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Gestes manqués, lapsus gestuels et autres symptômes somatiques

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La gestualité : praxis et semiosis

LES DEUX SEUILS DE LA GESTUALITÉ : L’ATTITUDE ET LE MOUVEMENT Nathalie Roelens

Universités de Nimègue et de Louvain N.Roelens@belgacom.net

En matière de gestualité, on pourrait établir une gradation entre deux pôles : d’une part, le geste idéel qui s’efface comme tel, se résorbant dans la grâce, proche de l’écriture selon Paul Valéry (L’âme et la danse, 1924) et, d’autre part, la gesticulation hystérique, exaltée, ostentatoire, ivre, quasi bestiale. Dans ces deux cas extrêmes, le geste tend à s’annuler en faveur de l’attitude d’une part, du pur mouvement de l’autre.

1. GESTUALITÉ CENTRIPÈTE : VERMEER, VALÉRY (ATTITUDE)

Le degré zéro du geste (la simple attitude, terme d’ailleurs utilisé dans le vocabulaire des postures de base du ballet classique) correspond à plusieurs traits :

- amplitude : minimale, réduite - orientation : centripète, vers le corps - aspect : duratif

- codification : forte (geste contrôlé, précis, prévisible)

- corrélat affectif : retenue, discrétion, placidité (buccalité minorisée : hiératisme, sourire) - aura : sacrée

- sémantisme : apparemment signifiant

Ces traits sont incarnés dans La peseuse de perles (1665) de Vermeer de Delft, dont le changement récent de nom est significatif car comme elle ne soupèse rien, la balance étant vide en tant que pur emblème de vanité, on a décidé de la rebaptiser Femme à la balance. Son sourire de parturiente est comme le corrélat micro-gestuel de sa gestualité retenue, discrète, éminemment gracieuse, hiératique, autrement dit, il s’avère une anti-grimace. La durativité est non seulement celle de la pose – contrairement à l’imminence d’un changement d’état qu’on trouvera un siècle plus tard dans les jeux d’adresse chez Chardin, la bulle allant éclater (La bulle de savon, 1734), le château s’écrouler (Le château de cartes, 1737), l’osselet tomber (Les osselets, 1734) – , mais aussi celle de sa condition de subalterne humble qui s’inscrit dans tout un cortège de servantes, de vestales, de vierges

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sages dont le tropisme est de se tourner vers le foyer, centripète. La gestuelle en peinture doit naturellement être étudiée par rapport à une codification du geste allant du De Pictura d’Alberti (dont les préceptes mettait la gestuelle au service de la istoria) jusqu’à André Chastel qui, dans son ouvrage Le geste dans l’art, parle en termes de « ‘physiognomonie’ généralisée » et insiste surtout sur le « geste expressif » (Chastel 2003 : 23), celui qui confirme la mimique, comme c’est le cas chez Vermeer.

D’autres exemples montrent, en revanche, que la gestuelle peut être entièrement dissociée de la mimique : le romancier-dessinateur Pierre Klossowski a beaucoup joué sur cette contradiction entre impassibilité du visage et gestuelle très marquée, polysémique, à la fois chaste et impudique.

On retrouve le degré zéro de la gestualité dans L’âme et la danse de Paul Valéry. Dans ce dialogue aux allures socratiques, la danse est qualifiée de prévisible, juste, précise, désincarnée, sublimée, universelle, harmonieuse, sacrée, mais surtout relevant d’un certain logocentrisme car elle s’apparente à l’écriture. Ce qui fait dire à Socrate : « Quelle vive et gracieuse introduction des plus parfaites pensées !… Leurs mains parlent, et leurs pieds semblent écrire. » (Valéry 1924 : 19). Tout contribue à associer le geste à un langage : ces « orteils intelligents » (Valéry 1924 : 36), « la volubilité de ces pieds prodigieux ! » (Valéry 1924 : 37), ces « myriades de questions et de réponses entre ses membres » (Valéry 1924 : 39). La danseuse opère en outre une relève du sensible dans l’intelligible, car elle sublime par son art notre gestualité quotidienne, grossière, mate. Or, même dans la chorégraphie la plus investie de sens, la plus intelligente, qui déploie un langage transparent, l’incompréhensible guette, la danseuse peut soudain être vue comme une « démente » avec des membres devenus fous, parlant un langage étranger, ce qui tendrait à creuser le dualisme entre corps et âme :

SOCRATE :

Un œil froid la regarderait aisément comme une démente, cette femme bizarrement déracinée, et qui s’arrache incessamment de sa propre forme, tandis que ses membres devenus fous semblent se disputer la terre et les airs, et que sa tête se renverse, traînant sur le sol une chevelure déliée […].

PHÈDRE :

Veux-tu dire, cher Socrate, que ta raison considère la danse comme une étrangère, dont elle méprise le langage, et dont les mœurs lui semblent inexplicables, sinon choquantes ; sinon même, tout à fait obscènes ? (Valéry 1924 : 42- 44)

On touche ici à une question essentielle concernant l’analyse d’un objet en mouvement comme la gestualité. Si la raison rompt l’empathie de la perception, en analysant, en opérant des arrêts sur image, en figeant l’art du temps en art de l’espace et dès lors en pétrifiant ou gelant le mouvement, il n’est pas étonnant que le geste devienne incompréhensible, insignifiant, voire qualifié de sauvage.

La conclusion de Valéry est que la danse invite le corps à imiter la liberté et l’ubiquité de l’esprit. Il développe ici l’idée d’une intelligence sensible dont le geste serait le produit. Mais on vient de voir que la pureté du geste maîtrisé, si c’est le propre de l’homme – car la zoogestualité serait purement instinctivei - s’avère toujours menacée. Voire, dès qu’il y a geste, il y a quelque chose

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d’inhumain et de souverain. Tout geste est potentiellement débridé, irrévérencieux, un défi au decorum. Témoin, les paroles emportées d’Athikté, la ballerine en titre, en clôture du dialogue : « O Tourbillon ! – J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses. » (Valéry 1924 : 70-71).

Aussi le degré zéro de la gestualité serait-il un idéal, où le geste idéel, inexistant, s’auto-annule.

2. GESTUALITÉ CENTRIFUGE : GESTICULATION (MOUVEMENT)

A l’autre extrémité, il faudrait placer la gesticulation (le simple mouvement), dont les traits s’opposent au degré zéro du geste :

- Amplitude : extrême

- Orientation : centrifuge, vers autrui, vers le monde - Aspect : inchoatif, car survenant par surprise,

- Codification : faible (geste déréglé, incontrôlé, imprévisible)

- Corrélat affectif : violence, impulsion, passion, buccalité magnifiée (grimace, cri, rire) - Aura : démoniaque (de « possédé »)

- Sémantisme : apparemment insignifiant

Or, cette autre frange de la gestualité, à valence d’intensité impulsive ou violente cette fois, constituerait-elle une régression vers un état antérieur de l’hominisation, une rechute dans la bestialité, dans l’inhumain ? Doit-on y voir un retour à un état où le geste n’était pas encore utilitaire, au sens étymologique, doté d’outils, comme nous le montre la première partie du film de Stanley Kubrick, 2001- A Space Odyssey, intitulée The dawn of man (L’aube de l’humanité) qui retrace la genèse du geste : d’un geste stérile, incontrôlé, insensé, incompréhensible, accompagné de cris de la gesticulation primitive à un geste utilitaire, précis, fonctionnel, précurseur de la parole. Après la rencontre mystérieuse avec le monolithe, les primates acquièrent la connaissance des outils. Ce savoir leur permet de se nourrir moyennant des ustensiles et de se défendre contre les ennemis en brandissant des armes.

L’anthropologue André Leroy-Gourhan, dans Le Geste et la parole (Leroy-Gourhan 1964), définit précisément le processus de l’hominisation par la manipulation des outils et par l’acquisition de la station debout. L’homme s’est distingué de l’animal dès l’instant où il a confié les gestes de préhension, de translation, de défense ou les comportement de relation (contact affectueux ou hostile) qui relevaient de l’appareil labio-dentaire chez les quadrupèdes vers les mains et l’avant-bras, de sorte que le geste n’est somme toute que l’héritier d’une expressivité buccale (cf. Leroy-Gourhan 1965 : 44). Et c’est la marche verticale qui a déterminé une nouvelle liaison main-face : la main s’est libérée de ses fonctions de motricité et la face de ses fonctions de préhension. La main appellera nécessairement les outils, espèce d’organes amovibles, et les outils de la main appelleront le langage

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de la face. D’où le titre Le Geste et la parole qui renvoie à cette action coordonnée typiquement humaine, à cette double émergence du cortex et du silex.

Le philosophe Bernard Stiegler va plus loin car il voit dans la complétude ontologique de l’homme naturel, le Caraïbe de Rousseau (du Discours sur l’origine de l’inégalité) en l’occurrence, déjà une déhiscence prête à accueillir les outils comme si celui-ci avait d’emblée une vocation technique : « Il y a possibilité du langage dès qu’il y a possibilité de l’outil » (Stiegler 1994 : 165).ii Stiegler suggère même qu’il faudrait renoncer à l’opposition entre homo faber avec son outillage lithique (prolongement du squelette) et homo sapiens avec son outillage verbal.

La question est maintenant de savoir si la « faute d’Epiméthée » qui a déterminé la prothétisation de l’homme a pour autant sémiotisé sa gestualité, si la gesticulation incontrôlée, non opératoire, privée d’outils, convoquant une main non motrice, serait purement insignifiante.

L’apparent devenir-animal, selon l’expression de Gilles Deleuze, de la gestualité humaine ne doit en tout cas pas nous dispenser de la question du sens. Doit-on cependant considérer ces moments de transport, de passage à l’acte comme des « ‘scories’ de l’action programmée », tels que Jacques Fontanille appelle les maladresses ou actes manqués dans Soma et Séma, relevant du Moi-chair, et dans ce cas ils continuent à faire sens car leur parcours est légitimement « schématisable et signifiant » (Fontanille 2004 : 41-42) ou plutôt comme des purs replis de l’actant sur les tendances et les pulsions du Moi et dans ce cas « les parcours sombrent dans une insignifiance incontrôlable » (Fontanille 2004 : 40) ?

On aimerait suggérer ici une troisième voie : la sémantisation du geste passe toujours par son iconisation. C’est la prise en charge par l’énonciation (verbale ou iconique) du geste qui le dote d’une signifiance.

2.1. Les « consultations du mardi » de Jean Martin Charcot dans l’amphithéâtre de la Salpêtrière

Dans « la grande attaque convulsive » de l’hystérie, feinte ou réelle, car on sait qu’elle était souvent induite par hypnose ou suggestion pour les besoins de son exposition, Jean Martin Charcot distinguait cinq phases :

1) L’aura constituée par la douleur ovarienne 2) La phase épileptique

3) Une période « clownesque »

4) La contracture générale et les attitudes bizarres.

5) Une phase résolutive. (Netchine 2002 : 101)

Nous sommes en pleine iconisation, monstration, car la publication intitulée Iconographie de la Salpêtrière reproduit la physionomie des malades à ces diverses périodes de l’attaque hystérique. Le

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neurologue cherchait à comprendre l’hystérie en dessinant les moindres gestes et raidissements du corps de ses patientes. Même si on peut supposer que par l’opération en tant que telle, à savoir le mouvement du crayon sur le papier, Charcot entrait dans un corps à corps avec la gestuelle de ses patients, il n’en demeure pas moins que les dessins ou les photos figent ces influx nerveux, les radicalisent, les caricaturent. Tout comme la danse devenait soudain « démence » aux yeux du Socrate de Valéry, l’iconisation de la gestuelle hystérique hypertrophie celle-ci, j’aimerais dire l’hystérise, d’où les termes comme « la phase des mouvements clowniques ».

Cette iconisation entraîne nécessairement une interprétation, une sémantisation, une évaluation (c’est dangereux, répréhensible ou non) : l’hystérie est un symptôme de quelque chose qu’il faut libérer ou au contraire contraindre par une camisole de force qu’on peut appréhender comme un instrument à réduire l’amplitude de la gestualité, à atténuer l’inchoatif en duratif. Notre hypothèse serait que la gesticulation est insensée, insignifiante jusqu’à ce qu’on passe à son iconisation : c’est cette discrétisation d’un continuum, ce figement en art de l’espace d’un comportement dans le temps qui sémantise à tout prix, qui colle des effets de sens à ce qui jouissait d’une simple libération du geste Et Georges Didi-Huberman de nous rappeler que cette visibilité paroxystique, extravagante – on parle de « masque », de « clownisme », voire de « cynisme » –, apparemment privée de sens aux yeux des aliénistes classiques, a aussitôt délivré une signifiance pour Freud, lequel insiste sur le paradoxe figuratif d’une situation à la fois plastiquement figurée et dissimulant un fantasme inconscient. Didi-Huberman voit à son tour dans cette monstration-dissimulation un « phénomène- indice », la manifestation de ce qui ne se manifeste pas, proche du symptôme qui lui est cher (Cf. Didi- Huberman 1980 : 306-308).

Mais on aimerait aussi ramener cette agitation du corps au lapsus tel que Fontanille le revisite après Freud. Fontanille parle en termes de « conflit entre une intention discursive et un chaos non discursif », de « propos potentiel qui vient perturber le propos actuel », d’un « Ego sans cesse confronté à sa propre altérité », d’« expressions non programmées, proférées malgré soi », d’« irruptions phoriques brutales, apparemment incontrôlées, une invasion momentanée ou durable de la manifestation discursive » (Fontanille 2004 : 59-60). Traduit en termes de gestualité, le lapsus explique alors cette tératologie du geste, cette co-habitation de l’humain et de la bête, ce désordre ou hallucination qui s’empare du conformisme, toutes des manifestations de la gesticulation.

L’esthétisation y ajoute à son tour l’affect que la question du sens tendait à évacuer. À partir des dessins de Charcot, notamment ceux qui reproduisent la phase des contorsions, l’artiste Louise Bourgeois a créé en 1993 une sculpture de bronze avec patine au nitrate d’argent intitulée L’arc de l’hystérie qui reprend en trois dimensions les corps de patientes arc-boutés étudiés par Charcot.

L’affect opère en quelque sorte la relève de la sémantisation toujours trop hâtivement encodée en euphorique ou dysphorique.

La bouche ouverte souvent magnifiée comme micro-gestuelle du visage contribue à cette relève car elle renoue avec une buccalité primitive (du latin bucca), qui fait précisément perdre l’usage

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de la parole à la figure, sa fonction parlante, son oralité (du latin os, oris). La gesticulation fait subir à la figure une déshumanisation, elle lui fait renoncer à son anthropomorphisme, elle la rallie à un autre règne. On voit cette déshumanisation à l’œuvre dans les figures de Francis Bacon où le cri est une façon de faire passer le corps convulsé par la bouche, d’en expulser les forces, la violence, la douleur.

Car la bouche n’est pas un organe particulier chez Bacon mais « le trou par lequel le corps entier s’échappe. » (Deleuze 1984 : 61)

La gesticulation peut dès lors convoquer des signifiés contradictoires tels que la colère (cri) et la joie (rire) dans la même grimace du corpsiii. Il n’y a en effet pas de différence morphologique entre l’extase des groupies de chanteurs, celle des fanatiques religieux ou des mystiques en transe, la rage indomptable de la Femme-chien de Paola Rego (1994), ou l’éructation animale des Trois études de personnages à la base d’une crucifixion de Bacon (1944) : mêmes impulsions vociférantes et torsions des corps. Dans tous ces cas, il y a une zone d’indiscernabilité entre l’homme et l’animal. Georges Bataille, dans l’article « Bouche » qu’il a rédigé pour sa revue Documents, insistait déjà sur le fait qu’au moment du cri l’individu relève la tête de sorte que la bouche vient se placer dans le prolongement de la colonne vertébrale comme chez les animaux, la bouche devenant ainsi « zone d’indiscernabilité » (Bataille 1970 : 237) entre l’homme et la bête. Le signifiant gesticulation n’est ni euphorique, ni dysphorique, mais phorique.

C’est l’affect aussi qui émerge des témoignages dans les médias des célébrités qui ont perpétré un geste impulsif, tandis que la sémantisation est aussitôt relayée par l’évaluation. Foncer dans l’adversaire est-ce un geste indigne, ou est-ce une façon de lui rendre hommage (cf. 2.2.), embrasser une actrice est-ce un geste symbolique de fraternisation ou une humiliation à l’égard de la femme (cf.

2.3), le fait de lancer une chaussure cela doit-il être encensé comme geste de révolte, ou est-ce un signe de mépris qui doit être stigmatisé (cf. 2.4) ? Dans les mises en discours c’est souvent l’aspect réactif ou expressif (au sens de l’« affect » de Bergson : une sensation qui affecte le corps, le porte au mouvement et donc à l’action) qui est souligné. La gesticulation incontrôlée apparemment hasardeuse semble répondre à une nécessité intérieure ou à une brimade mal acceptée, si bien qu’on retrouve un affect qui déborde le corps, une intensité non maîtrisable.

2.2. Le coup de boule de Zinédine Zidane

Le 9 juillet 2006, Zinédine Zidane, capitaine de l’équipe de France en pleine finale de la Coupe du Monde, a assené un coup de tête à Marco Materazzi de l’équipe adverse qui l’avait insulté.

Zidane explique ainsi son geste :

Il m’a tenu des mots très durs, plus durs qu’un geste, qu’il répète plusieurs fois. Ensuite, ça se passe très vite. Il a dit des choses très graves, très personnelles qui me touchent au plus profond de moi, sur ma maman, ma sœur.

J’écoute une fois, j’essaye de partir, puis une deuxième fois, une troisième fois. Je suis un homme avant tout.

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J’aurai préféré prendre une droite dans la gueule plutôt que d’entendre ça. Bien sûr, c’est un geste à ne pas faire et je veux le dire haut et fort, je m’excuse auprès des millions d’enfants qui ont pu voir ce geste. (Zidane 2006)

Il est intéressant de constater que Zidane invoque la virilité avec ses codes d’honneur (« Je suis un homme avant tout ») pour innocenter son geste et qu’aussitôt après il le déprécie (sanction négative) comme étant peu exemplaire d’un adulte. Il ramène donc lui-même le coup de boule à une réaction impulsive à une provocation verbale, mais injustifiée. On peut même dire que son discours s’embrouille, n’est pas à même de relayer le geste. Celui-ci n’a donc rien en commun avec les

« entartrages » longuement mûris de Noël Godin qu’on peut qualifier de téléologiques, utilitaires, verbalisables. Le terroriste pâtissier a ainsi, pour diversifier son palmarès, sévi à Rome, le 10 avril 2007, lorsque le pape Benoît XVI, prononçait à l’occasion des fêtes de Pâques le message urbi et orbi.

Alors que souverain pontife haranguait la foule de fidèles en latin, « une tarte à la crème est catapultée [le geste est intentionnel, outillé et ciblé], du fond de la place Saint Pierre, tandis qu’un cri mystérieux déchire la foule : « Entartamini, entartamini, dirum pontificem ! » (Esprit68 2008 : 39)

2.3. Le baiser de Richard Gere

Le 15 avril 2007, au cours d’une soirée pour la lutte contre le sida à New Delhi, la télévision indienne diffuse une image considérée comme « obscène » pour les milieux hindous conservateurs. On y voit Richard Gere serrant dans ses bras une jeune star indienne, Shilpa Shetty, l’embrassant de nombreuses fois et fougueusement sur les joues et renversant légèrement son corps en arrière jusqu’à ce qu’elle perde son assise. Le lendemain, des hindous sillonnent des villes du sous-continent en brûlant des effigies de l’acteur américain et en criant « Ne touchez pas à nos femmes ! ». Richard Gere n’a pas jugé indispensable de s’expliquer sur son geste qui apparemment était dicté par un simple et candide élan de fraternisation.

2.4. Le lancer de chaussures du journaliste iraquien sur Bush

Un journaliste irakien, reporter de la chaîne de télévision Al Baghdadiya, Mountazer al Zaïdi, a lancé ses chaussures en direction du président George Bush lors d’une conférence de presse à Bagdad, le 14 décembre 2008. Le journaliste a expliqué à l’ouverture de son procès qu’il s’était senti bouillir de rage en entendant George Bush parler de ses « succès » en Irak :

Brusquement, je n’ai plus vu personne d’autre que Bush dans la salle. J’ai senti le sang des innocents couler sous ses pieds tandis qu’il souriait froidement, comme s’il était venu effacer l’Irak avec un repas d’adieu […] Après la mort de plus d’un million d’Irakiens, après toutes les destructions économiques et sociales. […] J’ai senti que cette personne était l’assassin du peuple, l’assassin numéro un. Cela m’a mis en rage et j’ai jeté mes chaussures dans sa direction. (Lefief 2009)

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Il est remarquable que les parodies (affiches, photos retouchées, jeux vidéo) que l’iconisation de tous ces dérapages suscite semblent trancher dans le sens du rire, de la raideur mécanique qui surgit soudain au cœur du vivant, de l’homme soudain converti en automate, bref de ce Bergson appelle « du mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson 1969 : 29). Ce n’est plus vers l’animalisation que la déshumanisation penche mais vers la réification.

2.4. Les colères du capitaine Haddock

Ceci nous est confirmé par la gesticulation vociférante et exaltée du capitaine Haddock dans les célèbres albums Tintin d’Hergé, qui est tellement caricaturale qu’elle tend vers la neutralisation dans le rire. Au premier abord, le corps n’est ici plus l’adjuvant de la communication mais le contraire : la communication est l’adjuvant d’un corps emporté par la colère. Or à y regarder de plus près on constate que ces mots éructés n’ont rien d’injurieux en soi, ce sont des vocables vieillis ou inusités « rompant avec tous les stéréotypes de l’insulte » (Algoud 1991 : 12). Les emportements et coups de gueule épiques du capitaine n’accomplissent donc pas une régression de la parole vers une gestualité primitive, vers un affect à l’état pur, mais transforment l’humain en automate, en moulin à vent, moulin à parole, en « moule à gaufres ».

3. ESTHÉTISATION DE LA VIOLENCE

En revanche, tout geste violent ou agressif redevient serein au ralenti. En augmentant le nombre d’images par seconde au tournage, le procédé du ralenti est souvent utilisé dans les transmissions sportives, dans des applications scientifiques ou balistiques pour détailler une action, décomposer les mouvements. Mais il est également adopté comme choix esthétique en porte-à-faux avec l’esthétique de la violence ambiante. Au ralenti, l’impulsion inchoative acquiert en effet la durativité d’une chorégraphie. On obtient un nouveau temps, un temps dilaté de la fascination.

L’animation sensori-motrice de l’actant est diminuée, son intensité est contenue, la scène est intériorisée.

Dans Zabriski Point d’Antonioni (1970), qui réitère l’« esthétique de la disparition » du réalisateur, la séquence finale des explosions sur la musique hallucinée de Pink Floyd est présentée comme un ballet d’éléments, comme une épure utopique. Si on accepte qu’il existe un affect des objets (et on sait que Deleuze situait l’affect dans le gros plan), on comprend la désaffection qu’Antonioni a voulu faire émaner de l’éclatement au ralenti des débris en lévitation, comme si l’attentat terroriste devenait une pratique apaisée, un geste d’apaisement.

De même, dans l’installation 24 Hours Psycho (1993) de Douglas Gordon qui reproduit sur deux grands écrans plats le film Psycho de façon tellement ralentie qu’il dure 24 heures, la structure

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narrative du film disparaît au profit d’une nouvelle expérience perceptive qui magnifie le souvenir et les mouvements les plus infimes à l’écran, comme les mouvements des muscles du visage ou les variations lumineuses. Le geste assassin devient caresse, l’effroi de la victime simple étonnement. Par la dilution de la tensivité, il émane une douceur, un rassérènement de ce travail.

4. CONCLUSION

Le geste, dont nous avons étudié les deux seuils, inférieur – là où il se résorbe en simple pose ou attitude – et supérieur – là où il devient mouvement, gesticulation –, est toujours réinterprétable, réversible. La question du sens de la gestualité est sans cesse remise en cause par les exemples et tributaire de sa saisie qui se heurte à des cas déjà préalablement énoncés. Etudier le geste sur le vif reviendrait à l’éprouver tandis qu’en parler c’est déjà arrêter sa trajectoire et le codifier. Un geste préverbal et anté-sémiotique requerrait un outillage d’éthologue ou de cognitiviste qui passerait alors sans doute à côté des effets de sens que l’iconisation ou l’esthétisation lui ajoutent, comme nous avons tenté de montrer. Le geste, avec ses franges où il cède le pas à la trop grande maîtrise de l’attitude ou au mouvement trop débridé, est en tout cas un objet sémiotique éminemment plastique suscitant une semiose illimitée.

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Bibliographie

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Deleuze, Gilles (1984) : Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris : La Différence.

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Valéry, Paul (1924) : L’âme et la danse, Paris : Gallimard.

Zidane, Zinédine (12.7.2006) : « Mon geste n’est pas pardonnable », Le Figaro.

i Les animaux ne sont pas à même de reproduire une configuration de gestes acquis « des coups de pied très élevés, des battements, et des entrechats péniblement appris pendant son apprentissage » (Valéry 1924 : 42) , comme le requiert la danse classique. Tout comme le règne animal connaît le rituel de séduction mais pas l’érotisme qui suppose la médiation d’une représentation, d’un spectacle. La danse contemporaine a bien évidemment déconstruit ce paradigme rigide (voir les expériences stochastiques de feu Merce Cunningham).

ii Le mythe d’Epiméthée, évoqué par Platon dans son Protagoras et auquel Stiegler emprunte le titre de son ouvrage, renvoie déjà à cette projection hors de lui-même dans les outils comme la vocation de l’homme, à sa technicité essentielle.

Epiméthée a distribué aux animaux toutes sortes de moyens de défense (cornes, griffes, crocs, etc.) mais par distraction, par oubli, il a laissé « l’homme nu, en défaut d’être, n’ayant encore jamais commencé à être : sa condition sera de suppléer à ce défaut d’origine en se dotant de prothèses, d’instruments. » (Stiegler 1994 : 126) C’est pourquoi son frère Prométhée s’est empressé de voler le feu aux dieux et de l’offrir aux hommes tellement démunis. Or il n’y a pas d’humain avant cette extériorisation. « La ‘prothèse’ ne vient pas suppléer à quelque chose, ne vient rien remplacer qui aurait été là avant elle et se serait perdu : elle s’ajoute. Par pro-thèse, nous entendrons toujours à la fois – posé devant, ou spatialisation (é-loignement), - posé d’avance, déjà là (passé) et anticipation (prévision), c’est-à-dire temporalisation. La pro-thèse n’est pas un simple prolongement du corps humain, elle est la constitution de ce corps en tant qu’’humain’ » (Stiegler 1994 : 162), en tant qu’être

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hors de lui. L'être de l’homme est (d’être) hors de lui : « logos et tekhnè : deux modalités de l’être hors-de-soi. » (Stiegler 1994 : 201)

iii Alberti, dans son De pictura, se rendait déjà à l’évidence que le peintre éprouve les plus grandes difficultés à différencier un visage qui rit d’un visage qui pleure.

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