M ATHÉMATIQUES ET SCIENCES HUMAINES
T HIERRY M ARTIN
La valeur objective du calcul des probabilités selon Cournot
Mathématiques et sciences humaines, tome 127 (1994), p. 5-17
<http://www.numdam.org/item?id=MSH_1994__127__5_0>
© Centre d’analyse et de mathématiques sociales de l’EHESS, 1994, tous droits réservés.
L’accès aux archives de la revue « Mathématiques et sciences humaines » (http://
msh.revues.org/) implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www.
numdam.org/conditions). Toute utilisation commerciale ou impression systématique est consti- tutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit conte- nir la présente mention de copyright.
Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques
http://www.numdam.org/
LA VALEUR OBJECTIVE DU CALCUL DES
PROBABILITÉS
SELON COURNOT
Thierry MARTIN1
RÉSUMÉ 2014 Dans les années 1930-1950, le débat opposant partisans de l’interprétation
objectiviste
ettenants de
l’interprétation subjectiviste
desprobabilités
mobilise un principe desprobabilités négligeables, identifié
par les auteurs comme «principe de Cournot», afin d’assurer la valeurobjective
du calcul desprobabilités.
Le but de l’article est de montrer que le principe tel qu’il est formulé par Cournot lui-même, et qu’on peut dénommer principe del’impossibilité
physique, ne se confond pas avec ce que les auteursappelleront plus tard «principe de Cournot», puis d’en interroger le
fondement
et le statut, afin de mieuxcomprendre
la façon originale dont Cournot confère au calcul desprobabilités
sa valeurobjective.
ABSTRACT 2014 Objective meaning of the calculus of probabilities according to Cournot
During the years 1930-1950, the argument opposing the partisans of the
objectivistic
interpretation of theprobabilities
and the supporters of itssubjectivistic
interpretationimplies
aprinciple
ofnegligible probabilities
(describedby
the authors as theprinciple
of Cournot) in order to emphasize theobjective
meaning of theprobabilities
theory. The article first aims to demonstrate that, in fact, the principleidentified by
Cournot himself and which can be described as theprinciple
of physicalimpossibility
doesn’t merge with what the authors will later call «principle of Cournot» ; and then to question itsfoundation
and status in order tounderstand better the original manner in which Cournot endows the
probability
theory with itsobjective
meaning.I. L’ oeuvre
probabiliste
de Cournot n’a pasengendré
de bouleversements ni de remaniementsprofonds
d’unpoint
de vue strictementmathématique. L’apport
de Cournotau calcul des
probabilités
tientdavantage
à sa réflexion sur ses fondements et la valeurobjective
duconcept
deprobabilité.
Il s’enexplique
dès lespremières lignes
de sonExposition
de la théorie des chances et desprobabilités2 publiée
en 1843 : son but est de«rectifier des erreurs, lever des
équivoques, dissiper
des obscurités»[1843 ; 1984,
p.3] qui
subsistent au sein de la théorie
classique
desprobabilités,
et encompromettent
la valeurobjective.
Defait,
le calcul desprobabilités subit,
dans les années1840,
une séried’attaques,
contestant ou bien la cohérence interne de la
théorie,
oubien,
etplus généralement,
son
applicabilité, attaques provenant
aussi bien dephilosophes3
que des mathématiciens1 Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, 30, rue Mégevand, 25030 BESANÇON Cedex
2 L’ouvrage a été réédité en 1984, excellemment annoté par Bernard Bru, tome 1 des 0152uvres complètes de
Cournot aux éditions Vrin sous la direction de J. Robinet. Toutes les références renvoient à cette édition.
3 Ainsi Jean-Baptiste Bordas-Demoulin estime que «l’application du calcul des probabilités aux phénomènes
de l’univers, aux événements de la vie et des sociétés [...] conduit toujours à des résultats faux, ou illusoires, et qu’elle est une des plus grandes extravagances qui soient tombées dans l’esprit humain», [t. II, pp.418-419].
Auguste Comte n’est pas plus tendre qui juge «la notion fondamentale de la probabilité évaluée [...]
directement irrationnelle et même sophistique» et rejette ses applications éventuelles par une perfidie dirigée
contre Laplace : «les applications utiles qui semblent lui être dues, le simple bon sens dont cette doctrine a
souvent faussé les aperçus, les avait toujours clairement indiquées d’avance», [1830-1842 ; 1975, t.1, p.435].
eux-mêmes4. Ces
équivoques
que dénonce Cournot résultent notamment de l’absence d’une distinction clairement établie entre lessignifications objective
etsubjective
dont estsusceptible
leconcept
deprobabilité.
Afin d’asseoir la théorie desprobabilités
sur desfondements solides et d’assurer la
légitimité
de sesapplications,
il convientdonc,
selonCournot,
de faire lepartage
entre les sens duconcept
deprobabilité qui
«tantôt se rapporte àune certaine mesure de nos
connaissances,
et tantôt à une mesure de lapossibilité
deschoses, indépendamment
de la connaissance que nous en avons»[1843 ; 1984,
p.4].
Ceprojet
estd’autant
plus
nécessaire que le calcul desprobabilités jouit,
dans sonapplication
auréel,
d’une extensionprivilégiée, constituant,
ditCournot, «l’application
laplus
vaste de la science des nombres»[1843, §45 ; 1984, p.60], puisqu’il dépasse
même les domaines de lagéométrie
et de la
mécanique,
étendantl’emprise
desmathématiques
«aux faits de la naturevivante,
àceux du monde intellectuel et du monde
moral,
comme auxphénomènes produits
par lesmouvements de la matière
inerte», [1843, §45 ; 1984, p.61].
Mais,
pourdistinguer parmi
les usages du calcul desprobabilités,
ceux pourlesquels
leconcept de
probabilité peut
recevoir une valeurobjective,
il fautdéjà
que cettesignification objective
soitconstruite,
id est que soientassignées
les conditionspermettant
de conférer auconcept de
probabilité
unesignificaion objective.
Tel est leprojet qui
anime lechapitre
IV del’Exposition :
ils’agit
desavoir,
écritCournot,
si la théorie desprobabilités
«n’estqu’un jeu d’esprit,
unespéculation curieuse,
ou si elle a au contraire pourobjet
des loistrès-importantes
et
très-générales, qui régissent
le monderéel», [1843, §38 ; 1984, p.53].
Mener à bien ce
projet
de fondation de la théorie desprobabilités
et delégitimation
deses
applications requiert
une double démarche : d’unepart,
et du côté del’objet
deconnaissance,
s’assurer que le réel offre une structureadéquate
à cetteobjectivité
de laprobabilité,
ce que rendpossible
l’affirmation de la réalité duhasard, c’est-à-dire,
pourCournot,
l’existence effective de séries causalesindépendantes,
et, del’autre,
du côté de l’activité deconnaissance,
établir lapossibilité
pour leconcept
deprobabilité
de recevoir unevaleur
objective,
id est dedésigner
non pas l’évaluation de notredegré
de croyance en la réalisationpossible
d’unévénement,
mais la mesure de lapossibilité
effective de cetévénement. C’est à
quoi répond
leprincipe
del’impossibilité physique,
surlequel
Cournotfonde la «consistance
objective»
duconcept
deprobabilité,
et selonlequel
«l’événementphysiquement impossible
est celui dont laprobabilité mathématique
estinfiniment petite», [1843, §43 ; 1984, p.58].
Loin de
s’imposer
avecévidence,
ceprincipe
estplutôt
un noeud dedifficultés,
que leprésent exposé
a pour butd’explorer
etd’éclairer,
au moinspartiellement.
Ces difficultésd’interprétation
tiennentdéjà
à son mode d’intervention dans le discours de Cournot et auxprolongements historiques qu’il
a subis.A. D’une
part,
Cournot introduit leprincipe
del’impossibilité physique,
non pasgrâce
àune élaboration
conceptuelle,
mais àpartir
d’une séried’exemples,
et sans sepréoccuper
nid’en établir la
légitimité,
ni d’enexpliciter
le contenu. Bienplus,
son énoncé intervient4 Outre les nombreuses objections dirigées contre la probabilité des jugements, c’est
l’application
du calcul desprobabilités aux phénomènes sociaux qui fait
l’objet
des critiques les plus vives. Ainsi, lors de la discussion quisuivit la «Note sur le calcul des probabilités» présentée par Poisson à l’Académie des sciences en 1836, Poinsot, tout en reconnaissant que le calcul des probabilités, en tant que théorie mathématique, constitue une
science aussi exacte que les autres branches des mathématiques, dénonce son application aux sciences sociales
comme «une sorte d’aberration de
l’esprit,
une fausse application de la science et qui ne serait propre qu’à la discréditer», [Poisson, 1836, p. 399].brutalement,
sans autre lien avec cequi précède qu’un
rapportd’extériorités. Qui
veutcomprendre
le sens del’analyse
de Cournot est alors contraint dereconstruire,
àpartir
deséléments que fournissent aussi bien
l’Exposition
que les autres ouvrages deCournot,
lemouvement de sa
pensée,
en faisantapparaître
lesquestions sous-jacentes
et les chaînons d’uneargumentation qui demeure,
dans le texte,implicite.
Cournot propose une série
d’exemples
d’événementsqu’il
considère commephysiquement impossibles, ainsi, l’équilibre
d’un cônepesant
sur sapointe, l’application
d’une force selon une droite
passant
exactement au centre d’unesphère
de manière à ne luiimprimer
aucun mouvement derotation,
le faitqu’une
mesure ou un instrument de mesuresoient
rigoureusement
exacts, etc.. Sonanalyse
sedéveloppe
à propos d’unexemple particulier,
celui de la détermination du centre d’un cercle. Le centre véritable du cercle estdéfini idéalement par un
rapport géométrique. Mais,
letraçage
effectif dupoint
centralmobilise
également
d’autres causes tenant à laprécision
de l’instrument utilisé et à l’adresse del’utilisateur,
causesqui
sont sansrapport
avec les conditionsgéométriques
déterminant lecentre du cercle.
Et,
en raison de laprécision
limitée de ces causesphysiques,
letraçage
ducentre du cercle ne coïncidera pas exactement avec le centre
véritable,
mais se situera dans unespace dont l’étendue est définie par leur
degré
deprécision.
Ceciposé,
Cournot note deuxchoses. D’une
part, l’espace
à l’intérieurduquel
s’effectue letraçage
dupoint
central offreune infinité de
points susceptibles
de recevoir lapointe
de l’instrument detraçage.
Del’autre, l’indépendance
entre les conditionsgéométriques
et les causesphysiques signifie qu’il n’y
aaucune raison
proprement géométrique
pour que tel ou tel de cespoints
soitpris
commecentre du
cercle,
cequi
revient à dire que la fixation dupoint
centralcomporte
unepart
de fortuité. Si l’on voulait mesurer laprobabilité
pour que lapointe
de l’instrument seplace
exactement sur le centre véritable du
cercle,
il faudrait donc dire que cet événement constituel’unique
cas favorable sur une infinité de caspossibles.
Il est alorscomparable, précise
Cournot,
à l’extraction au hasard d’une boule blanche hors d’une urne contenant une infinité de boules noires et une seule boule blanche. Leprincipe
del’impossibilité physique
énoncealors
qu’un
événement dont laprobabilité
est infinimentpetite
nepeut
se réaliserphysiquement
en un nombre finid’épreuves.6
Et c’est ainsi ladisproportion
entre la finitude des conditionsphysiques
de l’événement et l’infinité des casmathématiquement possibles qui engendre l’impossibilité physique
de cet événement.Ayant
construit leconcept d’impossibilité physique, grâce auquel
laprobabilité mathématique reçoit
«une valeurobjective
etphénoménale»,
Cournot[1843, §43 ; 1984, p.58],
dans un second moment, montre comment le calcul desprobabilités peut
alors mesurernon pas seulement notre
degré
de connaissance duréel,
mais celui de lapossibilité
d’existence des
phénomènes
eux-mêmes. Le théorème de Bernoulli établit que si le nombred’épreuves
croitindéfiniment,
l’écart entre lesfréquences
observées et lesprobabilités correspondantes tend,
avec uneprobabilité
indéfinimentcroissante,
à diminuer au dessous detoute valeur
assignable,
si bien que pour un nombre infinid’épreuves,
on aurait uneprobabilité
infinimentpetite
que lesfréquences
et lesprobabilités
s’écartent d’unegrandeur
aussi
petite
que l’on voudra. Autrementdit, précise Cournot,
pour un nombre infinid’épreuves,
il devientphysiquement impossible
que lesprobabilités divergent
sensiblement desfréquences.
Le théorème de Bernoullipermet
alors de construire la seconde arche de ce5 A la notion de hasard, écrit Cournot, «s’en rattache une autre qui est de grande conséquence pour la théorie
comme pour la pratique : nous voulons parler de l’impossibilité physique», [1843, §43 ; ;1984, p.57].
6 C’est ce que dit, plus explicitement que
l’Exposition,
l’Essai de 1851, définissant l’événement physiquement impossible comme celui «sur l’apparition duquel il serait déraisonnable de compter tant qu’on n’embrasse qu’un nombre finid’épreuves
ou d’essais, c’est-à-dire tant qu’on reste dans les conditions de la pratique et de l’expérience possible», [1851, §34 ; 1975,p.39].
«pont
deCoumot»7, grâce auquel
la théoriemathématique
desprobabilités
vientrejoindre
leréel.
Les difficultés se concentrent ici sur la
première
arche del’édifice,
que la seconde ne fait queprolonger,
car c’est lacorrespondance
entreprobabilité
infinimentpetite
etimpossibilité physique,
id est entre unconcept mathématique
et unepropriété objective, qui
doit être
explicitée.
B. D’autre
part, lorsque,
dans les années1930-1950,
laquestion
du statutobjectif
ousubjectif
de laprobabilité
sera de nouveauposée
etdiscutée8,
lesprotagonistes
du débat surles
probabilités négligeables invoqueront
«leprincipe
de Coumot» comme instrumentpermettant d’opérer
le passage de la théorie à sonapplication
auréel,
mais enplaçant
souscette
expression
un énoncéqui
ne se trouve pas en fait chez Cournot. La difficulté est iciaccrue par le fait que les divers auteurs ne
placent
pas sous cequ’ils appellent
«leprincipe
deCournot» le même contenu. Selon Oskar Anderson
[p. 106],
le«principe
de Coumot» énonce que «les événements dont lesprobabilités
sont trèspetites
se réalisent très rarement». Il estsuivi en cela par H. Jecklin pour
qui
«les événements de trèspetites probabilités
ne seproduisent
habituellement que très rarement»[p.13]
et par L. Féraudénonçant
que «les événementsayant
unepetite probabilité
se réalisent rarement»[ p.150].
Comme le noteMaurice Fréchet
[ 1951, p.6 ; 1955, p.209],
c’estégalement
cequ’affirme
PaulLévy [1949, p.56], qui
toutefois nereprend
pasl’expression
de«principe
de Coumot». De cettepremière
forme du
«principe
deCournot»,
associant(très) petites probabilités
etrareté,
etqu’on peut
considérer comme sa formefaible,
sedistingue
une forme forteposant
la non-réalisation des événements de trèspetites probabilités.
On la rencontre chez de Finetti(«des
événementspratiquement impossibles
ne se vérifientjamais» [1951, p.80] [1970 ; 1974, p.81],
où«pratiquement impossibles» signifie
«très peuprobables»),
formulant ceprincipe
pour mieux le contester, ou,plus récemment,
chez Maurice Boudot(«un
événement dont laprobabilité
esttrès faible ne se
produira
pas»[p.115]). Mais,
c’estÉmile
Borelqui
lui avait donné auparavant sa forme laplus accomplie, quoique,
commeLévy,
sans faire référence àCournot, puisqu’il
fournit une estimationnumérique9 [1939, pp.4-7]
de la «loi fondamentale etunique
du hasard» selon
laquelle
«lesphénomènes
extrêmementimprobables
ne seproduisent jamais», [1941, p.98].10
II. Afin de
comprendre
cequi
fait laspécificité
duprincipe
cournotien del’impossibilité physique
et ledistingue
du«principe
deCournot»,
il convient derappeler
brièvement la fonction quejoue
dans le calcul desprobabilités
unprincipe
desprobabilités négligeables,
sans pour autant
épuiser
l’examen des difficultésqu’il
soulève. Pour effectuer cetteanalyse
sans
risque
deconfusion,
nousprendrons
soin dedésigner
parprincipe
del’impossibilité physique
leprincipe
que formuleexplicitement Cournot,
réservantl’expression
de«principe
7 Selon
l’expression
d’Oskar Anderson.8 L’année 1949 est, à cet égard, particulièrement riche, marquée par la publication des articles d’Oskar Anderson,
Émile
Borel, Bruno de Finetti et Paul Lévy dans le n° 9/10, volume 3, de la revue Dialectica, et la tenue à Paris du XVIIIeCongrès
international dephilosophie
des sciences oùs’opposent
notamment Bruno deFinetti et Maurice Fréchet.
9 Cette estimation doit tenir compte de l’échelle du phénomène considéré. Selon Borel, une probabilité pourra être considérée comme négligeable au niveau de la pratique ordinaire, dès qu’elle sera inférieure à
10’6,
elle lesera à l’échelle terrestre quand elle tombera au-dessous de
10-15,
et à l’échelle cosmique pour un seuil inférieur à10’S0,
l0 Ou encore, «les événements dont la probabilité est suffisamment faible ne se produisent jamais», [1943, p.8].
de Cournot» au
principe
desprobabilités négligeables
telqu’il
intervient dans la traditionprobabiliste.
Le calcul des
probabilités présente
ce caractère distinctif que les énoncésauxquels
ilconduit ne
s’appliquent
au réel que defaçon probable.
Laquestion
de la valeurobjective
deses résultats se trouve alors nécessairement
posée,
et defaçon problématique. Ainsi,
lethéorème de
Bernoulli, énonçant
la convergenceprobable
desfréquences
vers lesprobabilités,
met enrapport
la théorie et les données observées etpeut
donc conférer au calcul desprobabilités
unesignification objective. Mais,
celle-ci demeure à la foisasymptotique
etseulement
probable.
D’unepart,
lacorrespondance
entre lesfréquences
et lesprobabilités
n’est
jamais pleinement assurée ;
elle ne le seraitqu’à
lalimite,
c’est-à-dire pour un nombre infinid’épreuves, qu’il
est bien sûrimpossible
d’obtenir dans lapratique.
D’autrepart, si,
defaçon générale,
l’onpeut
s’attendre à voir se réaliser le casfavorable, puisqu’il
bénéficied’une
probabilité plus
élevée que le casdéfavorable,
son avènement n’estjamais nécessaire,
et l’affirmation que la convergence observée antérieurement se
poursuivra
dans l’avenir n’a donc que le statut d’uneprobabilité.
Onpeut
supposer - mais seulement supposer,puisque
Cournot
n’explicite
pas sa démarche - que ce sontprécisément
ces raisonsqui
rendentnécessaire,
aux yeux deCournot,
le recours auprincipe
del’impossibilité physique.
C’estcette
particularité
du calcul desprobabilités
quesignale
Borel[1939,
pp.4-5], remarquant
que«la théorie des
probabilités
sedistingue
aupremier
abord des autres branches desmathématiques
et même des autressciences,
en ce que, par sa naturemême,
elle nepeut jamais prétendre
nous donner une certitude. Sansdoute, poursuit Borel, peut-on dire,
lorsqu’on
seplace
aupoint
de vue abstrait etaxiomatique,
que les déductions y sont aussirigoureuses
que dans les autres sciences et que les valeurs obtenues pour desprobabilités
biendéfinies, lorsque
l’on admet certainspostulats,
sontrigoureusement
exactes :mais, lorsque
l’on passe dans le domaine des
applications pratiques,
on est bienobligé
de constater que même si la valeur d’uneprobabilité
était connue aveccertitude,
cette connaissance nepourrait jamais
entraîner commeconséquence pratique
unecertitude, mais,
aucontraire,
uneincertitude, puisque précisément l’objet
même des déductions et des calculs estsimplement
une
probabilité [...].
Les vérifications sont par suitetoujours sujettes
àcaution, puisque,
même si le cas favorable est de
beaucoup
leplus probable,
le cas défavorablepeut cependant
se
produire,
sans que pour cela la théorie et le calculpuissent être regardés
comme étant endéfaut».
On
peut
sans douteaccepter
comme tel ce statutparticulier
du calcul desprobabilités,
d’autant que,
pratiquement,
il n’interdit pas sonapplication
auréel,
dès lorsqu’on prend
soind’accompagner
l’évaluation deprobabilité
de la mesure durisque
d’erreurqui
lui est associé.Mais on
peut également
vouloir se débarrasser de cequi peut apparaître
comme uneimperfection
de la théorie. Unprincipe
desprobabilités négligeables,
tel que le«principe
deCoumot»,
visejustement
à offrir aux résultats desapplications
du calcul desprobabilités
lacertitude
qui
leur fait initialementdéfautll .
Ilopère
une sorte de passage à la limitegrâce
àun double mouvement : on pose d’abord comme
négligeable
lesprobabilités
trèspetites,
enaffirmant ou bien dans la version forte que les événements
correspondants
nepeuvent
seréaliser,
oubien,
dans la versionfaible, qu’ils
sont suffisamment rares pourqu’on puisse
considérer que
pratiquement
ils ne se réaliseront pas. Ondistingue
alors cequi
vautthéoriquement
ou absolument et cequi
vautpratiquement,
pour passer de cequi
estthéoriquement probable
à cequi
estpratiquement certain,
reconnaissant que,théoriquement,
ilest
toujours possible qu’un
événement de trèspetite probabilité
seréalise,
maisqu’on
peutpratiquement
le considérer commeimpossible. (Borel
va mêmeplus loin, définissant,
àpartir
11 Il vise, écrit
Émile
Borel [1906 ; 1972, t.II,p.1003]
à répondre à la question suivante : «à partir de quellelimite la probabilité peut-elle être confondue avec la certitude ?», et permet d’avancer [1949 ; 1972 , t.IV,
p.2187]
«qu’une probabilité assez voisine de l’unité (... ) doit être regardée comme rigoureusement équivalenteà la certitude».
de son estimation
numérique
desprobabilités négligeables,
desprobabilités
universellementnégligeables,
et,partant,
des événements absolumentimpossiblesl2).
On peut se demander
pourquoi
la traditionprobabiliste
a substitué auprincipe
del’impossibilité physique
cequ’elle désigne
comme«principe
deCournot»,
d’autant que ce dernier n’est pasexempt
de difficultés. Dans sa versionforte,
leprincipe
desprobabilités négligeables engendre
unedifficulté,
car il conduit à considérer comme nulles desprobabilités
trèspetites,
cequi
revient à tenir pourimpossibles
desévénements,
certesexceptionnels,
mais en touterigueur susceptibles
d’avoirlieu,
tels que descatastrophes
naturelles. La version faible du
principe
desprobabilités négligeables
évite cettedifficulté,
mais en se réduisant à un énoncé trivial et indéterminé : à
partir
dequel
seuil uneprobabilité
doit-elle être considérée comme très
petite ?
Comment mesurer defaçon
non-arbitraire la rareté d’un événement ?Mais il ne
s’agit
pas icid’interroger
les difficultés soulevées par le recours à unprincipe
des
probabilités négligeables,
mais decomprendre
cequi
faitl’originalité
de laposition
deCournot,
et ladistingue
de celle de ses successeurs.Or,
cequi distingue
radicalement leprincipe
cournotien del’impossibilité physique
du«principe
deCournot»,
c’est la référence à la notion deprobabilité
infinimentpetite.
Laquestion qui
se trouve ainsiposée
est decomprendre
lasignification
de cette différence. Onpeut
formuler cettequestion
de deuxfaçons différentes,
selonqu’on
cherche à savoirpourquoi
la traditionprobabiliste
substitue à la notion deprobabilité
infinimentpetite celle, apparemment plus floue,
deprobabilité
trèspetite,
oupourquoi
Cournot mobilise au contraire leconcept
d’infinimentpetit.
A la
première question,
il est aisé derépondre déjà
que celapermet
d’éviter les difficultésengendrées
par leprincipe
del’impossibilité physique.
D’unepart,
la notion deprobabilité
infinimentpetite,
utilisée ainsi sansprécision
d’ordre degrandeur,
demeure uneabstraction
indéterminée,
en touterigueur dépourvue
de sensmathématique.
D’autrepart,
Cournot établit sonprincipe
par la combinaison de deuxmodèles,
celui dutraçage
du centre d’un cercle et celui de l’urne contenant une infinité deboules, lesquels
mobilisent deuxtypes
distincts d’infini.Certes,
Cournot nepouvait apercevoir
cettedifficulté,
la distinction entre unensemble infini
ayant
lapuissance
du continu et un ensemble dénombrable et discret étantpostérieure
à 1843.Mais,
il est une difficultéplus profonde,
car la différence de formulation des deuxprincipes
est surtout l’indice d’une distinction de statut. Le«principe
de Cournot»énonçant qu’un
événement deprobabilité
trèspetite
est suffisamment rare pourqu’on puisse
considérer
qu’il
ne se réalisera pas est unprincipe empirique, qui peut
être admis telquel,
àtitre de
principe auxiliairel3
dansl’application
du calcul desprobabilités
aux données del’observation. Ce n’est pas le cas, en
revanche,
duprincipe
del’impossibilité physique
tel que le pense Cournot. Sansdoute,
iln’appartient
pas à la théoriemathématique elle-même,
maisconcerne bien son
application
au réel.L’impossibilité
dont traite ici Cournot est seulementphysique.
Cournot le noteexplicitement, précisant
que «la notion del’impossibilité physique
diffère essentiellement de celle de
l’impossibilité mathématique
oumétaphysique,
et iln’y
aaucun moyen d’établir la transition de l’une à
l’autre», [1843, §43 ; 1984,
p.58].
Leconcept
12 Les probabilités qui
s’expriment
par un nombre inférieur à 10-1000 sont non seulementnégligeables
dans la pratique courante de la vie, mais universellement négligeables, c’est-à-dire doivent être traitées commerigoureusement
égales
à zéro dans toutes les questions qui concernent notre univers [...] et les phénomènes auxquels elles se rapportent sont absolumentimpossibles»,
[1939, p.156] ; (cf. également Borel, 1930).13 Ainsi que le fait remarquer Fréchet [1951, p.6 ; 1955, p.209],
l’expression
«lemme de Cournot~> utilisée par 0. Anderson (qui pourtant le définit comme un principe empirique), est ici inadéquate, puisque le «principe deCournot» n’appartient pas au corps des axiomes du calcul des probabilités, mais concerne son application au
réel.
de
probabilité
infinimentpetite n’englobe
donc parlui-même,
etmathématiquement,
aucuneimpossibilité.
C’est seulementlorsqu’il
vients’appliquer
aux conditions del’expérience qu’il implique l’impossibilité
de l’événementcorrespondant. Mais,
en mêmetemps,
son énoncé lesitue hors du domaine de
l’observable, puisqu’il
fait référence à uneprobabilité
infinimentpetite.
Il nepeut
alors être admissimplement
comme unprincipe empirique,
mais doit êtreétabli,
et donc fondé.Ni
principe empirique,
ni axiome de la théoriemathématique
pure, il relève de ce que Cournotappelle
lacritique philosophique.14
Mais cela nesignifie
pas exactementqu’il appartienne
à laphilosophie
desmathématiques,
il estplus juste
de direqu’il
constitue unprincipe
dephilosophie mathématique.
Eneffet, précise Cournot,
si lesmathématiques,
etplus généralement,
lessciences, jouissent
d’une autonomie parrapport
à laphilosophie,
leurpermettant
de se constituer et deproduire
des énoncés validesindépendamment
de touteinterrogation
sur le sens et laportée
de cesrésultats,
cetteindépendance
entre ce que Cournotappelle
l’élémentpositif
et l’élémentphilosophique
n’interdit pas, et même au contraireexige,
une «intervention» de laphilosophie
dans les sciences. Sansdoute,
reconnaîtCournot,
«tous les
géomètres appliqueront
auxsymboles
des valeursnégatives, imaginaires, infinitésimales,
les mêmesrègles
decalcul,
obtiendront les mêmesformules, quelque opinion philosophique qu’ils
se soient faite surl’origine
et surl’interprétation
de cessymboles»
[1851,
p.196], mais,
dès lorsqu’on
ne réduit pas une théoriemathématique
à un purjeu d’esprit,
à une constructionabstraite,
on doit réfléchir sur le sens de sesconcepts
et leur fonctionexplicative. Cependant,
il nes’agit
pas, pourCournot,
decompléter
les sciences parune réflexion
philosophique interrogeant
leurs buts et leurslimites,
ils’agit
d’en construire de l’intérieur lasignification
et d’en mesurer laportée. Or,
cette«pénétration»
de l’élémentphilosophique
dans les sciences est, tout autant que le travail d’élaboration des connaissancesscientifiques,
l’oeuvre de la raison. Parconséquent,
leprincipe
del’impossibilité physique
nepeut
intervenir dans le discours de Cournot que comme unprincipe
rationnellementconstruit, posant
une relation essentielle entre leconcept
deprobabilité
infinimentpetite
et celuid’impossibilité physique.
Et la difficulté est alors decomprendre
comment cette relationpeut
être rationnellementétablie,
difficulté redoublée pour le lecteur par le caractèreelliptique
dela démarche de Cournot.
Comment,
eneffet, comprendre
que l’événement deprobabilité
infinimentpetite
soitphysiquement impossible ?
Si l’événementjouit
d’uneprobabilité
infinimentpetite, c’est,
nous dit
Cournot, qu’il
n’a pour luiqu’une
chance contre une infinité de chances contraires.Mais il
possède
bien cette chance favorable. Onpourrait
alors être tentéd’opposer
à Cournotqu’il
est certes extrêmement peuprobable,
mais non pasrigoureusement impossible.
Cependant,
àproprement parler,
l’événement n’est pas très peuprobable,
mais infiniment peuprobable.
Il faut alors admettre que c’est cette valeur infinimentpetite
de saprobabilité qui engendre l’impossibilité physique
de l’événement. Mais on se heurte alors à une secondedifficulté,
car cette relations’accompagne
d’unchangement
deplan.
Affirmerl’impossibilité physique
de l’événement deprobabilité
infinimentpetite, c’est,
eneffet,
dériver unepropriété
de
fait, l’inexistence,
d’une détermination abstraite. Comment alorspeut-on
ainsi passer duplan
duconcept
à celui du réel ? Laquestion
se pose d’autantplus
que Cournot apréalablement
construit leconcept
deprobabilité mathématique
àpartir
de la combinatoire définie comme théoriemathématique
pure, conformément à l’orientation rationaliste de saphilosophie
posant lechamp mathématique
comme ce domaine où «touts’y
démontre par le raisonnementseul,
sansqu’on
ait besoin de faire aucunemprunt
àl’expérience», [ 186 l, §5;
1982, p.12].
14 «Pour opérer ce passage, de l’idée d’un rapport abstrait à celle d’une loi efficace dans l’ordre des réalités et des phénomènes, les raisonnements mathématiques, appuyés sur une série d’identités, sont évidemment insuffisants. Il faut recourir à d’autres notions, à d’autres principes de connaissance ; en un mot, il faut faire de la critique
philosophique»,
[1843" §38 ; 1984,p.53].
On voit mal comment effectuer ce passage, sauf à considérer la
probabilité
infinimentpetite
non comme une abstractionmathématique,
mais commepossédant
de surcroît un sensphysique.
Il faudrait dire ainsiqu’appliqué
aux conditions finies del’expérience,
leconcept
deprobabilité
infinimentpetite désigne
unechancels nulle,
autrement dit que cequi
estthéoriquement
infinimentpetit
est, dans lechamp
fini del’expérience, physiquement
nul.Or,
c’est là exactement ce que dit Cournot.
Ainsi, écrit-il,
si un aérolithepénètre
dansl’atmosphère,
son mouvement se trouveralenti,
et une part de sonénergie
se transforme en chaleur. Cet accroissement detempérature
va se
dissiper
dansl’espace céleste,
mais ladisproportion
entre la finitude de cetaccroissement et l’infinité de
l’espace
céleste a pourconséquence qu’il
n’en résulte aucunéchauffement,
ou,plus
exactement, ditCournot, [1875, 1, 6 ; 1979, p.39],
celui-ci est«théoriquement
infinimentpetit
etphysiquement
nul».C’est alors finalement la
conception
réaliste de l’infinimentpetit qui,
noussemble-t-il,
rend
compte
chez Cournot duprincipe
del’impossibilité physique, conception
que Cournotpartage
avecPoisson.
Oncomprend
alors que Cournot insiste sur le fait que sonprincipe
n’a de sens
qu’à
la condition de considérer un événementjouissant
d’une seule chance favorable non pas sur un trèsgrand nombre,
maisrigoureusement
sur une infinité de chancescontraires,
l’événementphysiquement impossible
étantcomparable,
écrit-il dans lesConsidérations,
à l’extraction del’unique
boule blanche«qui
se trouvemêlée,
non pas à unmillion,
non pas à un milliard ou à unemyriade
demilliards,
mais à uneinfinité
de boulesnoires», [1872, III, 1 ; 1973, pp. 182-183].17 (Et
l’onpeut
ici mesurer la distancequi sépare
leprincipe
del’impossibilité physique
du«principe
deCoumot»,
la formuleprécédente prenant
par avance le
contre-pied
de celled’Anderson,
pourqui [p.106]
le«principe
de Cournot~>peut
être illustré par le«tirage
d’une boulerepérée
par unsigne
distinctif dans une urne contenant- disons -1000 ou 100 000 ou 10 millions de boules
identiques
bienmélangées»).
Ainsi,
le passage duconcept
àl’objet
effectuégrâce
auprincipe
del’impossibilité physique exige
un doubleréquisit : 1° que
l’infinimentpetit
ait un sensobjectif,
2°qu’une quantité
infinimentpetite soit, prise isolément, physiquement
nulle.La réalité de l’infiniment
petit
n’est certes pas vérifiableempiriquement.
Elle estcependant exigée,
aux yeux deCournot,
pour rendrecompte
des variations finiesobservées,
dans la mesure où celles-ci doivent êtrepensées
comme «l’effetcomposé»
des variations infinitésimales degrandeurs
croissant ou décroissant de manière continue. Le calcul infinitésimal n’est donc pas un instrumentforgé
artificiellement pour se rendreintelligible
lacontinuité ;
ilcorrespond,
du moinslorsqu’il prend
la forme de la méthode leibnizienne que Cournot oppose à la méthodelagrangienne
deslimites,
au mode de variation desgrandeurs
continues,
ou comme le ditCournot,
il en rend raison. Par cetteexpression,
il faut entendrenon pas seulement
qu’il
fournit uneexplication
ou unereprésentation
rationnelle deschangements
observés dans lesphénomènes,
maisqu’il correspond
à cet accord de la raisonsubjective
et de la raisonobjective, grâce auquel
laraison, prise
comme faculté deconnaître,
non pas introduit dans le réel un ordre rendant
possible
sonintelligibilité,
mais met àjour
l’ordre par
lequel
ils se déterminent les uns les autres, id est la raison des choses :15 Nous nous conformons ici à la distinction terminologique formulée par Poisson [1837, p.31] et Cournot
entre la chance, comme degré de possibilité de l’événement, et la
probabilité,
comme mesure de cettepossibilité.
16 Cournot [1841, §49 ; 1984, p.86] renvoie implicitement à la formule de Poisson, selon laquelle «les
infiniment petits ont une existence réelle, et ne sont pas seulement un moyen
d’investigation imaginé
par lesgéomètres», [Poisson,1833, t.I, p.14].
1~