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la parascopie satirique dans le lazarillo de tormes

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Texte intégral

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À notre sens, le Lazarillo n’a rien d’une virulente satire.

Son intention principale est autre : c’est un tour de force artistique.

Marcel BataILLON, La Vida de Lazarillo de Tormes Pourra-t-on jamais se piquer de connaître, sinon d’appréhender dans sa totalité, le Lazarillo de Tormes, œuvre emblématique, s’il en est, d’un art de la variation, de la composition, de la recréation tout autant que de la récréation littéraires ? Ou faudra-t-il, toujours, se contenter de le parcourir, le guetter dans ses avances, l’expliquer 1 « ad aeternam » dans l’espoir d’envisager un tant soit peu l’intentionnalité que lui a imprimée son anonyme créateur ? Le Lazarillo fait partie de ces œuvres d’art qui ont su taire, par un « système subtil d’esquives 2 », le mystère de leur création.

ceci en fait-il, pour autant, un exercice de style, dans lequel se déploierait une parfaite maîtrise de l’art discursif, respectueux de la tradition littéraire de l’époque ? Nul doute que l’on soit face à une œuvre d’art ; nonobstant,

1. Nous entendons le verbe « expliquer » dans son sens étymologique (« ôter les plis »).

2. Michel FOucauLt, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1990, chap. I, p. 19.

Résumé

Cet article, issu d’un travail plus approfondi ayant fait l’objet d’un mémoire de DEA, s’interroge fondamentalement sur la dimension satirique du Lazarillo de tormes, dans ses versants tout à la fois littéraire et anthropologique. Ces quelques pages représentent une tentative d’explica- tion des mécanismes discursifs grâce aux- quels, d’une manière tout à fait originale, l’auteur anonyme exploite un verbe effi- cace au service d’un projet dénonciateur novateur.

Mots-clés : satire, parascopie, espagne,

XvIe siècle, Siècle d’Or.

Abstract

This article stems from a more exten- sive work that had taken the form of an M. Phil dissertation (DEA). Its objective is to lead a fundamental reflection upon the satirical dimension of the Lazarillo de tor- mes not only in its literary but also in its anthropological aspects. These few pages are an attempt at explaining the discursive mechanisms thanks to which the anony- mous author, in a very original way, uses an efficient language to back up an inno- vative denunciatory project.

Keywords: Satire, parascopy, Spain, 16th century, Spanish Golden age.

dans le lazarillo de tormes

antonio Poncioni Mérian

ATALA n° 11, «Les Espagnes», 2008

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on peut parfois être tenté, à l’instar de Marcel Bataillon, de souligner davantage son côté artistique que son côté littéraire. ainsi peut-on lire dans l’édition critique qu’il consacre au texte susdit, qu’il n’a « rien d’une virulente satire. Son intention principale est autre : c’est un tour de force artistique 3 ». L’illustre hispaniste ne récuse point, cela est clair, le caractère satirique du texte 4 ; simplement, il aime à y voir autre chose qu’une viru- lente satire. Son intention serait-elle de défendre le texte en évitant qu’on lui colle précipitamment l’étiquette de « texte satirique », de « libelle » ou de

« brûlot » ? Refuserait-il, enfin, qu’on classe ce texte dans une catégorie qui entamerait « hic et nunc » sa profonde originalité ? Il ressort de ce propos l’idée suivante : il serait dommageable, pour ce roman picaresque, qu’on y vît une virulente satire. Pourquoi donc ? existe-t-il des satires à miel et des satires à fiel, des blessantes et des convenables, des qui fouettent et d’autres qui caressent, qui chatouillent ou qui gratouillent ? Non, assu- rément. La satire qui manquerait de virulence ne serait pas une satire mais une simple remontrance, un exercice de style… Or, c’est précisément la combinaison, le mélange, l’affrontement, le jeu d’actions et de réactions, entre une exubérance drolatique et pittoresque 5 d’une part, et une vertu austère et tout à la fois ennuyeuse, d’autre part, qui fondent la valeur lit- téraire du Lazarillo. L’histoire de la publication de ce texte, et au-delà la censure dont il a été victime, qui l’a amputé – épuré, diront d’aucuns – de ses passages les plus virulents, semblent attester le caractère « dérangeant » du texte. abouti, publié, achevé (et auquel le lecteur bien sûr ajoute ce qui lui plaît, le continue, le perfectionne mais à titre individuel et à son sens plus particulier, en son intime lecture et à son seul usage ou plaisir éminemment solitaire), le Lazarillo existant est un chef-d’œuvre : une conjonction parfaite d’une forme et d’un fond ; une pierre sortie de sa gangue et taillée par un maître ciseleur devient un diamant et brille, éter- nelle 6. c’est pourquoi, ce serait faire preuve d’une grande naïveté que de poser (ou pis : d’instituer) une césure entre les dimensions éthique et esthétique du texte, de séparer les visées littéraires du projet moral et heuristique de l’auteur anonyme. L’esprit satirique qui irrigue autant qu’il inspire l’écriture de ce texte, peut s’analyser dans deux perspectives solidaires : la littéraire et l’anthropologique. Peut-être d’aucuns s’éton-

3. La vida de Lazarillo de Tormes, y de sus fortunas y adversidades, éd. de Marcel Bataillon et d’alfred Morel-Fatio, Paris, aubier, 1968.

4. en cela, M. Bataillon s’inscrit dans la vieille tradition des commentateurs du Lazarillo tel andrés Schott qui, évoquant don diego hurtado de Mendoza, écrit : « se piensa ser obra suya el Lazarillo de Tormes, libro de sátira y entretenimiento [eius esse putatur satyricum illud ac ludicrum L. de T.], tal vez de cuando estudiaba derecho civil en Salamanca », in Hispaniæ bibliotheca (1608).

5. Je tiens cette référence – ainsi que la suivante, au reste – de M. alain trouvé, professeur de lettres en première supérieure, au lycée chateaubriand de Rennes. Sans doute mon intérêt pour la satire est-il né, fondamentalement, des enseignements tirés de ses leçons inoubliables sur les Lettres persanes de Montesquieu. Je tiens à lui exprimer toute ma gratitude.

6. Je dois à Georges Orsoni, grand esprit lucide et homme de lettres, ces remarques concernant la satire, de manière générale, et le propos de Marcel Bataillon, en particulier. Qu’il en soit dûment remercié.

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neront-ils de ce que l’on évoque une forme proprement littéraire de la satire, qui porterait spécifiquement sur les outils rhétoriques et poétiques appliqués par l’auteur dans son projet dénonciateur ; pourtant, la tradition voulait que la satire porte, avant toute chose, sur une société donnée, dont il fallait dénoncer les déviances 7 ; ce projet reposait – et cela est capital – sur l’exploitation du pouvoir corrosif du verbe d’abord, du potentiel suggestif des mots encore, sur l’« energeia 8 » de l’attaque verbale enfin, fondée sur une croyance quasi magique dans le pouvoir des mots. Les formes de la parole étaient alors subordonnées à sa visée pragmatique et son objet, clairement défini : trouver un verbe efficace. Par un jeu spé- culaire qui associe les plans de l’écriture et les divers niveaux de lecture autour desquels se structure ce petit bijou littéraire et artistique, il nous est donné de contempler les correspondances entre les fonctions théra- peutique, culturelle et punitive traditionnellement assignées à la satire.

Nul ne peut se contenter de lire cet ouvrage d’un œil innocent ; tout à la fois sérieux et badin, il ne laisse personne indifférent, parce qu’il impose une lecture au travers de laquelle nous, destinataires, sommes invités à prendre part à la création du sens, à déceler les sous-entendus, à mettre au jour les non-dits. La norme morale n’est, à aucun moment, absente : elle est « enfouie ». Si bien qu’au travail apparemment (ou prétendument) convenu de dénonciation s’ajoute une exigence : que le lecteur participe à ce repérage, qu’il le fasse sien et, partant, en tire des enseignements personnels. Il faut dévoiler, à l’instar du « Moi » – l’écrivain –, tout ce que l’énonciateur, le « Je », ne saurait assumer. ainsi, au dévoilement succèdent l’enseignement et la compréhension du sens de la société espagnole du

XvIe siècle. Par là, les projets éthique et esthétique s’entrecroisent, se che- vauchent et se renforcent, plus qu’ils ne se limitent. Précisons, néan- moins, que ne découle pas, loin s’en faut, de ce projet ouvertement moral une écriture systématiquement, pour ainsi dire, sérieuse, dont la raison d’être serait d’apporter un nouvel équilibre à un pôle satirique purement ludique. en effet, la gaieté satirique est elle-même porteuse de valeurs éthiques dont l’ambiguïté, au demeurant, peut frapper. Il reste que cette dernière s’appuie sur un petit nombre de valeurs nettement affirmées tout au long du livre. aussi, plutôt que de nier cette contradiction, il faut la dépasser, en mettant en évidence les ambivalences qu’elle nous pousse à intégrer dans toute réflexion sur le point de rencontre des projets éthique et esthétique de l’auteur anonyme. c’est pourquoi nulle étude minutieuse sur l’esprit satirique ne saurait faire l’économie d’un travail de compré- hension de ses composantes axiologiques (valeurs qui l’animent) et prag- matiques (visées qu’il poursuit) ; en outre, l’analyse de la satire littéraire,

7. au surplus, il faut sans doute rappeler qu’il fut parfois donné à la satire de jouer un rôle juridique consistant à susciter la honte par le recours, notamment, à la moquerie.

8. L’on traduit généralement ce terme grec par « évidence ». Il désigne un ordre de réalité parfois difficile à situer, entre la catégorie des figures et celle des qualités du style.

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quant à elle, ne saurait s’arrêter là. devenue un art à part entière, elle parvient à articuler l’éthique et l’esthétique selon un mode original de représentation et de composition, qui conserve moins la visée critique inhérente à l’esprit satirique qu’il ne la transpose ou la dénature.

Le voyage, le projet : apprendre et comprendre

tout roman 9 réussi est une invite au voyage, à la découverte, à la sur- prise, à l’étonnement tout autant qu’à l’inconvenue, à l’abandon, à la compréhension, qui prend toujours la forme d’un émerveillement sensuel dont l’attention du lecteur est vite captive, par le seul pouvoir incantatoire des mots. dans le cas de La Vida de Lazarillo de Tormes y de sus fortu- nas y adversidades (1554), ce voyage prend, avant tout, la forme d’« une confession imaginaire 10», qui nous transporte – nous, lecteurs – sur les sen- tiers d’une création littéraire à deux, sinon trois étages, par lesquels nous prenons connaissance de la vie du jeune gueux, qu’il consent lui-même à conter, sous couvert de répondre à un mystérieux destinataire : « Vuestra Merced ». ainsi ce texte prend-il corps à partir d’un prétexte, dûment énoncé dans le prologue du roman :

Or puisqu´il vous plaît me mander par écrit que j´écrive et raconte mon affaire tout au long, j´ai estimé qu´il serait bon de commencer non par le milieu, mais par le commencement, afin que vous ayez entière connais- sance de ma personne, – afin aussi que ceux qui ont hérité d´un noble état considèrent combien peu leur en est dû, car Fortune a été pour eux par- tiale, et combien plus ont fait ceux qui, malgré elle, par force et par adresse tirant de l´aviron, ont conduit leur esquif à bon port 11.

ce qui permet d’associer, d’emblée, les dimensions esthétique et éthique à la base du principe de composition du texte. ce passage est très repré- sentatif, au surplus, d’une écriture du contraste, ou, à l’occasion, binaire 12, selon laquelle à un premier membre de phrase davantage tourné vers l’explicitation d’un propos esthétique ou rhétorique succède un point de vue ou énoncé moral, qui fait d’autant plus l’effet d’une chute, qu’il était inattendu. La césure ici est clairement marquée par le point-virgule.

Le motif de la missive est capital pour bien saisir les intentions d’un texte particulièrement étique par ses dimensions et pourtant si dense par

9. certes, l’inscription du Lazarillo de Tormes dans le genre romanesque suscite encore quelque contro- verse dans les milieux académiques ; il reste que notre propos n’étant pas d’interroger les formes, les motifs ou encore les principes génériques du texte susdit, nous nous contenterons d’y voir, sans autre justification, un roman, dans son versant picaresque.

10. Romans picaresques espagnols, édition de Maurice Molho, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. XI.

11. La vie de Lazare de Tormes et de ses fortunes et adversités, édition de Maurice Molho et J.-F. Reille, Paris, Gallimard, 1968, p. 4. Pour des raisons pratiques, nous nous référerons dorénavant au texte comme suit : L. de T., en indiquant le traité et les pages.

12. Nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de notre étude.

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les sujets qu’il traite, les voix qu’il croise, les réflexions qu’il suggère ou les pensées qu’il distille entre les mots, plus qu’entre les lignes. Il semble qu’ici la lettre puisse être considérée autant comme fin que comme moyen d’expression : parce qu’elle provoque un déplacement que soulignent les trois dimensions spatiale, temporelle et affective généralement attribuées aux missives, mais aussi dans la mesure où elle opère un décentrement des sujets – que l’on appellera, d’une manière générale, les actants 13 – parallèlement à une convergence, un recentrement des points de vue, selon une stratégie discursive que nous nous emploierons à explorer.

Mais pourquoi l’anonyme a-t-il opté pour la lettre, outre pour la malléa- bilité formelle et le vaste champ de libre expression qu’elle reconnaît à son auteur 14 ? La composition et le principe même de la missive, au-delà La composition et le principe même de la missive, au-delàLa composition et le principe même de la missive, au-delà des correspondances que la lettre à elle seule établit « ipso facto » entre un ici (du destinataire) et un là-bas (du destinateur), entre l’actualité de l’écriture et l’avenir de la lecture, sont profondément liés aux projets éducatif et cognitif autour desquels ce texte est bâti, dans la mesure où Lázaro lui-même, investi d’un pouvoir de parole que l’auteur n’eût pu assumer, couche sur ces quelques feuillets l’histoire de son existence. de sorte qu’il nous est donné de voir combien la connaissance se définit en différentes strates, s’insinue en divers temps et lieux et s’informe selon le destinataire qu’elle est censée affecter. aussi faut-il faire de l’assomption de l’archéologie du savoir 15 contenu dans cet ouvrage l’un des axes de lecture, d’analyse et de compréhension du Lazarillo de Tormes. et sans doute est-ce, en partie, cette idée que l’auteur s’efforce de suggérer dans le dernier mouvement de la toute première phrase du prologue :

Je suis d´avis que choses si signalées, et peut-être jamais ouïes ni vues, viennent à connaissance de la plupart et ne s´ensevelissent point en la fosse d´oubli, car il se pourrait que quelqu´un les lise et y trouve goût, et que ceux même qui n´approfondiront point tant y prennent plaisir 16.

Naturellement, ce texte est d’abord le récit d’un voyage, initiatique qui plus est, qui amène le jeune saltimbanque à vaguer d’une castille à une autre – curieux itinéraire que celui-ci, par lequel le jeune « pícaro » gagne la très conservatrice capitale du royaume, tolède, après avoir quitté la très docte Salamanque 17 –, à côtoyer les diverses classes, mentalités et

13. Le terme « actant » sert à désigner les différents participants qui sont impliqués dans une action en y tenant un rôle actif ou passif.

14. Pour une étude plus minutieuse de la question des points de vue dans l’œuvre, cf. Francisco RFrancisco RIcO, La novela picaresca y el punto de vista, Barcelona, Seix Barral, 1973, p. 16-17.

15. Nous reprenons ici, bien entendu, le titre de l’ouvrage de Michel FOucauLt : L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

16. L. de T., prologue, p. 3.

17. À ce propos, il est intéressant de remarquer que cette initiation le conduit de la vieille à la nouvelle castille, un exemple parmi d’autres de la constante et non moins subtile attention accordée par l’auteur aux petits détails derrière lesquels sont dissimulées, selon un principe d’inversion, de dissi- mulation ou de subversion de l’écriture, les visées profondes de ce texte.

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coutumes populaires les plus spécifiques à l’espagne du XvIe siècle. Il n’est pas anodin, au reste, que les trois premiers traités mettent le personnage éponyme au contact des représentants des trois ordres de l’espagne d’alors. en l’espèce : l’aveugle, au nom des gueux, mendiants et autres exclus que des lois édictées par l’empereur visent à marginaliser davan- tage 18 ; le curé, membre de l’ordre ecclésiastique ; enfin, l’« escudero », gen- tilhomme ruiné.

Bien plus que de décrire cet itinéraire, semé d’embûches, d’enseigne- ments, de désillusions et de vengeances, c’est l’étude de la rencontre entre une forme et un fond, entre les projets esthétique et éthique du roman qui nous intéresse. et c’est justement parce que tout dans leet c’est justement parce que tout dans letout dans le Lazarillo est affaire de connaissance, d’enseignement, de révélation, d’apprentis- sage, de vrai et de faux, de juste et d’inique que Lázaro, davantage que Lazarillo, est le centre de gravité de l’œuvre. Rappelons-nous le premier message fort livré par l’aveugle à son jeune disciple, sitôt après que ce dernier eut quitté sa mère : « apprends, nigaud : un garçon d´aveugle doit en savoir un point plus que le diable 19». Nombreux sont les passages du texte où il est question de savoir, de leçon, de ruse, qui montrent com- bien Lazarillo, peu à peu, essuyant échec sur échec, subissant violence sur violence, parvient à intégrer les leçons dispensées, parfois malgré eux (l’aveugle en sait quelque chose), par ses divers maîtres 20.

Reprenons le prologue, clé de voûte du roman : il concentre quel- ques-unes des principales clés de composition du texte. Grâce à un ingé- nieux artifice, le personnage du jeune « pícaro » est d’emblée placé au cœur du dispositif discursif conçu par l’auteur anonyme. chose capitale, s’il en est, pour que ce dernier puisse, le moment venu, prendre direc- tement la parole ; il ne se prive pas de le faire, d’ailleurs, introduisant alors des solutions de continuité au niveau de l’énonciation proprement dite. Nous y reviendrons. Le point de départ de ce texte, aussi bien du roman, sur lequel l’anonyme n’a de cesse d’exercer son autorité, que de la lettre consciencieusement adressée par Lázaro au mystérieux « Vuestra Merced », est « el caso ». c’est le sujet central du livre, le pré-texte, le mobile qui pousse Lázaro à prendre la plume. Il intervient, selon des modalités différentes, à deux moments clés du texte : dans le prologue et dans la première phrase du traité I. de sorte que le premier niveau d’information auquel nous sommes confrontés, en tant que lecteur, se rapporte direc- tement à une affaire de commérages, touchant à l’honneur de la femme de Lázaro et au sien propre. Il reste qu’à l’information fournie par ce dernier,

18. Il en est fait explicitement référencé dans le traité III, p. 36., p. 36.

19. L. de T., traité I, p. 7.

20. en l’occurrence, ceci est davantage exact pour les deux premiers maîtres du jeune gueux, dans la mesure où, à partir du traité III, on devine un retournement de perspective, qui culmine dans le traité v, dans lequel on voit s’effacer le « pícaro » acteur au profit d’un Lazarillo se contentant de narrer les scènes auxquelles il lui fut donné d’assister.

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fait pendant celle que l’auteur a vite fait d’imposer à son lecteur, grâce au cloisonnement total, ou presque, du récit, qui transparaît dans la structure circulaire du texte 21. Il s’avère, à bien des égards, capital car c’est le lecteur et personne d’autre qui, in fine, prend connaissance de l’affaire en ques- tion ; voici une illustration, en passant, de l’omniprésence et de l’autorité que l’auteur exerce continûment sur les lecteurs ; l’apprentissage 22 est dirigé et l’information dédoublée 23.

À cet égard, il est remarquable que « le caso » soit à la fois source et fin du récit. de fait, il apparaît que c’est vers l’élucidation et la connaissance de cette affaire que s’oriente la lecture du récit de la vie de Lázaro ; et ce n’est que dans les toutes dernières pages que le lecteur apprend que l’af- faire susdite concerne les rapports illicites que l’épouse du protagoniste entretient avec l’« archiprêtre de Saint-Sauveur » 24, comme si besoin était de souligner, jusqu’à la fin, la mainmise totale de l’auteur sur sa création.

en revanche, cette affaire a une tout autre fonction sur le plan de l’écriture : n’est-ce pas celle-ci qui provoque et, par la même voie, justifie la compo- sition de la lettre que Lázaro décide d’envoyer à « Vuestra Merced » ?

Parce qu’il énumère – quoiqu’a posteriori – les principes et règles qui ont déterminé la composition, l’invention, la disposition et la narration du roman, le prologue est le chiffre qui permet de comprendre et de déchiffrer les intentions de l’auteur dans son entreprise de convergence de ses projets éthique et esthétique.

La compréhension d’un texte suppose sa com-préhension, de même que toute connaissance, comme aimaient à le souligner claudel et Mallarmé, passe par une co-naissance avec le texte. Il est important d’avoir cela à l’esprit, parce que le prologue de ce roman est une pièce décisive du dispositif et de la stratégie discursifs mis au point par l’auteur. en effet, dès la première phrase, l’auteur anonyme s’emploie à s’attirer les faveurs ou du moins l’attention du lecteur, en recourant au procédé classique de la « captatio benevolentiae ». N’est-ce pas dans cette perspective que s’inscrivent la divulgation de « choses si signalées, et peut-être jamais ouïes

21. Songeons, un instant, au traité I : il sanctionne le début de la formation du jeune Lazarillo par le coup que lui inflige l’aveugle contre le taureau de pierre qui se trouve à l’entrée du pont ; le jeune « pícaro » s’en souvint qui, le moment venu de se venger de son maître, lui tendit un piège semblable.

22. Bien entendu, l’apprentissage et la compréhension s’appliquent à tous les destinataires de la lettre.

Simplement, leur effet sera variable, selon que le lecteur approfondira la lecture du texte ou se contentera de l’effleurer du regard.

23. On nous apprend effectivement quelque chose, mais selon une démarche particulière, si bien que notre regard est lui-même informé. en un mot : il est poussé à prendre une forme qui ne lui est pas naturelle.

24. « Mais les méchantes langues, qui jamais ne firent défaut ni défaudront, ne nous peuvent laisser en paix, et disent je ne sais quoi, ou plutôt si sais quoi : qu’on voit ma femme aller coucher chez M. l’archiprêtre pour lui faire son lit et accoutrer son manger. dieu n’ait garde du mensonge ! car outre qu’elle n’est femme à se payer de folâtries, Monsieur m’a promis ce que je sais qu’il tiendra. car un jour, en présence de ma femme, me parla tout hardiment, si me dit : “Lazare, qui voudrait s’arrêter aux dits de méchantes langues, jamais il n’ira de l’avant. Je le dis pource je ne m’ébahirais point qu’il s’en fît aucun sur ce qu’on voit ta femme entrer et sortir de céans. elle y entre, je te le promets, tout à ton honneur et au sien. Laisse dire les gens, et n’aie garde qu’à ce qui te concerne, à savoir ton profit” », L. de T., traité vII, p. 51.

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ni vues », la transmission d’un savoir égoïste : « viennent à connaissance de la plupart et ne s´ensevelissent point en la fosse d´oubli », l’invite adres- sée au lecteur de trouver quelque plaisir dans la lecture du texte (« il se pourrait que quelqu´un les lise et y trouve goût, et que ceux même qui n´approfondiront point tant y prennent plaisir »), dans l’application combi- née des missions reconnues à tout discours par Quintilien et horace d’ins- truire (« docere ») et de plaire (« placere ») ? L’invocation de Pline, d’abord (« À ce propos, dit Pline, n´être livre si méchant qu´il ne contienne en soi quelque chose de bon »), l’allusion à la sentence d’horace, « denique non omnes eadem mirantur amantque 25 » ensuite (« vu mêmement que les goûts ne sont un et que ce que l´un ne veut manger, l´autre y damnerait son âme ») servent de caution artistique et littéraire à la lettre du jeune épistolier 26. On retrouve, ensuite, un autre topos ; en l’espèce : l´amour de l´honneur, exprimé en un premier temps par le « gloriæ fructus » du Pro Archia cicéronien « et qu´il en revienne quelque profit », puis par l’immix- tion directe de Marcus tullius dans le corps du texte (« et à ce propos dit tullius : “L´honneur nourrit les arts” 27 »).

enfin, apparaissent clairement énoncées quelques-unes des formules appartenant au registre du « topos humilitatis » qui sous-tendent le principe de la « captatio benevolentiae » et assurent son déploiement tout comme la capture de l’attention du lecteur. On relève, dans l’ordre : l’affirmation de la bassesse relative ou du moins de l’infériorité de l’orateur (« aussi moi, qui confesse n´être plus saint que mes voisins ») ; une référence à la grossiè- reté du style employé, ainsi qu’à la banalité des sujets abordés (« de cette mienne babiole, que j´écris en ce style grossier ») ; une allusion aux vicissi- tudes d’un pauvre homme (« apprenant par ainsi qu´on peut vivre parmi si grands hasards, périls et calamités »). au surplus, l’auteur trouve le moyen de glisser, dans ce concentré de rhétorique classique, la fausse modestie dont se gausse le narrateur ; elle intervient à la place de la petitio (« Je vous sup- plie, Monsieur, de recevoir cette pauvre offrande de la main de votre servi- teur, qui vous l´eût donné plus riche si son pouvoir s´accordait à son désir »), avant de céder la place à l’énonciation de la stratégie temporelle suivie par l’auteur dans la narratio, suite au choix du « naturalis temporum ordo » :

Or puisqu´il vous plaît me mander par écrit que j´écrive et raconte mon affaire tout au long, j´ai estimé qu´il serait bon de commencer non par le milieu, mais par le commencement, afin que vous ayez entière connais- sance de ma personne.

25. Épîtres, II.ii, 58.

26. La distinction épistolier/romancier assure la coexistence de deux autorités littéraires sur un même texte, dans la mesure où le narrateur (le « Je » des Lázaro adulte et enfant) ordonne la rédaction de la lettre, tandis que le « Moi » (de l’auteur anonyme) exerce son emprise sur la composition du roman.

et, tandis que le « Moi » s’immisce souvent dans l’espace de la lettre, le « Je », pour sa part, est interdit d’accès à l’espace de la création romanesque.

27. cette fameuse sentence cicéronienne « Honos alit artes » est tirée des Tusculanes, I, ii, 4.

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La dernière phrase du prologue, enfin, met un terme à l’argumentatio ou probatio, fondée sur le couple antinomique « fortuna » (fortune) vs « virtud » (vertu). Le tout dans le respect le plus strict des recommandations données par cicéron pour s’attirer les faveurs de l’assistance ou du lectorat 28. Par là, on voit combien ce fastueux dispositif rhétorique de l’exorde entraîne insidieusement le lecteur sur la voie de l’ironie, de la dissimulation, de l’ambiguïté et du vice, cependant que l’on devine dans ces quelques pages une première illustration de l’écriture parodique à laquelle se livre l’auteur anonyme, sous couvert de la plume de Lázaro 29. cette démarche exprime la mainmise totale de l’auteur sur son texte, qui prend la forme d’une pirouette adressée au jeune lecteur, novice et inexpérimenté.

Le voyage du jeune « pícaro » est davantage un moyen qu’une fin ; il relève de l’artifice et, en dernier ressort, ne vient à s’incruster sur le propos initial de la missive de Lázaro qu’en raison de l’avantage que peut en tirer l’auteur anonyme : se dissimuler derrière la créature littéraire qu’il a expressément créée à cette fin et s’exprimer par cette voie (en somme, une voix autre, étrangère à la sienne propre) sans avoir à assumer une quelconque responsabilité qui pût lui être imputée pour tel propos jugé inconvenant. cet artifice constitue le principal support de la parole sati- rique dans le Lazarillo de Tormes. Si le thème du voyage est si important et que la forme de la lettre se révèle si capitale, c’est en raison du double dédouanement qu’ils opèrent. en effet, peut-on se rappeler un voyage sans en extraire quelque souvenir visuel, auditif voire olfactif ? va-t-on se priver, écrivant à la première personne et à quelqu’un que l’on met dans la confidence d’une histoire fort intime, d’exprimer une opinion sincère, de donner les impressions recueillies tout au long de ce périple, de dire son sentiment approbateur ou réprobateur sur une question aussi vitale que les adversités rencontrées dans la lutte quotidienne pour la survie ? Non, assurément. ainsi l’auteur anonyme a pu définir une technique discursive – une ruse, en un mot – qui lui permet de superposer les plans descriptif et analytique, de trouver notamment à la satire une fonction thérapeutique et pédagogique des plus efficaces.

Les projets esthétique et éthique avancent d’un même pas tout au long du roman. cette idée n’est jamais si probante que dans le couple réalisme fictif/fiction réaliste 30 qui irrigue le récit ; par ailleurs, c’est autour de ce couple que la satire – dans ses versants anthropologique et littéraire – par le « travail du négatif » trouve sa pleine réalisation comme forme

28. cIcéRON, De inventione, I, 1x, 106.

29. « alléguer l’autorité de la vie réelle – écrit Jean Starobinski – c’est donner à l’œuvre qui sera la nou- veauté du jour, le prestige d’une origine extérieure à la tradition littéraire : c’est nier (la négation fût-elle simple clause de style) toute provenance imaginaire. L’auteur s’efforce d’effacer les traces de son activité inventive. en poussant les choses à la limite […] l’auteur s’efface lui-même ».

30. Nous renvoyons à l’étude de a. RuFFINattO sur notre texte : Las dos caras del Lazarillo, Madrid, castalia, 2000, pour de plus amples détails sur le couple réalisme fictif/fiction réaliste.

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expressive, en tant que « ferment de vérité 31». c’est assurément autour de ce couple que s’articule une « écriture du désastre 32 » fondée sur des composantes axiologiques et pragmatiques.

Une certaine fascination pour le vice ?

« Le Lazarillo, écrit Martín de Riquer, est la biographie indésirable 33 ».

ce propos est hautement symbolique de la stratégie discursive de l’auteur qui, jamais, ne dissocie les plans esthétique et éthique des versants lit- téraire et anthropologique de la satire. en effet, il apparaît que l’auteuren effet, il apparaît que l’auteur anonyme opte pour cette attitude, afin d’être en mesure de mieux dénoncer les déviances de la société espagnole de l’époque. À l’instar de Montesquieu dans les Lettres Persanes, l’auteur anonyme du Lazarillo se dissimule derrière un personnage transformé en porte-parole, faisant preuve d’un grand réalisme et apparaissant crédible en gueux ; le lecteur de l’époque est amené, naturellement ou presque, à se demander si c’est bien d’un personnage de fiction qu’il s’agit. artifice, s’il en est, que l’auteur du Lazarillo installe à merveille au cœur de son ouvrage, par le recours à la forme autobiographique.

Il eût été jugé scandaleux, par la frange policée de la société, qu’un personnage grave se fût permis une franchise ou une audace qui, venant d’une vile personne comme le jeune Lazarillo peut, en revanche, être tolé- rée. Les origines du protagoniste du roman se transforment aussitôt, dans cette perspective, en source de légitimation de l’écriture du texte ; tout propos virulent est pris à la légère, en raison des origines de celui qui les tient. Quoi de plus ingénieux que d’instaurer un décentrement des repères, non tant par l’intervention d’un regard étranger que, précisément, par celui d’un personnage trop familiarisé avec la réalité qu’il évoque, après moult années de formation sur le terrain, ponctuées çà et là par diverses « fortunes et adversités », dont nous autres lecteurs nous enquérons à travers le récit de sa vie ? en outre, ce choix constitue à lui seul une solution de continuité eu égard à la tradition littéraire en vigueur, qui refusait aux membres des couches inférieures de la société le droit de produire une œuvre, fût-elle ou non littéraire. À cet égard, il est notable que l’auteur anonyme ait glissé dès le prologue la citation de cicéron : « L´honneur nourrit les arts 34 » ; sans doute peut-on y voir une mise en garde, un avant-goût des intentions de l’auteur, de même qu’un échantillon des ruses conçues par ce dernier pour servir les projets qu’il a assignés à la satire. Le retournement de perspec- tives permet ainsi de développer une sorte d’écriture de l’absurde. On saisit

31. cette expression est de Jean StaROBINSKI, in Action et réaction, Paris, Le Seuil, 1999.

32. Maurice BLaNchOt, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.

33. Martín de RIQueR (éd.), La Celestina y Lazarillos, Barcelona, 1959, p. 108.

34. L. de T., prologue, p. 3.

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mieux, ceci étant dit, les correspondances entre la fin du prologue et la présentation proprement dite des origines du jeune « pícaro ». Reprenons, à présent, la fin du prologue, qui se clôt sur cette phrase :

Or puisqu´il vous plaît me mander par écrit que j´écrive et raconte mon affaire tout au long, j´ai estimé qu´il serait bon de commencer non par le milieu, mais par le commencement, afin que vous ayez entière connais- sance de ma personne, – afin aussi que ceux qui ont hérité d´un noble état considèrent combien peu leur en est dû car Fortune a été pour eux partiale, et combien plus ont fait ceux qui, malgré elle, par force et par adresse tirant de l´aviron, ont conduit leur esprit à bon port 35.

cette phrase se détache des précédentes, en ceci qu’elle est une illus- tration notable du style et de la poétique exécutés par l’auteur anonyme, de même qu’un chaînon important de la grande fresque sociale qui nous est ainsi livrée au travers de cette courte œuvre littéraire. en effet, on reconnaît l’écriture binaire qui associe à chaque membre de phrase un signifié constant : le premier membre de la phrase se doit d’exposer un principe ou une idée appartenant au domaine de la composition litté- raire, cependant que le second, qui intervient après le point-virgule, a clairement un contenu éthico-moral. ainsi les deux versants – littéraire et anthropologique – de la satire s’insinuent sans cesse dans le corps du texte, comme pour souligner leur rôle structurant et établir toujours des correspondances entre les divers passages du roman. Le traité I répond à cette logique, la rupture chronologique qui sépare le « hic et nunc » du rédacteur de la lettre et l’enfance de Lazarillo est, pour ainsi dire, annu- lée, ou rattrapée par la construction, naturellement artificielle, d’un lien syntaxique entre ces deux temps du récit, qu’introduit le « pues » illatif de l’entame du traité I : « Or, sachez, Monsieur, avant toute chose que mon nom est Lazare de tormes 36… ».».

ceci est d’autant plus intéressant que c’est ni plus ni moins par l’évo- cation des origines de Lázaro (civile, onomastique et mythologique) que s’établit le lien entre le prologue et le traité I, entre les « nobles estados », la « Fortuna » et ses vils antécédents. Le propos de l’auteur ici est clair : signaler, par le contraste des extrêmes, que le « pícaro » est l’expression par antonomase de la vilenie, de la bassesse, de la rusticité, autant de qualités qu’il a héritées de ses parents, « thomas Gonzalez et toinon Pérez, naturels de tejares, village voisin de Salamanque 37 ». de sorte que si Lázaro exhale le vice, c’est avant tout, en raison de ses origines. Le vice est ici transmis de père en fils ; partant, les vicissitudes de l’existence du protagoniste, la bassesse dans laquelle il est embourbé ne sont que l’expression d’un déterminisme dont il ne saurait se débarrasser, tant il est

35. L. de T., prologue, p. 4.

36. L. de T., traité I, p. 5.

37. Ibid.

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partie prenante de sa personne. N’est-il pas curieux, en outre, de constater, dans la construction de la phrase « Je naquis dans la rivière de tormes, à raison de quoi me fut imposé mon surnom. Le cas advint de cette manière : mon père, à qui dieu pardonne, avait charge de pourvoir la mouture d´un moulin sis sur ladite rivière 38 », que l’effet est signalé avant la cause, sous la forme d’une prolepse, qui viendrait indiquer combien ce déterminisme doit être apprécié à rebours ? et combien ses tenants et aboutissants requiè- rent une lecture attentive de la part du lecteur désireux de saisir, derrière une simple succession de mots, le sens profond d’une phrase ?

Le Lazarillo de Tormes est un texte qui porte la marque de la dualité et de l’ambiguïté ; le personnage éponyme – davantage un anti-héros qu’un héros à proprement parler – pourrait constituer à lui seul un oxymore.

Pourquoi signale-t-il, au début du traité, que « mon nom est Lazare de tormes » sinon pour associer son nom à celui d’un personnage biblique ? Lorgnerait-il la condition de saint ? Loin s’en faut. Quoi qu’il en soit, par une telle pratique de l’ambiguïté et de la dualité, l’auteur en vient à placer la satire au cœur de l’historique de la vie du jeune « pícaro ». au point que ce dernier, se gaussant d’avoir atteint une condition enviable, ne se rend pas compte (ou du moins le feint-il) de l’insignifiance de sa position.

La contagion du vice transparaît jusque dans l’écriture, comme l’attestent les fioritures stylistiques qui parsèment le récit. avançons dans l’historique familial de Lazarillo et arrêtons-nous sur la phrase suivante :

« L´on fit en ce temps-là une armée contre les Mores. Mon père, banni du pays pour l´infortune devant dite, y alla comme muletier d´un gen- tilhomme qui partit là-bas, au service duquel, en loyal serviteur, finit ses jours 39 ». arrêtons-nous quelques secondes sur le texte original de ce passage 40 : le membre de phrase « entre los cuales fue mi padre » ne se prête-t-il pas à deux interprétations, antinomiques qui plus est, qui indi- queraient tantôt que le père de Lázaro s’est battu en vaillant soldat, tantôt qu’il appartenait au groupe généralement honni des « moros » ? La vie de la mère de Lazarillo est tout aussi exemplaire de ce que cette fascination pour le vice est conçue comme un instrument au service du projet sati- rique de l’auteur. On apprend, au tout début du traité I, que : « Ma mèreOn apprend, au tout début du traité I, que : « Ma mère« Ma mèreMa mère veuve, se voyant sans mari et sans aucun support, delibéra se joindre aux gens de bien pour être du nombre d´iceux. elle vint demeurer à la cité, en laquelle, louant une maisonnette, s´entremit d´accoutrer leur viande à certains écoliers et laver le linge de quelques palefreniers serviteurs du commandeur de la Madeleine, dont elle fréquenta les écuries 41». triste tristetriste

38. Ibid.

39. Ibid.

40. « En este tiempo se hizo cierta armada contra moros, entre los cuales fue mi padre, que a la sazón estaba desterrado por el desastre ya dicho, con cargo de acemilero de un caballero que allá fue ; y con su señor, como leal criado, fenesció su vida. »

41. Ibid.

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exemple que celui d’une mère qui, tout en invitant son fils à « se joindre aux gens de bien », n’applique ce précepte que par la force des choses et, semble-t-il, contre sa nature.

ainsi, in fine, le vice détermine-t-il de bout en bout l’existence du jeune Lázaro de tormes, de même que la composition de cet ouvrage ; tandis que le personnage central du récit a eu tôt fait d’oublier le conseil de sa mère, en embrassant, toute sa vie durant, la vilenie, la bassesse ; en somme : le vice. La composition du roman suggère cette circularité par la mise en rapport des différents traités entre eux, selon une logique réticu- laire qui exploite les rappels et autres correspondances dont le texte est parsemé. Prenons la référence à la bonté, telle que l’entendait la mère de Lazarillo. de fait, le « j´ai délibéré me joindre aux gens de bien 42 » fait écho à l’« homme de bien 43 » du traité I. de manière fort insidieuse, ces deux passages interviennent alors qu’il est question d’honneur ; on devine facilement, dans le dernier traité, que Lázaro est trompé par sa femme (traité vII) alors que dans le premier, l’idée de la tromperie nous est habi- lement suggérée par l’emploi de l’expression « buen hombre » (homme de bien) qui, comme le souligne Rico dans son édition du Lazarillo 44,

« algunas veces vale tanto como “cornudo” » (équivaut parfois à cocu). Si l’on en croit le précepte cicéronien, qui veut que seul l’homme mû par l’honneur soit digne de créer une œuvre, la conclusion à tirer est simple : Lázaro ne peut être l’auteur de ce roman ; et pour cause, jamais l’auteur anonyme ne laisse entendre qu’il serait disposé à céder ce pouvoir à sa créature. Lázaro n’est que le porte-parole ; c’est à lui qu’il revient de tenir la plume que l’auteur ne saurait et ne pourrait réclamer ouvertement en son nom propre. telle est la ruse, tel est son alibi.

voici comment le vice s’installe, fort paradoxalement, dans le quotidien et la normalité de la vie des personnages de Lázaro et de Lazarillo et, de ce fait, dans l’espace littéraire qu’occupe ce roman picaresque. L’action et les passages consacrés à la réflexion, dans lesquels la satire trouve un terrain de prédilection, ne prennent-ils pas corps, dans chacun des sept traités, à partir de l’une des nombreuses facettes du vice ? N’assiste-t-on pas, sitôt consommée la séparation entre Lazarillo et sa mère, à l’épisode du taureau de pierre et ne lit-on pas, dans la foulée, la première leçon dispen- sée par l’aveugle à son apprenti ? On le voit bien: le choc initial fait l’effet On le voit bien: le choc initial fait l’effetOn le voit bien : le choc initial fait l’effet d’une rupture totale dont les séquelles ont été permanentes chez le jeune apprenti ; d’où la proposition circonstancielle qui apparaît un peu plus loin : « et ce fut vrai, car, après dieu, ce fut lui qui me fit homme, et, tout aveugle qu´il était, si m´a-t-il éclairé et guidé dans le chemin de la vie 45. »

42. L. de T., traité vII, p. 51.

43. « Lui dit que j´étais le fils d´un homme de bien », L. de T., traité I, p. 7.

44. La vida de Lazarillo de Tormes y de sus fortunas y adversidades, éd. de Francisco Rico, Madrid, cátedra, 2003, traité I, p. 21.

45. Ibid., p. 8.

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La fascination pour le vice, nous avons cherché à le souligner, ressortit à une stratégie discursive assez complexe ; elle est conçue, en l’espèce, comme une ruse par l’auteur pour libérer une parole acerbe qui eût dû, autrement, se tenir coite. On trouve encore, p. 8, quelques lignes qui sont autant d’illustrations de notre propos :

J´ai plaisir, Monsieur, à vous conter ces enfantillages, qui montrent combien c´est louable chose se savoir hausser au-dessus d’une basse condition, et ignominieuse, au contraire, se laisser déchoir d´un haut rang.

Pour en revenir à mon bonhomme d´aveugle et à ses façons, sachez, Monsieur, que depuis la création du monde dieu n´en fit point de si rusé ni sagace. Il était un aigle en son art : il savait par cœur cent oraisons et davantage…

ces passages permettent de mettre au jour le subtil glissement entre le « Je » du narrateur au « Moi » de l’auteur anonyme. La rupture d’abord typographique, amorcée par le saut à la ligne, se transforme en rupture énonciative par la mention faite à « Vuestra Merced » (Monsieur) qui sanc- tionne un changement de plan par rapport au récit développé, jusques au paragraphe suivant, par l’auteur de la lettre. Le passage du passé simple, propre au récit, au présent de l’indicatif de « Huelgo de contar » (J’ai plai- sir à conter), en est l’expression grammaticale. enfin, le ton ainsi que la teneur du passage changent radicalement ; il n’est plus question de pour- suivre le récit de « niñerías » (enfantillages) mais bel et bien d’aborder, en les satirisant, des sujets sérieux comme la morale et le vice, ce qui témoi- gne que l’auteur prolonge les jalons posés, en la matière, par la dernière phrase du prologue. Le « Moi » se réserve le monopole de tout discours portant sur l’esthétique ou l’éthique. Il ne reste plus à Lázaro, dans ce cadre, qu’à embrasser l’objet de sa détestation, ce qu’il ne manque pas de faire, depuis son plus jeune âge jusqu’à la fin de sa formation. celle-ci serait vaine, compte tenu des résultats atteints ; la situation du « pícaro » (gueux) n’est-elle pas somme toute fragile ? chargé d’une fonction des plus insignifiantes et marié à une femme qui le fait cocu, il semblerait que Lázaro ait fait fi, sans doute malgré lui, du conseil que sa mère lui avait prodigué. L’enjeu est de taille : le bon déroulement de la stratégie discursive, conçue par l’auteur pour porter à son degré le plus élevé la verve satirique de son texte, en dépend. cette stratégie discursive repose, notamment, comme nous allons le voir à présent, sur une dialectique du singulier-pluriel actualisée grâce à la diversité des actants de l’œuvre.

La logique satirique qui commande les sujets

Il est, à n’en point douter, une logique satirique qui commande aussi bien les sujets abordés que les acteurs appelés à prendre place dans le jeu diffamatoire mis en branle, dès le traité I, par l’auteur-satiriste. L’une des

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techniques les plus efficaces mises au point par ce dernier pour renforcer l’impact de son entreprise de dénonciation et de correction des déviances sociales qu’il croit reconnaître dans la société de son temps repose sur l’exploitation de la généralisation, qu’il articule sur le glissement subrep- tice du singulier au pluriel. Le Lazarillo de Tormes présente une structure évolutive, elle-même marquée par une sorte de « crescendo » interne censé renforcer la dramatisation du texte et sa verve satirique ; la rencontre qui intervient dans le traité III, plus riche de pages et de sujets que les deux précédents, vient couronner ce parcours. Les trois traités initiaux consti- tuent un premier ensemble, au sein duquel on assiste à la phase d’ap- prentissage à proprement parler du jeune gueux. Le traité Iv fait office d’interlude, après lequel Lázaro se mue progressivement en spectateur informé, ce qui lui permet d’endosser de manière plus efficiente l’habit de narrateur. Nous étudierons en particulier les trois premiers traités, qui nous semblent plus clairs et représentatifs de cette démarche.

Le passage du singulier au pluriel s’effectue en plusieurs temps et s’af- firme progressivement au cours des trois premières rencontres du jeune protagoniste. Prenons le début du traité II : on y trouve d’emblée exprimé un rapprochement avec le traité I, introduit par l’opposition des hypéro- nymes (ou hyponymes, selon l’ordre dans lequel on les prend) « poêle » et « braise » 46. ainsi lit-on dès le deuxième paragraphe du traité II :

Je tombai de la poêle en la braise. L´aveugle, quoiqu´il fût la même avarice, était au prix de celui-ci un autre alexandre. Je n´en dis rien plus, sinon que toute la lésine du monde était enclose en cet homme. toutefois ne sais si elle lui venait de son cru ou se l´était adjointe en prenant l´habit 47. Il ressort du début de ce traité la profonde indétermination dans laquelle nous plonge l’auteur – le « Moi », en d’autres termes. L’épigraphe en est une belle preuve, qui brille par le contraste entre la nomination du

« pícaro » et le refus de prêter une quelconque identité au curé (« Comment Lazare prit parti avec un prêtre et de ce qui lui advint en sa compagnie »), que souligne l’article indéfini associé au second. cette indétermination vient contrebalancer, en quelque sorte, la détermination croissante du regard du jeune Lázaro, dont l’éducation se précise et lui permet peu à peu de prendre du recul vis-à-vis de son vécu. curieusement, la deuxième phrase citée tente d’atténuer cela, si l’on peut dire, dans la mesure où elle s’efforce de singulariser un tant soit peu cet individu-type, comme l’atteste l’emploi du démonstratif « éste » (celui-ci) et sa conséquente spé- cification. Naturellement, elle sert le projet satirique conçu par l’auteur ; il ne saurait en être autrement compte tenu du membre final de ce pas- sage, qui met sur un même plan l’individu et la classe qu’il représente

46. dans le texte espagnol, l´auteur anonyme a joué sur les substantifs : « trueno » et « relámpago ».

47. L. de T., traité II, p. 17.

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au travers de la synecdoque introduite par le terme « hábito » (habit). Si bien qu’en se référant à la ladrerie du prêtre, l’auteur dénonce celle de tout l’ordre ecclésiastique. Les phrases suivantes renforcent cette image, par le contraste présenté entre l’individu et son habitat naturel. enfin, la référence aux rats n’est en rien anodine. Le passage suivant en est une bonne illustration :

Il avait un vieux coffre qui fermait à la clef, laquelle il portait pendante à une aiguillette de sa casaque ; et incontinent que le pain bénit arrivait de l´église, l´y jetait de sa main et refermait son coffre. Il n´y avait chose à manger par toute la maison comme d´ordinaire on voit aux autres ; quelque lard accroché en la cheminée, quelque fromage sur un ais ou dedans une armoire, ou une corbeille avec un peu de pain des reliefs de la table. encore que je n´en dusse tirer nul profit, la seule vue de ces choses (ce m´est avis) m´eût conforté.

Il n´y avait rien plus qu´une chaîne d´oignons, tenue sous clef en une chambre tout en haut de la maison. de quatre en quatre jours m´en donnait un pour ma pitance ; et quand je lui demandais la clef pour l´aller quérir, si quelqu´un était présent, plongeait la main dans son sein par beau semblant et déliait sa clef, laquelle me donnait disant : « tiens, rapporte-la vitement, : « tiens, rapporte-la vitement,« tiens, rapporte-la vitement,tiens, rapporte-la vitement, et ne sois point toujours à friander », ni plus ni moins que si toutes les », ni plus ni moins que si toutes les confitures de valence fussent gardées sous ladite clef, n´y ayant toutefois, comme j´ai dit, autre chose, de par le diable, hormis cette chaîne d´oignons pendue à un clou 48

La technique employée par l’auteur est assez claire : opposer, par contraste, deux individualités que tout sépare, et qui, pourtant, sont réunies par un système de vases communicants, comme le suggère la phrase : « encore qu’il n’usât guère envers moi de charité, si est-ce qu’en- vers soi en usait davantage 49 ».en outre, il est hautement représentatif que les premiers pas de cette généralisation viennent de la bouche du curé lui-même : « un prêtre, mon enfant, doit être sobre en son boire et manger, et pour ce ne m’entends dérégler comme font d’aucuns 50».

Mais sans doute est-elle menée à son terme dans le traité III, lorsqu’il est question d’honneur, sujet qui prend des allures d’anti-honneur sous la plume de l’auteur. une fois de plus, le lien est tôt établi entre ce traité et celui qui le précédait, par la reprise cette fois-ci du verbe « topar » (ren- contrer). ainsi à ce passage du traité II : « comme je ne m’y sentais guère en sûreté, je m’en fus l’autre jour ensuivant à un bourg nommé Maquède, où rencontrai pour mes péchés un prêtre, duquel m’étant approché pour lui demander l’aumône, s’enquit à moi si je savais servir la messe » (p. 16) fait pendant un autre dans le traité suivant : « ainsi j’allais de porte en porte sans guère trouver secours (car charité s’est envolée au ciel) quand dieu

48. L. de T., p. 17.

49. Ibid., p. 17.

50. Ibid., p. 18.

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mit sur ma route un écuyer qui se promenait par la rue, assez bien mis et bien peigné, la démarche compassée et réglée » (p. 27). On trouve une autre correspondance dans les échos produits par les expressions

« hábito de clerecía » (habit de prêtre), à la page 17 du traité II et « hábito y continente » (habit et contenance), à la page 27 du traité III. en outre, on franchit une nouvelle étape dans le processus de généralisation lorsque mention est faite par Lázaro lui-même de la trilogie évoquée par Morel- Fatio : « celui-ci, me disais-je, c’est un pauvre. Nul ne peut donner ce qu’il n’a. Mais mon avare d’aveugle, mon prêtre chiche et de malencontre, tous deux comblés de dieu, l’un pour main qu’on baise, l’autre pour langue déliée, et qui encore me tuaient de faim, c’est raison les haïr, et, pour celui-ci, d’en avoir pitié 51 ». Nonobstant, l’expression, selon nous, la plus aboutie, parce que complexe, du processus de généralisation qui alimente la satire, se trouve à la page 36 :

dieu m’est témoin qu’en ce jour encore, si j’en rencontre un de sa qualité, à la démarche grave et cérémonieuse, j’en ai compassion, à la seule pensée qu’il endure ce que je vis endurer au mien, à qui j’aimais servir, avec toute sa pauvreté, plus qu’à nul des autres, pour les raisons que j’ai déduites.

toutefois me déplaisait un peu pource que l’eusse voulu moins présomp- tueux, et qu’il abaissât un peu sa fantasque ambition à proportion que s’élevait son indigence. Néanmoins, selon qu’il me semble, c’est règle que tous tant qu’ils sont observent et pratiquent, qu’encore qu’ils n’aient liard à rendre sur denier, leur bonnet reste en sa place. et si dieu n’y met ordre, mourront sous ce mal 52.

ce passage a ceci de remarquable qu’il brille par une puissance évoca- trice et une écriture suggestive extraordinaires. en témoignent le recours systématique à la synecdoque, la variation des pronoms personnels, le glissement du singulier au pluriel par la confusion qui en résulte des sujets singuliers et collectifs évoqués dans ledit passage. Sans doute, au vu des idées et analyses que nous avons présentées, pouvons-nous écrire que la satire construit, à n’en point douter, l’objet de sa détestation, l’in- vente, le charge, en ne respectant d’ailleurs pas forcément la diversité du réel (refus de la nuance, généralisations…). ce processus créatif se livre comme exploitation stylistique, poétique et rhétorique de l’ambiguïté, du non-dit et du sous-entendu, que l’écriture à laquelle s’adonne l’auteur anonyme s’emploie à mettre au service du projet, singulier s’il en est, qui consiste à faire s’entrecroiser sans cesse l’esthétique et l’éthique, l’écriture et la pensée, le descriptif et l’analytique.

Maurice Molho a trouvé les mots justes, lorsqu’il a écrit qu’un roman picaresque est une « confession imaginaire ». encore faut-il s’entendre sur ce qu’« imaginaire » veut dire. S’agissant du Lazarillo de Tormes, il est à remarquer

51. Ibid., p. 35-36.

52. Ibid., p. 36.

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que plus que la création suspendue à la plume de Lázaro, c’est l’imagi- nation, l’imaginaire et, en dernière instance, l’intellect du lecteur qui sont sollicités par l’auteur anonyme. Si tout roman, comme nous le croyons, est une invite au voyage, une découverte de l’inconnu ou de l’insondé, celui-ci pourrait être défini comme le roman du connu, du familier ; parce que le processus de dévoilement de l’ambiguïté, de la dualité, des travers et des vices, des déviances, enfin, de la société espagnole du XvIe siècle, s’articule sur la normalité, le quotidien, en un mot sur l’habitus social dont quelques-uns des personnages les plus représentatifs de l’espagne de charles Quint sont les acteurs patentés, comment le travail d’infor- mation des esprits, conçu par l’insigne anonyme, pourrait-il s’exécuter sinon en prenant appui sur l’écriture satirique et, plus singulièrement, sur la réunion de ses versants littéraire et anthropologique, et de ses formes esthétique et éthique ?

Sans doute faut-il voir dans la finesse stylistique, la maîtrise des arts de la composition et de la variation, ainsi que dans l’insolente et non moins effective dissimulation par laquelle l’auteur a administré et distillé le pouvoir réactif de la satire, le génie de cet auteur dont, au surplus, nous jugeons qu’il sera toujours préférable de taire le nom. À l’image d’un nuage gorgé d’eau, en attente qu’un incident violent le vide de son trop plein, il faut compter sur l’intervention d’un puissant réactif ; on ne peut le trouver qu’en la personne du lecteur. Il ne s’agit pas, au reste, d’un lecteur quelconque, car seul un engagement profond de sa part, qui le disposerait à assumer la complexité du texte, à s’en inspirer, dans le but désintéressé de saisir les grands mouvements qui l’animent, à infiltrer les articulations qui assurent le glissement du badin au sérieux, le passage parfois inaperçu, ou presque, du comique à la satire, est en mesure d’assurer à l’auteur l’effet et in fine le succès tant escomptés. tout lecteur qui se résout à assumer le pacte de lecture explicitement signifié par la première phrase du prologue, s’engage à débusquer derrière la superficialité dont est frappée la signification visible des mots, le scandale et le mystère retenus par le sens profond de ces derniers. La parascopie satirique constitue la meilleure parade, selon nous, que l’auteur anonyme ait pu imaginer pour que cohabitent, dans le roman qui nous occupe, deux lectures du texte, et par la même voie, deux visions concurrentes du monde. comme on le sait, la censure imposée par les tribunaux de l’Inquisition a fait les frais de cet artifice ; on peut, à juste titre, inférer, de cet heureux événement, que l’auteur anonyme a su voiler, au mieux, ses intentions réelles, de même que les espoirs qu’il avait déposés dans son texte. Il nous apparaît que c’est grâce à une pratique fort ingénieuse et subtile du contraste, par l’exercice maîtrisé du décentrement et du diver- tissement, par un détournement du regard allant toujours de pair avec une mise en question de comportements tenus, à tort, pour naturels, que

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l’entreprise d’information et de correction projetée par l’auteur se déploie avec autant de fougue. aussi a-t-il tenu son pari de ne jamais séparer les dimensions esthétique et éthique, de ne point dissocier la satire litté- raire de son double anthropologique, par la confirmation chronique d’un projet éthique dont il a su capter la positivité et déchiffrer l’ambiguïté. On peut être tenté de voir dans le Lazarillo de Tormes un hymne à la joie, tant le rire, le burlesque et le drolatique inondent les pages du texte ; mais sans doute faut-il qu’on s’impose de ne point magnifier ce qui demeure, selon nous, un instrument au service de la parascopie et de l’entreprise satiriques à l’œuvre dans le roman. ce texte est nourri d’une solidarité si parfaite, que la rencontre entre la poétique et le rire débouche sur la définition d’une esthétique hautement représentative du caractère révo- lutionnaire du texte ; aussi peut-on voir dans la poéthique de la gaieté développée par le génial anonyme l’une des plus belles surprises conte- nues dans le roman.

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