement explorée.

Mis à part les travaux de Bowser (2008) sur les relations entretenues entre les potières et l’impact de la position occupée au sein de la « communauté potière » sur leur production céramique, aucune étude, à notre connaissance ne s’est réellement penchée sur ces aspects. Un vide est bel et bien à combler.

Emphase sur le sens

Si, comme nous l’avons déjà précisé, beaucoup attribuent à la démarche ethnoarchéologique la vocation de mieux comprendre le passé (voir Gould et Yellen 1987 ; Hodder 1982 ; Schiffer 1987) le travail suppose néanmoins un questionnement anthropologique afin de saisir, par exemple, les causes et les conséquences des changements techniques qui se sont opérés au fil du temps. L’analyse ne peut donc se limiter à la description et au référencement de chaînes opératoires à visée comparatiste et analogique. Il s’agit également de comprendre la dimension contemporaine des techniques ainsi que leur évolution.

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Tant que nous ne pouvons situer les objets dans leur contexte d’usage et de fonctionnement, il nous est impossible d’en comprendre le sens. Si ceci est valable pour le produit fini, il en va de même pour les techniques. Cette conception nous paraît être un garde-fou essentiel : l’emphase sur le sens doit donc se combiner à l’emphase sur le contexte. Comme nous l’avons maintes fois entendu, le sens ne préexiste pas, il se construit en situation et dans l’action. S’attacher à comprendre et à expliquer les répertoires techniques et stylistiques des artisan(e)s signifie qu’il nous faut caractériser le contexte actuel des pratiques des potiers/ières autant que son évolution.

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Balbutiement et fondations de cette recherche Intermède en Je.

Mon rapport à l’ethnographie, aux techniques céramiques ainsi qu’au Niger s’ancre dans une histoire tant personnelle que professionnelle.

J’ai fait mes premiers pas au Niger en 2004 en accompagnant Olivier Gosselain pour l’une de ses missions ethnographiques dans le cadre de son projet d’ « Atlas des Traditions

Céramiques du Niger ». Cette première mission a été réalisée dans le Centre et le Centre-Sud

du pays, dans les départements de Dosso, de Tahoua et de Maradi, du 23 Février au 15 Mars 2004. La mission se constituait d’Olivier Gosselain, d’une deuxième étudiante de l’ULB, Sabine Tournemenne, et de Doullah Sindy (IRSH). Comme ce fut le cas pour d’autres étudiant(e)s avant nous, cette mission visait à nous former, Sabine Tournemenne et moi-même, aux techniques d’enquêtes ethnographiques abordant les questions de la chaîne opératoire de la poterie, les trajectoires et la mobilité des artisan(e)s ou encore le mode d’apprentissage de cette activité.

A la suite de ce premier terrain, Olivier Gosselain m’a proposé de voler de mes propres ailes - toutefois accompagnée par Doullah Sindy, collaborateur scientifique et précieux interprète nigérien - afin de prospecter dans une région qui n’avait pas encore été approchée dans le cadre du projet d’Atlas. C’est à l’occasion de ce second terrain que j’ai « découvert » l’Arewa et rencontré les potières avec lesquelles j’allais travailler durant cinq ans. Cette étude portait sur deux zones géographiques. La première concernait la zone comprise entre Filingue (plus précisément l’ouest de Filingue), Bagaroua (l’est de Bagaroua) et Dogondoutchi. La deuxième se situait à l’est du territoire en direction de Tessaoua.

Au retour de la première mission, je sentais déjà poindre une « obsession » qui n’allait plus me quitter : comment s’effectuent le transfert et la mise en pratique des savoirs et des savoir-faire céramiques? Cette question s’est d’abord posée à l’échelle de la localité villageoise.

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En parallèle, après avoir mis sur cartes certains éléments techniques - tels que les recettes de pâte et les décorations - des pratiques céramiques en vigueur au sein des zones faisant l’objet de mon mémoire, un élément m’a particulièrement interpellé : au sein d’un

même espace régional et auprès du même groupe ethnolinguistique que sont les Hausas, la

diversité des recettes de pâtes et des décorations à l’échelle régionale contrastait avec les « poches » d’homogénéité technique identifiées à l’échelle micro-régionale. Ce constat m’a amené à vouloir saisir comment, et par quels mécanismes se constituent ces poches et, par extension, comment circulent les savoirs et les savoir-faire céramiques sur une échelle plus vaste que celle de l’entité villageoise.

J’ai constitué mon projet de thèse en partant des premiers résultats obtenus lors de l’élaboration de mon mémoire de licence. Il s’agissait de proposer une approche globale et multiscalaire afin de comprendre le fonctionnement des communautés potières et les connexions qu’elles entretiennent - d’un point de vue spatial et social - à l’échelle extra-villageoise.

Situer les points d’ancrages des potières nécessitait une approche géographique de mon sujet d’étude. C’est la raison pour laquelle Eléonore Wolff, géographe à l’IGEAT5 et membre actif du projet « Gestes, objets, lexique : analyse multiscalaire des transactions

culturelles», a été sollicitée pour co-diriger cette recherche.

À l’occasion de la soumission de mon projet doctoral, j’avais en tête d’effectuer une recherche comparative entre trois zones particulières du Niger : le Sud-Ouest où les potières sont toutes zarmaphones ; le Centre-Sud, au cœur du pays hausa ; et enfin le Sud-Est au sein de communautés de potiers hausaphones dont l’organisation de la production et les techniques mobilisées tranchent fortement avec la production féminine représentée sur l’ensemble du territoire. Mon objectif était d’identifier au sein de ces trois contextes de production, les modes d’organisation du travail des artisans et d’évaluer leur incidence sur le transfert des savoirs et des savoir-faire. Je me suis néanmoins rendue compte de l’infaisabilité du projet, puisqu’il m’était impossible matériellement - et faute de temps - de m’investir équitablement au sein des trois zones pressenties.

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Avec Olivier Gosselain, et sous les conseils d’Alexandre Livingstone Smith, nous avons décidé que je me concentrerai sur la zone de l’Arewa et du Kurfey oriental afin d’y saisir les dynamiques sociale et spatiale des potières de cette région et de saisir, de manière approfondie, quelle était la dynamique de transfert des connaissances.

J’ai néanmoins effectué une série d’enquêtes en 2007 et en 20086, auprès de potières zarmaphones au sud du département de Dosso. Ceci m’a permis de récolter un certain nombre de données qui constitueront, même si elles ne sont pas mobilisées ici, une bonne base comparative pour la suite de ma recherche.

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Objectifs de recherche et plan de thèse Que cherche-t-on à définir ?

Ancrage social

Ma thèse porte sur la céramique actuelle de la région du Centre-Sud du Niger, et plus particulièrement sur la circulation des connaissances ainsi que sur les dynamiques sociales dans une série de communautés villageoises de la région de l’Arewa et du Kurfey oriental. Mon intérêt porte essentiellement sur la question du transfert et de la mise en pratique des savoirs et savoir-faire. Quelques études ethnoarchéologiques ont déjà été consacrées aux modes d’apprentissage de l’activité potière (Bril et Roux, 2002 ; Wallaert, 1999a,b ), avec comme principal objectif de comprendre comment se transmettent les compétences techniques. Cependant, ces recherches se limitent généralement au contexte strict du premier apprentissage et mettent surtout l’accent sur les aspects cognitifs et psychologiques7. Or, si l’anthropologie a longtemps délaissé la question de l’apprentissage - assimilé par défaut à un « dressage social »8 - une vision tout à fait nouvelle des modes de transmission des savoirs en milieu professionnel émerge depuis le début des années 1990, sous l’impulsion de chercheurs comme John S. Brown (1991) et surtout Jean Lave et Etienne Wenger (1991). Ceux-ci se sont rendus compte de l’importance des savoirs tacites, informels et acquis par l’expérience dans le fonctionnement quotidien des acteurs techniques. Lave et Wenger (1991), en particulier, ont montré que cet aspect informel de la transmission des savoirs débordait nécessairement le cadre du premier apprentissage et devait s’appréhender non plus comme une interaction singulière entre deux protagonistes, mais comme un processus continu, socialement et spatialement situé.

Ils ont développé ces notions dans un livre conjoint9 où, via une série d’exemples, ils

illustrent le contexte de l’apprentissage situé et l’importance de ce dernier pour l’acquisition, par le novice, de connaissances et d’attitudes nécessaires à sa pratique professionnelle future.

7Par exemple : Bril et Roux, (Eds) 2002. Le geste technique. Réflexions méthodologiques et anthropologiques.

Ramonville Saint Agne : Editions Erès (Revue d’Anthropologie des connaissances XIV – 2) ; Wallaert, H., 1999. Manual Laterality Apprenticeship as the First Learning Rule Prescribed to Potters: a Case Study in Handmade Pottery from Northern Cameroon. Urgeschichtliche Materialhefte 14: 63-84.

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Selon leur modèle, l’apprentissage nécessite toujours un engagement dans une « communauté de pratique », dans laquelle le novice s’insère progressivement par la pratique de l’activité et le développement de liens de plus en plus étroits avec les autres membres de sa communauté. Constitutive de son identité sociale, cette mise en situation lui permet de maîtriser des compétences graduellement plus complexes dans un cadre social et environnemental particulier. Comme l’a souligné Benoît au début des années 2000, « …L’enseignant et le pair, le superviseur et le collègue, sont parties intégrantes des processus d’apprentissage, car tous ces acteurs contribuent ensemble à la résolution d’un cas, d’une question ou d’un problème lié à une pratique définie »10. Ceci souligne l’existence d’un apprentissage « horizontal » — c’est-à-dire entre des artisan(e)s confirmé(e)s et / ou entre des novices —, alors que la plupart des études consacrées à l’apprentissage abordent la transmission dans une perspective « verticale », c’est-à-dire de « maître » à « élève ». La communauté de pratique correspond ainsi à un cadre informel dans lequel s’intègrent inconsciemment les individus qui partagent une activité commune et interagissent, sans qu’il y ait pour autant interconnexion entre les acteurs issus de différentes communautés. On peut résumer cette conception de la façon suivante : connaître, c’est participer socialement et par la pratique; participer, c’est développer / négocier à la fois son identité et les représentations relatives à son activité11. Evoqué par Philippe Descola (2005) comme l’une des contributions contemporaines les plus importantes de l’anthropologie, ce concept « d’apprentissage situé » permet pour la première fois de comprendre comment se constituent les représentations individuelles et collectives des acteurs techniques, mais également de démêler l’écheveau parfois très complexe des rapports entre les pratiques et le social.

Mon objectif est d’exploiter ces concepts « d’apprentissage situé » et de « communautés de pratiques » dans le contexte particulier des communautés de potières du Centre-Sud du Niger. Il s’agira, concrètement, d’analyser la façon dont circulent les savoirs et savoir-faire relatifs à l’activité, et d’explorer les enjeux sociaux, identitaires qui peuvent être relayés au niveau de la communication entre acteurs techniques, mais également par les produits eux-mêmes.

10http://www.tact.fse.ulaval.ca

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À la différence d’autres approches de l’apprentissage, le but est de suivre des savoirs en circulation dans un espace social particulier, plutôt que de détailler des épisodes de transmissions singuliers entre individus. Il s’agit, en d’autres termes, de retracer la biographie - ou trajectoire sociale - des savoirs, au sens où l’entend Koppytoff (1986).

En second lieu, je m’efforcerai d’ouvrir la « boîte noire » du fonctionnement des communautés de pratique, en analysant concrètement la façon dont les nouveaux participants s’y insèrent et sont exposés à de nouveaux savoirs. Cette insertion, il faut le préciser, concerne aussi bien des novices que des artisanes confirmées qui se relocalisent temporairement ou définitivement dans une nouvelle communauté (essentiellement pour des raisons matrimoniales, mais également suite à divers processus migratoires). Or, nous ignorons s’il existe des différences entre ces individus du point de vue de la trajectoire au sein de la communauté. Nous ignorons également les liens qui s’établissent avec les nouveaux membres et l’impact sur les comportements techniques et les représentations individuelles. Cet aspect est pourtant capital si nous souhaitons comprendre finement la dynamique des pratiques et la façon dont celles-ci s’inscrivent dans l’espace.

Ancrage spatial

S’il est bien un élément pertinent à rappeler c’est que toute activité prend place dans un espace particulier selon une temporalité précise (ayant un début et une fin et/ou cyclique). En d’autres termes, l’espace possède sa propre histoire à travers la superposition de traces d’activités humaines (Gamble, 2001 : 138). Ces traces, quelles qu’elles soient, marquent la présence humaine et permettent parfois aux archéologues de se donner une idée de l’organisation spatiale des populations du passé. Les cadres de l’activité humaine façonnent l’espace, le structurent autant qu’ils sont structurés par lui. Si l’espace est indéfini et flou, les cadres matériels ou conceptuels élaborés par l’homme le circonscrivent en un espace de pratique.

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La distribution d’attributs matériels ou de traits culturels trouve ses prémisses en Europe, dès la fin du 19ème siècle, sous l’influence de recherches telles que celles menées par Ratzel ou encore Frobenius. L’idée première était de distribuer spatialement les hommes et de les rassembler sous divers critères (ethnique, linguistique, religieux etc.) afin d’expliquer cette distribution. Cet outil a largement été récupéré en archéologie ainsi qu’en ethnoarchéologie. En réalité, les cartes sont des outils d’analyse et non pas simplement une manière de présenter des traits particuliers. Elles permettent de visualiser spatialement les mouvements et la distribution du matériel ; d’identifier les frontières de tout ordre ; d’isoler l’un ou l’autre trait et d’effectuer des comparaisons systématiques. Il reste au chercheur de s’atteler à comprendre les raisons de ces distributions.

Les cartes de distribution considérées comme l’un des outils les plus importants de l’archéologie sont aussi le point de départ de ce qu’on a coutume d’appeler l’analyse spatiale. Dès les années 1970 cette méthode est envisagée comme essentielle à la compréhension des formes d’organisation sociale des populations passées (Price et Kroll, 1991). L’analyse spatiale d’un site archéologique se fonde sur l’étude des plans des structures domestiques, villageoises, urbaines, ainsi que des plans de répartition des objets. Il s’agit donc de mettre en lumière des zones d’activités ou des habitats spécialisés afin d’en déduire la structure sociale (Pumain, 1993). L’analyse spatiale intra-site a été largement abordée en ethnoarchéologie notamment par le biais d’analyses des cadres de l’activité humaine (Kent, 1984) et de l’organisation spatiale et sociale comme la division de l’espace par le genre afin d’y retrouver les activités qui leurs sont propres (Moore, 1986). Certaines recherches se sont attachées à identifier les cadres propres à une activité (Kent, 1984) ; d’autres se sont intéressées à la structuration de l’espace par le biais de l’architecture (taille, nombre de pièces par unité domestique, fréquentation et activités) et du matériel qui s’y retrouve (matériel lié aux activités qui s’y déroulent) (voir Kamp, 2000 ; Kramer, 1979). Enfin, certains auteurs se sont penchés sur les différences quantitatives et qualitatives des assemblages matériels retrouvés en contexte comme identifiant les différences entre les individus à différentes étapes de leur « trajectoire de vie » (Moore, 1986 ; Lyons, 1998).

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Ces études ont aussi amené à considérer l’espace comme un élément actif du social. Comme certains l’ont noté bien avant nous, l’organisation de l’espace est une représentation culturelle et c’est à travers cette représentation que l’individu élabore son image du monde (Hodder, 1986; Moore, 1986 : 120 ; Verhoeven, 1999 : 14).

Si les résultats ou encore les analogies sont à considérer avec grande prudence, il n’en reste pas moins que ces études on montré que les activités humaines se déroulent bien souvent dans l’espace de « cadres », si ce n’est choisis, tout au moins définis. Pourtant, jusqu’à présent, aucune attention n’a été donnée aux cadres de la production potière en tant que plateformes éventuelles de la circulation des savoirs liés à la production de céramique. De façon identique, rares sont les études ayant mis en évidence les liens prégnants entre les potières d’un même village, comme si le fait d’évoluer au sein d’une même entité villageoise justifiait le fait de partager une même tradition technique. Partant de ce constat, l’une des originalités de ma recherche sera d’identifier les cadres de pratiques à l’échelle locale et de saisir leur impact sur la constitution des traditions céramiques villageoises.

Une autre originalité est de situer les communautés dans un contexte aussi bien social que spatial mais à une échelle plus importante que celle de la localité villageoise. L’enjeu est de taille puisque jusqu’ici, « l’apprentissage situé » l’a été surtout dans un environnement social circonscrit à la communauté. Or, tout en mesurant les progrès que cette remise « en situation » a permis de faire du point de vue de la compréhension des dynamiques culturelles, il faut reconnaître que l’environnement spatial dans lequel s’inscrivent les communautés de pratiques est tout aussi fondamental. Il s’agit non seulement du cadre d’action technique, dont les caractéristiques écologiques conditionnent les comportements dans une certaine mesure, mais également du cadre spatial plus large dans lequel évoluent les individus, tout particulièrement du point de vue des axes et des nœuds de distribution de personnes et de marchandises.12

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Prendre cet espace géographique en compte, c’est notamment se donner les moyens de comprendre les stratégies et les modalités de la mobilité des artisanes, et d’identifier les zones ou les lieux où s’articulent différents espaces sociaux, comme les communautés de pratiques. Par exemple, les observations faites au Niger montrent clairement que les marchés constituent un espace supra-communautaire dans lequel se côtoient et interagissent des artisanes issues de communautés différentes mais également que les stratégies de fréquentation de ces marchés sont largement conditionnées par les dynamiques sociales qui s’établissent au sein des communautés particulières. Il existerait donc une articulation étroite entre des espaces d’échelles différentes, ainsi qu’une possibilité, pour les communautés de pratiques, de canaliser les pratiques techniques au-delà de leur cadre strict. À ce propos, il me semble indispensable de s’intéresser aux conceptions des consommateurs sur ce qu’est « un bon » ou « un beau » produit. Cela revient à se pencher sur les facteurs qui conditionnent l’achat de l’un ou l’autre récipient et, par là, mieux comprendre les logiques d’abandons ou d’adoptions d’éléments techniques, formels et décoratifs particuliers.

Enfin, l’un des défis à relever aujourd’hui est la compréhension des circuits d’échanges des objets. Toutefois, les circuits d’échanges impliquent que l’on s’intéresse directement aux produits finis afin d’évaluer leur distribution. Nous prendrons, ici, le contre-pied en situant les lieux de production et l’aire de distribution des récipients. Si la circulation des objets est fondamentale, il apparaît que la « base » ait quelque peu été délaissée. Peut-être est-ce là le résultat du « syndrome » archéologique : partir de l’objet pour retracer l’activité humaine. L’ethnographie permet l’inverse : s’intéresser aux acteurs de la pratique, à leur déplacement afin de situer et de caractériser les objets. Si les objets voyagent c’est bien parce qu’il y a et qu’il y a eu des hommes pour les déplacer. Cette phrase13relevant pourtant de l’évidence est un garde-fou nécessaire.

Appréhender l’espace en tant qu’espace social permet aussi de se dégager d’une vision parfois trop fonctionnaliste de la mobilité. On considère souvent que l’espace est investi en fonction du moindre effort occasionné pour l’homme. Celui-ci étant « rationnel », il guiderait ses choix et ses décisions en fonction d’un ratio coût/bénéfice hypothétique.

13 Nous reprenons cette phrase formulée par Alexandre Livingstone Smith lors d’un séminaire donné en 2004 sur

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L’étude menée par Kramer (1992) démonte cette idée puisqu’elle a montré que les déplacements n’étaient pas toujours les plus avantageux en gain de temps et économiquement. D’autres facteurs influenceraient donc les déplacements ainsi que la constitution des réseaux commerciaux.

En résumé, il s'agit donc de développer une approche ethnographique des traditions céramiques de l’Arewa et du Kurfey oriental, qui associe une étude anthropologique locale du fonctionnement des communautés de pratique et une prise en compte des interactions géographiquement situées de ces communautés au sein d'espaces particuliers. J’espère de la sorte contribuer au renouvellement des études consacrées tant aux dynamiques culturelles qu'à l'insertion sociale des techniques céramiques.

Plan de thèse

Dix chapitres constitueront cette thèse.

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Rappelons-le, notre objectif principal est de saisir comment et par quelles voies circulent les savoirs céramiques entre les artisanes. De ce fait, dans le chapitre V, nous nous attacherons à présenter les cadres de pratiques de l’activité potière. A la suite de cette partie, il nous est apparu que le chapitre VI de cette étude se devait de faire la part belle à la notion de communauté de pratique utilisée dans le milieu managérial ainsi que dans les études anthropologiques, archéologiques et ethnoarchéologiques. Aussi, nous brasserons large en proposant un aperçu de la compréhension et de l’oppérationnalisation de la notion de communauté de pratique dans le milieu managérial, ainsi que les dérives de son usage. Nous nous concentrerons ensuite sur l’emploi de cette notion dans les études anthropologiques et ethnoarchéologiques afin d’identifier les limites de son utilisation - limites qu’il nous faudra dépasser.

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